L’Absent (Edgeworth)/12

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(tome 2p. 237-279).



CHAPITRE XII.


Tout dormait dans la chaumière quand lord Colambre y arriva, excepté la vieille qui veillait en attendant son hôte, et qui avait fait entrer le chien dans la maison, pour qu’il ne courût pas sur lui à son arrivée. Elle avait fait rôtir un poulet pour lui, et c’était, mais elle ne le lui dit pas, c’était le seul qui lui restât. Tous les autres avaient été envoyés en présent, avec la volaille de redevance, à la femme du sous-agent. Pendant que lord Colambre soupait de bon apétit, car il n’avait pas dîné, la bonne femme prit sur une tablette un porte-feuille qu’elle lui présenta, en disant : « N’est-ce pas votre porte-feuille ? mon garçon Bryan l’a trouvé dans le sillon de pommes de terre, par où vous avez passé, et où, sans doute, vous l’avez laissé tomber. »

« Je vous remercie, » dit lord Colambre, « il y a dedans des billets de banque qui auraient été une grande perte pour moi. »

« Y en a-t-il ? » dit la vieille. « Mon garçon ne l’a pas ouvert, ni moi non plus. »

— « Lord Colambre demanda des nouvelles de Grâce et du jeune homme. »

— « Je vous remercie, Monsieur, de votre bonté ; ils ont le cœur content à présent, et ils dormiront bien cette nuit ; et moi-même j’ai bon espoir pour eux et pour moi, car tout est en bon train maintenant. Après votre départ, Bryan a vu M. Denis lui-même, relativement au bail et à la note écrite au dos. — M. Denis ne l’a pas niée, il a dit seulement qu’il n’en avait jamais eu connaissance. « Mais, quoi qu’il en soit, » a-t-il ajouté, « vous êtes des tenanciers qui faites bien valoir, et je suis sûr que mon frère aura des égards pour vous ; ainsi ce que vous avez à faire est de me mettre en possession demain matin. — Je viendrai pour cela au point du jour, mais pour la forme seulement ; ensuite vous irez au château avec le nouveau bail en main, et, si la rente est payée ainsi que toutes les redevances, on vous signera le nouveau bail ; je vous le promets, foi d’homme d’honneur. » Comme vous savez, Monsieur, il n’y a rien de mieux qu’une pareille promesse. Mon garçon est donc revenu à la maison léger comme une plume, et aussi gai qu’une alouette, pour nous porter ces bonnes nouvelles ; tout ce qu’il craignait, c’est que nous ne pussions pas compléter la rente et ce qu’il fallait pour le change des guinées ; et comme il n’a pas pu être payé de l’ouvrage qu’il a fait, à cause de l’erreur de l’inspecteur sur la taille, j’ai vendu notre vache à un voisin, bien bon marché, je vous assure ; mais la nécessité contraint, comme on dit, et quand on a derrière soi le vieux Nick, » ajouta la vieille en souriant. « Mais je n’ai eu que du papier pour la vache, et il fallait en faire de l’or, autrement l’agent n’en voudrait pas. — Ainsi, j’allais vendre mon buffet, après en avoir tiré les assiettes et autres ustensiles, et mon garçon l’enlevait avec Andy le charpentier, qui était l’acheteur, quand Grâce est entrée tout essoufflée ; je ne conçois pas comment je n’avais pas remarqué qu’elle était absente : « Ma mère, » m’a-t-elle dit, « voilà votre or, n’ôtez pas votre buffet de sa place, » — « et votre robe, et votre mante, où sont-elles, Grâce ? Mais je vous demande pardon, Monsieur, — peut-être cela vous ennuie ? »

Lord Colambre la pria de continuer.

« Qu’avez-vous fait de votre robe et de votre mante, Grâce ? »

— « La mante était trop chaude et trop pesante, et je suis sûre que c’est ce qui est en partie cause que je me suis évanouie ce matin. Quant à la robe, j’en ai une fort jolie ici assurément, et que vous avez filée vous-même, et j’en fais plus de cas que d’aucune robe qui soit jamais sortie de chez le tisserand ; et Bryan dit qu’elle me va mieux que toutes celles qu’il m’a vu porter : que puis-je souhaiter de plus ? »

