L’Aiglon/Acte I

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Charpentier & Fasquelle (p. 2-62).


PREMIER ACTE

LES AILES QUI POUSSENT



À Baden, près de Vienne, en 1830.

Le salon de la villa qu’occupe Marie-Louise. Vaste pièce au milieu de laquelle s’élève la montgolfière de cristal d’un lustre empire. Boiseries claires, murs peints à fresque, d’un vert pompéien. Frise de sphinx courant autour du plafond.

À gauche, deux portes. Celle du premier plan est celle de la chambre de Marie-Louise. Celle du second plan ouvre sur les appartements des dames d’honneur. — À droite, au premier plan, une autre porte : au second plan, dans une niche, un énorme poêle de faïence, lourdement historié. — Au fond, entre deux fenêtres, une large porte-fenêtre, par laquelle on aperçoit les balustres d’un perron formant balcon, qui descend dans le jardin. Vue sur le parc de Baden : tilleuls et sapins, profondes allées, lanternes suspendues à des potences en arceaux. Magnifique journée des premiers jours de septembre.

On a apporté dans cette banale villa de location un précieux mobilier. À gauche, près de la fenêtre, une belle psyché en citronnier chargée de bronzes ; au premier plan une vaste table d’acajou, couverte de papiers ; contre le mur, une table étagère à dessus de laque, garnie de livres. — À droite, vers le fond, un petit piano Érard de l’époque, une harpe ; plus bas, une chaise longue Récamier auprès d’un grand guéridon. Fauteuils et tabourets en X. Beaucoup de fleurs dans des vases. Au mur, gravures encadrées représentant les membres de la famille impériale d’Autriche ; portraits de l’Empereur François, du duc de Reichstadt enfant, etc.

Au lever du rideau, au fond du salon, un groupe de femmes très élégantes. Deux d’entre elles, assises au piano, dos au public, jouent à quatre mains. — Une autre est à la harpe. On déchiffre. Rires ; interruptions.

Un laquais introduit, par le perron, une jeune fille de mine modeste, qu’accompagne un officier de cavalerie autrichienne, un merveilleux hussard bleu et argent. Les deux nouveaux venus, voyant qu’on ne les remarque pas, restent un moment debout dans un coin du salon. — À ce moment, par la porte de droite, entre le comte de Bombelles, attiré par la musique. Il se dirige vers le piano, en battant la mesure. Mais il aperçoit la jeune fille, s’arrête, sourit, va vivement à elle.



Scène PREMIÈRE

THÉRÈSE, TIBURCE, BOMBELLES, MARIE-LOUISE, LES DAMES D’HONNEUR.
LES DAMES, au clavecin, parlant toutes à la fois, et riant comme des folles.

Elle manque tous les bémols. — C’est un scandale !
— Je prends la basse. — Un, deux ! — Harpe ! — La… la !… — Pédale !

BOMBELLES, à Thérèse.

C’est vous ?

THÉRÈSE.

C’est vous ?Bonjour, Monsieur de Bombelles.

UNE DAME, au clavecin.

C’est vous ?Bonjour, Monsieur de Bombelles.Mi… sol.

THÉRÈSE.

J’entre comme lectrice aujourd’hui.

UNE AUTRE DAME, au clavecin.

J’entre comme lectrice, aujourd’hui.Le bémol !

THÉRÈSE.

Et grâce à vous : merci.

BOMBELLES.

Et grâce à vous : merci.C’est tout simple, Thérèse :
Vous êtes ma parente et vous êtes Française.

THÉRÈSE, lui présentant l’officier.

Tiburce.

BOMBELLES.

Tiburce.Ah ! votre frère !

(Il lui tend la main, et montrant un fauteuil à Thérèse)

Tiburce.Ah ! votre frère !Asseyez-vous un peu.

THÉRÈSE.

Oh ! — je suis très émue !

BOMBELLES, souriant.

Oh ! je suis très émue !Et de quoi donc, mon Dieu ?

THÉRÈSE.

Mais d’approcher tout ce qui reste sur la terre,

De l’Empereur !…

BOMBELLES, s’asseyant auprès d’elle.

De l’Empereur !…Vraiment ? C’est de cela, ma chère ?

TIBURCE, d’un ton agacé.

Les nôtres détestaient Bonaparte, jadis !

THÉRÈSE.

Je sais… mais voir…

TIBURCE, un peu dédaigneux.

Je sais… mais voir…Sa veuve !…

THÉRÈSE.

Je sais… mais voir…Sa veuve !…Et peut-être… son fils ?

BOMBELLES.

Sûrement.

THÉRÈSE.

Sûrement.Ce serait n’avoir pas plus, je pense,
D’âme… que de lecture, et n’être pas de France,
Et n’avoir pas mon âge, enfin, que de pouvoir
Ne pas trembler, Monsieur, au moment de les voir.
— Est-elle belle ?

BOMBELLES.

Est-elle belle ?Qui ?

THÉRÈSE.

Est-elle belle ? Qui ?La duchesse de Parme !

BOMBELLES, surpris.

Mais…

THÉRÈSE, vivement.

Mais…Elle est malheureuse, et c’est un bien grand charme !

BOMBELLES.

Mais je ne comprends pas ! Vous l’avez vue ?

THÉRÈSE.

Mais je ne comprends pas ! Vous l’avez vue ?Oh ! non !

TIBURCE.

Non ! on nous introduit à peine en ce salon.

BOMBELLES, souriant.

Oui, mais…

TIBURCE, lorgnant du côté des musiciennes.

Oui, mais…Nous avons craint de déranger ces dames,
Dont le rire ajoutait au clavecin des gammes !

THÉRÈSE.

J’attends Sa Majesté, là, dans mon coin.

BOMBELLES.

J’attends Sa Majesté, là, dans mon coin.Comment ?
— Mais c’est elle qui fait la basse en ce moment !

THÉRÈSE, se levant, saisie.

L’Imp…

BOMBELLES.

L’Imp…Je vais l’avertir.

Il va vers le piano et parle bas à une des dames qui jouent.
MARIE-LOUISE, se retournant.

L’Imp…Je vais l’avertir.Ah ! c’est cette petite ?…
Histoire très touchante… oui… vous me l’avez dite…
Un frère qui…

BOMBELLES.

Un frère qui…Fils d’émigré, reste émigré.

TIBURCE, s’avançant, d’un ton dégagé.

L’uniforme autrichien est assez de mon gré ;
Puis il y a la chasse au renard, que j’adore.

MARIE-LOUISE, à Thérèse.

Le voilà, ce mauvais garnement qui dévore
Tout le peu qui vous reste !

THÉRÈSE, voulant excuser Tiburce.

Tout le peu qui vous reste…Oh ! mon frère…

MARIE-LOUISE.

