L’Abitibi, pays de l’or/Avant-Propos

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Les Éditions du Zodiaque (p. 7-20).


AVANT-PROPOS


L’Abitibi, dont le peuplement date de vingt-cinq ans à peine, dont l’industrie minière est d’établissement plus récent encore, n’est pourtant pas un pays neuf. Géologiquement, la fréquence des apparitions du précambrien à sa surface le rattache à la plus vieille formation connue. Quant à son histoire, pour en avoir une idée d’ensemble, c’est à l’origine de la Nouvelle-France qu’il faut remonter. Quelques années après la fondation de Québec, dans ses voyages d’exploration, de 1613 et de 1615, Champlain entend parler de cette région lointaine. En se dirigeant vers les sources de la rivière des Outaouais, dans l’espoir d’atteindre la baie d’Hudson, récemment découverte par les Anglais, en 1610, et par là le passage de l’Ouest, il prend contact avec les indigènes de l’Abitibi et du Témiscamingue, apprend d’eux que leur pays contient des gisements de cuivre.

On lit dans Ferland, qui donne les Voyages de Champlain (1613) comme ses sources : « De son

côté Champlain désirait connaître leur pays et surtout prendre des informations sur les mines quon disait y avoir été découvertes. Cette année même, un des chefs venus du pays des Algonquins supérieurs, lui avait donné une lame de cuivre de la longueur d’un pied. Les sauvages ramassaient, près d’un grand lac, des morceaux de ce métal, qu’ils fondaient et mettaient en lingots. »[1]

Soixante ans plus tard, en 1686, le chevalier de Troyes part de Montréal, qui n’était que Ville-Marie, avec une expédition dont trois des frères Lemoine faisaient partie, d’Iberville, Sainte-Hélène et Maricourt. Il s’agit, en traversant les terres par la voie des rivières et des lacs, d’aller déloger les Anglais établis à la baie d’Hudson, avec la connivence de deux Français, Pierre-Esprit Radisson et Médard Chouart des Groseilliers, sous la protection du prince Rupert. Cette expédition, pour atteindre la baie, passe par le Témiscamingue et l’Abitibi, c’est-à-dire le Nord-Ouest québécois d’aujourd’hui, la région minière actuellement en vogue.

Au lac Témiscamingue, le chevalier de Troyes et ses compagnons, comme autrefois Champlain, entendent parler de « la mine ». Un sauvage du nom de Coignac s’offre de les y conduire. Le chevalier raconte dans son journal que le 22 mai. après quelques recherches en canot, on découvre le rocher dont on arrache difficilement quelques morceaux de métal. En juillet de cette même année, le chevalier de Tonty est chargé de faire l’exploration de la mine. Dans un mémoire au marquis de Denonville, il écrit : « Cette mine est à 130 lieues de Montréal, en un lieu nommé Onabatongas, près de Témiscamingue. Elle est au bord d’un lac, provenant d’une montagne pelée. Ce métal est d’un beau jaune et très dur, et l’on ne doute pas que cette mine ne soit considérable. »

En 1708, les frères Raudot, Jacques et Antoine, écriront en marge de ce mémoire : « On a toujours dit, en ce pays, qu’en cet endroit il y avait une mine. »

La première mine du Nord-Ouest québécois[2], ce qui comprend le Témiscamingue et l’Abitibi, fut probablement la première mine du Canada. Elle était connue en 1686. Dès 1613, Champlain avait entendu parler des mines de cette région, il avait vu du cuivre qui en provenait. Ça n’est pourtant que plus de 300 ans après Champlain, près de 250 ans après le chevalier de Troyes, que des gens se sont souciés de rechercher des gisements de métaux dans cette région. Pendant ce long intervalle, le Nord-Ouest québécois n’a été connu et fréquenté que par les missionnaires, les traiteurs de la pelleterie, facteurs ou commis de l’Hudson’s Bay Company et coureurs des bois.

La colonisation agricole n’a commencé que vers 1885 au Témiscamingue, après 1911, à la suite de la construction du Transcontinental-National, en Abitibi. L’industrie minière est plus récente encore, ne date que d’une douzaine d’années.

Mais pour avoir sans doute attendu si longtemps d’être mis en valeur, comme pour reprendre le temps perdu, le Nord-Ouest québécois semble vouloir maintenant brûler les étapes.

