L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Pour le premier jour de Carême

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 143-147).

POUR LE PREMIER JOUR DE CARÊME

Canzone

Il est fini le Carnaval,
Quelle journée que celle-là !
Tout le monde se sent du mal,
L’un au cul l’autre à la tête.

Toutes tant qu’elles sont, les paroisses
Sont désertes, abandonnées ;
On ne rencontre par les rues
Que pouilleux et vérolées.

Rien d’ouvert que les églises,
On n’entend que sonner les cloches,
Il semble qu’en ce pays soient mortes,
Toutes tant qu’elles sont, les putains.

Oh ! quel étrange changement
Opéré du soir au matin !
On dirait qu’a passé une trombe

Qui a tout fait tomber en ruines.

Sont finies toutes les fêtes,
Il n’y a plus de gaîté ;
On dirait qu’est venue la peste,
Qui a tout emporté bien loin.

Plus de concerts, plus de chants ;
Les théâtres sont fermés,
Ballerines et comédiens
Sont devenus des marmottes.

On dirait qu’un magicien est venu,
Qui a tout bouleversé,
Et retourné le cul en l’air
Toute la cité.

Mais savez-vous qui est ce Magicien
Qui cause aujourd’hui tant de maux ?
C’est un homme qui pose le panier,
Je veux dire le cul, au Vatican.

Un homme qui possède la clef,
La belle clef du secret :
Suffit qu’il frappe de sa baguette,
Pour que tout le monde entre en cellule.

Il ne veut plus que l’on goûte,
Ni que l’on mange de potage,
Parce qu’il veut que bien se vendent
Les anguilles de Comacchio.

Il ne veut plus que qui a l’entreprise
Des théâtres, gagne de l’argent ;
Il veut que l’on aille à l’église,

Que Prêtres et Moines aient de quoi manger.

Comment non, si partout on demande
En aumône doublons et même cassettes ?
Et qui veulent le saint pardon,
Doivent d’abord moucher leurs escarcelles.

Il veut que nos divertissements
Soient tous réduits en cendres,
Et que les hommes deviennent de pierre,
Dans le ciel de la déesse Vénus.

Mais que vois-je ? déjà commencent
À relever la tête les gens ;
De nouveau déjà ils songent
Comment vivre allègrement.

On prépare un grand festin
Qui deviendra une bacchanale,
Pour sentir un peu moins la peine
De ce que le Carnaval est mort.

Je donne cependant un coup d’œil
Aux églises des alentours,
Et en grand nombre sont les désespérés
Que je compte en ce jour.

On dirait une bataille,
Et que le Diable a mis
En déroute, en un moment
Et le cas et la moniche.

Ici une femme se lamente
D’avoir une fistule au vagin
Et là un homme se tourmente
De ce qu’il faille lui couper le cas.


Tel se plaint d’avoir, le soir,
Perdu tout l’argent de son mois,
Et une pucelle se désespère
De ce qu’on lui a cassé sa cruche.

Tous ces accidents sont les fruits
Du Carnaval passé,
Et qui sait à combien de garçons
A été défoncée la cible.

On saurait également,
En visitant ces couvents,
Combien de moines par la voie de derrière
Ont attrapé des écoulements.

Il en est qui rêvent au lit
Parce qu’ils ont la bourse vide,
Et songent à aller au Ghetto
Mettre en gage leur domino.

Tel soupire après quelque femme,
D’avoir perdu l’occasion
De plus jamais patiner sa moniche,
À la Redoute, en un petit coin.

Enfin je vois beaucoup de personnes
Désespérées, par la ville,
De ne pouvoir aller chez les femmes,
Parce qu’on ne va plus en masque ;

Puis, de chambrières toute une file
Je vois pleurer à chaudes larmes,
De ce que, dans les baraques,
Elles ne peuvent plus branler l’oiseau.


Mais on pense, comme je l’ai dit,
À un festin merveilleux,
Et on invite les amis,
Pour faire la cour à sa maîtresse.

On se tient près de sa mignonne,
On mange de bons morceaux,
Et on laisse aller
Au prêche les coïons.