Tout le peu qui vous reste…Oh ! mon frère…Un vaurien,
Qui vous ruina ! mais vous l’excusez, c’est très bien.
— Thérèse de Lorget, je vous trouve charmante.

(Elle lui prend les mains et la fait asseoir près d’elle sur le canapé.
Bombelles et Tiburce se retirent en causant, vers le fond.)

Vous voilà donc parmi mes dames. Je me vante
D’être assez agréable… un peu triste depuis…
— Hélas !
— Hélas !(Silence.)

THÉRÈSE, émue.

— Hélas !Je suis troublée au point que je ne puis
Exprimer…

MARIE-LOUISE, s’essuyant les yeux.

Exprimer…Oui, ce fut une bien grande perte !
On a trop peu connu cette belle âme !

THÉRÈSE, frémissante.

On a trop peu connu cette belle âme ! Oh ! certe !

MARIE-LOUISE, se retournant, à Bombelles.

Je viens d’écrire pour qu’on garde son cheval !
(À Thérèse)
Depuis la mort du général…

THÉRÈSE, étonnée.

Depuis la mort du général…Du général ?

MARIE-LOUISE, s’essuyant les yeux.

Il conservait ce titre.

THÉRÈSE.

Il conservait ce titre.Ah ! Je comprends !

MARIE-LOUISE.

Il conservait ce titre.Ah ! Je comprends ! … je pleure !

THÉRESE, avec sentiment.

Ce titre n’est-il pas sa gloire la meilleure ?

MARIE-LOUISE.

On ne peut pas savoir d’abord tout ce qu’on perd :
J’ai tout perdu, perdant le général Neipperg !

THÉRESE, stupéfaite.

Neipperg ?

MARIE-LOUISE.

Neipperg ?Je suis venue à Baden me distraire.
C’est bien. Tout près de Vienne. Une heure. — Ah ! Dieu ! ma chère.
J’ai les nerfs !… On prétend depuis que j’ai maigri
Que je ressemble à la duchesse de Berry.
Vitrolles m’a dit ça. — Maintenant je me frise
Comme elle. — Pourquoi Dieu ! ne m’a-t-il pas reprise ? —
(Regardant autour d’elle).
C’est petit, mais ce n’est pas mal, cette villa.
— Metternich est notre hôte en passant. — Il est là.
Il part ce soir. — La vie à Baden n’est pas triste.
Nous avons les Sandor, et Thalberg, le pianiste.
On fait chanter, en espagnol, Montenegro ;
Puis Fontana nous hurle un air de Figaro ;

L’archiduchesse vient avec l’ambassadrice
D’Angleterre ; et l’on sort en landau… Mais tout glisse
Sur mon chagrin ! — Ah ! si ce pauvre général !…
— Est-ce que vous comptez ce soir venir au bal ?

THÉRÈSE, qui la regarde avec une stupéfaction croissante.

Mais…

MARIE-LOUISE, impétueusement.

Mais…Chez les Meyendorff. Strauss arrive de Vienne.
— Bombelles, n’est-ce pas, il faudra qu’elle vienne ?

THÉRÈSE.

Pourrai-je demander à Votre Majesté
Des nouvelles du duc de Reichstadt ?

MARIE-LOUISE.

Des nouvelles du duc de Reichstadt ?Sa santé
Est bonne. Il tousse un peu… Mais l’air est si suave
À Baden !… Un jeune homme ! Il touche à l’heure grave :
Les débuts dans le monde ! — Et quand je pense, ô ciel !
Que le voilà déjà lieutenant-colonel !
Mais croiriez-vous — pour moi c’est un chagrin énorme ! —
Que je n’ai jamais pu le voir en uniforme !…
(Entrent deux Messieurs portant des boîtes. — Avec un cri de joie.)
Ah ! c’est pour lui, tenez !



Scène II

Les mêmes, LE DOCTEUR et son fils, portant de longues boîtes vitrées, puis METTERNICH.
LE DOCTEUR, saluant.

Ah ! c’est pour lui, tenez !Oui. Les collections.

MARIE-LOUISE.

Déposez-les, docteur !

BOMBELLES.

Déposez-les, docteur !Qu’est-ce ?

MARIE-LOUISE.

Déposez-les, docteur ! Qu’est-ce ? Des papillons.

THÉRÈSE.

Des papillons ?

MARIE-LOUISE.

Des papillons ?J’étais chez ce vieillard aimable,
Le médecin des eaux. Ayant, sur une table,
Vu ces collections que son fils achevait,
J’ai soupiré tout haut : « Ah ! si le mien pouvait
S’intéresser à ça, lui que rien n’intéresse !… »

LE DOCTEUR.

Alors, j’ai dit à Sa Majesté la Duchesse :
« Mais on ne sait jamais. Pourquoi pas ? Essayons ! »
Et j’apporte mes papillons.

THÉRÈSE, à part.

Et j’apporte mes papillons.Des papillons !

MARIE-LOUISE, soupirant, au docteur.

S’il s’arrachait à ses tristesses solitaires
Pour s’occuper un peu de vos…

LE DOCTEUR.

Pour s’occuper un peu de vos…Lépidoptères.

MARIE-LOUISE.

Laissez-les-nous, et revenez. Il est sorti.

(Le docteur et son fils sortent après avoir disposé les collections sur la table.
Marie-Louise se retournant vers Thérèse.)

Vous, venez, que je vous présente à Scarampi,
C’est la grande maîtresse.
C’est la grande maîtresse.(Apercevant Metternich qui entre à droite.)
C’est la grande maîtresse.Ah ! Metternich !… Cher prince
Le salon est à vous.

METTERNICH.

Le salon est à vous.Il fallait que j’y vinsse
Ayant à recevoir cet envoyé…

MARIE-LOUISE.

Ayant à recevoir cet envoyé…Je sais.

METTERNICH.

Du général Belliard, l’ambassadeur français,
Et le conseiller Gentz, et quelques estafettes,
(À un laquais qu’il vient de sonner, et qui paraît au fond sur le perron.)

Monsieur de Gentz, d’abord.
Monsieur de Gentz, d’abord.(À Marie-Louise.)
Monsieur de Gentz, d’abord.Vous me permettez ?

MARIE-LOUISE.

Monsieur de Gentz, d’abord.Vous me permettez ?Faites !

(Elle sort avec Thérèse. Tiburce et Bombelles les suivent. — Gentz paraît au fond, introduit par le laquais. Très élégant. Figure de vieux viveur fatigué. Les poches pleines de bonbonnières et de flacons, il est toujours en train de mâchonner un bonbon ou de respirer un parfum).



Scène III

METTERNICH, GENTZ, puis un officier français attaché à l’ambassade de France.
METTERNICH.

