L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Les plaisirs de Venise

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 59-65).

LES PLAISIRS DE VENISE

Canzone

C’est à Venise une gaîté,
Une vie si agréable,
Que je ne crois pas qu’il en soit
Une pareille en tout le monde.

Ce sont mille délicatesses,
Manières douces et tendres,
Et au grand nombre de ses beautés,
Elle semble la ville de Vénus,

Ce n’est plus comme autrefois
Cette grande rusticité :
Aujourd’hui toutes vous écoutent,
Aujourd’hui l’on va partout.


Ce n’est plus cette grande retraite
Où vivaient les femmes mariées ;
Aujourd’hui toutes se promènent,
Nuit et jour par la ville.

Elles s’en vont seules, avec l’ami,
Et aujourd’hui ne les suivent par derrière,
Comme faisaient au temps anciens,
Leurs bons coïons de maris.

On va aujourd’hui librement
Les trouver jusque dans leur lit,
Et le mari, ou n’en sait rien,
Ou s’il le sait, reste tranquille.

Toutes ont grande prétention
De porter de jolies parures,
Et en toilette, même à l’église,
Elles vont avec leur cavalier.

Autrefois dans les cafés
N’allaient pas les nobles dames ;
Y allaient seulement les chenapans
Avec leurs grandes bougresses.

Y vont aujourd’hui les bourgeoises,
Y vont les marchands et les dames ;
Et les pauvres gourgandines,
Toutes tant qu’elles sont, meurent de faim.

Pour aller le soir sur la Piazza,
Elles sortent de leurs maisons,
Et on trouve là femmes de tout genre,
Qui marchent en tortillant du cul.


Avec grand air et grand brio
Elles cheminent dans l’allée,
À faire envie, oui, par Dieu !
De leur donner un pinçon.

Vraiment ce pays
S’est de beaucoup ennobli :
Chacun s’habille à la Française,
Chacun mange tout ce qu’il a.

C’est en somme une immense fête,
Où il y a cent mille invités,
Et je ne sais quoi de plus
Pouvaient faire les Sybarites.

Aux bals, aux jeux, aux concerts
On passe des nuits entières
Et pendant ce temps-là, par leurs amants
Se font foutre les chambrières.

Le grand luxe et la grande mode
De ces magnifiques casinos,
Font que tout le monde fait la noce,
Et dépense des sequins.

Plus l’argent roule çà et là,
Plus la ville se fait belle ;
Mais c’est surtout le vice, qui
Tire les sous de l’escarcelle.

Tous les marchands,
Si le vice n’existait pas,
Resteraient les bras croisés
Et tomberaient dans la fondrière.


Si la table et les amourettes
N’existaient pas, ni l’ambition,
Comme des pierres, les gros trésors
Resteraient là, dans un coin.

Le mal est que dans cette ville
Il n’y ait pas beaucoup de putains ;
Mais les femmes mariées
Les suppléent aujourd’hui, elles.

La putain de profession
Est une marchandise fripée,
Tandis que la femme des autres
Est une chasse réservée.

C’est bien autre plaisir que de le mettre
Où ne le mettent pas tant de gens,
S’épargner un écoulement
Et ne pas sortir ses écus ;

Avoir sans l’entretenir,
Une femme toujours près de soi,
Et aux enfants qui peuvent venir
Laisser penser le mari ;

Avoir des loges au casino,
Aller se promener avec elle,
Et satisfaire son caprice
Avec la bourse du mari !

Ce que je prise par-dessus tout,
Lorsqu’on en a assez et qu’on se détache,
On les plante là, tout bellement,
Et l’on s’attache à une autre.


Avec cette autre on fait de même,
On la sert la nuit et le jour,
Et quand près d’elle on est de glace,
À un autre four on se réchauffe.

Ces changes ont bon résultat,
De la sorte il en revient à tous,
Et se peut de ces dragées
Édulcorer plus d’une bouche.

Puis il y a tant de virtuoses,
De chant et de ballet,
Gentilles et spirituelles juments
Sur qui l’on monte à cheval !

Étant donné leurs beaux talents,
Et leurs manières si gracieuses,
Il me semble que le petit service
En devient plus agréable.

Le mal est que la vertu
Les fait se tenir sur le decorum,
Et parce qu’elles font les fières
Elles vous coûtent un trésor ;

Et il y a encore un danger :
C’est si la femme est jolie et brillante,
Que vous dépensiez avec elle,
Et que ce soient d’autres qui l’enfilent.

De plus il peut arriver,
Et c’est là chose bien amère,
Qu’on rencontre quelque querelle
Qui vous force à laisser vos arrhes.


Cantatrices et ballerines
Aujourd’hui font grand tapage ;
Elles sont maintenant les reines
Qui dominent sur le cas.

Vraiment celles-là sont femmes
Qui sur l’homme ont grand empire ;
Elles ont des manières de bougresses
Et sont l’honneur de leur sexe.

Elles vous ont un minois qui enflamme,
Et n’ont rien de détérioré,
Et si elles sont propres dessus,
Elles le sont encore plus dessous.

C’est grand plaisir d’avoir affaire à elles,
Je l’ai reconnu pour moi dès longtemps,
Et, s’il n’y avait la vérole
Les enfiler serait un Paradis.

Oh ! la vie délicieuse
Oh ! l’aimable contentement,
D’entendre une virtuose
Chanter pendant qu’on le lui met !

Comme aussi, à parler franc,
C’est un plaisir considérable
De sentir sa préférée
Danser sous l’oiseau.

D’autre part, fort réjouissante
Est leur conversation,
Et si la dame est foutible,
Il n’est pas de comparaison.


Je ne sais ce qu’est la France,
Ni comment ils font en Allemagne ;
Pour enfiler à crève-panse
Je sais qu’ici c’est le pays de Cocagne.

Je m’étonne qu’il ne vienne pas
Des étrangers en quantité,
Parce qu’ici qui n’est pas un teigneux
Peut se la couler douce.

Autrefois ils partaient
Des contrées les plus lointaines,
Et venaient à Venise
Pour quelques putains.

Finalement n’existait pas
Comme aujourd’hui cette liberté ;
Il leur fallait dans cette sphère
Tourner sans cesse.

Aujourd’hui, quand on sait s’y prendre,
Et que l’on a un peu d’adresse,
On peut tourner toute sphère,
Celle de Vénus et celle de Mars.

Vive donc cette Cité
Qui est le centre des plaisirs !
Assez s’amuse qui y demeure,
Et s’y amusent aussi les étrangers.