L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 11

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Les Éditions du Zodiaque (p. 102-109).

Chapitre XI

UN ENDROIT DE PASSAGE,
LA RIVIÈRE PICHÉ


Village où des « squatters » ont organisé toute une
série d’établissements malfamés et clandestins
— L’exploitation des loisirs d’une population
en pays neuf.

En sortant de Val d’Or, dans la direction sud, après avoir franchi Bourlamaque, l’on rentre dans la brousse. La route, à peine essouchée, continue d’être cahoteuse ainsi qu’elle l’était depuis Amos. Des deux côtés, une désolation de brûlés, habitat — au mois de juillet du moins — de brûlots, de mouches noires et de maringouins. Le rouge et le mauve des fleurs d’épilobe, le rose du Kalmia tranchent sur la grisaille des épinettes calcinées.

Cinq milles plus loin, la route d’Amos a rejoint la route nouvelle qui se construit de Senneterre vers Rouyn. Cette dernière a ceci de particulier que le moindre cahot — s’il peut être ici question de moindre cahot — prend des allures de fondrière. Au vrai, la route nouvelle est déjà toute jonchée de carcasses d’automobiles qui ont connu leurs dernières pannes. En pareille voie, il n’y a pas d’A. O. A. qui voudrait se risquer au sauvetage des voitures. Une panne d’importance en est une dont l’automobile ne revient pas souvent.

À la croisée des deux routes en question, en tout cas pas loin de là, nouvelle agglomération humaine, d’établissement tout récent : la route ne vient-elle pas de s’ouvrir ? Il lui faut franchir un cours d’eau, une sorte d’étroit qui se trouve à séparer en même temps qu’à unir les lacs de Montigny et Lemoine. Un pont se construit déjà. Il sera réservé au chemin de fer, au nouvel embranchement du Canadien National (Senneterre-Rouyn, par Val d’Or). Il n’a pas été, paraît-il, possible de s’entendre pour y ménager une passerelle qui servirait à la circulation automobile. Un deuxième pont deviendra donc nécessaire. Pour l’heure, le passage se pratique au moyen d’un bac et comme la circulation est déjà dense — un service d’autobus vient même d’être organisé par là, — le passeur aura bientôt fait fortune.

Sur les berges de l’étroit, à l’endroit du bac, principalement du côté est, des villages achèvent de s’établir, des villages jumeaux, comme sont jumelles les villes de Bude et de Pest, de Saint-Paul et de Minneapolis, de Québec et de Lévis. Une petite rivière se jette pas loin de là dans le lac Lemoine, la rivière Piché ; le nom de celui-ci a été donné à la nouvelle agglomération. D’aucuns ont imaginé une autre désignation : Rivière-Thompson. On ne voit pas à quoi cela peut rimer.

Le village de la rivière Piché, composé surtout d’hôtelleries de fortune, de pensions louches, de salles de danse, de jardins de bière, s’est construit clandestinement sur les terres du domaine public, du domaine de la Couronne, ainsi que disent les avocats.

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C’est un endroit de passage pourtant, rien de plus. La construction du pont du Canadien National, tout à côté, justifie la présence d’une centaine d’ouvriers. Ceux-ci sont assurés du logement ordinaire en pareil cas : dans un camp établi par la compagnie. Quelques mines, la Gale[1] et la Shawkey, se trouvent aussi dans le voisinage, mais chacune a son petit village. La Rivière-Piché n’existe que pour attirer les gens de toute la région et qui sont autrement dépourvus de moyens de récréation. Quotidiennement, de cinq ou six heures de l’après-midi jusqu’à cinq heures du matin, le dimanche toute la journée, la Rivière-Piché reçoit des contingents de visiteurs qui viennent de cinq, dix et quinze milles à la ronde, de Val d’Or, de Malartic et même d’O’Brien. Les uns voyagent en automobiles, d’autres en canots, en kickers, en bateaux-taxis. Les nautonniers sont innombrables et leur industrie ne chôme pas.