Bonjour, Gentz.

(Il s’assied devant le guéridon à droite et se met à signer, tout en causant, les papiers que Gentz tire d’un grand portefeuille.)

Bonjour, Gentz.Vous savez que je rentre aujourd’hui.
L’empereur me rappelle à Vienne.

GENTZ.

L’empereur me rappelle à Vienne.Ah ?

METTERNICH.

L’empereur me rappelle à Vienne.Ah ?Quel ennui !
Vienne en cette saison !

GENTZ.

Vienne en cette saison !Vide comme ma poche !

METTERNICH.

Oh ! ça, ce n’est pas vrai, car soit dit sans reproche…
Le gouvernement russe a dû…

(Il fait, du bout des doigts, le geste de glisser de l’argent.)
GENTZ, avec une indignation comique.

Le gouvernement russe a dû…Moi ?

METTERNICH.

Le gouvernement russe a dû…Moi ?Soyez franc :
Vous venez de vous vendre encore.

GENTZ, très tranquillement, croquant un bonbon.

Vous venez de vous vendre encore.Au plus offrant.

METTERNICH.

Mais pourquoi cet argent ?

GENTZ, respirant un flacon de parfum.

Mais pourquoi cet argent ?Pour faire la débauche !

METTERNICH.

Et vous passez pour mon bras droit !

GENTZ.

Et vous passez pour mon bras droit !Votre main gauche
Doit ignorer ce que votre droite reçoit.

METTERNICH, apercevant les bonbonnières et les flacons.

Des bonbons ! des parfums ! Oh !

GENTZ.

Des bonbons ! des parfums ! Oh !Cela va de soi.
J’ai de l’argent : bonbons, parfums. Je les adore
Je suis un vieil enfant faisandé.

METTERNICH, haussant les épaules.

Je suis un vieil enfant faisandé.Pose encore,
Fanfaron du mépris de soi-même !…
Fanfaron du mépris de soi-même !…(Brusquement.)
Fanfaron du mépris de soi-même !…Et Fanny ?

GENTZ.

Elssler ?… Ne m’aime pas. Oh ! je n’ai pas fini
D’être grotesque.
D’être grotesque.Montrant un portrait du duc de Reichstadt.
D’être grotesque.C’est le duc dont elle est folle.
Je suis un paravent qui souffre, — et se console
En songeant qu’après tout, il vaut mieux, pour l’État,
Que le duc soit distrait. Je fais donc le bêta :
J’escorte la danseuse en ville, à la campagne.
Elle veut que ce soir, ici, je l’accompagne
Pour surprendre le duc.

METTERNICH, qui pendant ce temps a signé diverses pièces.

Pour surprendre le duc.Vous me scandalisez !

GENTZ.

Ce soir la mère sort. Il y a bal.
(Il lui tend une lettre prise dans son portefeuille.)
Ce soir la mère sort. Il y a bal.Lisez.

C’est du fils de Fouché.

METTERNICH, lisant la lettre.

C’est du fils de Fouché.Vingt août, mil huit cent trente…

GENTZ.

Il s’offre à transformer…

METTERNICH, souriant.

Il s’offre à transformer…Bon vicomte d’Otrante !

GENTZ.

Notre duc de Reichstadt en Napoléon Deux.

METTERNICH, parcourant la lettre.

Des noms de partisans…

GENTZ.

Des noms de partisans…Oui.

METTERNICH.

Des noms de partisans…Oui.Se souvenir d’eux.
(Il lui rend la lettre.)
— Notez !

GENTZ, remettant la lettre dans son portefeuille.

— Notez !Nous refusons ?

METTERNICH.

— Notez ! Nous refusons ?Sans tuer l’espérance !
Ah ! mais c’est qu’il me sert à diriger la France,
Mon petit colonel ! Car de sa boîte — cric ! —
Je le sors aussitôt qu’oubliant Metternich,
On penche à gauche, et — crac ! — dès qu’on revient à droite,
Je rentre mon petit colonel dans sa boîte.

GENTZ, amusé.

Quand peut-on voir jouer le ressort ?

METTERNICH.

Quand peut-on voir jouer le ressort ?Pas plus tard
Qu’à l’instant…
Qu’à l’instant…(Il sonne, un laquais paraît.)
Qu’à l’instant…L’envoyé du général Belliard !
(Le laquais introduit un officier français en grande tenue.)
Bonjour, Monsieur. Voici les papiers.
Bonjour, Monsieur. Voici les papiers.(Il lui tend des documents.)
Bonjour, Monsieur. Voici les papiers.En principe,
Nous avons reconnu le roi Louis-Philippe.

Mais ne donnez pas trop dans le quatre-vingt-neuf,
Ou bien nous briserions la coquille d’un œuf…

L’ATTACHÉ, immédiatement effrayé.

Est-ce une allusion au prince François-Charle ?…

METTERNICH.

Duc de Reichstadt ?… Je n’admets pas, moi qui vous parle,
Que son père ait jamais régné !

L’ATTACHÉ, avec une générosité ironique.

Que son père ait jamais régné !Moi, je l’admets.

METTERNICH.

Je ne ferai donc rien pour le duc. Mais… mais…

L’ATTACHÉ.

Je ne ferai donc rien pour le duc. Mais… mais…Mais ?

METTERNICH.

Mais si la liberté chez vous devient trop grande,
Si vous vous permettez la moindre propagande,
Mais si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard
Venir devant le roi déplier son foulard ;
Si votre royauté fait trop la République ;
Nous pourrons — n’étant pas d’une humeur angélique ! —
Nous souvenir que Frantz est notre petit fils…

L’ATTACHÉ, vivement.

Nous ne laisserons pas rougir nos lys.

METTERNICH, gracieux.

Nous ne laisserons pas rougir nos lys.Vos lys,
S’ils savent rester blancs, ignoreront l’abeille.

L’ATTACHÉ, se rapprochant et baissant la voix.

On craint que malgré vous l’espoir du duc s’éveille.

METTERNICH.

Non.

L’ATTACHÉ.

Non.Les événements ?

METTERNICH.

Non.Les événements ?Je les lui filtre.

L’ATTACHÉ.

Non.Les événements ? Je les lui filtre.Quoi ?
Ignore-t-il qu’en France on a changé de roi ?

METTERNICH.

Oh ! non ! Mais le détail qu’il ne sait pas encore
C’est qu’on a rétabli le drapeau tricolore.
Il sera toujours temps…

L’ATTACHÉ.

Il sera toujours temps…Cela pourrait, c’est vrai,
L’enivrer !

METTERNICH.

L’enivrer !Oh ! le duc n’est jamais enivré.

L’ATTACHÉ, un peu inquiet.

