L’Absent (Edgeworth)/11

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(tome 2p. 208-236).



CHAPITRE XI.


La bouilloire était au feu, tout l’appareil du thé était préparé ; car la bonne femme, qui avait pensé que son hôte voudrait avoir du thé à son déjeûner, avait envoyé chercher à Clonbrony une once de thé, un quarteron de sucre et du pain blanc ; et il y avait sur la petite table, de bonne crème, du lait, du beurre et des œufs ; tout promettait un excellent déjeuner. La matinée était fraîche, et sur l’âtre, bien balayé, il y avait un bon feu. La vieille était assise au coin de la cheminée, derrière un petit mur, blanchi, et construit dans la chambre, pour garantir les gens assis près de la cheminée du vent de la porte. Il y avait dans ce mur, à hauteur de tête d’une personne assise, une de ces petites ouvertures qu’on nomme vagistas. Les rayons du soleil levant pénétraient à travers cette ouverture, et portaient sur le visage de la vieille qui tricotait ; lord Colambre admira sa physionomie. Jamais il n’en avait vu de plus belle ; des yeux spirituels, un sourire de bienveillance, une expression naturelle de gaîté, comprimée par l’âge et le malheur.

— « Bonjour mon bon monsieur ! j’espère que vous avez bien passé la nuit ? nous avons une belle matinée pour ce jour de fête ; ma petite Grâce a été aux prières du matin, il faudra donc que votre Honneur se contente d’une vieille femme pour lui faire le thé ; et si vous prenez du stirabout, je m’engage à le faire à votre goût ; car, par bonheur, j’ai tout ce qu’il faut pour cela : le meûnier, la dernière fois que Grâce a été au moulin, lui a fait cadeau d’un peu de belle farine. »

Lord Colambre fit la remarque que ce meûnier avait bon goût, et en prit occasion de louer la beauté de Grâce. La vieille sourit, mais elle changea de conversation.

« Voyez, » dit-elle, en regardant par la fenêtre, « n’est-ce pas là un joli jardin que mon garçon a fait, pour elle et pour moi, à ses heures de déjeûner et de dîner ? Ah ! c’est un brave garçon et un bon travailleur ; et le bon fils mérite une bonne femme, et c’est lui qui fera un bon mari ; et, de tout mon cœur, c’est lui, et pas d’autre, qui aura Grâce, et Grâce sera aussi à lui de tout son cœur. Et je leur dis de prendre courage, et d’espérer que tout ira bien ; car à quoi bon craindre le mal avant qu’il arrive ? »

Lord Colambre désira savoir quel était le mal qu’ils appréhendaient.

« S’il n’y a pas d’indiscrétion, de la part d’un étranger, à vous le demander, et si de me le dire ne vous chagrine pas ? »

— « Oh ! ce n’est pas une indiscrétion de votre part ; c’est une bonté, et on n’est jamais étranger pour les gens dont on plaint la peine ; et, quant à moi, je sais parler de mes embarras sans m’en chagriner. Je vais donc vous dire tout, et le pis du pire, s’il faut qu’il arrive ; et c’est qu’il faut que nous quittions ce bon petit endroit, et la maison, et la ferme et tout, et que nous l’abandonnions à l’agent. Ce qui serait pourtant bien dur pour nous, et pour moi qui suis veuve, après que mon mari a fait tant de bien à la terre. Et si votre Honneur s’y entendait, vous pourriez voir, en sortant un moment, tout ce qu’il a fait : il a bâti cette maison, il a tout créé ; mais il a plu au ciel de l’appeler. Soit ; il était trop bon pour ce monde, et je m’y résigne. Je ne me plains pas ; j’ai bonne confiance que nous nous retrouverons dans le ciel, et que nous y serons heureux. En attendant, j’ai mon garçon qui me rendra aussi heureuse qu’une veuve puisse l’être sur terre, si l’agent ne l’en empêche pas. Et je ne puis croire que l’agent, quoique tous ceux qui le connaissent l’appellent le vieux Nick, soit assez méchant pour nous prendre ce qu’il ne nous a jamais donné. C’est notre bon seigneur lui-même qui nous a accordé le bail ; le temps est expiré, et voilà la fin de l’année ; mais nous avions une promesse de renouvellement, par écrit, de la main de milord. Que Dieu le bénisse ! s’il n’était pas absent, il serait aussi bon que sa parole, et nous serions en sûreté et heureux. »

« Mais si vous avez une promesse de renouvellement, par écrit, vous êtes en sûreté, que votre seigneur soit absent ou présent, » dit lord Colambre.

