L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 1

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Les Éditions du Zodiaque (p. 21-31).

Chapitre I

ABITIBI ET TÉMISCAMINGUE,
TERRES DE TRAVAIL INTENSE


Course à l’or et colonisation agricole

L’or, quel attrait magnétique possède donc ce simple monosyllabe ?

Perdu dans la brousse des brulés, où le pourpre, le rose et le mauve des épilobes et des kalmias s’entremêlent, assoiffé, tourmenté par la nuée des moustiques que le mouvement continu de ses bras ne parvient pas à éloigner, un aventurier découvre un bloc de quartz enfoui sous une souche qui pourrit, ou surgi du sol comme un furoncle. Il le frappe de son pic, en fait partir des éclats. Il n’en peut croire ses yeux : De l’or !

Ces mots qu’il a murmurés, qu’il répète presque religieusement, pour lui seul, dans la solitude de la sauvagerie, voilà que l’écho les répercute tout de suite, très au loin, même au delà des mers. La renommée aux cent voix semble pressée de se mettre au service du métal précieux, de cette représentation déjà plus qu’en puissance de la richesse. Du levant et du couchant, du midi et du septentrion partent des troupes d’autres assoiffés, les assoiffés de l’or. Qu’importe les distances, les peines, les fatigues, la faim, la soif, la vraie soif, celle qui met la gorge en feu, torture et parfois rend fou, la chaleur accablante, le froid qui pince et qui mord ? La soif plus ardente des richesses fait oublier tout cela.

L’or. Ce mot scintille à leur horizon, comme une étoile polaire.

Contre la brousse, contre la forêt vierge, souvent plus traîtresse que l’onde, l’homme, ce nain dont la cupidité peut faire un géant, entreprend la lutte. Il affronte et vainc les difficultés, franchit les obstacles que la nature lui oppose sans cesse.

Et comme du soir au matin, naissent et grandissent les villes de l’or.

Hier, c’était Rouyn, Noranda, Duparquet, dans le Témiscamingue ; aujourd’hui c’est Val d’Or, Bourlamaque, Sullivan, Malartic, O’Brien, au pays voisin de l’Abitibi.

Depuis les découvertes de la Californie et du Klondyke, à la fin du siècle dernier, celles du Nord ontarien, Cobalt, Timmins, Kirkland Lake, quelques années plus tard, l’Amérique n’avait pas vu pareille course au métal précieux. Elle ne fait, paraît-il, que commencer ; déjà elle a transformé la physionomie des deux régions qui forment le Nord-Ouest de la province de Québec : le Témiscamingue, aux sources abondantes de la rivière des Outaouais, où poussent les dernières forêts de bois francs ; l’Abitibi, aux sources des eaux qui coulent vers la mer d’Hudson, pays de l’épinette noire mais aussi et surtout pays du précambrien, où ce vieux roc se révèle partout, passe à travers son manteau d’argile compacte ou de muskeg spongieux et humide.

Ces deux régions, Abitibi et Témiscamingue, grandes à elles tout seules comme une province dans la province, sont devenues des terres de travail, de travail intense. La colonisation agricole les avait déjà pénétrées mais timidement. Les pionniers du Témiscamingue sont de 1885 et leurs premières cabanes remplaçaient alors des wigwams d’Algonquins autour d’un poste de traite de l’Honorable Compagnie de l’Hudson’s Bay ; les pionniers de l’Abitibi ne sont que de 1910. Depuis une douzaine d’années, l’exploitation minière a donné un regain de vie à la colonisation tout en marchant elle-même à grandes enjambées.

Celui qui visite maintenant pour la première fois ces régions constate qu’elles ne connaissent pas comme celles du vieux Québec le chômage et les misères qui s’ensuivent. Il voit que l’activité est partout trépidante, que des routes se percent en forêt, que la forêt recule devant l’armée des défricheurs, que des industries nouvelles ont surgi et continuent de surgir, qu’il s’opère partout comme un phénomène de peuplement. Mais les termes lui manquent pour faire des comparaisons. Il lui apparaît tout naturel que l’homme cherche ainsi à tirer parti des ressources que lui offre un pays neuf et très riche. Il ne sait pas ou ne sait que par ouï-dire, sans s’arrêter à y penser, qu’hier encore, dans la plupart de ces mêmes endroits, c’était l’inactivité, souvent la sauvagerie désertique.

La transformation est naturellement plus et mieux apparente aux yeux de celui qui a déjà connu ces parages, qui y retourne maintenant après quelques années.

