L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut/04

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L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut
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L'ACADEMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FONDATION DE L'INSTITUT

LA CLASSE DES BEAUX-ARTS AU TEMPS DE LA PREMIÈRE RESTAURATION ET PENDANT LES CENT JOURS.

Si, pour apprécier l’influence exercée sur l’art et sur les artistes par les événemens politiques qui se produisirent en France dans le cours de l’année 1814 et dans les premiers mois de l’année 1815, on se contentait de consulter les procès-verbaux des séances de la quatrième classe à cette époque, on courrait grand risque de n’aboutir qu’il des résultats négatifs. Rien, en effet, dans le calme inaltérable de ces textes ne semble se ressentir des émotions du dehors ; rien ne permettrait même de soupçonner que, dans l’intervalle d’une séance à une autre, le gouvernement qui existait a été renversé et un nouveau régime établi. Au lendemain de l’abdication de Napoléon à Fontainebleau, la classe s’occupe, sans la moindre distraction apparente, de la direction ou du jugement des concours de Rome. Lorsque, l’année suivante, Louis XVIII vient de quitter les Tuileries et que Napoléon s’y est réinstallé, elle semble n’avoir d’autre souci que celui de se renseigner par les lectures qui lui sont faites sur les caractères particuliers de certains monumens de l’architecture arabe en Espagne, sur la valeur des antiquités découvertes à Brindes, sur plusieurs autres questions du même ordre. À peine quelques lettres ministérielles successivement écrites, tantôt au nom du gouvernement du roi pour demander avis à la Compagnie sur les moyens de réédifier dans les meilleures conditions la statue équestre d’Henri IV, tantôt au nom du gouvernement impérial pour accorder l’exemption du service militaire à une dizaine de jeunes artistes « distingués par leurs efforts et par leurs succès » et recommandés à ce titre par la classe, — à peine quelques autres communications relatives, suivant les circonstances, au passé de la monarchie légitime ou aux actes présens de la dictature, viennent-elles interrompre le cours régulier et méthodique des occupations auxquelles la Compagnie, en 1814 et en 1815, entend exclusivement se livrer.

Était-ce donc, chez les membres de la classe des beaux-arts, indifférence ou crainte de se compromettre ? On serait au contraire autorisé à dire qu’ils faisaient par la preuve de dignité. Sous le coup de malheurs publics qu’il n’avait certes pas dépendu d’eux de conjurer, comme sous la menace des événemens qui allaient suivre, à l’époque de la première invasion comme au lendemain du retour de l’île d’Elbe ou à la veille de Waterloo, ils eurent au moins ce mérite de rester strictement fidèles à leur rôle et de se renfermer, avec une persévérance qui n’était pas sans fierté, dans la pratique de leurs devoirs spéciaux.

Une exception pourtant est à noter dans ces témoignages unanimes de constance patriotique et d’assiduité. Tant que dure la première Restauration, le nom de David ne figure pas une fois sur la liste des membres présens aux séances hebdomadaires ; il ne reparait dans les procès-verbaux de ces séances que le 25 mars 1815, c’est-à-dire aussitôt que Napoléon s’est ressaisi du pouvoir et que l’ancien premier peintre de l’empereur a pu, de son côté, se croire en mesure de recouvrer de haute lutte le crédit qu’il avait perdu.

Les confrères de David, en effet, malgré l’admiration qu’ils continuaient de professer pour son talent, étaient, depuis assez longtemps déjà, fort loin de nourrir des sentimens d’affection, d’estime même pour sa personne. Ils lui en voulaient à bon droit de l’orgueilleuse violence avec laquelle il prétendait, en toute occasion, peser sur leurs décisions ou condamner celles-ci après coup ; du bruyant dépit, par exemple, que lui avait causé la préférence accordée à son compétiteur Pajou pour les fonctions de président de la classe, et, par suite, de la résolution qu’il avait prise de ne plus venir que de loin en loin à l’Institut. David, nous l’avons dit, avait fini par cesser absolument d’y paraître ; il s’en tint éloigné pendant toute la durée de la première Restauration, sauf le jour où eut lieu cette séance publique de 1814 dont nous avons parlé déjà, séance au cours de laquelle il eut à subir un auront aussi imprévu, aussi injustifiable au fond que regrettable à tous égards dans les formes.

Contrairement à la règle qu’il s’était imposée et qu’il observait rigoureusement depuis quelques mois, David, ce jour-là, s’était joint aux autres membres de la quatrième classe. Deux de ses élèves se trouvaient au nombre des jeunes artistes qui avaient remporté les grands prix, et, suivant l’usage consacré en pareil cas pour tous les lauréats, ils devaient, une fois en possession de leurs couronnes, s’approcher de leur maître et recevoir ses embrassemens sous les yeux du public. La présence du duc d’Angoulême, qui d’ailleurs n’avait formulé à ce sujet aucune exigence, aucun désir même, décida bien malencontreusement certains officieux à supprimer cette partie du cérémonial accoutumé. Après avoir été couronnés par le prince, les deux élèves de David furent reconduits directement à leurs places. Bien plus : au moment de la proclamation des prix, on avait passé sous silence le nom du peintre auprès duquel ils s’étaient formés, quoique ce nom figurât sur le programme imprimé dont le duc d’Angoulême avait, comme chacun des assistans, un exemplaire sous les yeux ; et, pour comble de maladresse, l’un de ces deux lauréats sortis de l’atelier de David, Léopold Robert avait été formellement signalé au public comme « n’ayant pas eu de maître. » Il y avait là non-seulement une énonciation mensongère, mais un procédé d’élimination déloyal, une sorte de mise hors la loi par prétention à l’adresse d’un homme qui n’était à cette époque l’objet d’aucune exception décrétée, d’aucune mesure de réprobation légale, et contre qui le gouvernement royal lui-même ne devait songer que deux ans plus tard à sévir. Si tristes que fussent les antécédens politiques de David, ceux qui prétendaient ainsi venger sur lui la morale publique n’arrivaient en réalité qu’à le rendre intéressant, puisqu’il devenait grâce à eux une victime de l’arbitraire, et que, sans avoir été même accusé, il était traité en coupable reconnu.

