L’Abbé (Montémont)/27

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 301-313).


CHAPITRE XXVII.

la fête.


Voyez la foule qui s’amasse sur cette verte prairie ; elle augmente à chaque instant. Les nymphes joyeuses s’avancent, conduites par des paysans gaillards. Toute distinction cesse ; elle se perd dans la gaieté commune ; et l’esclave hardi s’appuie sans scrupule sur le maître opulent.
Sommerville, Les jeux champêtres.


L’arrivée du chambellan dans la rue du village excita la joie de l’assemblée, parce que la représentation dramatique qu’on avait retardée, attendu son absence, allait assurément commencer. Tout ce qui ressemble à ce genre d’amusement intéressant était nouveau en Écosse, et excitait d’autant plus l’attention publique : on quitta aussitôt tous les autres jeux. La danse autour du mai fut interrompue ; et chaque danseur, conduisant sa danseuse par la main, se rendit au théâtre champêtre. Il s’en suivit une trêve entre un énorme ours noir et plusieurs chiens, qui tiraillaient sa peau velue ; le gardien de l’ours, plusieurs bouchers, et quelques gardes parvinrent, à force de les frapper et de les tirer, à séparer les malheureux animaux dont la furie faisait leur amusement depuis une heure. Le ménestrel ambulant se vit abandonné par les auditeurs qu’il avait attirés, au milieu du passage le plus intéressant de sa romance, et à l’instant où son garçon partait, le bonnet à la main, pour recueillir les offrandes. Il s’arrêta, tout indigné, au milieu de Rosewal et Lilian ; et, remettant son violon à trois cordes ou rebec dans son étui de cuir, il suivit malgré lui la foule, pour assister à un spectacle qui avait causé l’interruption du sien. Le jongleur cessa de vomir des flammes et de la fumée, et préféra respirer comme les autres mortels, plutôt que de jouer gratis le rôle d’un dragon enflammé. Enfin, tous les autres jeux cessèrent, tant était grand l’empressement à se rendre au lieu de la représentation !

On se tromperait grandement si l’on voulait se faire une idée de cette exposition dramatique d’après nos scènes modernes ; car les farces grossières de Thespis différaient moins des tragédies d’Euripide, représentées sur le théâtre d’Athènes avec toute la magnificence des décors et toute la pompe des costumes. Il n’y avait pas ici de scène, de théâtre, de changement de décorations, de parterre, de loges, de galeries, de pourtour ; et ce qui pouvait consoler la pauvre Écosse de ces privations, c’est qu’on n’exigeait à la porte aucune rétribution. Ainsi que dans les proverbes du magnanime Bottom[1], les acteurs avaient pour théâtre un tapis de verdure, et un buisson d’aubépine servait à former une salle de repos et de répétition ; les spectateurs étaient assis sur les gradins qu’on avait élevés autour de trois côtés du terrain choisi ; le quatrième était libre pour l’entrée et la sortie des acteurs. Le chambellan, comme le personnage le plus important de l’endroit, se trouvait placé au milieu de ce public bienveillant. Tous respiraient la joie et l’admiration, et par conséquent tous étaient sourds à la critique.

Les personnages qui paraissaient et disparaissaient successivement devant ces auditeurs charmés étaient les mêmes qu’on offre sur la scène dans le premier âge de toutes les nations : des vieillards trompés par leurs femmes et par leurs filles, pillés par leurs fils, et dupés par leurs domestiques ; un capitaine fanfaron, un vendeur de pardons, servile et curieux, un grossier campagnard, et une coquette de grande ville ; mais le plus plaisant peut-être de tous ces personnages réunis était le fou privilégié, le gracioso du drame espagnol, avec son bonnet en pointe, sa marotte, son bâton à figure sculptée : il allait et venait, se mêlant dans chaque scène de la pièce, et interrompant tout, sans avoir lui-même de rôle à remplir, adressant ses railleries tantôt aux acteurs, tantôt aux spectateurs prêts à tout applaudir.

