L’Abbé (Montémont)/01

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 7-17).


L’ABBÉ
OU
SUITE DU MONASTÈRE.




CHAPITRE PREMIER.

l’enfant sauvé.


Domum mansit, lanam fecit.
Ancienne épitaphe romaine.
Elle a gardé la maison, et s’est occupée à tourner le rouet.
Gawain Douglas[1].


Le temps, qui s’écoule d’une manière si imperceptible, apporte dans nos habitudes, nos mœurs et notre caractère, le même changement graduel qu’il fait éprouver à nos personnes. À la fin de chaque lustre, nous nous trouvons tout autre, quoique nous soyons les mêmes ; la perspective est différente, et nous ne la voyons plus sous le même jour ; nos motifs sont changés, aussi bien que nos actions. Près du double de ce temps avait passé sur la tête d’Halbert Glendinning et sur celle de lady Avenel depuis la conclusion de l’histoire où ils jouent un rôle si important, jusqu’à l’époque où commence celle-ci.

Deux circonstances seulement jetaient quelque amertume parmi les douceurs de cette union embellie par une affection mutuelle : la première, fléau commun à toute l’Écosse, était l’état malheureux de ce pays, déchiré par les dissensions intestines, et où l’épée de chaque homme menaçait à chaque instant le cœur de son voisin. Glendinning s’était montré ce que Murray avait attendu de lui, un ami solide, brave dans le combat, sage dans le conseil, s’attachant à lui par reconnaissance dans des occasions où, sans ce motif, il eût été plus porté à rester neutre, sinon même à se ranger de l’autre côté. Aussi, dans ces temps où de nouveaux dangers menaçaient chaque jour, sir Halbert Glendinning (car il a droit désormais au titre de chevalier) était continuellement appelé près de son patron pour l’accompagner dans quelques expéditions éloignées, dans quelques entreprises périlleuses, ou pour l’aider de ses conseils dans les intrigues difficiles d’une cour à demi barbare. Il faisait donc de fréquentes et longues absences, loin de son château et de sa dame. À cette première cause de chagrin, nous devons ajouter que le ciel ne leur avait point accordé d’enfants, seule distraction qui eût pu charmer les loisirs de lady Avenel, sans cesse privée de la société de son époux.

Elle vivait donc, dans les murs du manoir paternel, pour ainsi dire séparée du reste du monde. Les voisins se visitaient peu à cette époque, si ce n’est dans les occasions solennelles et entre proches parents. Lady Avenel n’en avait plus ; et les dames des barons du voisinage affectaient de la regarder moins comme l’héritière d’une illustre maison, que comme la femme d’un paysan, du fils d’un vassal de l’Église, élevé d’hier à quelque rang par la faveur capricieuse de Murray.

L’orgueil de la naissance, qui remplissait le cœur des plus anciens nobles, se montrait plus à découvert dans la conduite de leurs épouses : il était envenimé d’ailleurs par les discussions politiques de l’époque ; car la plupart des chefs du midi de l’Écosse étaient partisans de la reine et très-jaloux du pouvoir de Murray. Toutes ces circonstances faisaient du château d’Avenel la résidence la plus triste et la plus solitaire qui se puisse imaginer. Toutefois il avait pour lui l’avantage essentiel alors d’être un lieu parfaitement sûr. Le lecteur se rappelle qu’il était bâti sur un petit îlot, au milieu d’un lac, qu’il n’était accessible que par une chaussée, coupée par deux fossés, que l’on franchissait à l’aide de ponts-levis ; de sorte qu’à moins qu’il ne fût attaqué avec de l’artillerie on pouvait le considérer comme imprenable. Il ne s’agissait donc que de le garantir contre une surprise, et six hommes, qui y étaient renfermés, suffisaient pour cela. En cas de dangers plus sérieux, on trouvait une ample garnison dans les habitants mâles d’un petit hameau qui, sous la protection d’Halbert Glendinning, s’était élevé sur une petite esplanade située entre le lac et la colline, près de l’endroit où la chaussée joignait la terre ferme. Il n’avait pas été difficile au lord d’Avenel de peupler le nouveau village ; car, outre qu’il passait pour un bon et généreux seigneur, son expérience dans les armes, sa haute réputation de sagesse et d’intégrité, et la faveur dont il jouissait auprès du tout puissant comte de Murray, le rendait tout à fait propre à soutenir et défendre ceux qui venaient se loger à l’ombre de sa bannière. Ainsi, quand il quittait son château, quelque prolongée que dût être son absence, il avait la consolation de penser qu’au premier signal le village pourrait fournir trente hommes résolus, ce qui faisait une garnison plus que suffisante ; et alors, suivant l’usage, les familles fuyaient au sein des montagnes, entraînant leur bétail dans quelque retraite cachée, et laissant l’ennemi faire ce qu’il voudrait de leurs misérables cabanes.