— « J’avais envie de la gronder d’avoir vendu sa robe à mon insu, mais je n’ai pas pu, et je l’ai embrassée ; et Bryan l’a embrassée aussi, et c’est ce que jamais homme n’avait fait. Elle voulait se fâcher contre lui, mais elle n’a pas pu ; et vous ne le devez pas, lui ai-je dit, car il est déjà votre mari, Grâce, ou autant vaut ; et personne ne peut plus vous séparer, ai-je dit, en joignant leurs mains. Jamais je ne l’ai vue si jolie, et jamais il n’y a eu sur terre un garçon plus heureux que le mien ne l’était en ce moment, ni une mère plus heureuse que moi ; et ils sont tombés à genoux pour me demander ma bénédiction, si peu qu’elle vaille, et je la leur ai donnée de tout mon cœur. C’est au prêtre, leur ai-je dit, qu’il faut aller demander cela demain matin. Bryan m’a montré l’anneau, pour me faire voir que, de son côté, tout était prêt, mais il n’a pu parler. Il ne me parlera donc plus de l’Amérique, m’a dit Grâce tout bas, et son cœur était sur ses lèvres. Mais ses couleurs allaient et venaient, et j’ai eu peur qu’elle ne s’évanouît encore, mais non pas de chagrin ; et je l’ai emmenée. En vérité, si elle n’était pas ma fille, je dirais… Mais elle n’est pas ma propre fille, ainsi je puis le dire, c’est le meilleur cœur et le plus généreux ; elle ne croit jamais pouvoir trop faire ou trop donner pour ceux qu’elle aime ; et pour elle, la moindre chose suffit ; elle a toujours été depuis son enfance douce et de bonne humeur, tenant tout le monde en paix et en joie dans la maison. »

« Précisément comme celle qui porte son nom, » s’écria lord Colambre.

— « Que dit votre Honneur ? »

« N’est-il pas tard ? » dit lord Colambre en s’étendant et bâillant, « j’ai beaucoup marché aujourd’hui. »

La vieille lui alluma sa chandelle, le conduisit à sa petite chambre, et lui souhaita une bonne nuit ; non sans être un peu fâchée contre lui de ce qu’il avait bâillé quand elle chantait les louanges de sa chère Grâce. Elle n’était cependant pas encore sortie de la chambre, que son ressentiment était apaisé, car lord Colambre lui demanda la permission d’assister au mariage des jeunes gens.

Bryan alla de très-bon matin chez le prêtre, pour lui demander quand il voudrait le marier. Et pendant son absence, M. Denis Garraghty vint à la chaumière pour recevoir la rente et prendre possession. La rente était prête, et lui fut comptée en or.

— « Il est inutile que je vous donne un reçu ; car un nouveau bail est un reçu pour solde de tout compte. »

« Fort bien, monsieur, « dit la veuve. « Je n’entends rien à la loi ; vous la connaissez : je ferai tout ce que vous me direz de faire, car vous agissez pour nous comme un ami. Mon fils a fait écrire, hier, par le procureur, les deux copies du nouveau bail ; les voilà, il n’y manque plus que la signature. »

M. Denis dit qu’il fallait les porter au château, et s’adresser à son frère pour cela. « Commencez, » ajouta-t-il, « par me mettre en possession. »

Alors, conformément aux instructions de M. Denis, elle lui remit la clé de la maison, et un petit morceau de la couverture de chaume ; lui, éteignit le feu, et dit que toute créature vivante devait sortir de la maison. « C’est pour la forme seulement, » ajouta-t-il.

« Et faut-il que la personne qui loge chez moi se lève et sorte ? » demanda la vieille.

— « Sans doute — aucune créature vivante ne doit rester dans la maison, ou autrement la prise de possession ne serait pas légale. Mais qui loge chez vous ? »

Quand lord Colambre parut, M. Denis témoigna de la surprise, et dit « Je croyais que vous logiez chez Brannagan ; n’êtes-vous pas l’homme que j’ai vu chez lui ? n’est-ce pas vous qui m’avez parlé de mines d’or ? »

« Non, monsieur, » dit la veuve ; « il n’a jamais logé chez Brannagan. »

— « Oui, monsieur, c’est moi qui vous ai parlé de mines chez Brannagan ; mais je n’ai pas voulu loger chez lui. »

— « Fort bien, peu m’importe de savoir où vous avez voulu loger ; mais il faut, mon ami, sortir à l’instant dé ce logement. »

M. Denis, poussant milord par les épaules, le mit dehors ; la vieille parut surprise et alarmée. Mais M. Denis répéta : « Ce n’est que pour la forme. » Alors il ferma la porte, prit la clé, et la mit dans sa poche. La veuve tendit la main pour la recevoir. « La forme est remplie, monsieur, n’est-il pas vrai ? ayez la bonté de nous laisser rentrer. »

— « Quand le nouveau bail sera signé je vous remettrai en possession ; mais pas avant, car ainsi le veut la loi. Allez-vous-en donc au château, et n’oubliez pas, » ajouta-t-il, avec un petit air malin, « de porter avec vous l’argent pour le droit du sceau, et quelque chose pour acheter des gants ? »

« Ah ! où trouverai-je cela ? » dit la veuve.

