L’A B C/Édition Garnier/Entretien 6

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SIXIÈME ENTRETIEN.
DES TROIS GOUVERNEMENTS, ET DE MILLE ERREURS ANCIENNES.

B.

Allons au fait. Je vous avouerai que je m’accommoderais assez d’un gouvernement démocratique. Je trouve que ce philosophe^ avait tort, qui disait à un partisan d’un gouvernement populaire: (c Commence par l’essayer dans ta maison, tu t’en repentiras bien vite. » Avec sa permission, une maison et une ville sont deux choses fort différentes. Ma maison est à moi ; mes enfants sont à moi ; mes domestiques, quand je les paye, sont à moi ; mais de quel droit mes concitoyens m’appartiendraient-ils? Tous ceux qui ont des possessions dans le même territoire ont droit également au maintien de l’ordre dans ce territoire. J’aime à voir des hommes libres faire eux-mêmes les lois sous lesquelles ils vivent, comme ils ont fait leurs habitations. C’est un plaisir pour moi que mon maçon, mon charpentier, mon forgeron, qui m’ont aidé à bâtir mon logement, mon voisin l’agriculteur, et mon ami le manu- facturier, s’élèvent tous au-dessus de leur métier, et connaissent mieux l’intérêt public que le plus insolent chiaoux de Turquie. Aucun laboureur, aucun artisan, dans une démocratie, n’a la

1. Lyciirgue; voyez, dans Plutnrquo, le Banquet des sept Sages. 348 L'A, B, C.

vexation et le mépris à redouter ; aucun n'est dans le cas de ce chapelier qui présentait sa requête à un duc et pair pour être payé de ses fournitures : a Est-ce que vous n'avez rien reçu, mon ami, sur votre partie ? — Je vous demande pardon, monseigneur ; j'ai reçu un soufflet de monseigneur votre intendant. »

Il est bien doux de n'être point exposé à être traîné dans un cachot pour n'avoir pu payer à un homme qu'on ne connaît pas un impôt dont on ignore la valeur et la cause, et jusqu'à l'exis- tence.

Être libre, n'avoir que des égaux, est la vraie vie, la vie naturelle de l'homme ; toute autre est un indigne artifice, une mauvaise comédie, où l'un joue le personnage de maître, l'autre d'esclave, celui-là de parasite, et cet autre d'entremetteur. Vous m'avouerez que les hommes ne peuvent être descendus de l'état naturel que par lâcheté et par bêtise.

Cela est clair : personne ne peut avoir perdu sa liberté que pour n'avoir pas su la défendre. Il y a eu deux manières de la perdre: c'est quand les sots ont été trompés par des fripons, ou quand les faibles ont été subjugués par les forts. On parle de je ne sais quels vaincus à qui je ne sais quels vainqueurs firent crever un œil^ ; il y a des peuples à qui on a crevé les deux yeux comme aux vieilles rosses à qui l'on fait tourner la meule. Je veux garder mes yeux; je m'imagine qu'on en crève un dans l'État aristocratique, et deux dans l'État monarchique.

A.

Vous parlez comme un citoyen de la Nord-Hollande, et je vous le pardonne.

C.

Pour moi, je n'aime que l'aristocratie; le peuple n'est pas digne de gouverner. Je ne saurais souffrir que mon perruquier soit législateur ; j'aimerais mieux ne porter jamais de perruque. Il n'y a que ceux qui ont reçu une très-bonne éducation qui soient faits pour conduire ceux qui n'en ont reçu aucune. Le gouver- nement de Venise est le meilleur : cette aristocratie est le plus ancien État de l'Europe. Je mets après lui le gouvernement de l'Allemagne, Faites-moi noble vénitien ou comte de l'empire, je vous déclare que je ne peux vivre joyeusement que dans l'une ou dans l'autre de ces deux conditions.