Il ne semble pas, au surplus, que David ait ressenti fort douloureusement l’outrage public qu’il venait d’essuyer. Peut-être même le sentiment excessif qu’il avait de sa propre importance et le besoin, habituel chez lui, de faire figure aux dépens ou en dehors de ses confrères, ne laissèrent-ils pas d’y trouver jusqu’à un certain point leur compte. C’est du moins ce que permettrait de supposer le passage suivant d’une lettre adressée par Léopold Robert à ses parens peu de jours après celui où l’incident rapporté ci-dessus s’était produit :

« Le lendemain du 1"octobre, écrit Robert, nous allâmes, Rioult (le second prix de peinture de cette année) et moi, faire visite à M. David ; il nous reçut parfaitement. « Eh bien ! nous dit-il,.. mes ennemis, sans qu’ils s’en doutassent, m’ont fait grand bien hier en me mettant en parallèle avec les Bourbons. » Nous eûmes l’air de demander une explication. « Comment, mes amis, vous ne savez pas que j’ai été député avec Carnot, Cambacérès et autres grands hommes ; enfin, que j’ai figuré dans la Révolution, et que nous avons fait notre possible pour rendre la France heureuse ? — Nous étions bien jeunes alors, lui dîmes-nous : nous n’en avons entendu parler que vaguement. — Eh bien ! hier, le président de la classe vint me dire : Monsieur David, je vous estime beaucoup ; je viens en conséquence vous engager à vous retirer ; vous seriez sans doute fâché de vous trouver avec un Bourbon. — Monsieur Taunay. lui ai-je répondu, le vin est tiré, il faut le boire ; je suis ici à ma place, je resterai. — Mes ennemis, voyant ma fermeté, cherchèrent les moyens de taire mon nom. Le maître des cérémonies alla vous avertir de ne pas embrasser vos maîtres ;… mais les programmes qu’on avait répandus firent faire beaucoup de réflexions aux assistans. »

David, on le voit, se méprenait assez ridiculement ou il se consolait avec une singulière complaisance, quand il attribuait au procédé dont on avait usé envers lui la veille la signification « d’un parallèle » entre sa personne et la famille des Bourbons. Il se trompait plus gravement encore en s’applaudissant de la manière dont il s’y était pris jadis pour faire le bonheur de la France, — sauf, il est vrai, à omettre prudemment de citer Robespierre et Marat parmi « les grands hommes » qu’il avait eus pour collaborateurs dans cette généreuse entreprise ; mais il avait raison de se féliciter d’être, à l’heure de l’injure, resté à la place qui lui appartenait sur les bancs de l’Institut. Son tort est de ne l’avoir, en 1814, occupée que cette fois et de s’être, seul parmi ses confrères, dérobé jusqu’au printemps de l’année suivante aux devoirs que son titre lui imposait.

Tandis que, tout entiers à leur tâche réglementaire, les membres de la quatrième classe s’appliquaient sans bruit à la continuer, au dehors plus d’un effort était tenté, plus d’une intrigue se nouait en vue de les déposséder de leur situation officielle et pour arriver, sous prétexte de progrès, à reconstituer à peu près ce qui avait été détruit avant la fin du XVIIIe siècle. Pendant les dix-neuf années qui venaient de s’écouler depuis la fondation de l’Institut, les survivans de l’Académie royale de peinture auxquels la classe des beaux-arts n’avait pas ouvert ses rangs s’étaient bien gardés d’exprimer trop haut leurs regrets, à plus forte raison de faire acte d’opposition ouverte. L’époque ne permettait guère les essais de résistance, quels qu’ils fussent, et le gouvernement impérial, en particulier, se serait mal accommodé, dans le domaine de l’art comme ailleurs, d’actes ou de plaidoyers en faveur de l’ancien régime ; mais, dès que la royauté eut été restaurée en France, les artistes victimes, ou soi-disant tels, des violences révolutionnaires continuées à leur avis sous l’empire, jugèrent le moment venu de revendiquer des droits liés, suivant eux, aux intérêts mêmes et à la dignité du trône. Un de ces académiciens hors d’emploi depuis que l’Institut avait remplacé les académies supprimées par la Convention, le sculpteur Deseine[2], n’hésita pas à se faire publiquement l’interprète des ambitions jusque-là refoulées de ses anciens confrères et de leurs espérances actuelles. Dans un volume publié en 1814 sous ce titre : Notices historiques sur les anciennes académies royales de peinture, de sculpture et d’architecture, il formulait en termes très vifs leurs griefs et surtout les siens ; il dressait un véritable réquisitoire contre le personnel de la quatrième classe, « divisant tout, disait-il, pour gouverner despotiquement, » aussi bien que contre l’institution elle-même, sans aucune raison d’être, selon lui ; et il concluait en signalant le rétablissement pur et simple de l’ancienne Académie royale comme l’unique moyen, pour le gouvernement, « d’encourager et de récompenser le mérite. »