L’esprit de la pièce, qui n’était pas des meilleures, consistait surtout en satires contre les pratiques superstitieuses de la religion catholique, et cette artillerie théâtrale avait été choisie par le docteur Lundin : non seulement il avait commandé au directeur de choisir une de ces satires nombreuses qu’on avait lancées contre les papistes (on avait donné à plusieurs d’entre elles une tournure dramatique) ; mais, semblable au prince de Eanemark[2], il y avait fait insérer, ou, selon son expression, il avait fait infuser çà et là quelques plaisanteries de son cru, sur le même sujet inépuisable, espérant par ce moyen adoucir la rigueur de la dame de Lochleven contre ce genre de passe-temps. Il ne manqua pas de coudoyer Roland, qui était assis derrière lui, pour lui faire remarquer particulièrement ces passages favoris. Quant au page, pour qui la seule idée d’un amusement pareil, tout simple qu’il fût, était une chose tout à fait neuve, il contemplait la scène avec ce plaisir extatique et sans mélange qu’éprouvent les hommes de tous rangs lorsqu’ils assistent pour la première fois à une représentation dramatique : il riait, criait, claquait des mains, à mesure que la pièce avançait. Enfin, un accident survint qui lui fit oublier tout l’intérêt qu’il prenait à ce qui se passait devant lui.

L’un des principaux personnages de la partie comique du drame était, ainsi que nous l’avons déjà dit, une espèce de moine ou vendeur d’indulgences, personnage ambulant qui allait de ville en village, vendant des reliques, réelles ou supposées, moyennant lesquelles il excitait la dévotion et la charité du peuple, de manière toutefois à tromper l’un et l’autre. L’hypocrisie, l’impudence et le dérèglement de ces prêtres errants en avaient fait des sujets de satire depuis le temps de Chaucer jusqu’à celui de Heywood. Leur représentant ne manquait pas de suivre la même conduite, offrant des os de porc pour des reliques, et vantant la vertu de petites croix de fer blanc qui avaient été passées dans la sainte écuelle à Lorette, et des coquilles qu’on avait apportées du tombeau de saint Jacques de Compostelle : il vendait tout cela aux catholiques dévots, à des prix aussi élevés que ceux qu’offrent maintenant les antiquaires pour des bagatelles de la même valeur intrinsèque. Enfin, le charlatan tira de sa mallette une petite fiole d’eau claire, dont il vanta les vertus par les vers suivants :

« Or, écoutez, petits et grands :
Dans la terre de Babylone,
La première où de feux brûlants
Le soleil d’orient rayonne,
Des qu’il sort des flots écumants ;
En ces lieux, vous pouvez m’en croire,
Et les légendes et les saints
En ont conservé la mémoire,
Il est, près des rocs souterrains,
Une source qui, solitaire.
Tombe dans un bassin de pierre
C’est là que, dans les temps lointains,
Se baignait la chaste Susanne.
Cette eau, bien loin d’être profane,
Possède une étrange vertu,
Dont la preuve visible et claire
Va soudain frapper le vulgaire,
Par ce miracle confondu.
Un peu de cette eau salutaire
Dans cette fiole est contenu.
Bravant des nuits le froid sévère,
Et du jour la vive chaleur,
J’ai su l’apporter, plein d’ardeur,
Et viens le montrer sans mystère.
Loin de sa mère une fillette,
A-t elle fait quelque faux pas ;
Une femme a-t-elle en cachette
Fait ce que l’on nomme tout bas ;
Sous son nez mignon que l’on passe
Cette onde au pouvoir enchanté :
Malgré même sa volonté,
Elle éternuera sur la place. »