1. Voyez tome XIX, page 576.

�� � L'A, B, C. 349

A. Vous êtes un seigneur riche, monsieur C, et j'approuve fort votre façon de penser. Je vois que vous seriez pour le gouverne- ment des Turcs si vous étiez empereur de Constantinople. Pour moi, quoique je ne sois que memjjre du parlement de la Grande- Bretagne, je regarde ma constitution comme la meilleure de toutes ; et je citerai pour mon garant un témoignage qui n'est pas récusable : c'est celui d'un Français qui, dans un poëme^ consacré aux vérités et non aux vaines fictions, parle ainsi de notre gou- vernement :

Aux murs de Westminster on voit paraître ensemble Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble, Les députés du peuple, et les grands, et le roi. Divisés d'intérêt, réunis par la loi; Tous trois membres sacrés de ce corps invincible, Dangereux à lui-même, à ses voisins terrible.

C.

Dangereux à lui-même! Vous avez donc de très-grands abus chez vous?

A.

Sans doute, comme il en fut chez les Romains, chez les Athé- niens, et comme il y en aura toujours chez les hommes. Le comble de la perfection humaine est d'être puissant et heureux avec des abus énormes; et c'est à quoi nous sommes parvenus. Il est dangereux de trop manger ; mais je veux que ma table soit bien garnie.

B.

Voulez-vous que nous ayons le plaisir d'examiner à fond tous les gouvernements de la terre, depuis l'empereur chinois Iliao, et depuis la horde hébraïque, jusqu'aux dernières dissensions de Raguse- et de Genève?

A.

Dieu m'en préserve! je n'ai que faire de fouiller dans les ar- chives des étrangers pour régler mes comptes. Assez de gens, qui n'ont pu gouverner une servante et un valet, se sont mêlés de régir l'univers avec leur plume. Ne voudriez-vous pas que nous perdissions notre temps à lire ensemble le livre de Bossuet, évê-

1. Henriade, chant P"", vers 313-18.

2. Raguse était alors une république aristocratique.

�� � que de Meaux, intitulé la Politique de l’Écriture sainte? Plaisante politique que celle d’un malheureux peuple qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines, presque toujours esclave et presque toujours révolté, vendu au marché par Titus et par Adrien comme on vend l’animal que ces Juifs appelaient immondes et qui était plus utile qu’eux. J’abandonne au déclamateur Bossuet la politique des roitelets de Juda et de Samarie, qui ne connurent que l’assassinat, à commencer par leur David, lequel, ayant fait le métier de brigand pour être roi, assassina Urie dès qu’il fut le maître ; et ce sage Salomon, qui commença par assassiner Adonias son propre frère au pied de l’autel. Je suis las de cet absurde pédantisme qui consacre l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse.

Je ne suis pas moins las de tous les livres dans lesquels on répète les fables d’Hérodote et de ses semblables sur les anciennes monarchies de l’Asie et sur les républiques qui ont disparu.

Qu’ils nous redisent qu’une Didon, sœur prétendue de Pygmalion (qui ne sont point des noms phéniciens), s’enfuit de Phénicie pour acheter en Afrique autant de terrain qu’en pourrait contenir un cuir de bœuf, et que, le coupant en lanières, elle entoura de ces lanières un territoire immense où elle fonda Carthage ; que ces historiens romanciers parlent après tant d’autres, et que tant d’autres nous parlent après eux des oracles d’Apollon accomplis, et de l’anneau de Gygès, et des oreilles de Smerdis, et du cheval de Darius qui fit son maître roi de Perse : qu’on s’étende sur les lois de Charondas, qu’on nous répète que la petite ville de Sybaris mit trois cent mille hommes en campagne contre la petite ville de Crotone, qui ne put armer que cent mille hommes : il faut mettre toutes ces histoires avec la louve de Romulus et de Rémus, le cheval de Troie, et la baleine de Jonas,

Laissons donc là toute la prétendue histoire ancienne, et, à l’égard de ia moderne, que chacun cherche à s’instruire par les fautes de son pays et par celles de ses voisins : la leçon sera longue ; mais aussi voyons toutes les belles institutions par lesquelles les nations modernes se signalent : cette leçon sera longue encore.

1. Le porc.

2. Voltaire cite souvent cette baleine ; mais l’Écriture ne dit pas le nom du grand poisson qui avala le petit prophète. Jonas, chap. ii, v. 1; et Matthieu, chap. XII, V. 40. ( Cl.) B. Et que nous apprcndra-t-elle?

A.

Que plus les lois de convention se rapprochent de la loi natu- relle, et plus la vie est supportaljle^

C. Voyons donc.