***

Il n’y a probablement pas de région québécoise, même pas d’autre région canadienne, qui, depuis un quart de siècle, ait changé d’aspect aussi complètement. La colonisation agricole et l’exploitation forestière y ont d’abord amené des peuplements importants. D’autres industries s’y sont établies, parfois pour ne pas survivre longtemps. À Senneterre, en Abitibi, n’a-t-on pas vu, il y a une dizaine d’années, un Américain de New-York lancer d’importantes flottes pour la pêche à l’esturgeon sur la rivière Bell et jusque dans la baie James, établir même une fabrique de caviar, construire comme des sortes de voies, avec rails en bois, pour le transportement, aux endroits de portage, des barques de pêche. Des millions de dollars, paraît-il, ont été coulés dans cette entreprise. Les barques de pêche achèvent de pourrir, de même que les rails des portages.

Mais l’Abitibi en a vu bien d’autres, au chapitre de la colonisation et à celui de l’industrie du bois. Il y aurait un gros livre d’histoire anecdotique à écrire avec les seuls souvenirs, par exemple, de M. l’abbé Chagnon, curé depuis vingt ans de la paroisse qu’il a fondée, Saint-Luc de Lamotte.

Depuis une quinzaine d’années, j’ai eu l’occasion de fréquenter souvent l’Abitibi, de le parcourir en tout sens. Il m’est arrivé d’y rencontrer les types les plus divers et les plus inattendus, jusqu’à un ancien diplomate, qui, avant de devenir colon abitibien, avait pris part, comme plénipotentiaire de la Galicie, aux conférences internationales qui suivirent la grande guerre.

Comme je me trouvais dans le pays, à l’été de 1934, un ami, M. Pierre Trudelle, fils de l’un des pionniers de la ville d’Amos et lui-même auteur d’une histoire de l’Abitibi, offrit de me conduire dans la mission du Père Jean, au lac Castagnier, à vingt-trois milles du chemin de fer, au nord du village de Barraute. J’acceptai sans hésiter, car je connaissais le Père Jean de réputation, depuis un certain débat dont j’avais été témoin au Parlement d’Ottawa.

Nous roulions en auto sur une route plus ou moins cahoteuse, quand mon compagnon dut freiner pour ne pas venir en collision avec une haute charrette oscillant sur ses deux roues criardes, aux jantes rafistolées avec des bouts de corde et de broche. Le conducteur de cet attelage de fortune n’était autre que le Père Jean, qui rentrait à sa mission du lac Castagnier, après avoir été faire l’achat d’un sac de farine et de quelques provisions à Barraute.

Il restait bien une quinzaine de milles pour atteindre la mission. Le Père Jean accepta donc de monter dans notre voiture, laissant son attelage chez un colon. Il tenait à nous faire visiter sa colonie, son église, son école, son monastère et aussi son musée.

Car là-bas, au fond du Nord-Est abitibien, sur les bords du lac Castagnier, le Père Jean avait transporté de fort belles collections de tableaux, de vieux livres, de vieilles poteries, dont il avait fait l’acquisition au cours de ses longs séjours en Europe, principalement en Europe Centrale et en Galicie.

Sa chapelle et son monastère étaient décorés d’icônes ruthènes datant du treizième et du quatorzième siècles. Parmi ses livres, le plus précieux contenait les épitres des apôtres. Ce livre est, paraît-il, le premier livre imprimé en langue ruthène ou ukrainienne. La moitié en a été imprimé à Moscou et l’autre moitié à Léopold ou Lemberg, qui est la capitale de la Galicie, en 1567.

Le musée était bien ce qu’il y avait de plus intéressant dans la colonie de Szeptyki, car la colonie elle-même était encore la forêt à peu près vierge. Pour cette colonie ukrainienne, le gouvernement provincial du temps, en 1925, avait réservé 250 milles carrés, soit environ 1800 lots de cent acres. Il n’y avait, en 1934, qu’une quinzaine de familles ukrainiennes qui y étaient établies en permanence. Cela dépendait de nos règlements d’immigration, qui ne permettaient plus au Père Jean de faire venir des colons de Galicie.

Au cœur de la colonie cependant, le Père Jean avait réservé, pour un monastère qu’il voulait établir, 1 500 acres de terre dont 100 étaient en culture.

Le grand but du Père Jean, en établissant le monastère à cet endroit, c’était de travailler au recrutement du clergé du rite ruthène pour les Ukrainiens et les Galiciens du Canada. Ceux-ci sont déjà nombreux, plus de 100 000 dans la seule province du Manitoba. Ils ont même leur évêque, S. E. Mgr Ladika, qui réside à Winnipeg. À Montréal également, il y a une colonie ruthène assez importante.