Le connaisseur s’apercevra tout de suite que la plaisanterie est dans le même genre que celles des vieilles ballades de la Coupe de corne du roi Arthur, et du Manteau mal fait. Mais l’auditoire n’était ni assez savant ni assez critique pour contester l’originalité du sujet. Après avoir fait toutes les grimaces et les bouffonneries qui convenaient à la circonstance, on présenta successivement la puissante relique à chacune des actrices, dont pas une ne résista à l’épreuve ; mais, au grand plaisir de l’auditoire, elles éternuèrent plus long-temps et plus fort qu’elles n’y comptaient peut-être elles-mêmes. Enfin, la plaisanterie paraissait épuisée, et le moine allait passer à quelque nouvelle folie, quand le bouffon du drame, s’emparant secrètement de la fiole qui contenait la merveilleuse liqueur, l’appliqua tout à coup sous le nez d’une jeune femme, dont le visage était caché par un voile de soie noire, et qui était assise au premier rang des spectateurs, paraissant regarder attentivement sur la scène. Le contenu de la fiole était bien fait pour soutenir la réputation de la légende du charlatan. La demoiselle se mit à éternuer violemment, preuve de sa fragilité, qui fut reçue avec des cris de joie de la part des spectateurs. Ces démonstrations joyeuses furent bientôt répétées aux dépens du bouffon ; car, avant que la crise fut bien passée, la jeune fille insultée, retirant une main des plis de son manteau, lui appliqua un soufflet qui l’envoya tomber à quelque distance du moine.

Personne ne plaint un bouffon battu, et il reçut peu de marques de condoléance, quand, en se levant de terre et faisant ses lamentations, il invoqua l’assistance et la pitié de l’auditoire. Mais le chambellan, qui sentait qu’on avait insulté à sa dignité, ordonna à deux hallebardiers de lui amener la coupable. Quand les officiers approchèrent de la virago, elle prit tout à coup une attitude de ferme défense, comme si elle était déterminée à résister à leur autorité ; et, d’après l’échantillon de force et de courage qu’elle venait de déployer, ils ne se montrèrent pas empressés d’exécuter leur commission. Mais, après avoir réfléchi une demi-minute, la demoiselle changea tout à coup de manière et d’attitude : elle enveloppa ses bras sous son manteau d’un air modeste et virginal, et se rendit de plein gré devant le grand homme, suivie et gardée par les deux braves satellites. Dans sa démarche en traversant l’espace vide qui la séparait de lui, et surtout dans son maintien, lorsqu’elle se tint devant le tribunal du docteur, elle montra cette légèreté et cette grâce naturelle que les connaisseurs considèrent comme inséparable de la beauté. D’ailleurs son justaucorps brun, et son jupon court de même couleur, laissaient voir une belle taille et une jolie jambe ; ses traits étaient cachés par son voile ; mais le docteur, chez lequel la gravité n’excluait pas certaines prétentions, en vit assez pour juger favorablement l’étoffe par l’échantillon.

Il commença néanmoins avec la plus grande sévérité : « Eh bien ! insolente coquine, me direz-vous pourquoi je n’ordonnerais pas qu’on vous trempât dans l’étang pour avoir osé lever la main sur cet homme en ma présence ?

— Vraiment, reprit la coupable, parce que je pense que Votre Honneur ne juge pas le bain froid nécessaire à ma maladie.

— Une peste de friponne, dit tout bas le docteur à Roland Græme ; et je garantis que c’en est une charmante ; sa voix est aussi douce que du sirop. Mais, ma jolie fille, continua-t-il, vous nous montrez bien peu de votre visage. Ayez la complaisance d’ôter votre mentonnière.

— J’espère que Votre Honneur m’excusera jusqu’à ce que nous soyons en particulier, reprit-elle ; j’ai des connaissances ici, et je ne voudrais pas être citée dans le pays pour la pauvre fille qui a servi de plaisanterie à ce misérable fourbe.

— Ne crains rien pour ta réputation, mon petit morceau de sucre candi, reprit le docteur ; car je te proteste, foi de chambellan de Lochleven de Kinross, et cetera, que la chaste Susanne elle-même n’aurait pu respirer cet élixir sans éternuer ; c’est une curieuse distillation d’acetum rectifié, ou de vinaigre de soleil, que j’ai préparée moi-même. Mais puisque tu dis que tu viendras me voir en particulier, et que tu m’exprimeras tes regrets de la faute dont tu t’es rendue coupable, j’ordonne que l’on continue comme si rien n’était arrivé.

