L’Abbé (Montémont)/19

La bibliothèque libre.
L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 194-210).


CHAPITRE XIX.

l’inconnu.


C’est et ce n’est pas… C’est la chose que je cherchais : pour elle je me suis agenouillé, j’ai prie, j’ai risqué ma réputation et ma vie, et cependant ce n’est pas elle… Pas plus que l’image dans le miroir dur, froid, uni et poli, n’est la substance animée, gracieuse, arrondie et vivante, dont elle présente les formes et les traits.
Ancienne comédie.


L’huissier, avec une gravité qui dissimulait mal son ressentiment jaloux, conduisit Roland Græme dans une pièce plus basse, où il trouva son compagnon le fauconnier. L’officier du régent leur fit connaître en peu de mots que cette chambre serait leur résidence à tous deux, jusqu’à ce que Sa Grâce voulût bien donner des ordres ultérieurs, et qu’ils devraient se rendre à l’heure ordinaire à la paneterie, au cellier et à la cuisine, pour y recevoir les portions dues à leur rang, instructions que l’ancienne habitude d’Adam Woodcock lui fît aisément comprendre.

« Quant à vos lits, ajouta l’huissier, vous irez à l’hôtellerie de Saint-Michel, attendu que le palais est en ce moment occupé tout entier par les gens des nobles d’Écosse. » Il n’eut pas plus tôt tourné le dos qu’Adam s’écria sur le ton d’une vive curiosité : « Allons, monsieur Roland, des nouvelles, des nouvelles ! parlez, racontez ce qui s’est passé. Que dit le régent ? Demande-t-il Adam Woodcock ? Nos comptes sont-ils soldés, ou l’abbé de la Déraison doit-il encore payer quelque chose ?

— Tout va bien de ce côté, dit le page ; et quant au reste… Oh ! pourquoi avez-vous ôté la chaîne et le médaillon de ma toque ?

— Il était grand temps. Ce coquin d’huissier à face de vinaigre commençait à demander quels brimborions papistes vous portiez là. Par la messe ! il aurait volontiers confisqué le métal par scrupule de conscience, comme a été escamoté au château d’Avenel cet autre colifichet que mistress Lilias porte en boucles sur ses souliers. Cela provient de ce que vous portez des reliques papistes.

— La coquine ! s’écria Roland, a-t-elle fondu mon rosaire en boucles pour ses pieds grossiers ! Cet ornement leur conviendra aussi bien qu’aux sabots d’une vache. Mais qu’elle s’aille faire pendre, et qu’elle les garde ! j’ai joué plus d’un tour à la vieille Lilias, faute d’avoir rien de mieux à faire ; et les boucles lui serviront de souvenir. Vous rappelez-vous le verjus que je mis dans les confitures, le jour qu’elle devait déjeuner avec le vieux Wingate, aux fêtes de Pâques ?

— Oui, en effet, je me le rappelle, monsieur Roland. Le majordome eut la bouche tordue comme un bec de faucon jusqu’à la matinée suivante ; et tout autre page que vous aurait reçu une fameuse discipline dans la loge du portier. Mais la faveur de milady s’interposa entre votre peau et le fouet : Dieu veuille que la protection qu’elle vous a accordée en pareilles occasions vous rende meilleur !

— Au moins j’en suis reconnaissant, Adam, et je suis charmé que vous m’en ayez rappelé le souvenir.

— Tout cela est fort bien, mon jeune maître ; mais les nouvelles ! dites-moi les nouvelles ! Qu’allons-nous faire ? que vous a dit le régent ?

— Rien que je doive répéter, Adam, » dit Roland en secouant la tête.

« Oh, oh ! s’écria le fauconnier, comme nous sommes devenus prudents tout à coup ! Vous avez fait de rares progrès en peu de temps, monsieur Roland ! vous-avez manqué d’avoir la tête cassée, et vous avez gagné une chaîne d’or ; vous vous êtes fait un ennemi de monsieur l’huissier aux jambes en perchoir de faucon, et vous avez eu audience du premier homme de l’État : or maintenant vous portez autant de mystère sur votre front que si vous aviez volé dans la région de la cour depuis l’instant de votre naissance. Je crois, sur mon âme, que vous êtes d’une espèce qui court avec la coquille sur la tête, comme les jeunes courlis, les whaups ; ainsi que nous disons dans le territoire de Sainte-Marie et son voisinage : et plut au ciel que nous fussions encore à les poursuivre ! Mais asseyez-vous, mon jeune ami ; Adam Woodcock n’a jamais été homme à vouloir pénétrer des secrets défendus ; asseyez-vous, et j’irai chercher les vivres ; je connais depuis long-temps le sommelier et le panetier. »