— « Ah ! non ; cela fait une grande différence, quand il n’y a personne qui ait l’œil ou la main sur l’agent. Je ne voudrais dire de mal, ni même en penser, de lui ni de personne ; mais quand il serait un ange, il ne saurait savoir les choses, et rendre justice aux tenanciers, demeurant, comme il fait, à Dublin, et ne venant dans le pays qu’aux jours de recette, pour faire raffle, ramasser bien vite la rente, et retourner en ville : il reste tout juste le temps de compter notre argent et de nous donner un reçu, — Bien heureux même quand nous pouvons l’avoir ! mais il n’a pas le temps de nous voir et de nous entendre, d’examiner les améliorations, ou d’écouter nos plaintes. Oh ! c’est sûrement une bonne excuse pour lui, si cela pouvait nous consoler, » dit la vieille en souriant.

« Mais s’il ne demeure pas au milieu de vous, n’a-t-il pas un sous-agent dans le pays ? » dit lord Colambre.

— « Il y en a un. »

— « Celui-là doit connaître vos affaires ; s’en occupe-t-il ? »

— « Il doit les connaître ; mais quant à s’en occuper, votre Honneur sait bien que chacun en ce monde doit s’occuper des siennes, et ce monde n’en vaudrait même que mieux si cela était toujours ainsi. Il y a en tout bien des choses qu’on ne voit pas d’abord. M. Denis voulait que Grâce fût la femme de son inspecteur ; mais Grâce ne l’a pas voulu. Et M. Denis, lui-même, lui faisait les yeux doux ; mais Grâce est fière, peut-être un peu trop, et il a une dent contre nous depuis lors. Mais cependant, » ajouta-t-elle, après un moment de silence, « je crois, comme vous dites, que nous sommes en sûreté ; car nous avons cette note au crayon, au dos du bail, et écrite de la main de mon bon seigneur, au moment où il montait en voiture pour partir tout-à-fait ; et je n’oublierai jamais le sourire de celle qui nous valut cette bonne fortune, miss Grâce. — Précisément quand elle partait pour l’Angleterre, pour Londres, si jeune, songer à s’arrêter et à s’occuper de moi ! ah ! si vous pouviez la voir et la connaître comme je la connaissais ! C’était l’ange consolateur sur la terre, son air, sa voix, son cœur, tout ! plût à Dieu qu’elle fût ici en ce moment ! Mais ne vous êtes-vous pas échaudé ? » dit la veuve à lord Colambre ; « sûrement vous vous êtes brûlé : vous avez versé de l’eau de la bouilloire sur votre main, et elle est bien chaude ! Ah ! c’est pitié de songer qu’un si jeune homme a la main aussi tremblante qu’une vieille femme comme moi ! »

Heureusement, pour l’empêcher de continuer ses observations sur le visage de lord Colambre aussi bien que sur sa main, et d’y découvrir plus de choses que lord Colambre n’en voulait laisser voir, Grâce entra en cet instant.

« Soyez tranquille, chère mère, voilà le bail ! » dit Grâce en jetant un paquet sur les genoux de la veuve. La bonne femme leva les mains au ciel, en tenant le bail. « Dieu soit loué ! » dit-elle. Grâce se jeta sur le premier siége qu’elle rencontra ; elle était rouge et essoufflée, et elle détacha les cordons de son bonnet et de sa mante. « Ah ! que je suis lasse ! » dit-elle ; mais revenant à elle, et se levant, elle salua l’étranger.