« Je l’ai, chère mère, ne vous chagrinez pas, » dit Grâce. « Je l’ai ; j’ai vendu quelque chose dont je pouvais me passer. Ainsi, allons-nous-en vite au château. Bryan nous rejoindra en chemin. »

Ils partirent pour le château de Clonbrony ; lord Colambre les accompagna, Bryan les rejoignit sur le chemin. « Le père Tom est prêt, ma chère mère ; amenez-la, et il nous mariera. Je ne serai pas tranquille tant qu’elle ne sera pas à moi. Dieu sait ce qui peut arriver. »

« Qui le sait ? cela est vrai, » dit la veuve.

« Il vaut mieux aller d’abord au château, » dit Grâce.

« Et faire attendre le prêtre ! vous ne pouvez en user ainsi avec sa Révérence, » dit Bryan.

Grâce se laissa donc conduire chez le prêtre, et elle ne fit point ces façons, ces ridicules grimaces, que bien d’autres font dans cette occasion. Avec une modeste rougeur, mais plus de présence d’esprit qu’on n’en aurait attendu de la part d’une personne si timide, elle donna la main à l’homme qu’elle aimait, et fut pleine de dévotion durant la sainte cérémonie.

« Ah ! » dit en lui-même lord Colambre tandis qu’il félicitait la mariée, «  serai-je jamais aussi heureux que le sont en ce moment ces pauvres gens ? » Il se mourait d’envie de leur faire un petit présent ; mais tout ce qu’il osa hasarder, en ce moment, fut de payer ce qui était dû au prêtre.

Le prêtre ne voulut absolument rien recevoir.

« C’est le meilleur couple de ma paroisse, » dit-il, « et je ne recevrai rien de vous, monsieur, qui êtes un étranger, et mon hôte en ce moment. »

« Maintenant, arrive ce qui voudra ; je ne le crains pas, je n’ai plus peur de rien, » dit Bryan.

« Point de bravades, » dit la vieille.

« Quelques peines que Dieu m’envoie, il m’a aussi donné quelqu’un qui m’aidera à les supporter, et je dois l’en remercier, » dit Grâce.

« Des cœurs comme ceux-là doivent être heureux ; et ils seront heureux, » dit lord Colambre.

« Oh ! vous êtes bien bon ! » dit la veuve en souriant, « et je suis sûre que vous leur feriez du bien si vous le pouviez. J’espère donc que l’agent vous donnera de l’encouragement pour ces mines, et que nous vous garderons ici. »

« Je suis résolu à m’établir ici, et à demeurer parmi vous, braves gens, » dit lord Colambre ; « et j’y demeurerai, que l’agent me donne de l’encouragement ou non, » ajouta-t-il.

Il y avait loin jusqu’au château de Clonbrony ; la vieille dit elle-même qu’elle n’aurait pu y arriver sans le secours d’un charretier qu’ils rencontrèrent en chemin, et qui la mit sur sa voiture. Ce charretier était Finnucan, qui dissipa la crainte qu’avait lord Colambre de trouver au château mistriss Raffarty, et d’être reconnu par elle ; car, en réponse à la question : « Qu’est-ce qui est au château ? » Finnucan répondit : « Mistriss Raffarty y sera avant la nuit, mais elle est encore en route. Il n’y a encore personne que le vieux Nick, et il est plus diable et plus noir que jamais. Imaginez-vous qu’il n’a pas voulu me payer le port du bagage de sa sœur. Si vous avez quelqu’affaire avec lui, Dieu vous sauve de sa griffe. »

« Amen ! » dit la veuve. « Amen ! » répétèrent son fils et sa fille.