A côté de Deseine pourtant d’autres membres de l’ancienne Académie étaient loin d’afficher le même radicalisme. Tout aussi mécontens au fond de l’état présent des choses, tout aussi désireux en principe d’un changement, mais plus concilians ou mieux avisés dans la pratique, ils se fussent arrangés sans difficulté d’une réforme qui, en augmentant le nombre des privilégiés, eût à peu près supprimé à leurs yeux les inconvéniens du privilège, par cela même qu’ils eussent pu, le cas échéant, en profiter. De là les propositions, beaucoup moins agressives que les prétentions exprimées par Deseine, qu’ils crurent devoir soumettre aux représentai du pouvoir et les négociations dans lesquelles ils essayèrent d’entrer avec les membres de l’Institut eux-mêmes. Un comité des anciens académiciens s’était formé, sous la présidence de Le Barbier, pour rechercher les moyens de rattacher leur cause à celle des artistes qui composaient la classe des beaux-arts et pour travailler à amener de part et d’autre une entente ou, tout au moins, une transaction. Le ministre de l’intérieur, l’abbé de Montesquiou, s’était prêté de bonne grâce aux démarches tentées auprès de lui par les réclamans. Il les avait autorisés à se réunir, leur avait, même accordé pour les séances qu’ils comptaient tenir une salle dans un des bâtimens de l’état, mais sans pour cela s’engager sur le fond de l’affaire et sans promettre rien de plus en son propre nom qu’une intervention éventuelle. De leur côté, les membres de la classe des beaux-arts n’avaient paru ni s’offenser des tentatives faites, ni même les désapprouver, dans la mesure bien entendu où elles ne porteraient pas atteinte à la constitution organique ou à la dignité du corps auquel ils appartenaient ; mais ils n’avaient pas voulu prendre part aux pourparlers entamés autour d’eux et s’étaient contentés d’en attendre sans hostilité préconçue les résultats. Bref, la campagne entreprise par les anciens académiciens menaçait fort de traîner en longueur : en voulant en précipiter le dénoûment par un simulacre d’accord conclu entre les deux parties, le comité que présidait Le Barbier ne réussit en réalité qu’à marquer plus nettement ce qui les séparait, et à envenimer la querelle en feignant de la croire supprimée. L’extrait d’une lettre adressée aux membres de la quatrième classe, le 5 août 1814, permettra d’apprécier cette situation nouvelle et de pressentir la rupture qui devait s’ensuivre bientôt :

« Messieurs, écrivait Le Barbier au nom des artistes qui s’étaient depuis quelques mois groupés autour de lui, vos anciens confrères de l’Académie royale de peinture et de sculpture… ont appris avec joie que vous étiez dans les dispositions les plus fraternelles pour vous rapprocher d’eux. Son Excellence le ministre de l’intérieur nous a autorisés à vous dire qu’il nous avait fait part de vos sentimens. Dites les moyens que nous avons à prendre pour arriver à un résultat si heureux. »

Quelque réservée qu’elle fût dans les formes, cette lettre, au fond, ne tendait pas à moins qu’à obtenir d’une des classes de l’Institut sa scission complète avec ce grand corps, son propre suicide en quelque sorte. Il n’était plus question maintenant pour les ci-devant membres de l’Académie royale, ou tout au moins pour certains d’entre eux, d’aller rejoindre leurs anciens confrères, grâce à une augmentation possible du nombre des places attribuées à la quatrième classe ; c’étaient eux, au contraire, qui, pour le « rapprochement » à opérer, affectaient de compter sur un mouvement dont ils ne prendraient pas l’initiative. En d’autres termes, ils entendaient que les membres de la quatrième classe vinssent à eux pour travailler en commun au renversement de ce qui existait et au rétablissement de ce qui avait été aboli. Leurs projets sur ce point étaient si bien arrêtés et leurs prétentions si peu équivoques que le signataire de la lettre rapportée ci-dessus, escomptant sans plus de façons l’avenir, s’intitulait déjà « président de l’Académie royale de peinture, de sculpture et de gravure. »

Dans la séance où fut lue cette lettre, la classe déclara par un vote unanime sa volonté de passer à l’ordre du jour ; mais tout en refusant de donner suite à d’aussi étranges ouvertures, elle chargea son secrétaire perpétuel de porter à la connaissance de qui de droit les motifs de son refus. C’est ce que Lebreton fit dès le jour même, en adressant la lettre suivante au soi-disant président de l’Académie royale :

« Monsieur, écrivait-il à Le Barbier, la classe des beaux-arts de l’Institut royal de France a eu communication dans sa dernière séance, de votre lettre, en date de la veille, par laquelle vous demandez quels seraient les moyens de rapprochement entre les artistes dont vous présidez la réunion et la classe. Celle-ci ne s’est pas que compétente pour délibérer sur une pareille proposition. Toutes les Académies ayant été supprimées par une loi ne peuvent avoir d’existence légale que quand cette loi aura été abrogée. Jusque-là, ce serait pour la classe des beaux-arts une démarche irrégulière d’agir comme si la loi n’existait pas. Ici se Rome ce que je suis autorisé à vous répondre.