« Qu’est-ce qui vous a si fort fatiguée, ma chère ? »

— « Comment donc ! après la prière, nous avons eu à courir, je vous assure ; car l’agent n’y était pas. Nous avons été chez lui, il n’y était pas non plus ; il nous a fallu monter jusqu’au château, et là, par bonheur, nous avons trouvé M. Nick Garraghty, qui est arrivé de Dublin, et qui avait le bail à la main. Il l’a cacheté, comme vous le voyez, et me l’a remis fort poliment. Je ne l’ai jamais vu si bon, quoiqu’il m’ait offert un verre de liqueur ; ce qui n’était pas trop décent, vis-à-vis d’une jeune femme, le matin, comme Bryan me l’a fait remarquer depuis. Bryan n’a pas voulu en boire non plus, car il n’en boit jamais. Nous avons rencontré M. Denis et l’inspecteur, en revenant à la maison, et il dit qu’il faut payer la rente demain, sans quoi, au lieu de renouveler le bail, il saisira tout et le fera vendre. Ma chère mère, je serais tombée en chemin, à force de marcher, si je n’avais eu, le bras de Bryan. »

— « Je m’étonne de vous voir si faible, vous qui étiez si forte, mon enfant : d’où vient cela ? »

— « Mais si nous pouvions vendre la vache, même à bas prix, à M. Denis, qui en a grande envie, ne ferions-nous pas bien, ma chère mère ? Avec cela et ma laine filée, que mistriss Garraghty m’a dit qu’elle prendrait, nous compléterons la rente, et Bryan n’aura plus que faire de nous parler d’Amérique. Mais il faut payer en guinées d’or ; l’agent ne recevra la rente d’aucune autre façon, et vous n’aurez pas une guinée à moins de cinq schellings. Mais c’est égal ; je puis vendre ma robe neuve à quelqu’un qui en a envie, et cela paiera le change pour de l’or. Et même, si cela ne suffit pas, j’ajouterai cette mante ; elle est belle : j’ai une amie qui sera bien aise de l’acheter, et je m’en passerai bien. Je me passerais de tout plutôt que de le voir forcé à nous parler encore d’émigrer, ou, ce qui serait encore pis, de s’enrôler pour nous sauver de la geôle, et d’aller lui-même à l’hôpital, ou peut-être au tombeau, ma mère ! »

— « Mon enfant ! voilà ce qui vous rend faible. Ne vous tourmentez pas de cette façon. Voilà le bail, et cela doit nous donner du courage ; les soldats partiront de Clonbrony demain matin, et de ce côté vous n’aurez plus peur. Quant à partir pour l’Amérique, cela est bon pour parler. Je ne le lui permettrai pas, et il est obéissant. Je vendrais mon buffet et mon lit, plutôt que de vous laisser vendre rien de ce qui vous appartient, ma chère. Promettez-moi que vous ne vendrez rien. Mais pourquoi Bryan n’est-il pas venu jusqu’ici avec vous, Grâce ? »

« Il m’aurait accompagnée jusqu’à la maison, » dit Grâce, « s’il n’avait été à la montagne chercher des pierres pour ce monsieur ; car il y a songé ce matin, quoique j’aie honte de dire que je n’y ai pas songé, même en entrant ici ; car je ne vous aurais pas dit ce que je vous ai dit, si j’avais pensé que ce monsieur était là. Tenez, voilà Bryan, ma mère. »

Bryan entra, ayant fort chaud et haletant, avec son chapeau plein de pierres. « Bonjour à votre Honneur ; j’étais couché hier au soir, et je suis fâché qu’on ne m’ait pas éveillé pour vous servir. Larry nous a dit ce matin que vous étiez du pays de Galles, et que vous cherchiez des mines en Irlande. Et j’ai ouï dire qu’il y en avait une dans notre montagne : peut-être vous serez curieux de la voir ; et je vous porte les meilleurs échantillons que j’aie pu trouver, car je ne m’y connais pas. »

« Ni moi, » dit en lui-même lord Colambre ; mais il remercia le jeune homme, et résolut de tirer parti de la méprise de Larry. Il examina les pierres fort gravement, en disant qu’elles promettaient, et en prononçant, au hasard, tous les mots dont il put se souvenir, de pierre calaminaire, de shiste, etc.

« C’est le bail ! n’est-ce pas, » s’écria le jeune homme, les yeux brillans de joie, quand sa mère lui présenta le paquet. « Nous voilà bien ! et lui est un honnête homme ; j’ai honte de l’avoir soupçonné de nous vouloir du mal. Prêtez-moi ce papier. »

Il rompit le cachet et défit l’enveloppe. « C’est bien le bail, et j’avais grand tort ! — Mais attendez un peu ; où est la note ? — « Elle y est sûrement, » dit la mère, « écrite avec le crayon de milord — Je ne sais pas lire — Grâce, ma chère, regardez-y. »

Le jeune homme remit le bail à Grâce, et demeura muet.