Je trouve qu’à Baden sa garde est moins sévère.

METTERNICH, très tranquille.

Oh ! ici, rien à craindre : il est avec sa mère.

L’ATTACHÉ.

Comment ?

METTERNICH.

Comment ?Quel policier aurait plus d’intérêt
Qu’elle à le surveiller ? Tout complot troublerait
Son beau calme…

L’ATTACHÉ.

Son beau calme…Ce calme est peut-être une embûche !
Elle ne doit penser qu’à l’aiglon !…

(La porte des appartements de Marie-Louise s’ouvre.)
MARIE-LOUISE, entrant en coup de vent, avec un cri de désespoir.

Elle ne doit penser qu’à l’aiglon !…Ma perruche !



Scène IV

Les Mêmes, MARIE-LOUISE un instant, et LES DAMES D’HONNEUR qui la suivent affolées.
L’ATTACHÉ.

Hein ?

MARIE-LOUISE, à Metternich.

Hein ?Margharitina, Prince, qui s’envola !

METTERNICH, désolé.

Oh !

MARIE-LOUISE.

Oh !Margharitina ! Ma perruche !

(Elle remonte vers le perron. Les dames d’honneur se dispersent dans le parc à la poursuite de l’oiseau.)

METTERNICH, froidement, à l’attaché qui le regarde avec stupeur.

Oh ! Margharitina ! Ma perruche !Voilà.

L’ATTACHÉ, remontant vers Marie-Louise et faisant l’empressé.

Si Son Altesse veut que je cherche ?

MARIE-LOUISE, s’arrête, le toise et sèchement.

Si Son Altesse veut que je cherche ?Non !

(Elle rentre dans son appartement après l’avoir foudroyé du regard. La porte claque.)

L’ATTACHÉ, de plus en plus ahuri, à Metternich.

Si Son Altesse veut que je cherche ? Non !Qu’est-ce ?

METTERNICH, réprimant un sourire.

On dit « Sa Majesté » ; vous dites « Son Altesse » !

L’ATTACHÉ.

L’empereur n’ayant pas régné, « Sa Majesté »
Ne peut rester à la Duchesse !

METTERNICH.

Ne peut rester à la Duchesse !C’est resté.

L’ATTACHÉ.

Alors voilà pourquoi ce regard de colère ?

METTERNICH.

C’est une question toute… protocolaire !

L’ATTACHÉ, salue pour prendre congé ; puis avant de sortir, demande.

Est-ce que l’ambassade, à partir d’aujourd’hui,
Peut prendre la cocarde aux trois couleurs ?

METTERNICH, avec un soupir.

Peut prendre la cocarde aux trois couleurs ?Mais oui…
Puisqu’on est d’accord…

(Aussitôt l’attaché jette sans rien dire la cocarde blanche de son chapeau et la remplace par une tricolore qu’il sort de sa poche. Metternich se lève en disant :)

Puisqu’on est d’accord…Oh !… sans perdre une seconde !
(Bruits de grelots au dehors.)
Qu’est-ce ?

GENTZ, qui est sur le balcon.

Qu’est-ce ?L’archiduchesse arrive avec du monde :
Les Meyendorf, Cowley, Thalberg !…

BOMBELLES, qui au bruit des grelots est vivement entré par la gauche suivi de Tiburce.

Les Meyendorf, Cowley, Thalberg !…Recevons-les !

(Au moment où il se précipite vers la porte, l’archiduchesse paraît sur le perron entourée d’un flot d’élégants et d’élégantes en costume de ville d’eau. — Des Grévedon et des Deveria. — Robes claires. Ombrelles. Grands chapeaux. — Un petit archiduc, de cinq à six ans, en uniforme de hussard, une minuscule pelisse sur l’épaule, deux petites archiduchesses dans ces extraordinaires robes de petites filles de l’époque. — Tumulte de voix et de rires. — Tourbillon de frivolités.)



Scène V

Les Mêmes, L’ARCHIDUCHESSE, DES BELLES DAMES, DES BEAUX MESSIEURS, LORD et LADY COWLEY, THALBERG, SANDOR, MONTENEGRO, etc… puis THÉRÈSE, SCARAMPI, UNE DAME D’HONNEUR.
L’ARCHIDUCHESSE, à Bombelles, Metternich, Gentz, Tiburce qui s’avancent cérémonieusement.

Non ! c’est une villa ! ce n’est pas un palais ;
Pas de façons !
Pas de façons !(Le salon est envahi. À un jeune homme.)
Pas de façons !Thalberg ! vite, ma tarentelle !
(Thalberg se met au piano et joue. À Metternich, gaiement.)
Sa Majesté ma belle sœur, où donc est-elle ?

UNE DAME.

Nous venions l’enlever en passant !

UNE AUTRE.

Nous venions l’enlever en passant !Nous allons
Courir en char à bancs à travers les vallons ;
C’est Sandor qui conduit !

UNE VOIX D’HOMME, continuant une conversation commencée.

C’est Sandor qui conduit !Il faut, dans son cratère,
Lui renfoncer sa lave !

L’ARCHIDUCHESSE, se tournant vers le groupe des causeurs.

Lui renfoncer sa lave !Oh ! voulez-vous vous taire !

(À Metternich, en riant.)
Ces Messieurs ont parlé tout le temps de volcan !

BOMBELLES.

Ce volcan quel est-il ?

UNE DAME, à une autre, parlant chiffons.

Ce volcan quel est-il ?Cet hiver, l’astrakan ?

(Elles chuchotent.)
SANDOR, répondant à Bombelles.

Mais le libéralisme !

BOMBELLES.

Mais le libéralisme !Ah !…

LORD COWLEY.

Mais le libéralisme ! Ah !…Ou plutôt la France.

METTERNICH, à l’attaché français, d’un air sévère.

Vous l’entendez ?

UNE DAME, à un jeune homme, qu’elle entraîne par le bras vers le clavecin.

Vous l’entendez ?Monténégro, votre romance !
Tout bas rien que pour moi !…

MONTÉNEGRO, que Thalberg accompagne, chantant tout bas.

Tout bas, rien que pour moi !…Corazon
(Il continue très doucement.)

UNE AUTRE DAME, à Gentz.

Tout bas rien que pour moi !…Corazon…Gentz, bonjour !
(Elle fouille dans son réticule.)
J’ai des bonbons pour vous.
J’ai des bonbons pour vous.(Elle lui donne une petite boîte.)

GENTZ.

J’ai des bonbons pour vous.Vous êtes un amour !

UNE AUTRE, même jeu.

Un parfum de Paris !
(Elle tire un petit flacon et le lui donne.)

METTERNICH, qui a vu le flacon, vivement à Gentz.