« Mais je puis ajouter, comme en ayant la certitude, que Son Excellence le ministre de l’intérieur a pu vous dire avec vérité que la classe des beaux-arts, qui avait demandé au dernier gouvernement une augmentation de membres, a renouvelé cette demande en l’appuyant des motifs qu’elle a jugés les plus puissans dans l’intérêt de l’art et des artistes[3]. Elle n’a pas autre chose à faire que d’attendre l’effet légal qu’auront ses démarches. L’Académie de peinture et de sculpture n’existe donc pas pour nous ; mais le ministre et vous, monsieur, serez justes envers la classe toutes les fois que vous lui attribuerez le désir de soutenir l’éclat de l’école française et d’être agréable aux artistes qui ont acquis des droits à l’estime publique. »

La situation et le rôle des deux partis en présence se dessinaient donc nettement. D’un côté, les représentans de l’ancien régime académique, désavoués et repousses par ceux-là mêmes qu’ils avaient voulu attirer, en étaient réduits, pour essayer d’arriver à leurs lins, à ne plus compter que sur leurs forces personnelles et sur la faveur, encore problématique, il est vrai, mais cependant assez probable, d’un pouvoir politique naturellement peu enclin à prendre la défense des institutions d’origine révolutionnaire. De l’autre côté, les artistes membres de l’Institut, si bien disposés qu’ils fussent à accepter une augmentation du nombre des places attribuées à leur classe, n’en étaient pas moins résolus à ne rien céder de leurs prérogatives essentielles et à soutenir jusqu’au bout une cause intéressant, autant que leur existence propre, celle du corps tout entier auquel ils appartenaient. Sauf la différence des personnages et des temps, il y avait dans cet antagonisme des deux groupes quelque chose d’analogue à la lutte engagée, plus d’un siècle et demi auparavant, entre les confrères de Le Brun à l’Académie royale de peinture et les membres de l’ancienne corporation des maîtres-jurés dépossédés de leurs privilèges par la nouvelle Compagnie. Ceux-ci, toutefois, avaient eu dans la personne de Pierre Mignard un chef en mesure, par l’importance que lui donnaient ses talens, de le prendre de haut avec ses adversaires et, par les instincts de son caractère agressif, en humeur de mener hardiment la campagne. La hardiesse dans l’attaque n’était pas, au contraire, non plus que l’éclat de la renommée, le propre de l’homme que les assaillans de 1814 avaient mis à leur tête. Peintre médiocre dont on ne connaît plus guère aujourd’hui que ces « modèles de dessin » copiés depuis le commencement du siècle dans les lycées et dans les maisons d’éducation de tout ordre avec un ennui que chacun de nous se rappelle, vieillard de mœurs douces et d’habitudes fort étrangères jusqu’alors à la polémique, Le Barbier avait été choisi, faute de mieux, pour couvrir de son nom et pour justifier en apparence les aventures que de plus remuant ou de plus ambitieux se proposaient de tenter à côté de lui.

Les choses suivirent leur cours en conséquence. Tandis qu’après l’insuccès de sa lettre, Le Barbier semblait à peu près renoncer au combat, et que déjà peut-être il songeait à part lui à se réconcilier avec cet Institut qui pourrait un jour lui ouvrir ses rangs, et où il devait, en effet, entrer quelques mois plus tard, ses lieutenans poursuivaient plus activement que jamais les hostilités. Ils redoublaient d’instances auprès du ministre de l’intérieur pour qu’il se déclarât en faveur d’une réforme dont il avait, nous l’avons dit, accueilli d’abord le projet avec une certaine bienveillance, mais en ajournant toute décision personnelle sur le fond même de la question. Peu à peu, l’abbé de Montesquiou se départit de sa réserve ; il consentit à écouter plus souvent et de plus près les mécontens, et se laissa à la fin si bien persuader par eux que, le 5 mars 1815, une ordonnance royale rendue sur sa proposition venait pleinement leur donner gain de cause.

Aux termes de cette ordonnance, la quatrième classe de l’Institut était supprimée, l’ancienne Académie royale de peinture et de sculpture rétablie, ainsi que l’ancienne Académie d’architecture. Elles devaient l’une et l’autre être régies par les règlemens en vigueur avant la Révolution, et si les trois autres classes de l’Institut demeuraient, au moins quant à présent, maintenues, c’était à la condition de reprendre chacune leur nom d’académie et de subir dans le personnel des changemens considérables. On le voit, le coup porté à la quatrième classe atteignait aussi le corps tout entier ; mais il ne faisait encore que l’ébranler sans l’abattre, tandis que la partie qu’il séparait de l’ensemble perdait immédiatement par cela même sa raison d’être et son caractère propre. Condamnée à se fondre dans l’Académie royale reconstituée, la classe des beaux-arts n’allait plus être qu’un groupe d’artistes associés à d’autres en nombre illimité, vivant avec eux d’une vie banale, dans une sorte de promiscuité d’autant moins profitable à leur dignité que l’inégalité entre les talens serait plus grande et l’égalité des droits plus hasardeusement consacrée.