« Elle n’y est pas ! elle est effacée ! il n’y en a pas trace ! »

« Bonté divine ! cela ne se peut pas, » dit la vieille en mettant ses lunettes — « Montrez-moi ; je me rappelle bien l’endroit. »

« Elle est effacée — tout-à-fait ! oh ! que j’ai été sotte ! mais qui aurait pu croire qu’il fût aussi coquin ? »

Le jeune homme paraissait ne plus rien voir, ne plus rien entendre ; il était absorbé dans ses pensées.

Grâce, les yeux fixés sur lui, devint pâle comme la mort. « Il partira ! il est parti ! »

« Elle s’évanouit ! » s’écria lord Colambre ; et la mère la reçut dans ses bras, au moment où elle tombait.

« La chaise est prête, si votre Honneur veut partir, » dit Larry en entrant. « Dieu ait pitié de moi ! qu’est-ce que je vois ? »

« De l’air ! elle revient, » dit le jeune homme ; « buvez une goutte d’eau, ma chère Grâce. »

« Jeune homme, je vous promets » dit lord Colambre, (en prenant un ton de maître, et en frappant sur l’épaule du jeune homme qui était à genoux aux pieds de Grâce ;) mais se contenant, il poursuivit d’un ton plus calme : « je vous promets que je n’oublierai jamais l’hospitalité que j’ai reçue dans cette maison ; je suis fâché d’être obligé de vous quitter, quand vous êtes dans la détresse. »

Après avoir articulé ces mots avec peine, il sortit précipitamment et monta en voiture. « Rentrez chez eux, » dit-il au postillon, « et demandez-leur, en cas que je sois forcé de rester encore un jour ou deux dans le pays, s’ils veulent me permettre de revenir ce soir coucher chez eux. — Restez, attendez un moment — Tenez, donnez cet argent à la bonne femme. »

Le postillon alla et revint.

« Elle ne veut pas absolument ; j’étais sûr qu’elle ne voudrait pas. »

— « Eh bien donc, je lui suis obligé de m’avoir logé une nuit ; je n’ai pas droit d’en espérer davantage. »

— « Qu’est-ce que c’est ! assurément elle m’a dit de vous dire que vous seriez le bien venu, que vous étiez un bon monsieur, et que vous aviez un excellent cœur. Mais voici l’argent ; c’est cela que je vous ai dit qu’elle ne voulait pas. »

— « Je vous remercie. À présent, mon ami Larry, menez-moi à Clonbrony, et n’ouvrez plus la bouche ; car je ne suis pas, en ce moment, d’humeur à faire la conversation. »

Larry fit un signe de tête, monta sur son siège et partit pour Clonbrony. Ce lieu avait, en ce moment, un aspect fort triste. Les maisons qui avaient été mieux bâties que de coutume dans le pays, étaient maintenant dans un état de ruine ; les fenêtres n’avaient plus de vitres, et les toitures étaient fort endommagées. Lord Colambre attribua, en grande partie, le silence qu’il remarquait, à ce que c’était un jour de fête, et que par conséquent les boutiques étaient fermées et tout le monde à l’église. Il descendit à l’auberge qui répondait parfaitement à la description que Larry lui en avait faite. Il n’y vit qu’un valet ivre, qui lui fit entendre de son mieux que sa maîtresse était retenue au lit depuis huit jours, que le valet d’écurie était allé chez la blanchisseuse, et que le cuisinier était à l’église.

Lord Colambre alla à l’église ; il en trouva la porte fermée et à moitié bridée. — Il vit un veau, deux petits cochons et un âne dans le cimetière ; et des petits garçons, tout déguenillés, jouaient à… sur la pierre d’une tombe qu’il reconnut en l’examinant, pour un monument de sa propre famille. — Un des petits garçons dit à lord Colambre qu’il était inutile d’aller à l’églige, qu’il n’y avait pas d’office là ; qu’on ne l’y disait pas depuis un an, parce qu’il n’y avait pas de vicaire ; que quant au ministre, il était toujours absent, depuis que le seigneur n’habitait plus l’endroit, ni lui ni personne de sa famille.

