L’A B C/Édition Garnier/Entretien 5

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CINQUIÈME ENTRETIEN.
DES MANIÈRES DE PERDRE ET DE GARDER SA LIBERTÉ,
ET DE LA THÉOCRATIE.

Monsieur A, vous me paraissez un Anglais très-profond; com- ment imaginez-vous que se soient établis tous ces gouvernements dont on a peine à retenir les noms : monarchique, despotique,

1. Le f novembre IToo. L'A, B. C. 34.J

tyraiinique , oligarchique, aristocratique, démocratique, aiiar- cliique, tliéocratique, diabolique, et les autres qui sont mêlés de tous les précédents?

C.

Oui; chacun fait son roman, parce que nous n'avons point d'histoire véritable. Dites-nous, monsieur A, quel est votre roman ?

A.

Puisque vous le voulez, je m'en vais donc perdre mon temps cl vous parler, et vous le vôtre à m'écouter.

J'imagine d'abord que deux petites peuplades voisines, com- posées chacune d'environ une centaine de familles, sont séparées par un ruisseau, et cultivent un assez bon terrain: car, si elles se sont fixées en cet endroit, c'est que la terre y est fertile.

Comme chaque individu a reçu également de la nature deux bras, deux jambes et une tête, il me paraît impossil^le que les habitants de ce petit canton n'aient pas d'abord été tous égaux. Et, comme ces deux peuplades sont séparées par un ruisseau, il me paraît encore impossible qu'elles n'aient pas été ennemies, car il y aura eu nécessairement quelque différence dans leur manière de prononcer les mêmes mots. Les habitants du midi du ruisseau se seront sûrement moqués de ceux qui sont au nord, et cela ne se pardonne point. Il y aura eu une grande émulation entre les deux villages; quelque fille, quelque femme aura été enlevée. Les jeunes gens se seront battus à coups de poings, de gaules et de pierres, à plusieurs reprises. Les choses étant égales jusque-là de part et d'autre, celui qui passe pour le plus fort et le plus habile du village du nord dit à ses compagnons : Si vous voulez me suivre et faire ce que je vous dirai, je vous rendrai les maîtres du village du midi. Il parle avec tant d'assurance qu'il obtient leurs suffrages. Il leur fait prendre de meilleures armes que n'en a la peuplade opposée. Vous ne vous êtes battus jusqu'à présent qu'en plein jour, leur dit-il; il faut attaquer vos ennemis pendant qu'ils dorment. Cette idée paraît d'un grand génie à la fourmilière du septentrion; elle attaque la fourmilière méridionale dans la nuit, tue quelques habitants dormeurs, en estropie plusieurs (comme firent noblement Ulysse et Rhésus^), enlève les filles et le reste du bétail; après quoi, la bourgade victo- rieuse se querelle nécessairement pour le partage des dépouilles.

��1. Dans le dixième livre de l'Iliade, l'iysisc et Diomède l'ont une expédition nocturne; Rhésus est une de leurs victimes, et non le compagnon d'Ulysse.

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11 est naturel qu'ils s'en rapportent au chef qu'ils ont choisi pour cette expédition héroïque. Le voilà donc établi capitaine et juge. L'invention de surprendre, de voler et de tuer ses voisins, a im- primé la terreur dans le midi, et le respect dans le nord.

Ce nouveau chef passe dans le pays pour un grand homme; on s'accoutume à lui obéir, et lui encore plus à commander. Je crois que ce pourrait bien être là Toriginc de la monarchie.

C.

Il est vrai que le grand art de surprendre, tuer et voler, est un héroïsme de la plus haute antiquité. Je ne trouve point de stratagème de guerre, dans Frontin, comparable à celui des enfants de Jacob, qui venaient en effet du nord, et qui surprirent, tuèrent et volèrent les Sichemites, qui demeuraient au midi. C'est un rare exemple de saine politique et de sublime valeur. Car le fils du roi de Sichem étant éperdument amoureux de Dina, fille du patriarche Jacob, laquelle, ayant six ans tout au plus, était déjà nubile, et les deux amants ayant couché ensemble, les enfants de Jacjb proposèrent au roi de Sichem, au prince son fils, et à tous les Sichemites, de se faire circoncire pour ne faire ensemble qu'un seul peuple; et sitôt que les Sichemites, s'étant coupé le prépuce, se furent mis au lit, deux patriarches, Siméon et Lévi, surprirent eux seuls tous les Sichemites S et les tuèrent, et les dix autres patriarches les volèrent. Cela ne cadre pas pour- tant avec votre système : car c'étaient les surpris, les tués et les volés, qui avaient un roi, et les assassins et les voleurs n'en avaient pas encore.

A.

Apparemment que les Sichemites avaient fait autrefois quelque belle action pareille, et qu'à la longue leur chef était devenu monarque. Je conçois qu'il y eut des voleurs qui eurent des chefs, et d'autres voleurs qui n'en eurent point. Les Arabes du désort, par exemple, furent presque toujours des voleurs répu- ])licains; mais les Persans, les Mèdes, furent des voleurs monar- chiques. Sans discuter avec vous les prépuces de Sichem et les volerics des Arabes, j'ai dans la tête que la guerre offensive a fait les premiers rois, et que la guerre défensive a fait les premières républiques.

Un chef de brigands tel que Déjocès- (s'il a existé), ou Cosrou

��1. Genèse, ch. xxxiv, v. 25 et suiv.