Le bon fauconnier partit alors pour s’occuper des aliments ; et pendant son absence Roland Græme s’abandonna aux réflexions étranges et compliquées que les événements de la journée pouvaient lui fournir. Hier il était inconnu, ignoré, errant à la suite d’une vieille parente dont il ne croyait pas lui-même le jugement bien sain ; et maintenant il était devenu, sans savoir ni comment ni pourquoi, ni jusqu’à quel point, le gardien, comme le disent les Écossais, de quelque important secret d’État, qui intéressait personnellement le régent lui-même. Roland ne comprenait qu’imparfaitement en quoi consistaient ces mystères redoutables auxquels il avait participé si involontairement ; mais cette obscurité, bien loin de diminuer l’intérêt d’une situation aussi peu attendue, ne faisait encore que l’accroître. Il éprouvait le même sentiment qu’un homme qui, contemplant pour la première fois un paysage pittoresque, ne peut le voir que partiellement et obscurci par le brouillard et la tempête. Les images vagues, les contours indécis des rochers, des arbres et des autres objets qui l’environnent, ajoutent une double majesté à ces montagnes voilées et à ces abîmes ténébreux, dont la hauteur, la profondeur et l’étendue s’accroissent au gré de l’imagination.

Mais les hommes, surtout à l’âge d’excellent appétit qui précède vingt ans, se laissent rarement absorber par des sujets de spéculation réelle ou de simples conjectures, au point d’oublier l’heure à laquelle les besoins du corps réclament quelque attention. Aussi notre héros, si nos lecteurs veulent bien lui accorder ce titre, salua-t-il d’un sourire le retour de son ami Woodcock, portant sur un plat de bois une énorme portion de bœuf bouilli, et sur un second plat une ration non moins abondante de légumes, ou plutôt de ce que les Écossais appellent lang-kail[1]. Un domestique le suivait avec du pain, du sel, et les autres assaisonnements d’un repas. Quand ils eurent placé sur la table de chêne tout ce qu’ils portaient à la main, le fauconnier observa que, depuis qu’il connaissait la cour, elle devenait plus dure de jour en jour pour les pauvres gentilshommes et les vassaux à la suite des seigneurs, et que maintenant on y écorcherait une puce pour en avoir la peau et la graisse. Il fallait se presser, se coudoyer pour entrer dans la cuisine ou à l’office, et encore ne pouvait-on obtenir que des os décharnés et des réponses bourrues. C’était bien autre chose à la porte du cellier : on n’y recevait qu’une petite bière sans goût, faite avec un seul boisseau de drèche pour compenser la double portion d’eau.

« Par la messe ! malgré cela, dit-il, mon jeune ami, » en voyant les provisions disparaître sous les mains actives de Roland, « je crois qu’au lieu de regretter le passé, il vaut mieux profiter du présent pour ne pas perdre des deux côtés. »

À ces mots, Adam approcha sa chaise de la table et dégaina son couteau, car chacun alors portait avec soi ce premier instrument des festins. Il suivit l’exemple de son jeune compagnon, qui en ce moment avait oublié son inquiétude sur l’avenir pour satisfaire avec empressement un appétit aiguisé par la jeunesse et l’abstinence. Au fond, quoique les mets fussent réellement grossiers, ils firent un assez bon repas aux dépens du roi ; et Adam Woodcock, malgré la critique fondée qu’il avait faite de la bière de ménage du palais, avait vidé quatre grandes rasades du broc noir avant de se rappeler qu’il s’était permis de la blâmer. S’étalant ensuite gaiement et voluptueusement dans un vieux fauteuil, regardant le page d’un air de joyeuse indolence, puis étendant en même temps la jambe droite et croisant l’autre par-dessus, il dit que son jeune compagnon n’avait pas encore entendu la ballade composés pour la fête de l’abbé de la Déraison ; et là-dessus il se mit à entonner joyeusement :

Le pape voulait nous instruire…

Roland, qui, comme on peut le supposer, n’éprouvait pas un grand plaisir à entendre la satire du fauconnier à cause du sujet, saisit brusquement son manteau et le jeta sur ses épaules, action qui interrompit aussitôt le chanteur.

« Où diable allez-vous encore ? s’écria-t-il, démon infatigable ! vous avez certainement du vif-argent dans les veines. Vous ne pouvez pas plus goûter le charme d’une compagnie paisible et sensée, qu’un faucon déchaperonné ne resterait perché sur mon poing.

— Eh bien, Adam, répondit le page, si vous voulez le savoir, je vais faire une promenade pour examiner cette belle ville. Autant vaudrait être encore cloîtré dans le vieux château du lac, que de rester ici toute la soirée entre quatre murailles pour entendre de vieilles ballades.

— C’est une nouvelle ballade ; Dieu vous conserve ! et une des meilleures qui aient jamais été accompagnées d’un joyeux refrain.

— Cela peut être ; mais je l’écouterai un autre jour, quand la pluie fouettera sur les croisées et qu’il n’y aura dans le voisinage ni trépignements de chevaux, ni bruit d’éperons, ni panaches flottants pour détourner mon attention. Quant à présent, j’ai besoin d’entrer dans le monde et de considérer tout ce qui m’environne.

— Vous ne ferez pas une enjambée sans moi, s’écria le fauconnier, jusqu’à ce que le régent vous prenne de mes mains sain et sauf. Si vous le voulez, nous irons à l’hôtellerie de Saint-Michel, et vous y verrez assez de monde, mais par la fenêtre, m’entendez-vous ? Quant à courir les rues pour chercher des Seyton et des Leslie, et faire faire dans votre nouveau justaucorps une douzaine de boutonnières avec une rapière ou un poignard, je n’y consentirai nullement.