La décision officielle prise à ce sujet devait heureusement rester lettre morte. Quinze jours après celui où l’ordonnance royale avait été signée, c’est-à-dire avant qu’on eût eu le temps de l’insérer au Bulletin des lois et même de la notifier à l’Institut, le gouvernement de la première restauration s’effondrait et Napoléon reprenait possession du trône. Le Barbier et les siens en étaient donc pour les Irais de leur victoire théorique, les membres de l’Institut pour leurs craintes passées et pour leur défaite d’un moment : car il paraissait peu probable que Napoléon ratifiât une mesure en contradiction aussi formelle avec ce qu’il avait lui-même autrefois établi et organisé. Il n’eut garde d’y adhérer en effet. Dès le 24 mars 1815, presque au lendemain par conséquent de sa réinstallation aux Tuileries, il annulait l’acte de son prédécesseur et, le même jour, le nouveau ministre de l’intérieur, Carnot, écrivait au président de l’Institut pour l’informer que « l’ordonnance du ô mars devait être considérée comme non avenue. »

Convenait-il néanmoins de ne rien faire de plus ? Suffisait-il de proclamer le maintien, sans modifications d’aucune sorte, de l’organisation établie douze ans auparavant, et, jusque dans le sein de l’Institut, ne reconnaissait-on pas l’opportunité, la nécessité même de certaines réformes ? On a vu qu’à deux reprises déjà, en 1809 et en 1814, les membres de la classe des beaux-arts avaient demandé une augmentation du nombre des places fixé à vingt-neuf par l’arrêté consulaire de 1803. La première fois, leur demande était restée sans réponse ; la seconde fois, on y avait répondu par la suppression de la classe et par le rétablissement au dehors de l’ancienne académie. Maintenant que le principe de l’unité de l’Institut était sauvegardé, et que la quatrième classe, comme les autres, se trouvait assurée de conserver sa fonction et son titre, le moment semblait venu pour elle de renouveler avec plus de confiance l’expression de son vœu et, pour le pouvoir, de l’écouter avec une meilleure volonté d’y donner suite. Tout d’ailleurs s’engagea sans difficultés d’un côté ni de l’autre et se résolut promptement. Un mois à peine s’était écoulé depuis la chute du dernier gouvernement qu’un décret impérial, en date du 27 avril 1815, faisait droit aux observations présentées en élevant au chiffre de quarante et un, y compris le secrétaire perpétuel, l’ensemble des artistes à répartir dans les diverses sections de la quatrième classe, et en laissant à celle-ci le soin de choisir elle-même les douze nouveaux membres qu’elle était autorisée à s’adjoindre.

Aussitôt que le décret qui réorganisait ainsi la classe des beaux-arts eut paru, on procéda aux élections. Commencées dès les premiers jours de mai, les opérations étaient terminées avant la seconde semaine de juin, et elles avaient eu pour résultat d’ouvrir les portes de l’Institut aux artistes qui pouvaient le mieux en accroître ou en renouveler le prestige. C’étaient, dans la section de peinture, Gros, Guérin, Girodet, jeunes encore, hautement recommandés par l’éclat de leurs succès récens, et déjà chefs chacun d’une école d’où devaient sortir la plupart des peintres qui, devenus des maîtres à leur tour dans des genres différens, honoreraient le plus la génération suivante[4] ; c’était, dans la section d’architecture, Rondelet, le savant continuateur de l’œuvre de Soufflot, au Panthéon, et l’auteur d’un livre classique, alors comme aujourd’hui, — le Traité de l’art de bâtir ; — c’étaient enfin, dans la section de composition musicale, Cherubini, Le Sueur, Berton, tous trois en possession d’une brillante renommée, tous trois dignes par leurs talens de prendre place auprès de Méhul, de Gossec et de Monsigny. Quant aux sections de sculpture et de gravure, le nombre des membres dont elles se composaient depuis 1803 n’ayant pas été changé par l’acte du 27 avril, il n’y avait eu de ce côté aucune élection à faire.

Cependant l’augmentation du personnel de la classe des beaux-arts, dans les termes où le décret impérial l’avait prescrite, ne s’appliquait pas seulement aux peintres, aux architectes et aux compositeurs de musique. Aux cinq sections établies sous le Consulat, ce décret on ajoutait une nouvelle qui devait comprendre cinq membres et, sous le titre d’Histoire et Théorie des beaux-arts, représenter un ordre de travaux et de mérites se rattachant de près à ceux des artistes proprement dits. Il y avait là une innovation heureuse, en ce sens qu’elle tendait à encourager en France un genre d’érudition spécial et qu’elle assurait une place et une récompense fixes à des talens que la troisième classe, dite d’Histoire et de Littérature anciennes, n’était pas ou ne pouvait être que bien accidentellement en mesure d’accueillir ; mais si le principe, excellent en soi, méritait d’être consacré comme la réparation d’un oubli et comme un stimulant pour l’avenir, la pratique dans le présent ne laissait pas d’en être assez malaisée.

Au commencement de ce siècle, les critiques d’art et les historiens de la peinture, de l’architecture ou de la musique, étaient loin encore d’avoir dans notre pays la juste autorité que plusieurs de leurs successeurs ont su acquérir de nos jours. Autant il eût été facile, quarante ou cinquante ans plus tard, de trouver des écrivains ou des érudits dignes de figurer dans ce groupe d’élite que l’on avait voulu former en 18lu, autant à cette époque les litres des hommes entre lesquels il s’agissait de choisir étaient incertains et les garanties qu’ils offraient insuffisantes. Sauf Emeric-David, Quatremère de Quincy et un ou deux autres peut-être, que leur compétence éprouvée et leur science solide mettaient en réalité hors de pair, mais qui avaient refusé de se porter candidats, quels pouvaient être parmi les futurs membres de la nouvelle section ceux qui s’imposaient aux suffrages de la classe par l’importance des services rendus ou par la notoriété personnelle ? Aussi, en attendant mieux, se contenta-t-on, pour remplir le cadre, d’emprunter à la section de peinture deux de ses membres, Denon et Visconti, à la classe des correspondans un peintre paysagiste, auteur par surcroît de quelques récits de voyages, Castellan, et un habile dessinateur d’architecture, Thibault, qui devint plus tard professeur de perspective à l’École des Beaux-Arts et membre de la section d’architecture à l’Académie.