Un parfum de Paris !Arrachez l’étiquette !
Eau du duc de Reichstadt !

GENTZ, respirant le parfum.

Eau du duc de Reichstadt !Ça sent la violette !

METTERNICH, lui arrachant le flacon et le grattant avec des ciseaux pris sur la table.

Si le duc survenait, il verrait qu’à Paris…

UNE VOIX, dans le groupe d’hommes au fond.

Elle redresse encor la tête !

LADY COWLEY.

Elle redresse encor la tête !Nos maris
Parlent de l’hydre !

LORD COWLEY.

Parlent de l’hydre !Il faut qu’elle soit étouffée !

L’ARCHIDUCHESSE, riant.

C’est un volcan… ou bien c’est une hydre !

UNE DAME D’HONNEUR DE MARIE-LOUISE, suivie par un domestique qui porte sur un plateau de grands verres de café au lait glacé.

C’est un volcan… ou bien c’est une hydre !Eis-Kaffee ?

(Un autre domestique a posé sur la table un plateau de rafraîchissements : bière, champagne, etc.)
L’ARCHIDUCHESSE, assise, à une jeune femme.

Dis-nous des vers, Olga !

GENTZ.

Dis-nous des vers, Olga !Si vous lui demandiez
De l’Henri Heine ?…

TOUTES LES FEMMES.

De l’Henri Heine ?…Oui ! oui !

OLGA, se levant pour déclamer.

De l’Henri Heine ?…Oui ! oui !Quoi ? — Les deux grenadiers ?

METTERNICH, vivement.

Oh ! non !

SCARAMPI, sortant de l’appartement de Marie-Louise.

Oh ! non !Sa Majesté vient dans une minute.

PLUSIEURS VOIX.

Scarampi !

(Salutations. — Rires. — Conversations et froufrous.)
LA VOIX DE SANDOR, au fond, dans un groupe.

Scarampi !Nous irons jusqu’à la Krainerhütte.
Et ces dames prendront sur l’herbe leurs ébats !

METTERNICH, à Gentz qui parcourt un journal pris sur la table.

Gentz, qu’est-ce que tu lis dans ton coin ?

GENTZ.

Gentz, qu’est-ce que tu lis dans ton coin ?Les Débats.

LORD COWLEY, nonchalamment.

La politique ?

GENTZ.

La politique ?Les théâtres.

L’ARCHIDUCHESSE.

La politique ? Les théâtres.Bien futile !

GENTZ.

Savez-vous ce qu’on va jouer au Vaudeville ?

METTERNICH.

Non.

GENTZ.

Non.Bonaparte.

METTERNICH.

Non.Bonaparte.Ah ! ah !

GENTZ.

Non.Bonaparte.Ah ! ah !Aux Nouveautés ?

METTERNICH.

Non.Bonaparte.Ah ! ah ! Aux Nouveautés ?Mais non !

GENTZ.

Bonaparte. — Aux Variétés ?… Napoléon.
Le Luxembourg promet : Quatorze Ans de sa vie.
Le Gymnase reprend : Le Retour de Russie.
Qu’est-ce que la Gaîté jouera cette saison ?
Le Cocher de Napoléon. — La Malmaison.
Un jeune auteur vient de terminer : Sainte-Hélène.
La Porte Saint-Martin commence à mettre en scène
Napoléon.

LORD COWLEY, vexoté.

Napoléon.C’est une mode !

TIBURCE, haussant les épaules.

Napoléon.C’est une mode !Une fureur !

GENTZ.

À l’Ambigu : Murat ; au Cirque : l’Empereur.

SANDOR, pincé.

Une mode !

BOMBELLES, dédaigneux.

Une mode !Une mode !

GENTZ.

Une mode ! Une mode !Une mode, je pense,
Qu’on verra revenir de temps en temps en France.

UNE DAME, lisant le journal par-dessus l’épaule de Gentz, avec sa face à main.

On veut faire rentrer les cendres !

METTERNICH, sec.

On veut faire rentrer les cendres !Le Phénix
Peut en renaître, — mais pas l’aigle !

TIBURCE.

Peut en renaître, — mais pas l’aigle !Quel grand X
Que l’avenir de cette France !

METTERNICH, supérieur.

Que l’avenir de cette France !Non, jeune homme.
Moi je sais.

UNE DAME.

Moi je sais.Parlez donc, prophète qu’on renomme !

L’ARCHIDUCHESSE, faisant le geste de l’encenser.

Ses arrêts sont coulés en bronze !

GENTZ, entre ses dents.

Ses arrêts sont coulés en bronze !Ou bien en zinc !

LORD COWLEY.

Qui sera le sauveur de la France ?

METTERNICH.

Qui sera le sauveur de la France ?Henri V.
(Avec un geste de pitié.)
Le reste, mode !

THÉRÈSE, debout, dans un coin, doucement.

Le reste, mode !C’est un nom qu’il est commode
De donner quelquefois à la gloire, la mode !

METTERNICH, se versant un verre de champagne.

Tant que l’on ne criera d’ailleurs qu’à l’Odéon,
Je crois qu’il n’y a pas…

UN GRAND CRI, au dehors.

Je crois qu’il n’y a pas…Vive Napoléon !

(Tout le monde se lève. — Panique. — Lord Cowley s’étrangle dans son café glacé. Les femmes, affolées, courent dans tous les sens.)
TOUT LE MONDE, prêt à fuir.

Hein ? — À Baden ! — Comment ? — Ici ?

METTERNICH.

Hein ? — À Baden ! — Comment ? — Ici ?C’est ridicule !
N’ayez pas peur !

LORD COWLEY, furieux.

N’ayez pas peur !Si tout le monde se bouscule
Parce qu’on crie un nom !

GENTZ, criant gravement.

Parce qu’on crie un nom !Il est mort !
Parce qu’on crie un nom !Il est mort !(On se rassure.)

TIBURCE, qui était sur le balcon, redescendant.

Parce qu’on crie un nom !Il est mort !Ce n’est rien !

METTERNICH.

Mais quoi ?

TIBURCE.

Mais quoi ?C’est un soldat autrichien.

METTERNICH, stupéfait.

Mais quoi ? C’est un soldat autrichien.Autrichien ?

TIBURCE.

Même deux. J’étais là. J’ai tout vu.

METTERNICH.

Même deux. J’étais là. J’ai tout vu.Regrettable !

(À ce moment, la porte de gauche s’ouvre. Marie-Louise apparaît, toute pâle.)



Scène VI

Les Mêmes, MARIE-LOUISE, puis un soldat autrichien.
MARIE-LOUISE, d’une voix entrecoupée.