Lord Colambre était, en ce moment, tout occupé de considérer le château et le parc de Clonbrony, qu’il n’avait pas vus depuis l’âge de six ans. Quelques souvenirs d’enfance lui firent croire qu’il reconnaissait les lieux. C’était un beau château ; le parc était spacieux : mais tout, depuis les piliers brisés à la grande entrée, jusqu’aux marches dégradées du perron, devant le vestibule, avait un air d’abandon, un aspect de désolation. Des allées couvertes de mauvaises herbes, des arbrisseaux tout-à-fait négligés, les beaux arbres abattus et amoncelés en lots, pour être vendus. Une colline couverte d’un beau bois de chênes, où notre héros avait coutume de jouer dans son enfance, et qu’il appelait la Forêt Noire, était à présent nue ; on n’y voyait que les troncs blancs des arbres, car on les avait coupés récemment pour faire les dernières remises. « Et quelle manigance il y a eu à la vente ! » dit Finnucan ; « mais qu’importe, tout va de même. C’est par la porte de derrière que je dois entrer dans la cour, je m’imagine. »

« Et quelle cour ! mais qu’importe ; tout va de même, » répéta lord Colambre.

Dans la cuisine, on préparait un grand dîner pour les amis de M. Garraghty, qui devaient faire bombance avec lui quand les affaires de cette journée seraient finies. « Où est la clé de la cave, que j’en tire le claret pour l’après-dînée, et le vin pour le cuisinier, » disait l’un. — « Pour le coup, voilà de la venaison, » dit l’autre. — « De la venaison ! voilà comme on consomme la grosse bête de milord, » dit un troisième en riant. — « Et c’est fort bien fait, puisqu’il n’est pas ici pour la manger lui-même. » — « Ne mettez pas votre nez dans la cuisine, jeune homme, s’il vous plaît, » dit le cuisinier de l’agent à lord Colambre, en lui fermant la porte au nez. « Voilà le chemin du bureau ; si vous venez pour payer, montez par le petit escalier. »

« Non ; qu’ils passent par le grand escalier, » dit un domestique ; « c’est M. Garraghty qui l’a ordonné. Le bureau est trop humide pour lui ; ce n’est pas là qu’il recevra aujourd’hui : c’est dans le cabinet de toilette de milady. »

Ils montèrent donc par le grand escalier, et traversèrent de magnifiques appartemens ornés de portraits de grande valeur, mais qui étaient gâtés par l’humidité.

« N’est-ce pas une pitié de voir cela ! » dit la veuve ; « voilà milady et tous les autres qui se perdent. »

Lord Colambre s’arrêta devant un portrait de miss Nugent.

« Abominablement gâté ! » s’écria-t-il.

« Passez, ou laissez-moi passer, » dit un des tenanciers, « et ne barrez pas ainsi le chemin. »

« J’ai plus d’affaires que vous avec l’agent, » dit l’inspecteur ; « où est-il ? » « Dans la chambre de présence, » répondit un autre. — « Où doit être le vice-roi, si ce n’est dans la chambre de présence ?

Il y avait foule au lever, et une forte odeur de redingotes. « Avez-vous donc le cœur de mettre vos chapeaux sur ces coussins de soie ? » dit la veuve à quelques-uns de ces gens qui jetaient leurs chapeaux, bien gras, sur un sofa de damas.

« Pourquoi pas ? où voulez-vous que je le mette ? » dit l’un d’eux.

— « Si milady était ici, le feriez-vous ? »

« Non, assurément. — Belle raison ! ne saurais-je pas faire la différence du vieux Nick et de milady ? » répondit-il en irlandais. « Croyez vous que je sois sans sentimens, et que j’aie des manières aussi grossières ? » ajouta-t-il en secouant l’encre de sa plume sur un tapis de Wilton, après avoir signé un papier sur son genou.

« On attend long-temps avant de parler à ce gros monsieur, » dit un autre, en se faisant chemin à travers la foule.

Ils continuèrent à se pousser en avant, jusqu’à ce qu’ils parvinssent en vue de M. Nicholas Garraghty, qui siégeait en grande pompe. Jamais lord Colambre n’avait vu une plus mauvaise figure, ni une mine plus insolente, à un petit tyran exerçant son office.

Nous passons sur les détails de ce lever. « Toujours de même, » se répétait lord Colambre à chaque trait de coquinerie et de vexation dont il était témoin. Après en avoir vu tout autant qu’il en fallait pour n’avoir plus de doutes, il s’assit dans un coin, et attendit que ce fût le tour de la vieille ; car il ne s’intéressait plus qu’à voir comment elle serait traitée. Peu à peu la chambre se vida : M. Denis Garraghty arriva, et s’assit auprès de la table, pour aider son frère à compter les tas d’or.