Un seul hôte résidait généralement, pour ne pas dire constamment, au château d’Avenel, c’était Henri Warden. Ce digne apôtre se sentait aujourd’hui moins capable d’accomplir la tâche difficile et périlleuse que s’étaient imposée les ministres de la religion réformée ; il avait, dans son zèle fervent, offensé personnellement quelques-uns des principaux chefs et barons, et ne se croyait plus en sûreté que dans l’enceinte du château de quelques amis éprouvés. Il n’avait pas cessé toutefois de défendre la sainte cause avec la plume, aussi ardemment qu’il l’avait auparavant servie de vive voix ; et il avait engagé une polémique violente, sur le sacrifice de la messe, avec l’abbé Eustache, ci-devant sous-prieur de Kennaquhair. Attaques, réponses, répliques, nouvelles réponses, nouvelles répliques, se succédaient rapidement des deux côtés, et dans ces écrits, chacun déployait comme dans beaucoup de controverses, au moins autant de zèle que de charité chrétienne. Cette dispute devint bientôt aussi célèbre que celle de John Knox et de l’abbé de Crosraguel : elle s’envenima presque autant ; et, d’après ce que j’en connais, les pièces auxquelles elle donna naissance des deux côtés peuvent être tout aussi précieuses aux yeux des bibliographes. Mais la nature des occupations attachantes du théologien ne le rendait pas un compagnon bien intéressant pour une dame seule. Son visage grave, son air sérieux et absorbé, qu’il ne quittait que rarement et quand il s’agissait de quelque sujet relatif à ses opinions religieuses, toutes ses habitudes enfin étaient peu propres à dissiper la noire mélancolie qui semblait planer sur le château d’Avenel.

La dame du manoir passait la plus grande partie du jour à surveiller les travaux de ses nombreuses suivantes ; ses fuseaux, sa Bible, une promenade solitaire sur la plate-forme du château ou sur la chaussée, et quelquefois, mais rarement, sur les bords du petit lac, en occupaient le reste. Et, tant il régnait peu de sécurité dans ces campagnes, lorsqu’elle s’aventurait à pousser sa promenade au-delà du hameau, une sentinelle, placée en vigie à la tour de garde, avait ordre de regarder attentivement dans toutes les directions, et quatre ou cinq hommes se tenaient prêts à monter à cheval au moindre signe d’alarme.

Tel était l’état des affaires au château. Après une absence de plusieurs semaines, le chevalier d’Avenel, titre que l’on donnait alors le plus généralement à sir Halbert Glendinning, y était à chaque instant attendu. Cependant les jours se passaient tristement, et il ne revenait pas. Les lettres étaient choses rares à cette époque, et le chevalier eut été obligé de recourir à un secrétaire pour employer ce genre de correspondance. Toute espèce de communication était, en outre, précaire et dangereuse ; personne ne se souciait d’annoncer publiquement son intention de faire tel ou tel voyage ; car il y avait tout à parier qu’on eût alors rencontré plus d’ennemis que d’amis sur sa route. Le jour précis du retour de sir Halbert n’avait donc pas été fixé ; mais celui auquel sa tendre épouse avait compté le revoir était depuis long-temps écoulé, et ses espérances trompées commençaient à déchirer son cœur.