Pour le cinquième fauteuil, on prit le parti d’y caser à tout hasard le dernier survivant à l’Institut des représentans de la « déclamation, » le vieux Grandménil, dont une fois déjà on n’avait trop su que faire, et qui, promené de la place qu’il occupait originairement à une place dans la section de composition musicale, ne devait pas, en entrant dans la section d’histoire et de théorie, arriver pour cela au terme de son odyssée académique. Dix mois plus tard, en effet, il était de nouveau transformé en musicien, et il reprenait à la faveur de ce déguisement, c’est-à-dire sans plus de titres au fond qu’auparavant, la place qu’on lui avait fait quitter. Il n’y fut d’ailleurs réintégré que pour bien peu de temps, puisqu’il mourut le 24 mai 1816, après avoir été, sous les diverses étiquettes successivement attachées à son nom, un des membres de la classe les plus scrupuleux, les plus assidus aux séances, et, dans les rapports avec ses confrères, un des plus faciles et des plus courtois. Si donc il est permis de trouver que, par sa profession et par le genre de son talent, Grandménil ne remplissait pas les conditions nécessaires pour être appelé à siéger à l’Institut, il n’y aura que justice à reconnaître, une fois cette réserve faite, que, au point de vue de la probité et de la modération du caractère, il n’y était nullement déplacé[5].

Complétée, comme elle venait de l’être, ait moins dans les sections de peinture et de composition musicale, par l’adjonction des artistes du dehors les plus éminens, la quatrième classe semblait plus que jamais à l’abri des hostilités contre les personnes et, en raison de sa constitution même, mieux préservée pour l’avenir de toute atteinte à sa stabilité. On verra tout à l’heure comment, sur ce dernier point, les espérances qu’on avait pu concevoir se trouvèrent bientôt démenties, et avec quel empressement à son tour le gouvernement de la seconde Restauration annula les mesures par lesquelles le gouvernement des cent jours s’était hâté de remplacer celles qui avaient été prises en mars 1815, au nom de Louis XVIII ; mais, pour le moment, quels que fussent les périls de la situation politique et l’imminence de la guerre, à l’Institut, et particulièrement dans la classe des beaux-arts, on pouvait croire définitivement close l’ère des changemens plus ou moins radicaux, des réformes alternativement prescrites et désavouées.

Aussi les nouveaux élus, comme ceux dont ils étaient devenus les confrères, ne songeaient-ils qu’à se conformer de leur mieux aux conditions qui leur étaient actuellement faites et à prendre en main, suivant les cas, soit la direction des affaires de l’art en général, soit les intérêts particuliers des jeunes artistes que les récens événemens avaient forcément détournés de leurs études ou dépossédés de certains droits, C’est ainsi que, à la prière de deux jeunes architectes dont l’un, M. Hittorf, devait, trente-huit ans plus tard, être appelé à siéger parmi les membres de l’Académie des beaux-arts, la quatrième classe intervenait auprès du ministre de l’intérieur, Carnot, pour obtenir que ces jeunes gens, nés l’un et l’autre sur un territoire qui, en 1814, avait cessé d’être annexé à la France[6], fussent autorisés, malgré la perte de leur nationalité, à participer au concours ouvert pour le grand prix de Rome ; c’est ainsi encore qu’elle accordait à un autre de ses futurs membres, à Léon Cogniet, comme aux peintres admis à concourir avec lui, quelques jours supplémentaires de travail, en compensation de ceux que leur avait pris le service, très actif à cette époque de crise, de la garde nationale. En même temps, elle renouait avec le directeur de l’Académie de France à Rome la correspondance régulière que la suspension ou le retard des envois l’avait forcée d’interrompre, sans parler de certaines circonstances fort étrangères à l’art qui n’avaient pas laissé de rendre assez difficile la situation à Rome du directeur et celle des pensionnaires.

L’artiste chargé alors des fonctions que Suvée avait remplies tant bien que mal jusqu’en 1807, était Lethière, auteur du grand tableau, aujourd’hui au Louvre, la Mort des fils de Brutus. Quoique, à l’époque de sa nomination, Lethière n’appartint pas encore à l’Institut, et que, malgré le succès de l’ouvrage susmentionné, sa réputation personnelle n’eût pas à beaucoup près l’éclat de celle qu’avaient acquise David, Regnault, et même des peintres plus récemment entrés dans la carrière, le choix de la quatrième classe s’était porté sur lui parce qu’on le savait homme à couper court aux abus que la faiblesse de Suvée avait laissé s’introduire à la villa Médicis et, en cas de troubles extérieurs, à faire respecter l’indépendance du grand établissement dont il aurait la garde. La confiance, qu’il avait inspirée ne tarda pas à être justifiée ; elle s’accrut même d’année en année en proportion des services rendus, si bien qu’une fois arrivé au terme de son mandat, Lethière fut invité à continuer ses fonctions pendant quatre ans encore. Il se trouvait donc en 1814 à la tête de l’Académie de France, lorsque la double nouvelle de la chute de Napoléon et de la restauration des Bourbons parvint à Home, où elle provoqua, tant parmi les pensionnaires que dans la population même, d’ardens mouvemens d’opinion en sens contraire. Le directeur eut à la fois assez de bon sens pour éviter de se mêler personnellement à la lutte et assez d’autorité pour accomplir, malgré les essais d’opposition, son devoir. Grâce à lui, le calme fut maintenu aux abords conjure à l’intérieur de la villa Médicis, et le drapeau qui consacrait le changement survenu dans le gouvernement de notre pays put surmonter l’entrée d’un palais appartenant à la France, sans que personne désormais osât faire mine de s’en scandaliser ; mais quand, au bout de quelques mois, une nouvelle révolution eut jeté bas ce qui venait d’être rétabli, et rétabli ce qui avait été naguère renversé, Lethière dut redoubler de fermeté et de prudence pour faire accepter à Rome les conséquences de ce revirement subit, sans compromettre la dignité du pays qu’il représentait et sans paraître avoir cédé trop tôt aux exigences de la situation que les événemens lui avaient faite. Aussi se montra-t-il cette fois moins empressé qu’il ne l’avait été l’année précédente à prendre officiellement les mesures imposées par le nouvel ordre de choses.