« Oh ! M. Denis, je suis contente de voir que vous me tenez la promesse que vous m’avez faite de me rejoindre ici ! » dit la veuve O’Neil, en s’avançant vers lui. « Je suis sûre que vous parlerez en ma faveur. Voici les deux copies du bail ; à qui dois-je offrir ceci ? » ajouta-t-elle en montrant l’argent pour le droit du sceau et pour les gants, « car je suis embarrassée, et toute honteuse. »

« Oh ! n’ayez pas de honte ; il n’y a rien d’étrange à donner de l’argent ou à en recevoir, » dit M. Nicholas, en tendant la main — « y a-t-il là ce qui convient ? »

— « Je l’espère, monsieur ; mais votre Honneur sait ces choses-là mieux que moi. »

— « Fort bien ! » dit-il en mettant cet argent dans une bourse à part. « À présent, de quoi s’agit-il ? »

— « De signer ce bail. La rente, ainsi que tout le reste, est payée. »

— « Un bail ! comment donc, bonne femme, avez-vous fait abandon de possession ? »

— « Oui, monsieur, et M. Denis a la clé de notre petite maison dans sa poche. »

— « Et j’espère qu’il la gardera. Votre petite maison n’est plus à vous ; je l’ai promise à l’inspecteur. Vous ne me supposez pas assez sot pour vous en renouveler le bail à ce prix. »

M. Denis dit quel était ce prix. — « Mais, » dit la vieille, « le prix qui vous plaira, pourvu qu’il n’excède pas nos moyens. »

— « Il ne saurait être question de cela ; il faut vous l’ôter de la tête. Vous auriez beau offrir un prix quelconque, vous ne l’auriez pas ; je l’ai promise à l’inspecteur. »

— « M. Denis sait, monsieur, que milord nous avait fait une promesse de renouvellement, par écrit, au dos du bail. »

— « Produisez-la. »

— « Voici le bail, mais la promesse est effacée. »

— « Quelle extravagance ! vous venez à moi avec une promesse qui est effacée. Qui voulez-vous qui écoute cela dans une cour de justice ? »

— « Je ne sais, monsieur, mais je suis sûre que la promesse a été faite. Milord s’en souviendra bien, et miss Nugent aussi, quoiqu’elle ne fut alors qu’un enfant : elle était présente quand milord écrivit cela avec son crayon. »

— « Miss Nugent ! que peut-elle entendre aux affaires ? Dites-moi, je vous prie, quel rapport elle a avec l’administration du domaine de Clonbrony ? »

— « Administration ! non, monsieur. »

— « Avez-vous envie de faire mettre miss Nugent à la porte ? »

« Dieu m’en préserve ! comment cela se pourrait-il ? »

— « Très-aisément ; si vous faites qu’elle se mêle de choses dont milord n’entend pas qu’elle s’ingère. »

— « En ce cas, je me garderai bien de faire davantage mention du nom de miss Nugent dans tout cela. Mais, monsieur, ayez la bonté d’en écrire à milord, et je suis sûre qu’il s’en souviendra. »

— « Écrire à milord pour une bagatelle semblable ! le tracasser pour une pareille extravagance ! »

— » Je serais bien fâchée de le tracasser ; mais croyez-m’en sur ma parole, monsieur : car pour tout ce domaine, et pour le monde entier, je ne voudrais dire un mensonge, ni faire aucun tort à riche ou à pauvre, si je le pouvais ; car il y a là-haut un œil qui voit tout. »

— « Jargon ! bavardage ! que tout cela. Prenez ces baux que vous avez mis sur la table, jamais je ne les signerai. Allez-vous-en, vieille sorcière. Vous m’en imposez ; je ne les signerai pas. »

— « Vous les signerez, monsieur, » s’écria Bryan, rouge de colère, « car la loi vous y contraindra ; et vous auriez, en tout cas, mieux fait d’être civil avec ma mère, car je serai là pour la défendre tant que je vivrai ; et je sais qu’elle a bon droit et que la loi sera pour elle. J’ai vu la note avant que le bail fût dans vos mains, quoique depuis elle n’y soit plus, et j’en ferai serment. »

« Faites serment, mon ami ; nous verrons ce que vaudra votre serment dans une cour de justice, quand il s’agit de votre propre affaire, » dit le vieux Nick.

« Et contre quelqu’un comme mon frère dont la fortune est connue et dont la réputation est si bien établie, « dit Saint-Denis ; » quel caractère a votre mère, pour lutter avec un homme comme mon frère ? »

« Caractère ! prenez garde à ce que vous en direz, en tout cas, monsieur, » dit Bryan.