C’était le soir d’un jour brûlant de l’été, le soleil couchant était déjà caché à demi derrière les montagnes éloignées du Liddesdale ; lady Avenel faisait sa promenade solitaire sur la plate-forme d’une suite de bâtiments qui formaient la façade du château, plateforme couverte de pierres plates et parfaitement unies. La surface plane du lac n’était troublée un instant que par les sarcelles et les poules d’eau qui plongeaient dans ses ondes ; et dorée par les derniers rayons du soleil, elle réfléchissait, comme un miroir, les collines qui l’environnaient. Cette scène si tranquille était animée de temps en temps par la voix des enfants du village, qui, adoucie par l’éloignement, venait frapper les oreilles de la dame pendant sa promenade, ou par les cris du berger ramenant son troupeau de la vallée, où il l’avait laissé paître pendant le jour, pour le renfermer dans quelque abri nocturne plus sûr et plus rapproché du village. Les mugissements des vaches semblaient appeler les soins des laitières qui, chantant des airs vifs et joyeux, leur petit vase de bois sur la tête, s’avançaient de tous côtés pour remplir leur tâche du soir. Lady Avenel regardait et écoutait ; les sons qu’elle entendait lui rappelaient des jours passés où son occupation la plus importante et son plus grand plaisir étaient d’aider la dame Glendinning et Tibb Tacket à traire les vaches à Glendearg : cette pensée la remplissait de mélancolie.

« Pourquoi, disait-elle, n’étais-je pas ce que je paraissais à tous les yeux, une fille de paysans ? Halbert et moi, nous eussions vécu paisibles dans la vallée qui l’a vu naître, sans être tourmentés par la crainte ou l’ambition. Son plus grand orgueil eût été de conduire le plus beau troupeau : ses plus grands dangers, de repousser quelques maraudeurs des frontières ; la plus grande distance qui nous eût jamais séparés, celle qu’il aurait parcourue à la chasse du daim. Mais, hélas ! de quoi nous sert le sang qu’Halbert a versé dans les combats pour l’honneur d’un nom et d’un rang qui lui sont chers, parce qu’il les a reçus de moi, mais que nous ne transmettrons jamais à notre postérité ? Avec moi doit s’éteindre le nom d’Avenel. »

Ces réflexions lui arrachaient des soupirs, quand, regardant vers le bord du lac, ses yeux se fixèrent sur un groupe d’enfants de différents âges, assemblés pour voir un petit vaisseau, construit par quelque artiste du village, tenter son premier voyage sur les eaux. Il fut lancé au milieu des cris aigus de joie et des battements de toutes les petites mains, et partit bravement, poussé par un vent favorable qui promettait de le porter promptement de l’autre côté du lac. Quelques enfants des plus âgés firent le tour en courant, pour le recevoir sur l’autre rive ; ils luttaient d’agilité et de promptitude, et bondissaient comme de jeunes faons le long des rives glissantes et graveleuses du lac. Les autres, pour qui un tel voyage paraissait trop pénible, restèrent à contempler les mouvements du beau navire, du point où il avait été lancé. La vue des jeux de ces enfans oppressa le cœur de lady Avenel en lui rappelant qu’elle n’était pas mère.

« Pourquoi, » dit-elle, continuant ses méditations mélancoliques, « pourquoi aucun de ces aimables enfants n’est-il à moi ? Leurs parents peuvent à peine leur procurer la plus grossière nourriture ; et moi, qui pourrais les élever dans l’abondance, je suis condamnée à n’entendre jamais un enfant m’appeler sa mère ! »

Cette pensée remplit son cœur d’une amertume qui ressemblait à de l’envie : tant la nature a profondément implanté dans le cœur d’une femme le désir de la maternité ! Elle joignit ses mains et les serra l’une contre l’autre dans une agonie de désespoir ; il lui semblait que le ciel eût écrit qu’elle n’aurait pas d’enfants. Un grand chien courant, de ceux que l’on emploie à poursuivre le cerf, attiré peut-être par ce geste, s’approcha d’elle en ce moment, passa sa large tête sous ses mains et les lécha. Elle lui accorda en retour les caresses qu’il demandait ; mais la triste impression ne fut pas effacée.

« Wolf, » lui dit-elle, comme si l’animal eût pu comprendre ses douleurs, « tu es un noble et bel animal ; mais, hélas ! l’amour et l’affection dont je brûle de disposer sont d’une nature trop élevée pour t’appartenir, et cependant je t’aime beaucoup. »