— Eh bien ! de tout mon cœur, dit le page, allons à l’hôtellerie de Saint-Michel. Ils quittèrent donc le palais, après avoir fait connaître leurs noms et les motifs de leur sortie aux sentinelles qui venaient de prendre leurs postes à la porte pour la soirée : celles-ci ouvrirent un petit guichet du portail étroitement fermé, laissèrent passer le jeune page et son guide, qui arrivèrent bientôt à l’auberge ou hôtellerie de Saint-Michel. Elle était située au fond d’une grande cour donnant sur la principale rue d’Édimbourg, au bas de Carlton-Hill. C’était un grand bâtiment tout en ruines et fort incommode, semblable à ces caravansérails de l’Orient, où les voyageurs trouvent un abri, il est vrai, mais où ils sont obligés de pourvoir eux-mêmes à tous leurs besoins, plutôt qu’à une de nos auberges modernes,

« Où rien ne manque à qui jamais
Ne demande le prix des mets. »

Cependant le tumulte et la confusion de ce lieu de rendez-vous public offraient aux yeux novices de Roland intérêt et plaisir. Lui et son compagnon trouvèrent facilement la grande salle, sans que l’hôte la leur eût indiquée. Elle était remplie de voyageurs et d’habitants de la ville, qui entraient et sortaient, se rencontraient et se saluaient, jouaient ou buvaient ensemble, sans faire attention au reste de la compagnie. Ils formaient le plus frappant contraste avec l’ordre sévère et le monotone silence dans lesquels tout se passait au château d’Avenel. Des bruits de toute espèce, depuis le rire franc qu’excitaient de joyeuses plaisanteries jusqu’aux éclats d’une grossière dispute, sortaient des divers groupes ; et cependant le bruit et les voix confondues paraissaient ne troubler personne, et n’être en effet remarqués que de ceux qui composaient le groupe auquel appartenait l’orateur. Le fauconnier traversa l’appartement et se retira dans l’embrasure d’une fenêtre qui formait une espèce de retraite : s’y étant caché avec son compagnon, il demanda quelques rafraîchissements. Après qu’il eut crié pour la vingtième fois, un garçon lui servit les restes d’un chapon froid et une langue de bœuf, avec un flacon de vin ordinaire de France. « Donnez-moi en outre un pot de brandevin. Nous ferons ce soir une petite débauche, monsieur Roland, » dit-il quand il se vit établi devant cette collation ; « et nargue du souci jusqu’à demain ! »

Mais il y avait trop peu de temps que Roland avait dîné pour faire honneur à une si bonne chère. Sentant sa curiosité plus vive que son appétit, il préféra regarder par la croisée qui donnait sur une vaste cour entourée des écuries de l’hôtellerie. Il satisfaisait ses yeux du spectacle animé qui s’offrait à ses regards, tandis que Woodcock, après avoir comparé son compagnon aux oies du laird de Macfarlane, qui aimaient mieux jouer que de manger, employa son temps à boire et à manger, en bourdonnant parfois le refrain de la ballade qu’il n’avait pu finir, et en battant la mesure de ses doigts sur la petite table ronde. Il était souvent interrompu dans cet exercice par les exclamations qui échappaient à Roland, lorsque celui-ci voyait dans la cour quelque chose d’intéressant pour lui. La scène était bruyante, car les seigneurs et les gentilshommes, qui étaient alors en foule à Édimbourg, occupaient pour leurs chevaux toutes les écuries de réserve, et pour leurs serviteurs militaires toutes les auberges et les tavernes. On voyait dans la cour une multitude de valets étrillant leurs chevaux et ceux de leurs maîtres, sifflant, chantant, riant et se lançant mutuellement des sarcasmes qui, grâce à la sévère discipline du château d’Avenel, paraissaient à Roland fort étranges et presque inintelligibles ; d’autres réparaient leurs armes et nettoyaient celles de leurs seigneurs. Un homme qui venait d’acheter un faisceau d’une vingtaine de lances, était occupé dans un coin à peindre les bois de ces armes en jaune et en vermillon. D’autres domestiques conduisaient en laisse des lévriers ou des chiens-loups de noble race, muselés avec soin, pour épargner des accidents aux passants. Tous allaient et venaient, se mêlaient ensemble, se séparaient sous les yeux enchantés du page, dont l’imagination n’avait pas même conçu une scène où les objets qu’il avait le plus de plaisir à voir fussent combinés de cette manière agréable et variée. Aussi interrompait-il continuellement les rêveries paisibles de l’honnête Woodcock, occupé d’ajouter encore un couplet à sa chanson. « Voyez, Adam, s’écriait-il, voyez ce beau cheval bai ; par saint Antoine, quel superbe poitrail ! Voyez cette jolie jument grise que ce drôle en jaquette de toile de Frise étrille gauchement comme s’il n’avait jamais pansé qu’une vache ! Je voudrais être près de lui pour lui apprendre son métier. Mais regardez donc, Adam, la brillante armure de Milan que nettoie cet archer ! elle est toute d’acier et d’argent, comme l’armure de parade de notre chevalier, dont le vieux Wingate fait tant de cas. Et voyez-vous là bas cette jolie fille qui passe légèrement au milieu de tout ce monde avec son pot au lait ? Je réponds qu’elle a fait une longue promenade pour venir de la plaine ; elle a un corset rouge, comme votre favorite Cicely Sunderland.