La demoiselle s’inclina et retourna à sa place. Le divertissement continua, mais il n’attirait plus l’attention de Roland Græme.

La voix, la taille, et ce que le voile laissait apercevoir du cou et des cheveux de la villageoise offraient tant de ressemblance avec Catherine Seyton, qu’il se sentait comme égaré dans un songe fantastique. La scène mémorable de l’hôtellerie s’offrait à son souvenir, accompagnée de toutes ses circonstances merveilleuses. Le récit des enchantements qu’il avait lus dans des romans se réalisait-il dans cette fille extraordinaire ? Pouvait-elle se transporter hors des hautes murailles du château de Lochleven, entouré de son grand lac (et il y jetait les yeux comme pour s’assurer qu’il existait toujours) ? pouvait-elle échapper à la surveillance de la garnison, surveillance aussi rigoureuse que l’exigeait le salut d’une nation tout entière ? pouvait-elle surmonter tous ces obstacles, et faire un usage aussi dangereux de sa liberté que de s’engager publiquement dans une querelle à une foire de village ? Roland ne pouvait décider dans lequel des deux points elle offrait le plus de singularité, soit des efforts qu’elle avait dû faire pour obtenir sa liberté, soit de l’usage qu’elle en faisait.

Enseveli dans ses méditations, ses yeux n’en quittaient pas l’objet ; et dans chaque mouvement accidentel il croyait de mieux en mieux reconnaître Catherine Seyton. Plus d’une fois, il lui vint à l’esprit qu’il pouvait se tromper en exagérant une ressemblance accidentelle au point d’en faire une réalité ; mais il se rappelait la rencontre à l’hôtellerie de Saint-Michel, et il lui paraissait tout à fait improbable que deux fois son imagination pût lui jouer le même tour. Pour cette fois, il se promit d’éclaircir ses doutes, et resta jusqu’à la fin de la comédie, comme le chien qui se tient prêt à sauter sur le lièvre dès qu’il sera lancé. La jeune fille, qu’il guettait si attentivement dans la crainte qu’elle ne se perdît dans la foule à la fin du spectacle, ne paraissait nullement se douter qu’on l’observait. Mais le digne docteur suivait la direction de ses yeux, et réprimait avec magnanimité sa propre inclination à devenir le Thésée de cette Hippolyte[3] : en effet, les lois de l’hospitalité lui prescrivaient de ne pas intervenir dans les poursuites amoureuses de son jeune compagnon. Il lança gaiement à celui-ci une ou deux railleries au sujet de l’attention du jeune page pour l’inconnue, et de leur rivalité, ajoutant que, si on les offrait tous deux à la malade, il ne doutait pas qu’elle ne préférât l’homme le plus jeune, comme une potion bien plus sûre.

« Je crains, » reprit-il après quelques instants de silence, « que nous ne soyons quelque temps avant d’avoir des nouvelles de ce fripon Auchtermuchty : les coquins que j’ai envoyés après lui ressemblent au corbeau de Noé. Ainsi vous avez à votre disposition une heure ou deux, sire page ; et comme les ménestrels vont commencer, le spectacle étant fini, si vous avez envie de danser, voilà la pelouse, et votre danseuse est assise là-bas. J’espère que vous conviendrez de la justesse de mon diagnostique, puisque d’un seul coup d’œil je reconnais votre maladie, et vous offre un

remède agréable. C’est que, comme dit Chambers :

Discernit sapiens res quas confundit asellus[4].

Le page entendit à peine la fin du savant proverbe et la recommandation que lui fit le chambellan de ne pas s’éloigner au cas où les chariots arriveraient tout à coup et plus tôt qu’on ne les attendait : il n’avait rien de plus pressé que de se débarrasser de son docte compagnon, et de satisfaire sa curiosité sur la demoiselle inconnue. Tout en s’empressant d’avancer vers elle, il prit le temps d’observer que, pour s’assurer un entretien particulier, il ne fallait pas l’effrayer en l’accostant. Il composa donc son maintien, et, prenant le pas avec une confiance convenable sur trois ou quatre paysans qui avaient la même intention, mais qui ne savaient comment présenter leur requête, il débuta en disant à la belle que, comme député du vénérable chambellan, il sollicitait l’honneur de danser avec elle.

