L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Tout le mal vient de la moniche

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 115-118).

TOUT LE MAL VIENT DE LA MONICHE

Canzone

Sans venir à chanter les armes et les amours,
Sans vous parler de guerre et de fracas,
Pour satisfaire mon génie et certaine humeur,
Je veux vous chanter les méfaits de la Moniche ;
Je ne veux pourtant que vous vous fâchiez,
Bien que ces miens vers soient un peu trop gras,
De ce que je vais vous prouver par de bonnes raisons
Que tous les maux viennent de la Moniche.

Tirons d’abord exemple de Salomon,
Qui pour la Moniche a donné dans les folies,
Et privé de jugement de raison,
A commis tant et tant d’idolâtries.
Roland, qui, les armes à la main, était bon
À faire trembler un Goliath de la tête aux pieds,
On l’a vu jaloux d’une Moniche,
Pour ce motif faire le fou par les rues.

Samson, pour un brin de ce petit service,
De l’infidèle Dalila se fit l’esclave,
Et tant s’obscurcit son jugement,
Qu’il ne trouvait de bonheur qu’en la Moniche ;
Pour une Moniche il est tombé dans le pétrin,

Aveugle, sans cheveux, à son grand dépit,
Et il a occis les Philistins en secouant la colonne,
Pour la fatale Moniche de sa maîtresse.

Néron, qui peut se dire le roi des tyrans,
Du peuple Romain la perte et la ruine,
Après avoir commis tant de scélératesses,
A fait ouvrir le ventre de sa mère, un matin,
Saigner les veines à Sénèque, qui, tant d’années,
Avait été son maître, lui avait inculqué la science,
Puis à la fin il en fait autant à sa Déesse
Pour la simple Moniche de Poppée.

Hermolaüs, par jalousie pour son épouse,
Brûla Troie une belle nuit, à l’improviste ;
Mais, en son premier amour constant et tenace,
Ne pouvant être heureux avec cette belle femme,
Il la força de se donner la mort
Plutôt que de la laisser à un Narcisse,
Et il eut beau avoir tant étudié,
Son mauvais Destin le ruina tout.

Roger, plus d’une fois, eut affaire à Alcine,
Croyant que c’était Bradamante,
Et il savourait la Moniche chaque matin,
Pour se faire renommer amant parfait.
Priam pour une Moniche est tombé en ruine,
Après avoir eu tant de douleurs et de peines,
Et Jupiter, sans le moindre honneur ni decorum,
Cessa d’être Dieu pour se faire taureau.

Pâris, homme de bien en tout le reste,
Pour la Moniche de Vénus tomba en délire ;
Alphonse, pour Blanchefleur fut toujours prêt à dire
Qu’il vivait de larmes et de soupirs.

Mars, qui ne doit rester hors de mon discours,
Et qui de sa lance a fait tant de beaux coups,
Mars, resté ferme à toute espèce d’assauts,
A fait cocu et content le Dieu Vulcain.

Hercule aussi fut jaloux de tant de braves
Qui pour la Moniche avaient perdu leur gloire,
Et le cœur toujours enclin à de doux plaisirs,
Gâta, en un petit coin, palmes et victoires.
Scipion, César, et tant d’autres grands hommes
Qui à leurs héritiers laissèrent si bonne mémoire,
Se sont laissé dominer par ce prurit
Qui fait gonfler le cas même aux Ermites.

Alcide dépose et courroux et colère,
Habitué qu’il est à combattre les monstres,
Et pour avoir comme cible une Moniche,
Abandonne les guerres et prend le fuseau.
Orphée, au sein de son harmonieuse lyre,
Frénétique d’amour, dolent et confus,
Pour apaiser avec la Moniche son intime chagrin,
S’en va tirer des Enfers Eurydice.

Monarques, Potentats, Empereurs,
Ont salué chapeau bas cette grande Moniche ;
Philosophes, savants, grands docteurs,
L’ont faite de leurs cœurs seule maîtresse ;
Rois, Ducs, Cardinaux, grands Seigneurs,
Se sont ôté révéremment la couronne,
Et ont mis leurs royaumes à sang et à feu,
Pour trouver dans la Moniche un peu de place.

Il faut donc proclamer que cette grande Moniche
Est la joie et le contentement des mortels ;
Nombre de gens en jubilent, tout autant s’en tuent,

Pour la Moniche se pâment les Dieux immortels.
La Moniche infâme d’un souillon
Fait naître une foule de rixes et de maux ;
Donc je m’en vais vous prouver en bon style
Que la Moniche est une bouchée qui plaît à tous.

Moniche, manne du Ciel, douceur de la vie,
Consolation des cas qui tombent en langueur ;
Moniche, toi qui es l’aimant de l’Oiseau,
Moniche consolatrice des afflictions,
Chère, suave et si appréciée Moniche,
Qui mordille l’Oiseau sans avoir de dents,
Moniche, plus douce et plus délicate que le miel,
Ô dulcissime Moniche, ô Moniche adorée !

On ne peut avoir de plaisir ni de bonheur,
Si l’on n’a une Moniche à son commandement ;
Moniche, régal des Moines et des Prêtres,
Morceau friand que tout le monde recherche !
Écrivez en lettres d’or, ô vous, Poètes,
Que le bonheur de la Moniche est le plus grand,
Et, de peur que vous ne croyez que je vous coïonne,
Je jette là ma plume et m’en vais en Moniche.