— Par mon chaperon, maître Roland, répondit le fauconnier, c’est un bien que vous ayez été élevé dans un lieu de grâce. Même au château d’Avenel, vous étiez passablement étourdi ; mais si vous aviez vécu à un vol de faucon de cette cour mondaine, vous seriez devenu le plus franc vaurien de page qui ait jamais porté une toque à plumes et une épée au côté : réellement, je souhaite que cela finisse bien pour vous.

— Laissez donc là votre insipide bourdonnement et votre tambourinage, vieil Adam, et approchez-vous de la fenêtre avant d’avoir noyé votre raison dans ce pot de brandevin. Voici un joyeux ménestrel qui vient avec sa troupe, et une fille qui danse avec des sonnettes attachées aux chevilles de ses pieds ; tenez, les valets et les pages quittent les chevaux et les armures qu’ils étaient en train de nettoyer, et vont se presser autour d’eux, comme cela est très-naturel, afin d’entendre la musique. Venez, vieil Adam, nous irons aussi.

— Si je descends, vous m’appellerez un sot, dit Adam. Vous êtes près d’une aussi bonne musique que l’on peut en faire, si vous aviez la bonté de l’écouter.

— Mais la jeune fille au corset rouge s’arrête aussi, Adam. Par le ciel ! ils vont danser. La jaquette grise a envie de danser avec le corset rouge, mais la jolie enfant reste coi et refuse. » Tout à coup, passant de la mobilité de ses remarques à l’intérêt et à la surprise, il s’écria : « Reine du ciel ! qu’est-ce que je vois ! » et il garda le silence.

Le sage Adam Woodcock, qui se divertissait des observations du page tout en affectant de les mépriser, désira enfin de donner encore carrière à la langue de son jeune compagnon. Il aimait assez à jouir de sa supériorité en montrant combien lui étaient familières toutes les circonstances qui excitaient l’étonnement du jeune homme.

« Eh bien donc ! dit-il enfin, qu’est-ce que vous voyez, monsieur Roland, qui vous fait devenir muet tout à coup ? »

Roland ne répondit rien.

« Je vous dis, monsieur Roland Græme, que dans mon pays il est de la politesse de répondre quand on vous parle. »

Roland garda encore le silence.

« Ce garçon a le diable au corps ! s’écria le fauconnier ; je crois qu’il a perdu les yeux à force de voir et la langue à force de parler. »

Vidant à la hâte son gobelet, il s’approcha de Roland qui se tenait immobile comme une statue, les yeux avidement attachés sur la cour, quoiqu’il fût impossible à Woodcock de découvrir, au milieu de la scène joyeuse qu’elle présentait, rien qui méritât une attention aussi soutenue.

« Notre jeune homme est ensorcelé ! » dit le fauconnier en lui-même.

Mais Roland avait de bonnes raisons pour être surpris, bien qu’elles ne fussent pas de nature à être communiquées à son compagnon.

Les sons de l’instrument du vieux musicien avaient attiré de la rue de nombreux auditeurs, lorsqu’entra par la porte de la cour un personnage qui attira exclusivement l’attention de Roland. Il était du même âge que lui, ou un peu plus jeune. Son costume et sa tournure annonçaient le même rang et la même profession, car il avait tout l’air d’impertinence et de malice qui convient à un page ; sa taille était élégante, quoique trop délicate et peu élevée, et il portait un habillement élégant caché en partie sous un grand manteau de pourpre. En entrant il jeta un coup d’œil vers les croisées, et, à son extrême étonnement, sous sa toque de velours pourpre armée d’une plume blanche, Roland reconnut des traits profondément gravés dans sa mémoire ; cette chevelure riche et brillante, ces yeux bleus et animés, ces sourcils bien arqués, ce nez qui tendait légèrement vers la forme aquiline, ces lèvres de rubis, dont un demi-sourire malin paraissait l’expression habituelle ; en un mot, c’étaient la figure et la taille de Catherine Seyton, sous des habits d’homme, et imitant avec succès la tournure d’un jeune page plein d’assurance.

« Saint George et saint André ! » se disait-il à lui-même dans son étonnement, « vit-on jamais jeune fille plus audacieuse ? Elle paraît néanmoins un peu honteuse de cette mascarade, car elle tient le plis de son manteau près de sa figure, et je la vois rougir. Mais, sainte Marie ! elle traverse la foule d’un pas aussi ferme et aussi assuré que si elle n’avait jamais attaché de cotillons à sa ceinture ! Saints du paradis ! elle lève sa houssine, comme si elle voulait en frapper ceux qui lui ferment le passage. Par la main de mon père ! elle se conduit comme le véritable modèle des pages. Eh quoi ! assurément elle ne va pas frapper tout de bon la jaquette grise ? »