Avez-vous entendu ? Oh ! c’est épouvantable !
Ça me rappelle — un jour — la foule s’amassa
Autour de ma voiture — à Parme —

(Elle tombe défaillante sur la chaise longue.)

Autour de ma voiture — à Parme —en criant ça !
On veut troubler ma vie !

METTERNICH, nerveux, à Tiburce.

On veut troubler ma vie !Enfin, ce cri, qu’était-ce ?

TIBURCE.

Servant tous deux au régiment de Son Altesse
Deux hommes, en congé, marchaient d’un pas distrait,
Quand ils ont vu le duc de Reichstadt qui rentrait ;
Vous savez qu’un fossé profond longe la rue :
Le duc veut le franchir ; son cheval pointe, rue,
Se dérobe ; le duc le ramène… et, hop là !
Alors pour l’applaudir, ils ont crié. Voilà.

METTERNICH.

Faites-m’en monter un, vite !
(Tibruce, du perron, fait un signe au-dehors.

MARIE-LOUISE, à qui on fait respirer des sels.

Faites-m’en monter un, vite !On veut que je meure !

(Entre un sergent-major du régiment du duc. Il salue gauchement, intimidé par tout ce beau monde.)

METTERNICH.

Un sergent ! — Pourquoi donc avez-vous, tout à l’heure,
Poussé ce cri ?

LE SERGENT.

Poussé ce cri ?Je ne sais pas.

METTERNICH.

Poussé ce cri ? Je ne sais pas.Tu ne sais pas ?

LE SERGENT.

Le caporal non plus avec lequel, en bas,
J’ai crié, ne sait pas. Ça nous a pris. Le prince
Était si jeune sur son cheval, et si mince !…
Et puis l’on est flatté d’avoir pour colonel
Le fils de…

METTERNICH, vivement.

Le fils de…Bien, c’est bien !

LE SERGENT.

Le fils de…Bien, c’est bien !Ce calme avec lequel
Il a franchi l’obstacle ! Et blond comme un saint George !…
Alors, ça nous a pris tous les deux à la gorge,
Un attendrissement… une admiration…
Et nous avons crié : « Vive… »

METTERNICH.

Et nous avons crié : « Vive… » C’est bon ! c’est bon !

— Et : « Vive le duc de Reichstadt », triple imbécile,
C’est donc plus difficile à crier ?

LE SERGENT, naïvement.

C’est donc plus difficile à crier ?Moins facile.

METTERNICH.

Hein ?

LE SERGENT, essayant.

Hein ?« Vive le duc de Reichstadt » !… Ça fait moins bien
Que… : « Vive… »

METTERNICH.

Que… : « Vive… »Allons, c’est bon, va-t’-en ! ne criez rien !

TIBURCE, au soldat quand il passe près de lui pour sortir.

Idiot !



Scène VII

Les Mêmes, moins LE SERGENT.
DIETRICHSTEIN, entré depuis un moment.
MARIE-LOUISE, aux dames qui l’entourent.

Idiot !Je vais mieux. Merci !

THÉRÈSE, la regardant tristement.

Idiot ! Je vais mieux. Merci !L’impératrice !

MARIE-LOUISE, à Dietrichstein, lui désignant Thérèse.

Monsieur de Diedrichstein, — ma nouvelle lectrice.
(À Thérèse, lui présentant Diedrichstein.)
Le précepteur du duc ! — Mais j’y pense, pardon !
Lisez-vous bien ?

TIBURCE, répondant pour elle.

Lisez-vous bien ?Très bien.

THÉRÈSE, modestement.

Lisez-vous bien ? Très bien.Je ne sais…

MARIE-LOUISE.

Lisez-vous bien ? Très bien.Je ne sais…Prenez donc.
Un des livres de Frantz… sur la table de laque.
Ouvrez et lisez-nous, au hasard !

THÉRÈSE, prenant un livre.

Ouvrez et lisez-nous, au hasard !Andromaque.
(Grand silence. Tout le monde s’installe pour écouter. Elle lit.)
Et quelle est cette peur dont le cœur est frappé,
Seigneur ? quelque Troyen leur est-il échappé ?
Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte :
Ils redoutent son fils.
Ils redoutent son fils.(Tout le monde se regarde. Froid.)
Ils redoutent son fils.— Digne objet de leur crainte !
Un enfant malheureux qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector !…

(Murmure et embarras général.)
TOUT LE MONDE.

Hum !… Heu…

GENTZ.

Hum !… Heu…Charmante voix !…

MARIE-LOUISE, s’éventant nerveusement, à Thérèse.

Hum !… Heu…Charmante voix !…Prenez une autre page.

THÉRÈSE.

Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils,
Il demanda son fils,Les visages se rembrunissent.)
Il demanda son fils,et le prit dans ses bras :
Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils…
Je te laisse mon fils…(Murmure et embarras général.)

TOUT LE MONDE.

Je te laisse mon fils…Hum ! Oui !

MARIE-LOUISE, de plus en plus gênée.

Je te laisse mon fils…Hum ! Oui !Si nous passions
À quelque autre… Prenez…

THÉRÈSE, prenant un autre livre sur la table.

À quelque autre… Prenez…Les Méditations.

MARIE-LOUISE, rassurée.

Ah ! je connais l’auteur ! — Ce sera moins maussade. —
Il a dîné chez nous.
Il a dîné chez nous.(À Scarampi.)
Il a dîné chez nous.L’attaché d’ambassade !

THÉRÈSE, lisant.

Jamais des séraphins les chants mélodieux
De plus divins accords n’avaient ravi les cieux :
Courage, enfant déchu d’une race divine…

(Au moment où elle dit ce vers, le duc paraît dans la porte du fond. Thérèse sent que quelqu’un entre, quitte le livre des yeux, voit le duc pâle et immobile sur le seuil, et, bouleversée, se lève. Au mouvement qu’elle fait, tout le monde se retourne et se lève.)



Scène VIII

Les Mêmes, LE DUC.
LE DUC.

Je demande pardon, ma mère, à Lamartine.

MARIE-LOUISE.

Frantz, bonne promenade ?

LE DUC, descendant. Il est en costume de cheval, la cravache à la main, très élégant, la fleur à la boutonnière, et ne sourit jamais.

Frantz, bonne promenade ?— Exquise. Un temps très doux.
(Se tournant vers Thérèse.)
— Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous ?

THÉRÈSE hésite une seconde à répéter le vers ; puis, regardant le duc avec une émotion profonde.

Courage, enfant déchu d’une race divine,
Tu portes sur ton front ta superbe origine ;
Tout homme en te voyant…

MARIE-LOUISE, sèchement, se levant.

Tout homme en te voyant…C’est bien. Cela suffit !

L’ARCHIDUCHESSE, aux enfants, leur montrant le duc.

Allez dire bonjour à votre cousin.