Grâce lui mit la main sur la bouche pour le faire taire.

« Grâce ! ma chère, il faut que je parle, quand j’en devrais mourir, car il s’agit de ma mère, « dit le jeune homme en se débattant pour avancer, tandis que sa mère le retenait. » Il faut que je parle. »

« Oh ! il est perdu, je le vois, « dit Grâce, en se couvrant les yeux de sa main, » et il ne veut pas m’écouter. »

« Poursuivez ; laissez-le poursuivre, je vous prie, jeune femme, » dit M. Garraghty, pâle de colère et de peur, « je serai bien-aise de prendre acte de qu’il dira. »

— « Écrivez donc, et que tout le monde puisse le lire. Je ne demande pas mieux, » dit Bryan.

Sa mère et sa femme lui fermèrent la bouche.

« Écrivez, Denis, » dit M. Garraghty, en donnant la plume à son frère, car sa main tremblait si fort, qu’il ne pouvait former une lettre. « Écrivez mot pour mot, et tout en haut, ici, après avertissement, méchamment et de propos délibéré

— « Écrivez donc ; ma mère, Grâce, laissez-moi, » dit Bryan, d’une voix étouffée, parce qu’elles lui fermaient la bouche. » Écrivez que si vous aviez tous les deux aussi bon renom que ma mère, vous pourriez braver le monde entier ; et votre parole vaudrait serment. »

« Serment ! tenez note de cela, Denis, » dit M. Garraghty.

« Oh ! monsieur ! monsieur ! ne le ferez-vous pas taire ? » dit Grâce en se tournant tout-à-coup vers lord Colambre.

« Ah ! mon cher monsieur, si vous n’avez pas tout-à-fait cessé de prendre pitié de nous, » s’écria la veuve.

« Laissez le parler, » dit lord Colambre d’un ton d’autorité, « et que la vérité se fasse entendre. »

« La vérité ! » s’écria Saint-Denis, en laissant tomber sa plume.

« Et qui diable êtes-vous, monsieur ? » dit le vieux Nick.

« C’est lord Colambre, assurément ! » articula une voix de femme ; et mistriss Raffarty parut à la porte.

« Lord Colambre ! » répétèrent, sur divers tons, tous les assistans.

« Milord, je vous demande pardon, » dit mistriss Raffarty, en s’avançant d’un pas chancelant ; » si j’avais su que vous fussiez ici, je n’aurais pas osé… Mais je ferai mieux de me retirer, car je vois que vous êtes en affaire. »

« Vous ferez beaucoup mieux ; car vous êtes folle, ma sœur, » dit Saint-Denis en la poussant par les épaules ; « et nous sommes occupés : allez-vous-en dans votre chambre, et tenez-vous tranquille, si vous pouvez. »

« Auparavant, madame, » dit lord Colambre, en se mettant entre elle et la porte, « permettez-moi de vous prier de vous considérer comme étant ici chez vous, tant que les circonstances vous engageront à y rester. Vous n’imaginez pas, je pense, que je puisse avoir oublié l’accueil que j’ai reçu chez vous.

« Ah ! milord, vous êtes trop bon. — Il en est bien peu qui vous ressemblent. — Vous avez plus de bontés pour moi que mes proches ; » et, fondant en larmes, elle sortit.

Lord Colambre se rapprocha des gens rassemblés autour de la table, et qui tous étaient dans différentes attitudes d’étonnement, mêlé de crainte, d’horreur, d’espérance, de joie ou de doute.

« Le malheur, » poursuivit lord Colambre, « quelle qu’en puisse être la cause, le vice excepté, trouvera toujours un refuge dans cette maison. Je parle au nom de mon père, car je sais que ce sont ses sentimens que j’exprime ; mais jamais à l’avenir, le vice, » ajouta-t-il en lançant aux deux frères un regard qui les fit trembler, « jamais le vice et la fraude n’y rentreront. »

Il se tut, et il y eut un moment de silence.

« Voilà ce qui s’appelle parler ! et voilà le véritable seigneur ; mon cœur est content, » dit Bryan, en croisant ses bras, et en se redressant.

« Et le mien l’est aussi, » dit Grâce, en poussant un soupir et reprenant haleine.

La veuve s’avançant, mit ses lunettes, considéra le visage de lord Colambre, et dit : « je m’étonne de ne l’avoir pas reconnu à son air de famille. »

Lord Colambre se ressouvint alors qu’il portait encore sa méchante redingote ; il s’en débarrassa.