2. Hérodote, livre l'"".

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nommé Cyriis, OU Romiilus, assassin de son frère, ou Clovis, autre assassin, Genseric, Attila, se font rois : les peuples qui demeurent dans des cavernes, dans des îles, dans des marais, dans des gorges de montagnes, dans des rochers, conservent leur liberté, comme les Suisses, les Grisons, les Vénitiens, les Génois. Ou vit autrefois les Tyriens, les Carthaginois et les Rliodiens, conserver la leur tant qu'on ne put aborder chez eux par mer. Les Grecs furent longtemps libres dans un pays hérissé de montagnes; les Romains dans leurs sept collines reprirent leur liberté dès qu'ils le purent, et l'ôtèrent ensuite à plusieurs peuples en les surprenant, en les tuant, et en les volant, comme nous l'avons déjà dit^. Et enfin la terre appartint partout au plus fort et au plus habile.

A mesure que les esprits se sont raffinés, on a traité les gou- vernements comme les étoffes dans lesquelles on a varié les fonds, les dessins et les couleurs. Ainsi la monarchie d'Espagne est aussi différente de celle d'Angleterre que le climat. Celle de Pologne ne ressemble en rien à celle d'Angleterre. La république de Venise est le contraire de celle de Hollande.

C.

Tout cela est palpable; mais, parmi tant de formes de gou- vernement, est-il bien vrai qu'il y ait jamais eu une théocratie?

A. Cela est si vrai que la théocratie est encore partout, et que du Japon à Rome on vous montre des lois émanées de Dieu même.

B. Mais ces lois sont toutes différentes, toutes se combattent. La raison humaine peut très-bien ne pas comprendre que Dieu soit descendu sur la terre pour ordonner le pour et le contre, pour commander aux Égyptiens et aux Juifs de ne jamais manger de cochon après s'être coupé le prépuce, et pour nous laisser à nous des prépuces et du porc frais. Il n'a pu défendre l'anguille et le lièvre en Palestine, en permettant le lièvre en Angleterre, et en ordonnant l'anguille aux papistes les jours maigres. J'avoue que je tremble d'examiner; je crains de trouver là des contradictions.

A. Bon lies médecins n'ordonnent-ils pas des remèdes contraires dans les mêmes maladies? L'un vous ordonne le bain froid, l'autre le bain chaud; celui-ci vous saigne, celui-là vous purge,

l. Voyez tome XI, page 140.

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cet autre tous tue; un nouveau venu* empoisonne Totre fils, et devient l'oracle de votre petit-fils.

C.

Cela est curieux. J'aurais bien voulu voir, en exceptant Moïse et les autres véritablement inspirés, le premier impudent qui osa faire parler Dieu.

A.

Je pense qu'il était un composé de fanatisme et de fourberie. La fraude seule ne suffirait pas : elle fascine, et le fanatisme sub- jugue. Il est vraisemblable, comme dit un de mes amis^ que ce métier commença par les rêves. Un homme d'une imagination allumée voit en songe son père et sa mère mourir; ils sont tous deux vieux et malades, ils meurent : le rêve est accompli; le voilà persuadé qu'un dieu lui a parlé en songe. Pour peu qu'il soit audacieux et fripon (deux choses très-communes), il se met à prédire au nom de ce dieu. Il voit que, dans une guerre, ses compatriotes sont six contre un : il leur prédit la victoire, à con- dition qu'il aura la dîme du butin.

Le métier est bon ; mon charlatan forme des élèves qui ont tous le même intérêt que lui. Leur autorité augmente par leur nombre. Dieu leur révèle que les meilleurs morceaux des mou- tons et des bœufs, les volailles les plus grasses, la mère-goutte du vin, leur appartiennent.

The pi'iests eat roast-beef, and the people stare '.

Le roi du pays fait d'abord un marché avec eux pour être mieux obéi par le peuple; mais bientôt le monarque est la dupe du marché : les charlatans se servent du pouvoir que le monarque leur a laissé prendre sur la canaille, pour l'asservir lui-même. Le monarque regimbe, le prêtre le dépossède au nom de Dieu. Samuel détrône Saûl, Grégoire VII détrône l'empereur Henri IV, et le prive de la sépulture. Ce système diabolico-théocratique dure jusqu'à ce qu'il se trouve des princes assez bien élevés, et qui aient assez d'esprit et de courage pour rogner les ongles aux Samuel et aux Grégoire. Telle est, ce me semble, l'histoire du genre humain.

��1. Van Swieten, médecin de la cour de Vienne, avait tué Charles-Joseph-Emma- nuel; voyez la note, tome XXV, page 337.

2. Voltaire lui-même; voyez tome XI, page 17.

3. C'est-à-dire : « le prêtre mange le rosbif, et le peuple le regarde faire. »

�� � B.

Il n’est pas besoin d’avoir lu pour juger que les choses ont dû se passer ainsi. Il n’y a qu’à voir la populace imbécile d’une ville de province dans laquelle il y a deux couvents de moines, quel- ques magistrats éclairés, et un commandant qui a du bon sens. Le peuple est toujours prêt à s’attrouper autour des cordeliers et des capucins. Le commandant veut les contenir. Le magistrat, fâché contre le commandant, rend un arrêt qui ménage un peu l’insolence des moines et la crédulité du peuple, L’évêque est en-core plus fâché que le magistrat se soit mêlé d’une affaire divine; et les moines restent puissants jusqu’à ce qu’une révolu- tion les abolisse.

Ilumani generis mores tibi nosse volenti Sufficit una domiis.

(JuvENAL, s:it.xni, V.159.)