Lord Colambre retourna à l’auberge, où, après avoir attendu long-temps un dîner, il y renonça ; et, dans l’après-midi, il se promena encore par la ville. Il trouva des cabarets à bierre, ouverts, et pleins de gens qui paraissaient fort affairés, et qui étaient très-bruyans. Il remarqua que cette agitation provenait d’une affiche annonçant que différentes fermes du domaine de Clonbrony allaient être adjugées par M. Nicholas Garraghty. Il ne put s’empêcher de sourire, en se trouvant incognito témoin et confident de différentes manœuvres, pour déjouer les agens et frauder le propriétaire. Mais tout à coup la scène changea ; un petit garçon accourut en criant : « Saint-Denis, à cheval, descend la côte et va entrer en ville, et si vous n’avez pas de licence, prenez garde à vous, Brannagan. »

Brannagan arracha à l’instant à un de ses hôtes, un verre de whiskey qu’il n’avait pas encore porté à ses lèvres. Celui-ci, fort mécontent ; se récria ; mais Brannagan, sans l’écouter, remit à sa femme le verre et la bouteille qu’il avait en main ; la femme avala la liqueur et courut cacher la bouteille et le verre, tandis que les assistant riaient, en disant : « c’est bien pensé, Peggy ! »

« Sortez tous par la porte de derrière, pour l’amour de Dieu, et si vous ne voulez pas me ruiner, » dit le maître de la maison, en dressant une échelle dans un coin de la boutique, « Philippe, hisse-moi vite le barril au grenier, » ajouta-t-il en grimpant à l’échelle, « et qu’un de vous monte au haut de la rue, et avertisse Rose Mr Givney, car elle en vend aussi.

Le barril fut hissé, l’échelle enlevée, tout le monde congédié ; on ferma les volets, on mit les barres à la porte, on nettoya le comptoir.

« Prenez vos pierres, monsieur, s’il vous plaît, » dit la femme en frottant le comptoir, « et ne dites rien de ce que vous avez vu. Si on vous questionne, répondez que vous êtes un étranger, que vous cherchez un logement, ou que vous attendez M. Denis. Il n’y a plus d’odeur de whiskey ici, monsieur, n’est-ce pas ? »

Lord Colambre ne put pas lui assurer positivement qu’il n’y en eût plus, mais il dit qu’il espérait qu’elle n’était pas assez forte pour qu’on s’en aperçut.

« Et quand il s’en apercevrait, » dit la femme, « qu’est-ce que cela signifierait ? L’odeur du whiskey peut se trouver partout naturellement, et elle ne peut faire preuve contre personne.

« Maintenant Saint-Denis peut venir tant qu’il voudra, ou le vieux Nick lui-même. » Elle attacha un mouchoir bleu sur sa tête, et feignit un grand mal aux dents.

Lord Colambre se retourna, pour parler au maître de la maison.

« Il est au lit tranquillement, » dit sa femme. »

— « Au lit ! et depuis quand ?

— « Pendant que vous regardiez de ce côté-ci, et que je mettais ce mouchoir sur mon visage dans cette chambre : voyez, il est bien couché. »

Et il était en effet dans son lit, et bien enveloppé de ses couvertures.

On frappa fortement à la porte.

« C’est Saint-Denis lui-même ! — Attendez que j’ôte les barres de la porte, » dit la femme ; et, faisant beaucoup de difficultés, elle le laissa entrer, en se lamentant et en disant :

« Nous étions tous retirés pour la nuit, monsieur et je souffre beaucoup d’un mal de dents ; cet étranger que nous logeons, allait manger un œuf avant de se mettre au lit ; mon mari y est, et dort depuis long-temps. »

Avec un air magistral, mais cependant comme un homme fort attrapé, M. Denis Garraghty entra, regarda dans la chambre, vit le bon homme de la maison dormant, l’entendit ronfler ; puis il revint, et demanda à lord Colambre qui il était, et ce qu’il faisait là.

Notre héros dit qu’il était Anglais et voyageur ; et devenu plus hardi depuis qu’il se trouvait géologiste, il parla de ses échantillons et de l’espoir qu’il avait conçu de trouver une mine dans les montagnes voisines. Prenant alors autant qu’il lui fut possible, le ton servile et les manières soumises qu’il fallait avoir avec M. Denis, il dit qu’il espérait obtenir protection et encouragement de l’administrateur de ce domaine.