« L’an passé, écrivait-il, le 14 avril 1815, au président de la quatrième classe, je me suis trouvé ici dans une position difficile dont la classe fut instruite, et j’ai su qu’elle avait approuvé ma conduite. Le ministre de l’intérieur m’en a également témoigné sa satisfaction. En dernier lieu, nous n’avons été instruits de ce qui se passait en France que par la voix publique et par des articles de journaux italiens souvent mensongers et contradictoires… Il y avait plus de trois semaines qu’il n’arrivait ici ni lettres ni journaux de Paris. Ils arrivèrent enfin le 11 du courant, et, la nouvelle du retour de l’empereur étant par là tout à fait notoire, je fis supprimer les armoiries royales à l’entrée du palais de l’Académie. Je ne m’étais point jusqu’à ce moment rendu aux sollicitations qui m’avaient déjà été faites par plusieurs Français… Mon devoir était d’attendre l’arrivée des journaux de France, ne fût-ce que pour être en règle vis-à-vis du gouvernement romain, très susceptible dans ces sortes d’affaires ; mais j’attendrai les instructions du ministre à qui je rends compte de ces détails pour faire replacer les armes de l’empire.

« Cette suppression des armoiries royales a fait l’entretien de toute la ville ; chacun en a parlé dans son sons. Quelques-uns ont voulu y voir autre chose que le simple accomplissement de mon devoir ; le gouvernement pontifical lui-même s’en est inquiété,.. et, parmi un bon nombre de Français qui se trouvent à Rome, trois, à ma connaissance, non-seulement m’ont blâmé, mais excitent encore contre moi, autant qu’il dépend d’eux, l’indignation publique. On accuse aussi les pensionnaires, bien que ces jeunes gens n’aient donné aucune prise aux reproches. J’ai cru, monsieur le Président, devoir par votre organe instruire la classe de ces faits qui ne peuvent lui être indifférens… »

L’indifférence des membres de la quatrième classe pour les incidens dont il leur était ainsi rendu compte était effectivement d’autant moins présumable, et leur approbation de la conduite tenue à Rome par Lethière d’autant plus naturelle, qu’eux-mêmes, à Paris, avaient observé une réserve pareille durant la période qu’ils venaient de traverser. Tout en se soumettant au pouvoir établi à l’époque de la première restauration, ils s’étaient abstenus de ces engagemens hâtifs, de ces bruyantes protestations de zèle au moyen desquelles d’autres hommes mêlés de beaucoup plus près qu’eux aux affaires sous le dernier gouvernement s’efforçaient de faire oublier la part qu’ils y avaient prise et répudiaient sans vergogne le passé.

Après le retour de Napoléon, l’attitude de la classe des beaux-arts avait été la même. Ce n’était pas un des siens, c’était un membre de l’Académie française, Étienne, qui, lors de la première réception de l’Institut aux Tuileries, avait, dans une harangue louangeuse jusqu’à la flagornerie, remercié l’empereur des bienfaits qu’il répandait ou qu’il allait répandre sur la France délivrée par lui du joug des Bourbons. Enfin, la classe ne s’était pas plus associée aux diatribes de David contre les partisans, vrais ou supposés, de l’ancien régime, qu’à son enthousiasme impérialiste et à son adhésion publique aux articles de « l’Acte additionnel. » Les confrères du peintre avaient vu dans la visite que, peu après son retour, l’empereur lui avait faite, un hommage légitime au talent d’un artiste célèbre entre tous[7] et, de plus, le décret qui, conformément à leurs vœux, venait d’augmenter le nombre des membres de la quatrième classe, leur avait inspiré des sentimens de reconnaissance dont ils avaient chargé David de transmettre l’expression au souverain ; mais tout s’était borné de leur part à ces témoignages par procuration de gratitude et à une correspondance officielle avec le ministre compétent pour des affaires intéressant la Compagnie.