Le doute de Roland ne fut pas de longue durée ; la jaquette grise dont il avait déjà parlé plusieurs fois se trouvant sur le chemin du page, et conservant sa place avec l’obstination ou la stupidité d’un rustre, la houssine lui fut subitement et sévèrement appliquée sur les épaules, de manière à lui faire faire un saut de côté, en se frottant la partie qui venait d’être caressée avec si peu de cérémonie. Le drôle lâcha un ou deux jurements d’indignation, et déjà Roland songeait à franchir les escaliers pour secourir Catherine métamorphosée, mais les rieurs n’étaient pas du côté de la jaquette grise ; et, à la vérité, la bure n’aurait pas eu beau jeu à cette époque à se quereller avec le velours et la broderie. Le rustaud, qui était un domestique de l’auberge, se retira donc hué de tout le monde, et alla finir d’étriller la belle jument grise. Il fut surtout raillé de la fille au corset rouge, employée dans la même auberge, qui, pour couronner sa disgrâce, eut la cruauté de sourire d’approbation à l’auteur du châtiment ; et en laitière de la ville plutôt que du village, elle l’accosta ainsi : « Mon jeune monsieur, est-il quelqu’un ici dont vous ayez besoin, que vous paraissez si pressé ?

— Je cherche un jeune étourdi, dit le page, avec une branche de houx au bonnet, des cheveux et des yeux noirs, un justaucorps vert, et l’air d’un petit maître de province. Je l’ai cherché dans tous les passages et dans toutes les allées de la Canongate. Que le diable l’emporte !

— Ma foi, Dieu vous le rende ! » marmotta Roland avec beaucoup d’étonnement.

« Je vais m’en informer sur-le-champ pour Votre jeune Seigneurie, dit la fille de l’auberge.

— Allez, reprit le galant écuyer, et si vous me l’amenez, vous recevrez un groat ce soir, et un baiser dimanche, quand vous aurez une robe blanche.

— Quoi donc ! murmura encore Roland, « elle le prend sur un ton de plus en plus haut ! »

Un instant après, la servante entra dans la salle, et introduisit la personne, objet de sa surprise.

Tandis que le page ou la vestale déguisée regardait sans rougir et d’un œil hardi et rapide les différents groupes qui se trouvaient dans la vieille chambre, Roland, qui éprouvait un sentiment intérieur de timidité et de confusion, qu’il regardait comme indigne du caractère mâle et entreprenant auquel il aspirait, résolut de ne pas baisser les yeux et de ne pas se laisser imposer par cette jeune fille si singulière ; il se promit de l’aborder avec un air si malin, si pénétrant, et avec une gaieté si expressive, qu’il lui montrerait à l’instant qu’il possédait son secret, et que, maître de son destin, il l’obligerait à s’humilier devant lui, ou du moins à le supplier d’un regard respectueux, et à se reconnaître à sa merci. Ce plan était extrêmement bien imaginé ; mais, tandis que Roland appelait à son secours cet œil scrutateur, ce sourire dissimulé, ce regard d’intelligence qui devaient assurer son triomphe, il rencontra le regard ferme et fixe de son page homme ou femme, qui, jetant sur lui un coup d’œil de faucon, et le reconnaissant tout d’un coup pour l’objet de ses recherches, l’aborda hardiment de l’air le plus insensible, le plus dégagé, et le salua en disant : « Monsieur Branche-de-Houx, je désirerais vous parler. »

La froideur calme et l’assurance avec laquelle ces paroles furent prononcées, quoique la voix fût celle-là même qu’il avait entendue au vieux couvent, et que les traits ressemblassent mieux encore de près à ceux de Catherine, produisirent néanmoins tant de confusion dans l’esprit de Roland, qu’il devint incertain s’il ne s’était pas trompé. Le regard malin qui aurait dû animer son visage devint timide, et son demi-sourire fut le rire insignifiant sous lequel un homme décontenancé cache le désordre de ses idées.

« Entend-on la langue écossaise dans votre pays, Branche-de-Houx ? s’écria l’être mystérieux : je vous ai dit que j’avais à vous parler.

— Quelle est votre affaire avec mon compagnon, mon jeune coq de combat ? » dit Woodcock ; voulant venir au secours de son ami, quoiqu’il ne pût s’expliquer comment la vivacité ordinaire et la présence d’esprit de Roland avaient disparu tout à coup.

« Cela ne vous regarde pas, mon vieux coq de perchoir, répliqua le faux page, allez surveiller le vol de votre faucon ; car je devine à votre sac et à votre gant que vous êtes garde-du-corps dans une troupe de milans. »

Comme il riait en parlant ainsi, son rire rappela à Roland d’une manière tellement irrésistible la franche gaieté à laquelle Catherine s’était livrée à ses dépens lors de la première rencontre dans le vieux couvent, que, comprimant avec peine cette exclamation : « De par le ciel ! c’est Catherine Seyton ! » il se contenta de dire : « Je pense, monsieur, que nous ne sommes pas entièrement étrangers l’un à l’autre.

— Il faut donc que nous nous soyons rencontrés dans nos songes, dit le page, et mes jours sont trop bien occupés pour que je me rappelle les pensées de la nuit.