« Le vénérable chambellan, » répondit la demoiselle avec franchise en acceptant la main du page, « fait très-bien de n’user de cette partie de son privilège que par députation ; et je présume que les lois de la fête ne me laissent d’autre choix que d’accepter son fidèle délégué.

— Pourvu, belle demoiselle, reprit le page, que le choix du délégué ne vous soit pas tout à fait désagréable.

— Quant à cela, beau monsieur, répliqua la demoiselle, je vous en dirai plus long après avoir dansé quelques mesures. »

Nous avons dit que Catherine Seyton avait un talent admirable pour la danse, et qu’on la faisait souvent danser pour l’amusement de sa royale maîtresse. Roland Græme avait été témoin de son talent, et quelquefois, d’après l’ordre de la reine, il avait été le danseur de Catherine ; il connaissait donc parfaitement sa manière de danser, et il remarqua que sa danseuse actuelle lui ressemblait pour la grâce, l’agilité, la finesse d’oreille et la précision d’exécution, si ce n’est que dans la gigue écossaise qu’il dansait maintenant avec elle, il fallait un mouvement plus violent et plus rapide que dans les pavanes majestueuses, les menuets et les courantes qu’il lui avait vu exécuter dans l’appartement de la reine Marie. L’exercice actif de la danse ne lui laissa que peu de temps pour réfléchir, et pas du tout pour lier la conversation ; mais dès qu’ils eurent fini leur pas de deux, au milieu des acclamations des villageois, qui n’avaient jamais rien vu de semblable, il saisit le moment où il cédait la pelouse à un autre couple pour user du privilège d’un danseur, et lier conversation avec la villageoise mystérieuse qu’il tenait encore par la main. « Belle compagne, me sera-t-il permis de demander le nom de celle qui m’a accordé cette grâce ?

— Vous pouvez le demander, répliqua la demoiselle, mais il reste à savoir si je vous répondrai.

— Et pourquoi ? demanda Roland.

— Parce que personne ne donne quelque chose pour rien… et que vous ne pouvez rien me répondre d’intéressant en retour.

— Ne pourrais-je vous dire mon nom et mon lignage en échange du vôtre ?

— Non, car vous ne savez pas grand’chose ni de l’un ni de l’autre.

— Comment ! » s’écria le page d’un ton courroucé.

« Ne vous mettez pas en colère pour cela, dit la demoiselle ; je vais vous prouver en un instant que je vous connais mieux que vous-même.

— En vérité ! pour qui donc me prenez-vous ?

— Pour le faucon sauvage qu’un chien apporta dans sa gueule à un certain château, tandis qu’il était encore sans plume ; pour l’épervier que l’homme n’ose pas encore lâcher, dans la crainte qu’il ne manque le gibier pour fondre sur la charogne, et que l’on est obligé de tenir chaperonné jusqu’à ce que ses yeux soient en état de recevoir la lumière et de discerner la proie sur laquelle il doit fondre.

— Eh bien ! soit. Je devine une partie de votre parabole, belle demoiselle ; mais peut-être en sais-je autant sur vous que vous en savez sur moi, et je puis fort bien me passer des renseignements dont vous êtes si avare.

— Prouvez-le, et je vous reconnaîtrai plus de pénétration que je ne vous en ai cru jusqu’ici.

— Je vous le prouverai sur l’heure : la première lettre de votre nom est une S, et la dernière est une N.

— Admirable ! poursuivez.

— Il vous plaît aujourd’hui de porter la jupe et le bandeau, et peut-être vous verra-t-on demain en chapeau à plume, en hauts-de-chausses et en pourpoint.

— Bien deviné ! vous avez touché le but, » dit la demoiselle en réprimant une grande envie de rire.