— « Pour l’exploiter, n’est-ce pas ? Fort bien. Mais ne me tourmentez pas là-dessus à présent. Je ne puis, mon ami, vous écouter, j’ai d’autres affaires. »

Et il sortit en se carrant, « Collez-vous à lui et suivez-le par la ville, si vous voulez avoir une réponse, » dit la femme à voix basse. Lord Colambre le suivit, car il voulait voir la fin de cette scène.

« Eh bien, monsieur, pourquoi me suivez-vous comme mon ombre ? » dit Saint-Denis en se tournant brusquement vers lord Colambre.

Milord s’inclina profondément. » J’attends, monsieur, une réponse de vous, quand vous aurez le loisir de me la faire. Ou si vous me le permettez, je me présenterai chez vous demain. »

— « Vous me paraissez un fort honnête garçon ; mais pour exploiter cette mine, je ne sais trop… Nous verrons, si vous l’entreprenez à vos frais. Je crois bien qu’il y a du minérai ici. Vous pouvez venir au château demain matin, et quand mon frère aura fini avec les tenanciers, je lui dirai un mot en votre faveur ; nous en conférerons ensemble, nous verrons ce qu’on peut faire pour vous. Il est trop tard ce soir ; en Irlande personne ne parle d’affaires à un homme comme il faut, après le dîner. Votre serviteur, monsieur, tout le monde vous enseignera le chemin du château demain dans la matinée ; » et, traversant la rue, il joignit de l’autre côté un homme qui paraissait l’y attendre ; il entra avec lui sous une porte et lui remit un sac de guinées. Il demanda alors son cheval qui lui fut amené par un homme à qui lord Colambre avait entendu dire qu’il se mettrait sur les rangs pour les fermages affichés ; un autre, qui avait la même intention, tint respectueusement l’étrier pour Saint-Denis, qui monta à cheval sans faire la moindre attention à eux, piqua des deux, et partit au galop. Il n’avait, en effet, que faire de remercier ces gens-là ; car dès qu’il fut éloigné, ils le maudirent à la façon de leur pays.

« Je voudrais, » dirent-ils chacun de son côté, « que le diable t’emportât et te rompît le cou avant que tu fusses arrivé chez toi, n’était le bail que tu dois me passer demain, et que j’ai bien payé ! »

Lord Colambre suivit la foule dans une maison publique, et là il vit une nouvelle scène.

L’homme à qui Saint-Denis avait remis un sac de guinées, vendait cet or aux tenanciers qui devaient payer la rente le lendemain.

L’agent ne recevait que de l’or. Les mêmes guinées furent achetées et vendues plusieurs fois, et toujours au profit de l’agent ; car à mesure que les uns payaient la rente, les guinées reçues d’eux étaient de nouveau vendues à d’autres qui avaient encore à payer : et les remises se faisaient par des banquiers au propriétaire qui, comme le dit à lord Colambre l’homme qui lui expliquait tout cet agiotage, ne gagnait rien à cela que les malédictions des tenanciers.

Pendant tout ce marchandage de guinées, et les difficultés qui s’élevaient sur la bonté des billets, parmi les pauvres tenanciers qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui étaient à la merci de l’homme au sac, lord Colambre eut tout le temps de respirer l’odeur du tabac et celle du whiskey, et d’entendre sur tous les tons, crier, brailler, se chamailler, menacer, cajoler, en un mot, de voir des malheureux de toutes les espèces.

« Et c’est là, Clonbrony, la ville de mon père ? » dit lord Colambre en lui-même. « Est-ce là l’Irlande ? non, ce n’est pas l’Irlande. Je ne veux point, comme tant d’autres qui abandonnent leur patrie, la calomnier ; je ne commettrai pas l’injustice de juger l’ensemble par une partie défectueuse. Ce que je viens de voir est la peinture de ce que peuvent devenir un domaine et des tenanciers en Irlande, en l’absence du propriétaire, dont le devoir et l’intérêt seraient de demeurer chez lui, et de maintenir la justice par son exemple et son autorité, et qui, au lieu de cela, confie ses pouvoirs à de méchantes gens, qui oppriment ses tenanciers et les ruinent. »

Il faisait beau clair de lune, et lord Colambre rencontra un petit garçon qui lui indiqua un chemin, à travers champs, pour se rendre chez la veuve O’Neil.