— Ou peut-être pour vous ressouvenir aujourd’hui de ceux que vous pouvez avoir vus la veille ? »

Le faux page à son tour jeta sur Roland un regard de surprise, et répondit : « Je ne comprends pas plus ce que vous voulez dire que mon cheval ne le comprendrait ; si vous cherchez à m’offenser, vous me trouverez aussi disposé à vous répondre que le plus hardi des hommes du Lothian.

— Vous savez bien, dit Roland, quoiqu’il vous plaise de me parler comme un étranger, que je ne puis avoir la moindre envie de me quereller avec vous.

— Laissez-moi donc remplir mon message, et en finir de tout cela. Suivez-moi par-ici, afin que ce vieux gant de cuir ne puisse m’entendre. »

Ils marchèrent vers l’embrasure de la fenêtre que Roland avait quittée à l’entrée du faux page dans l’appartement. Le messager tourna le dos aux personnes présentes, après avoir jeté un coup d’œil rapide et pénétrant autour de lui, pour voir si personne ne les observait. Roland fit la même chose, et le faux page tira de dessous son manteau une épée à lame courte, mais magnifiquement travaillée, dont la poignée et les autres ornements étaient d’argent massif et doré : « Je vous apporte cette arme, dit-il, de la part d’un ami qui vous la donne, sous la condition solennelle que vous ne la tirerez du fourreau qu’après en avoir reçu l’ordre exprès de votre souveraine légitime. On connaît votre caractère ardent, et l’audace avec laquelle vous vous mêlez des querelles d’autrui ; c’est donc une pénitence qui vous est imposée par ceux qui vous veulent du bien, et dont la main influera sur votre destinée. Voilà ce que j’étais chargé de vous dire. Ainsi voulez-vous donner une belle parole pour une belle épée ? il faut m’engager votre promesse formelle, et sur l’honneur. Sinon, je reporterai Caliburn[2] à ceux qui vous l’envoient.

— Et ne puis-je vous demander le nom de ces personnes ? » dit Roland, admirant en même temps la beauté de l’arme qu’on lui offrait.

« Ma commission ne me permet nullement de répondre à une pareille question.

— Mais si je suis offensé, ne puis-je tirer cette épée pour me défendre ?

— Non pas cette épée ; mais vous avez la vôtre à vos ordres, et d’ailleurs pourquoi portez-vous votre poignard ?

— Pour rien de bon, » interrompit Adam Woodcock qui venait de s’approcher des deux jeunes gens ; « et c’est ce dont je puis vous rendre témoignage aussi bien que tout autre.

— Retirez-vous, bon homme, répliqua le messager ; vous avez une face de curiosité intrusive[3], qui rencontrera un soufflet si on la trouve où elle n’a que faire.

— Un soufflet ! mon jeune maître mal appris, » dit Adam en s’éloignant, « retenez votre poing, ou, par Notre-Dame un soufflet en attirera un autre.

— Modérez-vous, Adam, dit Roland Græme. Permettez-moi, mon beau monsieur, puisque vous préférez que je vous appelle ainsi pour le moment : ne puis-je pas dégainer une fois cette arme magnifique, dans le simple but de savoir si la lame répond à une si belle poignée et à un aussi beau fourreau ?

— Nullement ! en un mot, il faut la prendre sous la promesse que vous ne la tirerez jamais du fourreau sans en recevoir l’ordre de votre souveraine légitime ; sinon, il ne faut pas l’accepter.

— Sous cette condition, et venant de votre main amie, j’accepte cette épée ; mais pensez-y bien, si nous devons coopérer à quelque entreprise importante, comme je suis porté à le croire, un peu plus de confiance et de franchise de votre part sera nécessaire pour donner à mon zèle l’impulsion convenable. Je ne vous presse pas davantage en ce moment, il suffit que vous me compreniez.

— Moi, je vous comprends ! » s’écria le messager, exprimant à son tour la surprise ; « que je sois damné s’il en est ainsi ! Je vous vois me regarder, vous agiter, me faire des airs d’intelligence, comme si quelque intrigue bien importante se tramait entre vous et moi, et certes nous ne nous étions jamais vus.

— Quoi ! dit Roland, voulez-vous nier que nous nous soyons déjà rencontrés ?

— Assurément, et devant toutes les cours de justice de la chrétienté, » répondit le page véritable ou supposé.

« Et vous nierez sans doute aussi qu’il nous a été recommandé d’étudier les traits l’un de l’autre, afin que, sous quelque déguisement que nous fussions cachés, chacun de nous pût reconnaître en l’autre l’agent secret d’une œuvre importante ? Ne vous souvenez-vous pas que Madeleine et dame Brigitte…

— Brigitte et Madeleine ! » s’écria le messager en levant les épaules et en jetant sur lui un regard de compassion. « Vous rêvez ou vous êtes fou. Écoutez-moi, monsieur Branche-de-Houx, votre esprit bat la campagne[4] : réconfortez-vous avec un chaudeau, couvrez votre cerveau malade d’un bonnet de nuit bien chaud, et que Dieu soit avec vous ! »