« Ah ! que Dieu le bénisse ! » s’écria la veuve, « à présent je le reconnaîtrais partout ; et je mourrai contente, car nous allons tous être heureux. »

« Milord, puisqu’il est ainsi, — milord, puis-je vous demander, « dit M. Garraghty, qui avait recouvré la parole, mais qui n’avait pas encore mis beaucoup d’ordre dans ses idées, » puis-je vous demander si ce que vous avez insinué tout-à l’heure… »

— « Je n’ai rien insinué, monsieur, j’ai parlé clairement. »

— « Je vous demande pardon, milord, » dit le vieux Nick ; « mais je demande si ce que vous avez dit du vice, s’adressait à moi, parce que milord, » ajouta-t-il, en tâchant de se redresser, » si cela était, je vous dirais…

— « Si cela ne vous a point atteint, monsieur, peu vous importe de savoir à qui je l’adressais.

« Et permettez-moi de vous demander, milord, « dit Saint-Denis, » si en vous servant du mot fraude, vous y attachiez un sens particulier ? »

— « Très-particulier, monsieur ; mettez la main dans votre poche, prenez-y la clef de cette veuve et remettez-la-lui. »

— Ah ! si c’est là tout ce que vous vouliez dire, très-volontiers. Jamais je n’ai entendu garder cette clef, que jusqu’au moment où les baux seraient signés. »

— « Et je suis prêt à les signer, » dit son frère.

— Signez-les à l’instant, monsieur ; je les ai lus, et je me porte fort pour mon père. »

— « Oh ! quant à cela, milord, j’ai tout pouvoir de signer pour votre père. »

Il signa ces baux en bonne forme, et lord Colambre intervint comme témoin.

« Je délivre ceci comme mon acte, dit M. Garraghty. « Milord, » poursuivit-il, « vous voyez que je le fais au premier mot de votre part ; si j’avais connu plutôt l’intérêt que vous prenez à cette famille, il n’y aurait pas eu la moindre difficulté ; car il entre dans mes principes de vous obliger, milord. »

« De m’obliger ! » dit lord Colambre avec dédain.

Mais quand des grands seigneurs voyagent incognito et logent dans des chaumières, » ajouta Saint-Denis, en regardant Grâce avec un sourire de malice infernale, « ils ont de bonnes raisons sans doute. »

« Ne jugez pas mon cœur d’après le vôtre, » dit lord Colambre, avec calme ; « rien au monde, je crois, ne se ressemble moins. J’ai parfaitement atteint le but que je me proposais en voyageant incognito : je voulais savoir comment les biens de mon père étaient administrés ; j’ai vu, comparé et jugé. J’ai vu la différence entre le domaine de Clonbrony et celui de Colambre, et je dirai à mon père ce que j’ai vu. »

« Quant à cela, milord, si vous en venez là… Mais j’espère que vous me permettrez de vous expliquer les choses. — Allez-vous-en à vos affaires, mes amis, vous avez tout ce qu’il vous faut. Et, milord, après le dîner, quand vous serez plus calme, j’espère que je vous ferai sentir que les choses vous ont été présentées sous un faux jour ; et je me flatte de vous convaincre, non seulement que j’ai toujours agi en véritable ami de la famille, mais que j’ai particulièrement à cœur de me concilier votre bienveillance, milord, « ajouta-t-il en réunissant les rouleaux d’or dans un sac ; » tout ce qui pourra vous accommoder de ma part, en tout temps…

— « Je n’ai que faire que vous m’accommodiez, monsieur, et je mourrais de faim que je n’accepterais rien de vous. Quant à ma bienveillance, vous ne sauriez vous la concilier, car jamais vous ne la mériterez. »

« S’il est ainsi, milord, je dois me conduire en conséquence ; mais il est à propos de vous avertir, avant que vous fassiez un rapport à milord Clonbrony, que, s’il a intention de changer d’agent, il y a des comptes à régler entre nous, qui méritent considération. »

« Non, monsieur, aucune considération ; jamais mon père ne sera l’esclave d’une misérable considération de cette espèce. »

— « Fort bien, milord, vous savez mieux que moi ce que vous avez à faire ; si vous voulez vous charger de la dette, je trouverai la sûreté très-bonne. Je sais que vous serez majeur tout-à-l’heure, je ne ferai point d’objections ; mais, » ajouta-t-il d’un air de malice, « je crains que vous ne sachiez pas très-bien ce que vous entreprenez ; tout ce que je puis vous dire, c’est que la balance de compte entre nous n’est pas ce qu’on peut appeler proprement une misérable considération. »

— « Il est possible, monsieur, que vous et moi soyions sur ce point d’opinion différente. »

— « Fort bien, milord, vous agirez d’après vos principes, si cela vous convient. »

— « Que cela me convienne ou non, monsieur, je serai fidèle à mes principes. »

— « Denis ! les lettres à la poste. Quand partez-vous pour l’Angleterre, milord ? »

« À l’instant, monsieur ! » dit lord Colambre : il avait vu sur la table de nouveaux baux de son père, passés à M. Garraghty, qui n’étaient pas encore signés.