(Les enfants se rapprochent du duc qui s’est assis et l’entourent. Une petite fille et un petit garçon grimpent sur ses genoux.)
SCARAMPI, bas, avec colère, à Thérèse.

Allez dire bonjour à votre cousin.Fi !

THÉRÈSE.

Quoi donc ?

UNE DAME, regardant le duc.

Quoi donc ?Comme il est pâle !

UNE AUTRE, de même.

Quoi donc ? Comme il est pâle !Il n’a pas l’air de vivre !

SCARAMPI, à Thérèse.

Quels passages toujours choisissiez-vous ?

THÉRÈSE.

Quels passages toujours choisissiez-vous ? Le livre
S’ouvrait toujours tout seul… jamais je ne voulus…
(Scarampi s’éloigne en haussant les épaules.)

GENTZ, qui a entendu, hochant la tête.

Le livre s’ouvre seul aux feuillets souvent lus !

THÉRÈSE, à part, regardant mélancoliquement le duc.

Des archiducs sur ses genoux !…

L’ARCHIDUCHESSE, au duc, se penchant au dossier de son fauteuil.

Des archiducs sur ses genoux !…Je suis contente
De te voir. — Je suis ton amie.
De te voir. — Je suis ton amie.(Elle lui tend la main.)

LE DUC, lui baisant la main.

De te voir. — Je suis ton amie.Oui, toi, ma tante.

GENTZ, à Thérèse qui ne quitte pas le prince des yeux.

Comment le trouvez-vous, avec son petit air
De Chérubin qui lit en cachette Werther ?

(Les petits princes, autour du duc, admirent l’élégance de leur grand cousin, jouent avec sa chaîne, ses breloques, contemplent sa haute cravate.)
LA PETITE FILLE, qui est sur ses genoux, éblouie.

Tes cols sont toujours beaux !

LE DUC, saluant.

Tes cols sont toujours beaux !Votre Altesse est bien bonne.

THÉRÈSE, à part, avec un sourire douloureux.

Ses cols !…

UN PETIT GARÇON, qui a pris la cravache du prince et en fouette l’air.

Ses cols !…Personne n’a des sticks pareils !

LE DUC, gravement.

Ses cols !…Personne n’a des sticks pareils !Personne !

THÉRÈSE, à part, de même.

Ses sticks !…

UN AUTRE PETIT GARÇON, touchant les gants que le duc vient de retirer et de jeter sur une table.

Ses sticks !…Oh ! et tes gants !

LE DUC.

Ses sticks !…Oh ! et tes gants !Superbes, mon chéri !

LA PETITE FILLE, le doigt sur l’étoffe de son gilet.

C’est en quoi, ton gilet ?

LE DUC.

C’est en quoi, ton gilet ?C’est en Pondichéry.

THÉRÈSE, prise d’une envie de pleurer.

Oh !

L’ARCHIDUCHESSE, caressant du bout des doigts la rose qui fleurit la redingote du prince.

Oh !Tu portes ta fleur à la mode dernière !

LE DUC, se levant, avec une frivolité amère et forcée.

Vous remarquez ? Dans la troisième boutonnière !

(À ce moment, Thérèse éclate en sanglots.)
DES DAMES, autour d’elle.

Hein ? — Qu’a-t-elle ?

THÉRÈSE.

Hein ? — Qu’a-t-elle ?Pardon !… je ne sais pas… c’est fou !…
Seule ici… loin des miens… brusquement…

MARIE-LOUISE, qui s’approche, avec un attendrissement bruyant.

Seule ici… loin des miens… brusquement…Pauvre chou !

THÉRÈSE.

Mon cœur s’est si longtemps contenu…

MARIE-LOUISE, l’embrassant.

Mon cœur s’est si longtemps contenu…Qu’il s’épanche !

LE DUC, qui a fait quelques pas, sans avoir l’air de remarquer ces larmes, s’arrête, poussant du pied quelque chose sur le tapis.

Tiens ! qu’est-ce que j’écrase ? — Une cocarde blanche ?
(Il se penche et la ramasse.)

METTERNICH, s’avançant, avec embarras.

Heu !…

LE DUC, cherche un instant des yeux et voyant l’attaché français.

Heu !…Ce doit être à vous, Monsieur ! — Votre chapeau ?

(L’attaché le lui montre avec embarras. Le duc aperçoit la cocarde tricolore.)

Ah !
Ah !(À Metternich.)
Ah !Je ne savais pas… Mais alors… le drapeau ?

METTERNICH.

Altesse…

LE DUC.

Altesse…Il l’est aussi ?…

METTERNICH.

Altesse…Il l’est aussi ?…Oui… c’est sans importance…

LE DUC, flegmatiquement.

Aucune.

METTERNICH.

Aucune.Question de couleur…

LE DUC.

Aucune.Question de couleur…De nuance.

(Il a pris le chapeau de l’attaché et, sur le feutre noir, rapproche les deux cocardes ; il les compare, en artiste, éloignant le chapeau, la tête penchée…)

Je crois — voyez-vous même, hein ? en clignant les yeux —
Que c’est décidément…
Que c’est décidément…(Il montre la tricolore.)
Que c’est décidément…celle-ci qui fait mieux.

(Il jette la blanche, et passe nonchalamment. — Sa mère le prend sous le bras et le mène devant les boîtes de papillons que le docteur, rentré depuis un instant, vient d’étaler sur la grande table.)
LE DUC.

Des papillons ?

MARIE-LOUISE, cherchant à l’intéresser.

Des papillons ?C’est ce grand noir que tu préfères ?

LE DUC.

Il est gentil.

LE DOCTEUR.

Il est gentil.Il naît sur les ombellifères !

LE DUC.

Il me regarde avec ses ailes.

LE DOCTEUR, souriant.

Il me regarde, avec ses ailes.Tous ces yeux ?
Nous appelons cela des lunules.

LE DUC.

Nous appelons cela des lunules.Tant mieux.

LE DOCTEUR.

Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue ?

LE DUC.

Non.

LE DOCTEUR.

Non.Que regardez-vous ?

LE DUC.

Non.Que regardez-vous ?L’épingle qui le tue.

(Il s’éloigne.)
LE DOCTEUR, désespéré, à Marie-Louise.

Tout l’ennuie !

MARIE-LOUISE, à Scarampi.

Tout l’ennuie !Attendons… je compte sur l’effet…

SCARAMPI, mystérieusement.

Oui, de notre surprise.

GENTZ, qui s’est approché du duc, lui présentant une bonbonnière.

Oui, de notre surprise.Un bonbon ?

LE DUC, prenant un bonbon et le goûtant.