Comme il terminait en se retirant ces adieux si polis, Adam Woodcock, qui était encore assis près de la table où se trouvait le gobelet alors vide, lui dit : « Jeune homme, voulez-vous boire un verre de brandevin à présent que votre message est fini, et écouter une bonne chanson ? » Sans attendre sa réponse, il commença sa ballade :

Le pape voulait nous instruire,
Mais on lui répond aujourd’hui…

Il est probable que le vin avait produit quelque effet sur le cerveau du fauconnier, sans quoi il se serait souvenu du danger de toucher à la politique, ou de se permettre des plaisanteries sur de tels sujets dans un endroit public, à une époque où les esprits étaient dans un état d’extrême irritation. Pour lui rendre justice, je dois dire qu’il s’aperçut de son erreur, et s’arrêta tout court dès qu’il vit que le mot de pape avait subitement interrompu les entretiens particuliers des différents groupes assemblés dans la salle, et que plusieurs commençaient à se lever, à prendre un air hostile, et se préparaient à s’immiscer dans la querelle qu’ils prévoyaient, tandis que les autres, plus prudents et plus sages, se hâtaient de payer leur écot, et se disposaient à quitter la salle avant que l’effet suivît ces symptômes précurseurs.

Il y avait apparence que le tumulte aurait lieu ; car la chanson de Woodcock n’eut pas plus tôt frappé l’oreille du jeune étranger, que levant sa houssine, il s’écria : « Celui qui parle du Saint-Père devant moi avec irrévérence est le fruit d’une chienne d’hérétique, et je le traiterai comme un roquet hargneux.

— Et moi je briserai ta jeune tête, dit Adam, si tu oses seulement lever sur moi un petit doigt ! » Et en même temps, comme pour défier les menaces du jeune page, il recommença la stance avec chaleur et d’une voix ferme :

Le pape voulait nous instruire ;
Mais on lui répond aujourd’hui :
Un aveugle…

Mais Adam ne put aller plus loin, étant lui-même malheureusement aveuglé par un coup de houssine que l’impatient jeune homme lui cingla sur les yeux. Furieux du coup et de l’insulte, le fauconnier tressaillit, et, tout aveuglé qu’il était, car ses yeux pleurèrent trop vite pour lui permettre de voir quelque chose, il aurait aussitôt mis la main sur son insolent adversaire ; mais Roland, contre son caractère, jouant pour cette fois le rôle d’homme prudent et de pacificateur, se jeta entre eux, en implorant la patience de Woodcock. « Vous ne savez, lui dit-il, à qui vous avez affaire. Et vous, » s’adressant au messager, lequel riait avec dédain de la rage d’Adam, « qui que vous soyez, retirez-vous : si vous êtes ce que je conjecture, vous savez qu’il y a de sérieuses raisons pour que vous ne restiez point davantage.

— Pour cette fois, Branche-de-Houx, s’écria le jeune messager, vous avez atteint juste, quoique vous ayez tiré au hasard. Holà ; l’hôte, donnez une pinte de vin à ce vieux bonhomme pour qu’il se lave les yeux. Voici une couronne française pour lui. »

À ces mots, ayant jeté une pièce d’argent sur la table, il quitta promptement la salle d’un pas assuré, regardant hardiment à droite et à gauche, comme pour défier tout empêchement à sa sortie, et pour narguer deux ou trois respectables bourgeois qui, prétendant que c’était honte de souffrir un si déterminé champion du pape, s’efforçaient de trouver la poignée de leurs épées, malheureusement alors embarrassées dans les plis de leur manteaux. Mais comme leur adversaire était parti avant qu’aucun d’eux eût saisi son arme, ils ne crurent pas nécessaire de dégainer, et se contentèrent de murmurer entre eux :

« C’est plus qu’une violence despotique de frapper un pauvre homme à la figure, parce qu’il a chanté seulement une ballade contre la prostituée de Babylone. Si les champions du pape doivent ainsi nous étriller dans nos propres maisons, nous verrons bientôt revenir ces vieux tondus de moines.

— Le prévôt devrait y prendre garde, répondit un autre, et avoir cinq ou six hommes armés de pertuisanes, prêts à venir au premier coup de sifflet pour donner une leçon à ces spadassins. Car, voyez-vous, voisin Lugleather, il ne convient pas à des pères de famille comme nous de se quereller avec les valets impies et les pages effrontés des nobles, qui sont élevés pour répandre le sang et blasphémer.

— Malgré tout cela, voisin, dit Lugleather, j’aurais voulu étriller ce jeune gaillard aussi proprement que j’aie jamais tanné peau d’agneau, si la poignée de mon épée n’avait été, pour le moment, hors de la portée de ma main ; et avant que je pusse tourner mon ceinturon, mon drôle avait disparu.

— Bah ! dirent les autres, qu’il s’en aille au diable, et que la paix demeure avec nous ! Voisins, je suis d’avis que nous payions notre écot, et que nous nous rendions chez nous en bons frères. La cloche de Saint-Gilles sonne le couvre-feu, et les rues sont dangereuses à la nuit tombante. »

Alors les bons bourgeois arrangèrent leurs manteaux et se préparèrent à partir : celui qui paraissait le plus éveillé des trois, appuyant la main sur son épée, son Andrea Ferrara, ajouta seulement que ceux qui viendraient parler en faveur du pape, dans la High-Gate d’Édimbourg, feraient bien d’apporter le glaive de saint Pierre pour se défendre.