« À l’instant ! » répétèrent messieurs Nicholas et Denis, d’un air alarmé.

Nicholas se leva ; il regarda par la fenêtre et parla à l’oreille de son frère, qui sortit sur-le-champ.

Lord Colambre vit à la porte la chaise qui avait amené mistriss Raffarty, et Larry qui était debout auprès. Il ouvrit la fenêtre et montrant une pièce de six schellings, il cria, « Larry, mon ami, faites-moi avoir les chevaux. »

« Vous les aurez » dit Larry, « votre Honneur peut y compter. »

Denis parut en bas, parlant d’un ton de maître. « Larry, mon frère a besoin des chevaux. »

« Je ne puis les lui donner, ils sont retenus, » dit Larry.

« Une demi-couronne ! une couronne ! une demi-guinée, » dit M. Denis Garraghty, en haussant la voix, à mesure qu’il augmentait son offre ; mais à chaque offre, Larry répondait. « Votre Honneur ne saurait les avoir, ils sont retenus, » et levant la tête pour s’adresser à lord Colambre. « Dès qu’ils auront mangé l’avoine, vous les aurez. »

Il n’y avait pas d’autres chevaux, l’agent était consterné. Lord Colambre fit donner à dîner à Larry, et pendant que les chevaux mangeaient l’avoine, il écrivit à son père la lettre suivante, qu’il résolut de mettre lui-même à la poste de Clonbrony, en traversant cette ville, pour prévenir tout accident.

« Mon cher père,

« Dans peu de jours, j’espère, je serai près de vous ; mais en cas que je sois retenu en route, je vous écris ces quatre lignes pour vous supplier de ne rien signer, et de ne conclure aucune affaire avec messieurs Nicholas ou Denis Garraghty, avant d’avoir vu,

« Votre affectionné fils,
« Colambre. »

On attela les chevaux ; Larry fit dire qu’il était prêt, et Lord Colambre après avoir mangé une tranche de sa propre venaison, se rendit à la voiture, suivi des remercîmens et des bénédictions de la veuve, de son fils et de sa fille, qui eurent peine à pénétrer jusqu’à lui à la portière de la chaise, tant était grande la foule assemblée par le bruit déjà répandu de l’arrivée de milord.

« Que Dieu vous accorde longue vie, milord ! » retentissait de tous côtés ; « à peine arrivé, et déjà vous partez ? »

— « Adieu ! jusqu’au revoir, mes bonnes gens ! »

— « Au revoir, est le seul mot que nous puissions entendre de vous avec plaisir. »

— « Pour le bien de votre seigneur et pour le vôtre, il faut que je vous quitte, mes bons amis ; mais j’espère vous revenir voir un jour. »

« Dieu vous bénisse, et vous accorde un bon voyage, et vous ramène promptement parmi nous ! » crièrent une multitude de voix.

Lord Colambre s’arrêta à la portière de la chaise ; il fit signe à la veuve O’Neil de s’approcher, et tout le monde lui fit place.

« Le voilà, précisément comme était son père, au moment de monter en voiture, et miss Nugent déjà assise dedans. »

Lord Colambre oublia ce qu’il allait dire ; avec peine il se le rappela.

« Ce porte-feuille, » dit-il, « que votre fils m’a rendu, est pour votre fille. Ne le gardez, pas, comme votre fils l’a gardé pour moi, sans l’ouvrir. Que ce qu’il contient ; » ajouta-t-il en montant en voiture, « remplace la mante et la robe, et serve à acheter tout ce qu’il faut à une mariée. Car la mariée qui est obligée de tout emprunter a beaucoup à faire… Fermez la portière, et partons. »

« Que Dieu vous bénisse ! » dit la veuve, « et qu’il vous donne Grâce ! »[1]


FIN DU SECOND VOLUME.



  1. Cet anglicisme est nécessaire pour laisser subsister le double sens.