Une randonnée journalistique de plusieurs semaines m’y a conduit, au cours de l’été de 1937. Je n’y étais pas allé depuis trois ans ; mes visites antérieures remontaient à 1926, alors que Rouyn venait de se fonder, ville dont une partie de la population vivait encore sous la tente, que Noranda n’existait pas ; à 1924, alors que de Rouyn, il n’était pas plus question que de Noranda.

Aujourd’hui, ces villes jumelles ont une population de plus de 15 000 habitants ; de jour en jour, elles grandissent, prennent de la taille. Des villes de même genre se sont établies et s’établissent encore dans le voisinage immédiat ; leur multiplication est en proportion de celle des chevalements au-dessus des puits de mines, de la multiplication des usines.

Au pays abitibien, depuis 1934, le phénomène de transformation se poursuit avec une particulière intensité. On remarque d’autant plus la poussée minière de ce côté qu’elle est un fait tout nouveau. Dans le voisinage de Rouyn c’est déjà de l’histoire ancienne d’une douzaine d’années.

L’Abitibi voit maintenant la mobilisation générale des défricheurs du sol et du sous-sol. L’homme ne s’en tient plus à attaquer la forêt à l’aide de la hache et de la sciotte, outils primitifs, mais il y défriche promptement des chemins de pénétration avec des mécaniques puissantes, des sortes de tanks, imités des tanks de la guerre, mais faits pour faucher, non pas des hommes, mais des arbres, pour niveler vraiment les routes de la civilisation.

LES CHERCHEURS DE L’OR

C’est que le défricheur du sol n’est pas seul à vouloir s’emparer du pays abitibien. Les chercheurs de l’or y sont rendus par milliers, par dizaines de mille, tous pris par la fièvre, la frénésie de la richesse. Sur leurs traces, des villages et des villes surgissent du soir au matin. Après Val d’Or, ville déjà vieille de deux ans, c’est Bourlamaque et c’est Malartic, c’est la ville de Sullivan, c’est la ville d’O’Brien, avec leurs banlieues invraisemblables, tout de suite densément peuplées. Dans ces banlieues, existent des peuplements de mineurs, de prospecteurs, de géologues et d’ingénieurs, de chimistes logeant leurs laboratoires sous la tente, de marchands et d’entrepreneurs, de gens honnêtes et de gens louches, de cabaretiers hors la loi et de restaurants grecs et chinois, de prostituées aussi et partant de souteneurs. C’est la débauche qui, malheureusement, manque le moins dans ce nouveau pays de l’or.

Un magma attire l’autre à ce qu’il semble. Le magma humain qui bouillonne ici, le long des deux grandes routes qui vont de Senneterre vers Rouyn et vers Mont-Laurier, le long des routes tributaires de ces deux-là, ce magma, dans lequel entrent des éléments des races de toutes les couleurs, paraît aussi inextricable que le magma géologique des âges anciens.

Celui-ci a pourtant produit, en se refroidissant, des filons d’or natif dans le quartz pur. Le magma humain, comme l’autre, finira sans doute par se tasser et se refroidir. Val d’Or, la métropole de deux ans, n’est-elle pas assagie déjà ? L’urbanisme n’a pas encore ordonné ses rues défoncées, mis chaque chose à sa place dans ce ménage urbain et tout neuf. Les Valdoriens véritables, — plus de sept mille, une année seulement après la fondation de la ville — immigrés de tous les coins de la province et d’ailleurs mais qui ne sont pas à Val d’Or simplement de passage, ayant foi en leur ville nouvelle, sont jaloux de sa réputation.

Ils n’ont pas tardé à se donner un corps de police. De même dans les villes organisées par les soins de quelques compagnies minières, comme Malartic, Bourlamaque, Sullivan, O’Brien. Ce sont les banlieues, aux populations sans cesse grossissantes de squatters, qui donnent momentanément des inquiétudes.

UN CONTRASTE

Pourtant, à part les exploiteurs et les exploiteuses du vice, tout ce monde travaille dur, d’arrache-pied, travaille à la course. Le contraste est frappant de l’Abitibi minier et de l’Abitibi de la colonisation, grouillant de vie lui aussi mais tout de même moins vite que l’autre. Ce qui se comprend assez. Le mineur pense que l’or est à 35 $ l’once et qu’il ne restera peut-être pas à ce prix. Il convient d’arracher au sous-sol abitibien, le plus tôt possible, tout ce qu’il recèle d’un métal que les poètes seuls, et encore dans leurs écrits, tiennent pour vil. Le défricheur du sol n’a pas à se presser tant : il fait œuvre permanente.