« Vous enlevez tous les regards ainsi que tous les cœurs. »

Roland prononça les derniers mots de cette phrase d’un ton bas et tendre ; mais, à son grand déplaisir et à sa grande mortification, loin d’apaiser l’envie de rire qui s’était emparée de sa compagne, il ne fit que l’augmenter. Elle pouvait à peine se modérer, lorsqu’elle lui répondit : « Si vous trouvez cette main si dangereuse, pourquoi donc la serrer si fort ? » et elle la dégageait de la sienne. « Mais je vois que vous me connaissez si bien qu’il est inutile de vous faire voir mon visage.

— Belle Catherine, dit le page, il serait indigne de votre vue celui qui, ayant demeuré si long-temps sous le même toit et servi la même maîtresse que vous, pourrait se méprendre sur votre air, votre maintien, votre démarche, votre danse, le contour de votre cou, la symétrie de votre taille. Nul ne pourrait être assez stupide pour ne pas vous reconnaître à tant de marques ; mais, quant à moi, j’aurais deviné qui vous êtes, rien qu’à cette tresse de cheveux qui s’échappe de votre voile.

— Et au visage que ce voile couvre ? » dit la demoiselle en dérangeant son voile et en cherchant à le replacer au même instant. Elle fit voir en effet les traits de Catherine ; mais ils étaient animés par un degré extraordinaire d’impatience pétulante causée par la difficulté qu’elle éprouvait à replacer le voile avec cette dextérité qui était un des premiers talents des coquettes de l’époque.

« Que le diable emporte le chiffon ! » dit la demoiselle en le voyant voltiger sur ses épaules ; son ton était si ferme et si décidé que le page en tressaillit. Il l’envisagea encore, mais ses yeux ne pouvaient rien lui apprendre de plus. Il l’aida à remettre son voile, et tous deux gardèrent un instant le silence ; la demoiselle fut la première à le rompre, car Roland Græme ne revenait pas de la surprise que lui causaient les contradictions qu’il remarquait dans le caractère et la personne de Catherine Seyton.

« Vous êtes surpris, lui dit la demoiselle, de ce que vous voyez et de ce que vous entendez ; mais les temps qui changent les femmes en hommes ne sont nullement ceux où il convient aux hommes de se métamorphoser en femmes ; cependant vous êtes en danger d’éprouver un pareil changement.

— Moi ? s’écria le page.

— Oui, vous, malgré toute la hardiesse de votre réponse. Quand vous devriez tenir fermement à votre religion, parce qu’elle est attaquée de tous côtés par des rebelles, des traîtres et des hérétiques, vous la laissez glisser hors de votre sein comme de l’eau que vous tiendriez dans la main. Si vous abandonnez la foi de vos pères par la crainte que vous inspire un traître, n’est-ce pas montrer le caractère d’une femme ? Si vous vous laissez cajoler par les arguments artificieux d’un prôneur d’hérésie, ou par les louanges d’une vieille puritaine, n’est-ce pas montrer encore le caractère d’une femme ? Vous vous étonnez de m’entendre proférer une menace, une imprécation : ne devriez-vous pas être plutôt étonné de vous-même, de vous, qui, tout en prétendant à un nom honorable et en aspirant à la chevalerie, pouvez être, dans le même temps, lâche, insensé et égoïste ?

— Je voudrais qu’un homme m’adressât un tel reproche, dit le page, il verrait, avant qu’une minute se fût écoulée, s’il pourrait me traiter de lâche impunément.

— Soyez économe de ces grands mots, répliqua la jeune fille ; vous me disiez tout à l’heure que je portais quelquefois des hauts-de-chausses et un pourpoint.

— Mais restez encore, Catherine Seyton, et portez ce qu’il vous plaira, » reprit le page en cherchant à reprendre sa main.

« Il vous plaît de me nommer ainsi, répondit la jeune fille en cherchant à l’éviter ; « mais j’ai bien plus d’un autre nom.