Le Père Jean est lui-même passé, avec quelques autres ecclésiastiques canadiens-français, du rite romain au rite ruthène, il y a de nombreuses années, vers 1910. Il répondait alors à l’invitation de l’ancien archevêque de Saint-Boniface, feu Mgr Langevin, qui voulait des prêtres de ce rite pour s’occuper des Ukrainiens catholiques de son diocèse.

Le Père Jean n’était encore que séminariste quand il partit du Canada pour la Galicie. Il resta dans ce pays, pour se familiariser avec la langue, jusqu’en 1912, puis revint au Canada mais pour peu de temps. En 1913, il retournait en Galicie, où la guerre le surprit. Comme la Galicie appartenait alors à l’Autriche, il ne put quitter le pays. Au début des hostilités, il eut une aventure assez peu réjouissante. Au cours d’une cérémonie religieuse, récitant une oraison, il mentionna le nom du roi George d’Angleterre, au lieu du nom de l’empereur François-Joseph d’Autriche. Sujet britannique, son cas était grave. Des officiers autrichiens parlaient de rien moins que de le fusiller, pour espionnage ou trahison. Ses supérieurs ne seraient probablement pas parvenus à lui épargner quelque châtiment, si le hasard de la guerre, une escarmouche soudaine entre Autrichiens et Russes, ne l’avait éloigné de ses accusateurs. À l’armistice, la Galicie occidentale put faire reconnaître son indépendance, en même temps que la Pologne. Le gouvernement de Léopold, sous la présidence de M. Petroushevicz, eut recours aux services du Père Jean, comme diplomate. C’est ainsi qu’un jeune Canadien français représenta la Galicie occidentale au congrès international de Riga, en 1920, au congrès de Gènes, en 1922. À ce dernier congrès, le Canada était représenté par sir George Perley, sir Charles Gordon, et M. Edouard Montpetit.

Chaque année, de 1919 à 1923, le Père Jean fut délégué aux réunions de la Société des Nations, à Genève. Il eut à remplir plusieurs missions à Paris, à Berlin, à Londres. Ses services étaient d’autant plus appréciés qu’il parlait couramment, outre l’ukrainien, le français et l’anglais. De plus, son titre de citoyen britannique lui valait souvent des faveurs.

Dès 1919, le Père Jean, avec tous les autres ministres du gouvernement de Léopold, dut définitivement quitter la Galicie. La Pologne s’était emparé par force du territoire galicien. Le gouvernement en fuite continua cependant de se faire représenter à Genève jusqu’en 1923, alors que les grandes puissances reconnurent les droits de la Pologne sur la Galicie.

De 1919 à 1923, notre diplomate canado-galicien vécut à Vienne et puis en Bosnie. Il rentra ensuite au Canada pour ne plus s’occuper que des Ukrainiens du Canada, ceux de Szeptyki et ceux de Montréal.

C’est à l’une des réunions de la Société des Nations, à Genève, que M. Ernest Lapointe, eut l’occasion de rencontrer le Père Jean et d’apprendre, à sa grande surprise, que ce diplomate gallicien était non seulement Canadien français, comme lui mais qu’il était aussi de son pays du Bas-Saint-Laurent, originaire de Saint-Simon de Rimouski, qu’il avait fait ses études classiques au même collège, celui de Rimouski. C’est M. Lapointe lui-même qui, en 1931, racontait au Parlement d’Ottawa, sa rencontre diplomatique avec le Père Jean.

Cet ancien diplomate a maintenant abandonné sa colonie abitibienne. Il ne s’occupe plus que des ruthènes de Montréal. La colonie du lac Castagnier est passée à des colons venus de Montréal.

Comme l’on voit, l’Abitibi a compté des personnages assez pittoresques parmi ses habitants.

***

Dans les pages de ce livre, tirées d’un carnet de voyage, à l’été de 1937, il est surtout question de l’Abitibi minier, celui qui actuellement attire le plus l’attention du public, et incidemment de l’Abitibi de la colonisation. C’est que l’industrie minière et la colonisation, ainsi que j’aurai l’occasion de le démontrer, ne viennent pas en conflit : celle-là complète plutôt celle-ci, lui sert d’adjuvant. D’ici peu de temps, si l’on sait prendre les moyens qu’il faut, l’industrie minière fournira des débouchés d’importance pour tous les produits agricoles de la région. Les colons besogneux d’aujourd’hui pourront être demain de riches agriculteurs.