En Abitibi, dans le champ de la colonisation, c’est la marche un peu lente mais constante et sûre ; dans le champ minier, c’est la course enfiévrée. Dans l’un et l’autre champs, c’est l’homme au travail. L’Abitibi, autant que le Témiscamingue, est à l’heure qu’il est terre de travail fécond.

POSTE D’OBSERVATION ET DE COMPARAISON

Une après-midi de juillet, la fenêtre de ma chambrette, dans la maison où j’étais l’hôte de la compagnie Sullivan Gold Mine, m’a servi de poste d’observation et de comparaison. Il y a trois ans, en août 1934, j’étais venu à ce même endroit. Le voyage d’Amos, en canot automobile, nous avait pris plusieurs heures, en remontant l’Harricana, à travers un pays à peu près désert.

La mine Sullivan venait de creuser son premier puits en pleine sauvagerie, sur une pointe boisée du lac de Montigny. Elle n’avait connue voisines que la mine Siscœ, sur son île, à deux milles au large dans le lac, la mine Shawkey, qui portait encore son premier nom, Martin, la mine Gale, la mine Greene-Stabell — devenue la Jacola — qu’il fallait repérer, un mille plus loin, à travers la forêt des épinettes noires et les nuées de maringouins. Aujourd’hui, les bords du lac sont partout garnis de chevalements miniers. Entre le quai de Sullivan et l’île de Siscœ, une flottille de canots-taxis s’affairent constamment. Un bateau arrive d’Amos et une équipe de débardeurs se précipite pour le décharger. Une troupe de manœuvres tire des plans pour hisser sur un camion d’énormes réservoirs en acier qui serviront à quelques postes d’essence de Val d’Or. Des ouvriers réparent une automobile en panne. Des taxis sont en enfilade sur le quai, presque aussi nombreux qu’aux abords de la gare Windsor, à Montréal. Des chalands assoiffés — il fait 90 à l’ombre — se succèdent sans interruption aux comptoirs de deux estaminets dont les affiches vantent un breuvage ; un commerce du même genre se pratique sans désemparer à bord d’une dizaine de barges solidement attachées au rivage, dont les propriétaires, squatters à leur façon, squatters nautiques, s’évitent ainsi l’achat d’un emplacement dans le village. La route, en contre-bas de la falaise où se trouve mon poste, est celle d’Amos à Val d’Or et au delà. Les autos y processionnent à grande allure, malgré les embûches d’une « gravelle » fraîchement posée. En moins d’un quart d’heure, six hydroplanes stoppent et repartent, débarquant et prenant chaque fois des passagers. Le quai flottant se trouve tout près et le service est régulier et fréquent vers Amos, Rouyn, le lac Blouin, et même la ville ontarienne de Kirkland Lake. L’avion de Montréal est quotidien de même que celui de Toronto. Le voyage de Montréal prend trois heures à peine.

LE BÂTIMENT VA

Mon champ d’observation s’étend à plusieurs milles le long du littoral du lac de Montigny. Au delà du village en construction de Sullivan, au fond d’une baie dont les eaux sont couvertes de billes, une scierie fraîchement établie fabrique les planches que lui réclame les bâtiments. Le bâtiment va tellement ici que c’est à se demander si la scierie peut suffire à sa demande. C’est non seulement le village de Sullivan qui se construit une hôtellerie et des maisons, qui se construira bientôt une église et un presbytère, mais tous les villages de la région avoisinante en font autant. Le lotissement des villages et des villes n’est pas encore fait — des arpenteurs sont justement à travailler dans les futures rues de Sullivan, des abatis pas encore essouchés — que les emplacements sont vendus à bon prix.

Dans un vacarme d’enfer, des sondeuses mécaniques s’attaquent aux affleurements de surface, tantôt pour fins de voirie, tantôt pour fins minières. Au sous-sol, même travail sans doute mais le bruit est épargné à ceux qui ne descendent pas dans la mine. La commotion de la dynamite se fait pourtant sentir en surface. La terre vient de trembler. C’était l’heure du dynamitage dans la profondeur des galeries. Une équipe de mineurs en est sortie à l’instant. Une autre la remplacera bientôt.

Autre bruit, auquel on ne s’habitue pas facilement, car autour d’un puits de mine il est comme qui dirait perpétuel, n’ayant de cesse ni le jour ni la nuit : celui du déchargement des chariots qui apportent au terri et à la halde tantôt la roche et tantôt le minerai.

Le village de Sullivan est né d’hier. À dix lieues à la ronde, des milliers d’hommes travaillent jour et nuit, s’activent à d’innombrables tâches. Il y a trois ans, c’était partout, autour d’ici, la forêt dense, presque vierge.