Tandis que la mauvaise humeur excitée par l’insolence du jeune audacieux s’évaporait ainsi en vaines menaces, Roland Græme avait à réprimer l’indignation beaucoup plus sérieuse d’Adam Woodcock.

« Eh bien ! mon ami, ce n’est jamais qu’un coup de houssine à travers le visage ; mouchez-vous, essuyez-vous les yeux, et vous n’en verrez que plus clair.

— Par cette lumière que je ne puis voir, répondit Adam, vous avez été un ami infidèle. Loin d’épouser ma juste querelle, vous m’avez empêché de me venger.

— Fi donc ! Adam, » répliqua Roland déterminé à mettre tout le tort du côté du vieux fauconnier, et à devenir à son tour le conseiller du bon ordre et de la tranquillité ; « fi ! vous dis-je : est-ce à vous de parler ainsi ? vous qui avez été envoyé ici pour préserver de toute embûche mon innocente jeunesse ?

— Je désirerais de tout mon cœur que votre innocente jeunesse eût la corde au cou, » s’écria Woodcock, qui commençait à voir où tendait l’admonition.

« Et au lieu de m’offrir, continua Roland, l’exemple de la prudence et de la sobriété, ce qui aurait convenu à un fauconnier de sir Halbert Glendinning, vous buvez je ne sais combien de pintes d’ale, outre un gallon de vin et une mesure entière d’eau-de-vie.

— Le pot était bien petit, » répliqua le pauvre Adam, que sa conscience réduisait à se tenir simplement sur la défensive.

« Il suffisait pour vous emporter joliment ; et alors, au lieu d’aller vous coucher pour cuver votre boisson, il faut que vous vous mettiez à chanter vos fanfaronnades sur les papes et les aveugles, jusqu’à perdre les yeux vous-même sous des coups de houssine. Sans mon intervention, quoique dans votre ivresse vous m’accusiez avec ingratitude de vous avoir abandonné, ce jeune gaillard vous aurait peut-être coupé la gorge ; car je le voyais tirer une épée large comme la main et affilée comme un rasoir. Et telles sont les leçons que vous donnez à un jeune homme sans expérience ! fi ! Adam, fi !

— Oui, amen, et de tout mon cœur ! fi de ma folie d’avoir attendu autre chose que des railleries impertinentes d’un page comme vous, qui, s’il voyait son père dans l’embarras, ne ferait qu’en rire, au lieu de lui prêter assistance !

— Je vous prêterai assistance, » dit le page en riant toujours ; « c’est-à-dire je vous donnerai le bras jusqu’à votre chambre, mon bon ami : vous y cuverez votre ale, votre vin, votre colère et votre indignation, et vous vous éveillerez demain matin avec tout l’esprit que la nature vous a prodigué. Mais je vous préviens d’une chose, mon bon Adam, c’est qu’à l’avenir et pour toujours, lorsque vous me raillerez pour avoir la main trop vive, ou plutôt pour être trop prompt à dégainer le poignard, vos remontrances serviront de prologue à la mémorable aventure de la houssine dans l’hôtellerie de Saint-Michel.

Ce fut avec ces expressions de condoléance qu’il conduisit jusqu’à sa chambre le fauconnier un peu découragé : il se retira ensuite vers son lit où il fut encore quelque temps avant de s’endormir. Si le messager que Roland avait vu était réellement Catherine Seyton, quelle amazone, quelle virago ce devait être : elle avait, comme à son commandement, l’insolence et l’audace. « L’airain de son front fourbirait[5] le front de vingt pages, et je dois connaître par moi-même, pensait Roland, jusqu’où vont les vertus de cette noble profession. Et cependant qui n’admirerait ses traits, son regard, sa démarche légère, son sourire, l’art avec lequel elle arrangeait son manteau pour ne montrer de ses formes que celles qui devaient être vues ! Je suis charmé qu’elle ait eu au moins cette grâce de reste. Et la voix et le sourire ! c’était Catherine Seyton, ou le diable a pris sa ressemblance. Une bonne chose, c’est que j’ai imposé silence aux éternels sermons de cet âne d’Adam Woodcock, qui a pris sur moi le ton de prédicateur et de gouverneur ; à peine a-t-il quitté la mue de ses faucons ! » Ces réflexions consolantes, jointes à l’heureuse indifférence qu’éprouve la jeunesse à l’égard des événements du lendemain, procurèrent à Roland Græme un profond sommeil.



  1. Expression écossaise qui veut dire : Choux bouillis et non hachés.
  2. Nom de l’épée du roi Arthur. a. m.
  3. Expression qui manque à noter langue, et que nous hasardons ici. a. m.
  4. Your wits are gone on wool gathering, votre esprit est allé ramasser de la laine ; proverbe équivalant à celui : Votre raison a délogé. a. m.
  5. The brass of her brow would furbish the front of twenty pages, métaphore très-hardie pour exprimer l’audace du jeune page déguisé. a. m.