Le grand essor de l’industrie minière, dans l’Abitibi proprement dit, c’est-à-dire considéré distinctement du Témiscamingue, région immédiatement au sud, n’a commencé qu’en 1934. J’avais passé une partie de l’été de cette année-là dans le pays. Je ne le reconnaissais pas, en y retournant à l’été de 1937. Des transformations aussi considérables s’y sont produites depuis, sont à se produire ou à la veille de le faire.

Les pages qui suivent se conforment presque rigoureusement à mes notes de voyage, de façon à garder comme leur valeur d’instantané photographique. C’est l’aspect de l’Abitibi minier à une époque déterminée.

Mais que de changements se sont opérés depuis, souvent pour le mieux.

Le chapitre sur la Rivière-Piché et sur quelques autres villages champignons établis par des « squatters » moins que sympathiques, expose un état de chose qui est heureusement en train de disparaître, qui est peut-être disparu tout à fait. Le ministère provincial des Mines est intervenu, a mis fin à des abus flagrants. Au cours de la session de la législature provinciale, 1938, le ministre des Mines, M. Onésime Gagnon, a fait voter une loi qui l’autorise à contrôler complètement et sévèrement l’établissement des villes et des villages nouveaux.

Le même ministre a fait approuver aussi par la Législature l’établissement d’une école de génie minier, de métallurgie et de géologie à l’Université Laval, l’établissement d’une mine-école en Abitibi même, à proximité de Val d’Or, à la mine Gale, dont la province s’est portée acquéreur. À cette dernière école, des jeunes ne possédant qu’une instruction élémentaire, pourront apprendre tous les métiers de l’industrie minière.

Le gouvernement provincial s’est rendu compte de l’importance que possède déjà la nouvelle industrie minière, comprend l’importance accrue qu’elle prendra sûrement encore. Dans tout le territoire minier du Nord-Ouest québécois, Abitibi et Témiscamingue, des chemins miniers se construisent, les uns à l’aide de subventions fédérales, d’autres à même les seuls deniers provinciaux. Une route carossable, dont la fondation est faite pour résister au charroi le plus lourd, est partiellement achevée entre Senneterre et Rouyn, en passant par Val d’Or. Les travaux de la grande route de Mont-Laurier à Senneterre, sont poussés activement. Sous peu de mois, l’automobile pourra circuler par une route aussi directe que possible entre Montréal et l’Abitibi. La province de Québec pourra alors prendre possession de marchés avantageux qui jusqu’à présent ont surtout profité à l’Ontario ainsi qu’au Manitoba.

Quelques chiffres donneront une idée de l’importance prise, depuis une douzaine d’années, par l’industrie minière du Nord-Ouest québécois. En 1925, alors que la mine Noranda, près de Rouyn, s’aménageait mais ne produisait pas encore, la production de l’or dans la province était évaluée à 37 909 $ ; en 1935, elle s’élevait à 16 558 478 $ ; en 1937, à 24 913 020 $. Les mines d’or en production, à l’heure présente, en Abitibi et au Témiscamingue, sont au nombre de vingt-trois ; plusieurs autres sont à la veille d’atteindre le stage de la production.

Des gens optimistes, sans doute parce qu’ils connaissent le pays, qu’ils ont été témoins de ses progrès récents, prévoient que sous peu d’années la production de l’or y atteindra annuellement une valeur de 200 000 000 $, celle de l’argent et du cuivre, une valeur de 75 000 000 $.

La prospérité de l’Abitibi et du Témiscamingue, du Nord-ouest minier, ne manquera pas de contribuer à celle du reste de la province. Le gouvernement provincial semble heureusement déterminé à prendre les moyens nécessaires pour qu’il en soit ainsi.

  1. Ferland, Cours d’histoire du Canada, Vol. I, page 159 (édition de 1861).
  2. L’on situe la mine repérée par le chevalier de Troyes et explorée par le chevalier de Tonty, sur la rive du lac Témiscamingue, à la frontière des cantons Duhamel et Guigues. C’est aujourd’hui une mine d’argent, devenue la propriété de M. Donat Goulet, avocat, de Ville-Marie. (Notes historiques sur le Témiscamingue, par Augustin Chénier, 1937).