Et comme pour s’excuser auprès de Wolf de lui refuser toute son affection, elle caressait son dos et sa tête, qui se redressait fièrement, tandis que le noble animal, fixant ses yeux sur ceux de sa maîtresse, semblait lui demander ce qui lui manquait, et comment il pouvait lui prouver son attachement. En ce moment on entendit un cri de détresse partir du groupe d’enfants qui était naguère si joyeux sur le rivage : la dame regarda, et en aperçut la cause avec effroi. Le petit navire, objet de l’attention et du ravissement général, avait échoué parmi quelques touffes de nénuphar qui croissaient sur un bas-fond à la distance d’un trait de flèche du rivage. Un petit garçon, plein de courage, et le premier en tête de ceux qui faisait le tour du lac, n’hésita pas un moment à ôter sa veste, à se jeter à l’eau, et à nager vers l’objet de la commune sollicitude. Le premier mouvement de la dame avait été de crier au secours ; mais elle remarqua que le petit garçon nageait avec force et sans crainte ; et comme elle vit qu’un ou deux villageois, témoins éloignés du fait, ne semblaient pas s’en occuper autrement, elle supposa qu’il était accoutumé à cet exercice, et qu’il n’y avait pas de danger. Mais, soit qu’en nageant il se fût frappé la poitrine contre quelque roche, soit qu’il fût saisi par une crampe, ou qu’il eût mal calculé ses forces, il arriva qu’après avoir dégagé le navire des obstacles qui l’arrêtaient, et lui avoir fait reprendre sa course, l’enfant eut à peine fait quelques brasses pour se rapprocher du rivage qu’il se leva tout à coup au-dessus de l’eau, poussant un grand cri et frappant les mains avec une expression de douleur et d’effroi.

Aussitôt lady Avenel alarmée cria à ses serviteurs de se jeter dans le bateau ; mais cette manœuvre ne laissa pas de demander quelque temps. Le seul bateau qu’il fût permis d’employer sur le lac était amarré dans le second fossé, et il fallut plusieurs minutes pour le détacher et le mettre en mouvement. Cependant lady Avenel voyait avec une mortelle douleur que les efforts de l’enfant pour se tenir à flot n’étaient déjà plus qu’une lutte convulsive et impuissante. Tout allait être fini pour lui s’il n’eût reçu incontinent un secours aussi prompt qu’inespéré. Wolf, qui, comme la plupart des chiens courants de la grande espèce, était un excellent nageur, ayant remarqué l’objet de l’anxiété de sa maîtresse, s’était élancé de ses côtés, et était allé chercher l’endroit d’où il pourrait avec le plus de sûreté plonger dans le lac. Avec l’instinct admirable que ces nobles animaux ont souvent montré dans de semblables circonstances, Wolf nagea droit sur le point où l’on avait si grand besoin de son secours, saisit l’enfant par ses vêtements, et non seulement il le tint à flot, mais encore il le poussa devant lui vers la chaussée. Le bateau, monté par deux rameurs, rencontra le chien à moitié chemin et le débarrassa de son fardeau. On aborda sur la chaussée, près de l’entrée du château, et devant la porte on trouva lady Avenel qui était descendue, suivie d’une ou deux de ses femmes, pour administrer de prompts secours au malheureux enfant.

Il fut porté dans le château et posé sur un lit. On eut recours, pour le rappeler à la vie, à tous les moyens que la science possédait à cette époque, et dont l’emploi fut successivement ordonné par Henri Warden, qui se piquait de quelques talents en médecine. D’abord tous les soins furent inutiles, et la dame contemplait avec une anxiété inexprimable la figure pâle du bel enfant. Il pouvait avoir dix ans ; ses vêtements étaient de l’espèce la plus grossière ; mais ses longs cheveux bouclés et l’ensemble distingué de ses traits, semblaient peu d’accord avec cette apparence de pauvreté. Le plus orgueilleux seigneur d’Écosse eût été fier d’avoir cet enfant pour héritier. Tandis que, pleine d’une émotion qui lui faisait retenir son haleine, lady Avenel avait les yeux fixés sur ses traits si bien formés et si expressifs, une légère teinte de rouge reparut sur la joue de l’enfant, la vie suspendue revint par degrés, il poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, ce qui produisit sur l’ensemble de sa physionomie l’effet de la lumière jetée tout à coup sur un paysage ; il étendit les bras vers la châtelaine, et prononça le mot « ma mère ! » ce mot, le plus agréable de tous aux oreilles d’une femme.

« Dieu, madame, dit le prédicateur, a rendu cet enfant à vos désirs ; il vous appartient maintenant de l’élever de manière qu’il ne puisse pas un jour regretter de n’avoir point péri dans son état d’innocence.