La classe des beaux-arts tout entière s’était donc, aussi bien pendant les cent jours que durant les onze mois qui avaient précédé, soigneusement tenue à l’écart des agitations politiques et des querelles de parti. Elle n’avait voulu se rendre complice ni de ceux qui s’étaient hâtés de condamner sans merci le pouvoir tombé la veille, ni des courtisans du pouvoir nouveau, pressés de lui offrir dès la première heure leur dévoûment de circonstance et leurs services intéressés ; mais quand le moment fut venu pour la France des luttes et des désastres suprêmes, quand, après Waterloo, nos revers eurent amené une seconde fois les armées étrangères sur le sol de la patrie outragée, les artistes qui appartenaient à l’Institut ressentirent trop unanimement, ils partagèrent avec une trop profonde émotion les amertumes de la douleur publique, pour continuer de se livrer, comme si rien n’était survenu dans l’intervalle, à leurs occupations accoutumées. Ils ne suspendirent pas leurs séances, parce que l’époque de l’année où l’on se trouvait était celle des concours ouverts pour les grands prix de Rome et que les jugemens ne pouvaient être ajournés ; mais, en dehors de la tâche absolument obligatoire qu’ils avaient à remplir de ce côté, ils s’imposèrent le devoir de ne rien entreprendre ni de rien poursuivre des travaux qui les auraient, au moins en apparence, distraits de leur affliction patriotique. Pendant plusieurs semaines, ils refusèrent d’entendre aucune lecture, de recevoir aucune communication, de laisser aucune discussion s’engager sur des sujets étrangers aux concours dont ils avaient alors à juger les résultats. Plus d’un mois s’était écoulé déjà depuis que les événemens avaient replacé Louis XVIII sur le trône, lorsque la quatrième classe de l’Institut, d’ailleurs décimée, comme on le verra plus loin, dès les premiers jours du gouvernement royal, se décida à reprendre, pour l’exercer désormais dans sa plénitude et avec la même activité qu’autrefois, la fonction dont les malheurs du temps l’avaient momentanément forcée de ne s’acquitter qu’en partie.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 juillet et du 15 août.
  2. Cet artiste, d’un talent fort secondaire d’ailleurs, est l’auteur, entre autres ouvrages de sculpture, du groupe représentant la Mise au tombeau dans la chapelle dite du Calvaire, au fond de l’église de Saint- Roch, à Paris, et des statues de L’Hôpital et de D’Aauesseau, placées au bas de l’escalier extérieur du Corps législatif. Deseine avait été nommé membre de l’Académie royale de peinture le 26 mars 1791, c’est-à-dire dans la dernière séance tenue par l’Académie pour une élection.
  3. Lebreton, en s’exprimant ainsi, n’avançait rien que de strictement exact. On lit, en effet, dans le procès-verbal de la séance du 10 juillet 1814 : Le secrétaire perpétuel propose d’adresser à Son Excellence le ministre de l’intérieur la demande que la classe des beaux-arts avait faite au dernier gouvernement d’augmenter le nombre des membres de la classe et de le porter à quarante. La classe autorise le secrétaire perpétuel à transmettre cette demande au ministre avec tous les motifs à l’appui.
  4. Outre Gros, Guérin et Girodet, outre Carle Vernet et Meynier, qui furent élus en même temps qu’eux, les candidats aux places récemment criées dans la section de peinture avaient été : Ansiaux, Lemonnier, Serangeli, Robert-Lefèvre, Hue, Thévenin et Prud’hon. Deux de ces compétiteurs. Hue et Lemonnier, avaient appartenu à l’ancienne Académie royale ; leur candidature prouvait donc chez les irréconciliables de la veille l’intention maintenant de faire cause commune avec ceux qu’ils avaient voulu renverser. Quant à Prud’hon, à qui l’on s’étonnera peut-être que la quatrième classe ait cru devoir préférer Meynier, il n’attendit pas longtemps la réparation de son échec, puisqu’il fut élu en 1816, lors de la première vacance qui se produisit dans la section de peinture.
  5. A l’époque de la Terreur, cette modération que, contrairement à la conduite tenue par plusieurs de ses camarades du théâtre de la République. Grandménil ne craignait pas de témoigner, faillit plus d’une fois lui être fatale : le jour, entre autres, où il avait montré quelque chose de moins que de l’enthousiasme en entendant la lecture d’une pièce ultra-révolutionnaire, le Jugement dernier des rois, œuvre du trop fameux Sylvain Maréchal. Celui-ci, pour mieux s’assurer apparemment la bienveillance de ses juges, s’était fait accompagner, quand il vint présenter sa pièce aux comédiens, de trois membres de la Convention. La lecture finie, Grandménil seul se permit quelques observations : « On pouvait craindre, objectait-il, d’être pendu si jamais les rois revenaient. » — « Voulez-vous donc être pendu dès à présent pour n’avoir pas accepté la pièce ? » répliqua un des compagnons de l’auteur. Grandménil se le tint pour dit : le Jugement dernier des rois fut reçu, mais il s’abstint d’y jouer un rôle.
  6. M. Hittorf, alors âgé de vingt et un ans, était né à Cologne, devenu en 1801 chef-lieu d’arrondissement dans le département de la Röer.
  7. Cette visite de Napoléon à l’atelier que David occupait alors à la Sorbonne et où il venait d’achever le tableau des Thermopyles eut lieu dans le courant du mois d’avril 1815. Après un examen de quelques instans, Napoléon, moins sensible sans doute aux mérites pittoresques de l’œuvre qu’aux souvenirs héroïques et aux exemples qu’elle impliquait, dit au peintre en se retirant : « Très bien, monsieur David ! continuez à honorer la France. J’espère que des copies de votre tableau ne tarderont pas à être placées dans les écoles militaires. Elles rappelleront aux jeunes élèves les vertus particulières de leur état. » Le jour même, l’empereur nommait son premier peintre commandeur dans l’ordre impérial de la Légion d’honneur.