L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/L’auteur vante le cul d’une fillette

La bibliothèque libre.
Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 67-73).

L’AUTEUR VANTE LE CUL D’UNE FILLETTE

Canzone

Tel se trouve qui vante
Le minois de son amoureuse,
Sa gentille bouchette,
Ses lèvres de rubis ;

L’un appelle les dents des perles ;
Les tétins des pommes,
Et réveille de tendres désirs,
Chez tous, une jolie motte ;

Les sourcils bien arqués,
L’un les élève au septième Ciel ;
Un autre dans les cheveux
Se trouve pris l’amour


Un air plein de désinvolture
À celui-ci fait plaisir ;
Cet autre, par l’éclat des yeux
Se trouve ensorcelé ;

J’ai ouï parler de quelqu’un
Qui faisait consister la beauté
En un doux sourire
Ou en un doux parler ;

J’en ai vu quelque autre
Se pâmer et mourir
Pour une femme qui regardait
Avec des yeux de travers.

On pourrait à une table
Garnie de mets délicats
Précieux et recherchés,
Comparer la femme :

Tout y est bon, tout vous plaît,
Néanmoins tel se rencontre,
Qui s’attaque à un seul plat,
Et laisse de côté les autres.

Chez toi, ma Ninetta,
Tout est bon, tout est parfait,
Moniche, minois, tétins,
Autant qu’il est possible ;

Mais laisse-moi te le dire,
Par dessus tout est plein de mérite,
Chez toi, ce beau prétérit
Qui n’a pas son égal au monde.


Si un Étranger arrive
En cette ville il y découvre
Toujours quelque beauté nouvelle,
Partout où il lui plaît d’aller.

La richesse des Palais
L’enchante et le confond ;
Une cité flottant sur l’onde
Le rend amoureux d’elle ;

Le Pont du Rialto
Lui fait arquer les sourcils,
Et il voit des merveilles
Dans les circuits du canal.

Mais quand de la Piazza
Le bel aspect se présente,
Il en tombe en extase,
Et ne lui trouve rien d’égal.

Ainsi chez toi, ma Ninetta,
Me plaisent les yeux, le sourire,
L’aimable teint du visage,
La grâce du parler ;

Chez toi tout a du brio,
Mais quand j’arrive à ton panier,
Je mets en oubli tout le reste,
Et ne puis trouver rien de mieux.

Je lui donne cent noms divers ;
Je l’appelle paire de fesses,
Fromage blanc de Padoue,
Gracieux tournesol,


Nid de poules et de canes,
Où elles vont pondre leurs œufs,
Je lui trouve les plus beaux noms
Qu’il se puisse imaginer :

Je l’appelle boîte aux épices,
Je l’appelle pot à moutarde,
Pot à tabac, pour le nez
De quelque courtisan ;

Panier de fruits ou de gras-double,
Cornet de noisettes,
Livre de deux feuillets,
Bon à tenir toujours en main,

Tibère, Marc-Antoine,
Tonio, Martin, Tapeo,
Fameux Culisée[1],
Honneur de ma Ninetta,

Coffre, siège, boyau culier,
Canal articulaire,
Tous termes rares
Que m’a appris un Docteur ;

Rond et splendide édifice,
Qui n’a pas son égal au monde,
Mappemonde sphérique,
Messire, gamelle,

Richissime valise,
Qui ne se confie pas à toutes les mains,

Maître Fabiano, jambons
Qui ne causent pas d’indigestions ;

Boutique de salaisons,
Côtes et foies de cochon,
Fesses gracieuses et belles,
Guitare sonore ;

Les parties de derrière,
Ou septentrionales,
Et autant de synonymes
Que peut m’offrir le Calepin :

La boîte aux oublies,
Le petit rond, le butireux,
Le morceau friand
Aux grands seigneurs réservé.

Ah ! s’il pouvait me prendre…
Suffit, je n’en dis pas plus,
Mais cet ancien proverbe
Sert à noter quelque chose.

Si je trouve un terme insolite
Qui peut s’adapter au tien,
Comme : viande mortifiée,
Je me sens tout guilleret.

Je l’appelle le lieu topique,
La boussole, la nautique ;
L’endroit où d’ordinaire
Là souris porte l’épée ;

Je l’appelle le canal Regio,
Le chemin du nouveau-Monde,

Et j’en trouve la raison,
J’en découvre le pourquoi.

Fameuse est l’Amérique,
Par ses richesses et par son or,
Mais bien plus qu’un gros trésor
Cet endroit-là est riche.

Si tu t’en vas te promener
Je marche derrière ta croupe,
Et du cher bossoir de poupe,
Je fais en sorte de rester voisin.

Je ressemble à un petit chien
Que, en proie à la crainte,
Derrière son maître
On voit cheminer.

Si je vois dans un tableau,
Avec un noble artifice,
Peinte cette partie-là,
Je m’arrête avec plaisir.

Me vient alors à l’esprit,
Ton joli cul, Ninetta,
Et ma pensée chemine
De la fiction au réel.

Si tu voulais, ô Nina,
Me faire une politesse,
Le moyen de me rendre heureux,
Mon cher bien, ce serait

De feindre d’entrer en colère,
De ne pas me regarder en face,

Et de tenir le pertuis aux herbes
Toujours vers moi tourné.

  1. Plaisanterie arétinesque, on la rencontre souvent dans les « Ragionamenti ».