— Je m’en charge dès ce moment, » s’écria la dame, jetant de nouveau les bras au cou du petit garçon, l’accablant de baisers et de caresses : tant elle était agitée de terreur en songeant au danger qu’il venait de courir, et de joie en l’y voyant inopinément arraché !

« Mais vous n’êtes pas ma mère, » dit l’enfant, rappelant ses esprits, et faisant de faibles efforts pour se dérober aux caresses de lady Avenel ; « vous n’êtes pas ma mère… Hélas ! je n’ai pas de mère… je rêvais seulement que j’en avais une.

— Je réaliserai votre rêve, mon petit ami, répliqua lady Avenel, je serai moi-même votre mère. Certainement, Dieu a exaucé mes prières, puisque, dans sa merveilleuse bonté, il m’a envoyé un objet à qui je puis enfin prodiguer toute mon affection. » En parlant elle regardait Warden. Le ministre hésitait sur ce qu’il devait répondre à ce discours plein de sentiment, et dans lequel il trouvait plus d’enthousiasme que la circonstance n’en comportait. Cependant le grand Wolf, qui, tout mouillé qu’il était, avait suivi sa maîtresse jusque dans son appartement, et s’était couché près du lit, spectateur tranquille des efforts que l’on faisait pour rappeler à la vie celui qu’il avait sauvé, commençait à s’impatienter de ne point attirer l’attention : il se mit à grogner et à toucher de ses grosses pattes la jupe de sa maîtresse.

« Oui, dit-elle, mon bon Wolf, tu seras récompensé pour ce que tu as fait aujourd’hui, et je t’aimerai davantage pour avoir sauvé la vie d’une si belle créature. »

Peu satisfait de cette part qu’il venait d’obtenir dans les attentions de sa maîtresse, Wolf continua de vouloir mettre ses pattes sur elle, tout en jappant, caresses d’autant moins agréables que ses longs poils étaient encore ruisselants d’eau ; jusqu’à ce qu’enfin lady Avenel ordonnât à un domestique, avec lequel l’animal était très-familier, de l’appeler hors de l’appartement. Wolf résista long-temps à cette invitation, et ce ne fut qu’après que sa maîtresse le lui eut plusieurs fois commandé d’un ton tout à fait fâché, qu’il se décida à sortir. Alors, se tournant vers le lit où l’enfant reposait, encore à demi plongé dans une espèce de délire, il fit une horrible grimace, poussa un aboiement sauvage et sinistre, et montrant une rangée complète de dents blanches et aiguës comme celles d’un véritable loup[2], il suivit le domestique hors de la chambre.

« C’est singulier, dit la dame à Warden ; non seulement cet animal est d’un naturel très-doux, mais encore il aime beaucoup les enfants : qui peut donc l’exciter ainsi contre celui-ci, dont il vient de sauver les jours ?

— Les chiens, répondit le ministre, ne ressemblent que trop à la race humaine dans ses faiblesses, quoique leur instinct soit moins trompeur que la raison de l’homme, quand il a l’orgueil de se lier à ses seules lumières. La jalousie n’est pas une passion qui leur soit inconnue ; ils en donnent souvent des preuves, non seulement à l’occasion des caresses que leurs maîtres font à des individus de leur espèce, mais même quand ils ont des enfants pour rivaux. Vous avez caressé cet enfant avec beaucoup de tendresse, et le chien se considère comme un favori disgracié.

— Étrange instinct ! dit la dame ; d’après la gravité avec laquelle vous parlez de la jalousie de Wolf, on pourrait croire qu’elle vous paraît justifiable, et même bien fondée. Mais peut-être n’avez-vous voulu faire qu’une plaisanterie ?

— Je plaisante rarement, répondit le ministre ; la vie ne nous a pas été donnée pour en perdre les courts moments à des plaisanteries oiseuses qui ressemblent au craquement du bois dans le foyer ; je voudrais seulement que vous tirassiez de là cette leçon : nos sentiments les plus louables quand nous nous y livrons sans réserve peuvent devenir une source de chagrins pour ceux qui nous entourent. Il n’y a qu’un amour auquel nous puissions nous abandonner de toutes les forces de notre âme, sûrs de rester encore bien au-dessous de l’objet qui nous l’inspire, je veux dire l’amour de notre créateur.