La Rivière-Piché, c’est l’exploitation trop souvent écœurante des loisirs d’une population venue en pays neuf. Le site du village est enchanteur. On y a vue sur les deux lacs, de belle étendue, Lemoine et Piché. Le voisinage est encore assez densément boisé. Pour peu qu’on y eût pensé et pourvu, il eût été possible d’établir là une villégiature charmante. On y trouve présentement le débraillé de certaines plages populaires autour des grandes villes, avec en plus une note canaille, qui paraît d’autant plus canaille, infâme et laide qu’elle se présente en pleine nature. Les scènes de beuverie, de racolage public, de violence même sont choses non seulement fréquentes, mais coutumières en ce lieu. C’est le quartier malfamé, opérant au grand jour, comme cela ne se voit plus à Montréal. Les exploiteurs du vice, les entrepreneurs de la prostitution s’en donnent tout à leur aise. Leurs établissements, tout clandestins qu’ils sont, ont envahi sans rencontrer le moindre inconvénient, le moindre embarras, les terres du domaine public, les occupent, les font servir à leurs fins.

La Rivière-Piché s’est établie à la faveur de la confusion qu’ont occasionnée dans le pays de Québec les élections provinciales de 1935 et de 1936. Pareil état de choses ne s’éternisera sans doute pas. S’il est des squatters qui ne méritent aucune considération, ce sont bien ceux qui s’emparent d’une partie du domaine public pour organiser et exploiter la corruption sous toutes ses formes. Quelques descentes de police, une surveillance suivie et tout rentrera dans l’ordre. Un ordre relatif, cela va de soi, car dans un pays minier qui s’ouvre, où la course à l’or reste de quotidienne actualité, il est presque normal ne soit pas exactement semblable à ce qu’elle est dans d’autres milieux[2]. Des personnes qui ont vu d’autres courses à l’or, au Klondyke, au Yukon, plus tard dans le nord de l’Ontario et qui ont assisté aux scènes récentes dans la province de Québec, disent que ces dernières, comme précipitation, comme bousculade, n’ont pas eu leurs pareilles. Cela se comprend étant donné les moyens de communication et de transport qui existent maintenant et dont, pour certains, il n’était même pas question lors de l’établissement de centres miniers pourtant aussi nouveaux que Timmins ou Kirkland Lake. L’Abitibi minier d’aujourd’hui utilise par exemple couramment l’avion et pas toujours pour des fins légitimes.

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En maints autres endroits, l’occupation des terrains n’est pas plus régulière, les mêmes abus, les mêmes exploitations se pratiquent, mais il s’agit de villages où l’exploitation et les abus, la corruption ne sont pourtant pas le fait de la majorité des gens. À proximité de la mine O’Brien, par exemple, des « squatters » ont depuis longtemps envahi la propriété de la Valco Gold Mine. Il en résulte pour celle-ci d’innombrables embarras. Elle peut difficilement intervenir toutefois, car les droits de surface ne lui appartiennent pas. La concession qu’elle détient ne vaut que pour le sous-sol. De plus, la compagnie eût-elle eu le droit d’intervenir, elle eût d’abord trouvé délicat de le faire. Les premiers « squatters » étaient de braves gens qui cherchaient simplement un coin où jeter leurs tentes, où construire une modeste cabane. Par la suite, d’autres sont venus, des gens bien moins recommandables, qui font malheureusement partager leur pitoyable réputation à tout le reste de la communauté.

À cet endroit encore, il y avait une source d’eau limpide. Au pays abitibien, où l’eau potable est rare avant que l’on ait eu le temps de creuser des puits assez profonds, une source de belle et bonne eau est une richesse véritable. Celle de ce village établi sur le territoire de la compagnie Valco, — le Petit-Canada, comme on le désigne, — est maintenant polluée. Dans ce village, établi sans ordre, chaque maison déverse ses égouts dans les eaux de la source en question.

Les villes fermées, appartenant à des compagnies, ont certes leurs inconvénients, souvent graves. Des villes et des villages organisés à la diable au gré et selon la fantaisie de chacun, ne sont pas sans présenter les leurs, qui sont graves également.

  1. Le gouvernement de Québec, au début de 1938, a acheté la mine Gale, pour y établir une mine-école.
  2. À l’automne de 1937, les autorités provinciales sont en fait intervenues, non seulement à la Rivière-Piché mais en plusieurs autres endroits du même genre ; à la session suivante, (1938), la Législature a adopté une loi qui permet au ministre des Mines de surveiller et de contrôler sévèrement l’établissement des villes et des villages nouveaux.