— Et ne voulez-vous pas répondre, dit le page, à celui de ces noms qui vous élève au-dessus de toutes les jeunes filles de l’Écosse ? »

La demoiselle, sans se laisser entraîner par ses louanges, se tenait toujours éloignée, et chantait gaiement un couplet d’une vieille ballade :

Du nom de Jacques on m’appelle,
Et je réponds au nom de Gill :
Mais vers Holy-Rood, ô ma belle,
Chacun me nomme Wilful Will[5].

« Wilful Will ! » s’écria le page avec impatience, « dites plutôt Will o’ the wisp, ou Jack with the lantern[6] ; car on ne vit jamais météore plus errant et plus trompeur que vous.

— Si je suis telle, reprit la demoiselle, je n’engage pas les fous à me suivre ; s’il le font, c’est de leur propre volonté, et à leur propre péril.

— Allons, ma chère Catherine, soyez sérieuse un seul instant.

— Si vous voulez me nommer votre chère Catherine, quand je vous ai donné à choisir parmi tant d’autres noms, je vous demanderai comment, en me supposant échappée de cette tour pour deux ou trois heures de ma vie, vous pouvez avoir la cruauté d’exiger que je sois sérieuse pendant les seuls moments favorables à la gaieté que j’aie eus depuis bien des mois.

— Oui ; mais, belle Catherine, il est des moments de sentiments vrais et sincères qui valent dix mille années de la plus grande gaieté ; et tel était celui d’hier quand vous étiez si près de…

— Si près de quoi ? » demanda la demoiselle avec empressement.

« Quand vous approchâtes vos lèvres si près du signe que vous aviez tracé sur mon front.

— Mère du ciel ! » s’écria la virago d’un ton mâle et courroucé, « Catherine Seyton approcher ses lèvres du front d’un homme, et toi cet homme ! Vassal, tu mens ! »

Le page resta étonné ; mais, concevant qu’il avait effarouché la délicatesse de miss Seyton en faisant allusion à l’enthousiasme d’un moment, et à la manière dont elle l’avait exprimé, il s’efforça de balbutier une excuse. Quoiqu’il ne pût lui donner une tournure régulière, sa compagne s’en contenta ; au fait elle avait réprimé son indignation après le premier éclat. « N’en parlons plus, dit-elle, et séparons-nous, notre entretien peut attirer plus de remarques qu’il ne conviendrait pour l’un ou pour l’autre.

— Eh bien ! permettez que je vous accompagne dans quelque lieu écarté.

— Vous ne l’oseriez pas.

— Comment ! je n’oserais pas ? où osez-vous aller, pour que je n’ose vous y suivre ?

— Vous craignez un feu follet ; comment oseriez-vous envisager un fier dragon monté par une enchanteresse ?

— Je le braverais comme un vrai chevalier errant ; comme sir Éger, sir Grime, ou sir Greystel ; mais peut-on voir ici de tels prodiges ?

— Je vais chez la mère Nicneven, reprit la demoiselle ; et elle est assez sorcière pour monter à cheval sur le diable cornu, tenant un fil de soie rouge pour bride, et une baguette de frêne des montagnes en guise de fouet.

— Je vous suivrai, dit le page.

— Que ce soit à quelque distance, » répondit la jeune fille.

Et pliant son manteau autour d’elle avec plus d’adresse qu’elle n’en avait déployé en ôtant et remettant son voile, elle se mêla dans la foule et s’achemina vers le village. Roland Græme la suivit à quelque distance avec toute la précaution nécessaire pour ne pas être remarqué.



  1. Songe d’une nuit d’été, Shakspeare.
  2. Hamlet.
  3. Allusion, non pas au jeune hippolyte de la tragédie de Racine, mais à la belle Hippolyte, reine des Amazones, qui figure avec Thésée dans le Songe d’une nuit d’été de Shakspeare.
  4. Le sage discerne ce que le sot confond. a. m.
  5. Will est l’abréviation de Guillaume, et Wilful Will signifie Guillaume l’Entêté. a. m.
  6. Guillaume au bouchon de paille, Jacques à la lanterne, ces deux expressions s’emploient indifféremment pour désigner les feux follets. a. m.