— À coup sûr, objecta lady Avenel, la même autorité nous commande aussi d’aimer notre prochain.

— Oui, madame, répondit Warden ; mais notre amour pour Dieu doit être illimité ; nous devons l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces. Le précepte a au contraire limité, en le qualifiant, l’amour que nous devons porter à notre prochain ; nous devons l’aimer comme nous-mêmes ; et, comme il est dit ailleurs, nous devons agir envers lui comme nous voudrions qu’il agît à notre égard. Il doit donc y avoir une limite et une mesure dans nos affections, même les plus louables, quand nous ne les portons que sur des objets sublunaires et terrestres. Nous devons donc accorder à notre prochain, quels que soient son rang et sa position dans l’ordre social, la même somme d’affection que nous demanderions à ceux qui sont par rapport à nous ce que nous sommes pour lui. De là suit que ni mari, ni femme, ni fils, ni fille, ni ami, ni parent, ne doivent être pour nous un objet d’idolâtrie. Le Seigneur notre Dieu est un Dieu jaloux, qui ne souffre pas que nous accordions à des créatures cet amour extrême que nous ne devons qu’à lui, notre créateur. Je vous répète donc, madame, que, même dans nos attachements de la nature la plus pure et la plus honorable, on retrouve cette tache du péché originel qui devrait nous faire hésiter et réfléchir avant de nous y abandonner tout entiers.

— Je ne vous comprends pas, mon père, reprit la dame, et je ne saurais deviner rien, dans ce que je viens de dire ou de faire, qui puisse m’avoir attiré cet avertissement, ou plutôt ce reproche.

— Milady, je vous demande pardon, dit le prédicateur, si j’ai dépassé les bornes de mon devoir. Mais voyez si en vous engageant à servir à cet enfant non seulement de protectrice, mais encore de mère, vous vous trouverez d’accord avec la volonté du chevalier votre noble époux. L’affection que vous avez témoignée pour ce malheureux enfant, tout aimable qu’il soit, vous a déjà valu un reproche du chien de la maison. Les hommes, aussi bien que les animaux, sont jaloux des affections des personnes qu’ils aiment.

— C’en est trop, mon révérend, » s’écria lady Avenel, sérieusement offensée. « Vous avez été long-temps notre hôte, vous avez reçu du chevalier d’Avenel et de moi tous les honneurs et tout le respect dus à votre profession et à votre mérite personnel, mais je ne sache pas que je vous aie à aucune époque autorisé à vous immiscer dans nos arrangements de famille, ou choisi comme juge de notre conduite l’un envers l’autre. Je vous prie de vous dispenser de prendre tant de peine à l’avenir.

— Milady, » répliqua le ministre avec la hardiesse habituelle, à cette époque, aux ecclésiastiques de la communion réformée, « quand mes avis commenceront à vous fatiguer, quand je verrai que mes services ne vous seront plus agréables non plus qu’à votre noble époux, quand je sentirai que mon Maître ne désire pas que je demeure plus long-temps ici, tout en priant le ciel de continuer ses bénédictions sur votre famille, même au milieu de l’hiver, au milieu de la nuit, je traverserai ces bois, je gravirai ces sauvages montagnes, seul, sans assistance, comme jadis, mais bien plus misérable que quand pour la première fois je rencontrai votre époux dans la vallée de Glendearg. Mais tant que je serai ici, vous ne vous écarterez pas du droit chemin, pas même de l’épaisseur d’un cheveu, sans entendre la voix improbatrice du vieillard.

— Non, » s’écria la dame, qui chérissait et respectait l’homme de bien, quoiqu’elle fût souvent choquée de ce qu’elle regardait comme un excès de zèle, « nous ne nous séparerons pas ainsi, mon respectable ami. Les femmes sont vives et promptes dans leurs sentiments ; mais je l’espère, j’en suis sûre, tout ce que je me propose de faire pour cet enfant aura l’approbation de mon époux et la vôtre. » Le prêtre salua, et se retira dans son appartement particulier.



  1. Cet ancien poète a traduit l’Énéide en vers écossais, aujourd’hui presque inintelligibles pour les Écossais mêmes. Il vivait dans le XVe siècle. a. m.
  2. Wolf, en anglais, comme dans la plupart des langues du Nord, signifie un loup. a. m.