Oui, de notre surprise.Un bonbon ? Oh ! parfait !
Un goût tout à la fois de poire et de verveine,
Et puis… attendez… de…

GENTZ.

Et puis… attendez… de…Non, ce n’est pas la peine.

LE DUC.

Pas la peine de quoi ?

GENTZ.

Pas la peine de quoi ?D’avoir l’air d’être là.
J’y vois plus clair que Metternich. — Un chocolat ?

LE DUC, avec hauteur.

Que voyez-vous ?

GENTZ.

Que voyez-vous ?Quelqu’un qui souffre, au lieu de prendre
Le doux parti de vivre en prince jeune et tendre.
Votre âme bouge encore : on va dans cette cour
L’endormir de musique et l’engourdir d’amour.
J’avais une âme aussi, moi, comme tout le monde…
Mais pfft !… et je vieillis, doucettement immonde,
Jusqu’au jour où vengeant sur moi la Liberté,
Un de ces jeunes fous de l’Université,

Dans mes bonbons, dans mes parfums, et dans ma boue,
Me tuera… comme Sand a tué Kotzebue !
Oui, j’ai peur — voulez-vous quelques raisins sucrés ? —
D’être tué par l’un d’entre eux !

LE DUC, tranquillement, prenant un bonbon.

D’être tué par l’un d’entre eux !Vous le serez.

GENTZ, reculant.

Hein ? Comment ?

LE DUC.

Hein ? Comment ?Vous serez tué par un jeune homme.

GENTZ.

Mais…

LE DUC.

Mais…Que vous connaissez.

GENTZ, stupéfait.

Mais…Que vous connaissez.Monseigneur…

LE DUC.

Mais…Que vous connaissez.Monseigneur…Il se nomme
Frédéric : c’est celui que vous avez été.
Puisqu’en vous maintenant il est ressuscité,
Puisque comme un remords il vous parle à voix basse,
C’est fini : celui-là ne vous fera pas grâce.

GENTZ, pâlissant.

C’est vrai que ma jeunesse, en moi, lève un poignard !
… Ah ! je ne m’étais pas trompé sur ce regard :
C’est celui de quelqu’un qui s’exerce à l’Empire !

LE DUC.

Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire.

(Il s’éloigne. — Metternich rejoint Gentz.)
METTERNICH, à Gentz, en souriant.

Tu causais avec…

GENTZ.

Tu causais avec…Oui.

METTERNICH.

Tu causais avec…Oui.Très gentil.

GENTZ.

Tu causais avec…Oui.Très gentil.En effet.

METTERNICH.

Je le tiens tout à fait dans ma main.

GENTZ.

Je le tiens tout à fait dans ma main.Tout à fait.

LE DUC, est arrivé devant Thérèse qui, assise, dans un coin, devant un guéridon, feuillette un livre. Il la regarde un instant ; puis, à mi-voix :

Pourquoi donc pleuriez-vous ?

THÉRÈSE, qui ne l’a pas vu venir, tressaillant, et se levant toute troublée.

Pourquoi donc pleuriez-vous ?Parce que…

LE DUC.

Pourquoi donc pleuriez-vous ? Parce que…Non.

THÉRÈSE.

Pourquoi donc pleuriez-vous ? Parce que…Non.Altesse !

LE DUC.

Je sais pourquoi. — Ne pleurez pas.

(Il s’éloigne rapidement, et se trouve devant Metternich qui ayant pris son chapeau et ses gants pour sortir, le salue.)
METTERNICH, saluant le duc

Je sais pourquoi.Ne pleurez pas.Duc, je vous laisse.

(Le duc répond par une inclination de tête. — Metternich sort, emmenant l’attaché.)
LE DUC, à Marie-Louise et à Dietrichstein qui regardent des papiers sur la table.

Vous lisez mon dernier travail ?

DIETRICHSTEIN.

Vous lisez mon dernier travail ?Il est charmant.
Mais pourquoi faire exprès des fautes d’allemand ?
C’est une espièglerie !

MARIE-LOUISE, choquée.

C’est une espièglerie !À votre âge, être espiègle,
Mon fils !

LE DUC.

Mon fils !Que voulez-vous ? je ne suis pas un aigle !

DIETRICHSTEIN, soulignant de l’ongle une faute.

Vous mettez encor « France » au féminin !

LE DUC.

Vous mettez encor « France » au féminin !Hélas !
Moi je ne sais jamais si c’est der, die ou das !

DIETRICHSTEIN.

Le neutre, seul, ici serait correct !

LE DUC.

Le neutre, seul, ici serait correct !Mais pleutre.
— Je n’aime pas beaucoup que la France soit neutre.

MARIE-LOUISE, interrompant Thalberg qui pianote.

Mon fils a la musique en horreur !

LE DUC.

Mon fils a la musique en horreur !En horreur.

LORD COWLEY, s’avançant vers le duc.

Altesse…

DIETRICHSTEIN, bas au duc.

Altesse…Un mot aimable !

LE DUC.

Altesse…Un mot aimable !Hein ?

DIETRICHSTEIN

Altesse…Un mot aimable !Hein ?C’est l’ambassadeur
D’Angleterre.

LORD COWLEY.

D’Angleterre.Tantôt galopant, hors d’haleine,
D’où reveniez-vous donc, prince ?

LE DUC.

D’où reveniez-vous donc, prince ?De Sainte-Hélène.

LORD COWLEY, interloqué.

Plaît-il ?

LE DUC.

Plaît-il ?C’est un coin vert, gai, sain, — et beau, le soir !
On y est à ravir. Je voudrais vous y voir.

(Il salue, et passe.)
GENTZ, vivement à l’ambassadeur d’Angleterre, tandis que le duc s’éloigne.

Sainte-Hélène est le nom du principal village
D’Helenenthal, ce site exquis du voisinage.

L’AMBASSADEUR.

Ah ! oui ! — Je crois, soit dit sans le lui reprocher,
Que c’est, dans mon jardin, une pierre…

GENTZ.

Que c’est, dans mon jardin, une pierre…Un rocher !

DES VOIX, au fond.

On part !

L’ARCHIDUCHESSE, à Marie-Louise.

On part ! Viens-tu, Louise ?

MARIE-LOUISE.

On part ! Viens-tu, Louise ? Oh ! moi, non !

CRIS.

On part ! Viens-tu, Louise ? Oh ! moi, non !En voiture !

L’ARCHIDUCHESSE, au duc.

Et toi, Franz ?

MARIE-LOUISE.

Et toi, Franz ?Non, mon fils déteste la nature !
(Avec pitié.)
Il galope lorsqu’il traverse Helenenthal !

LE DUC, sombre

Oui, je galope.

MARIE-LOUISE.

Oui, je galope.Ah ! tu n’es pas sentimental !

(Brouhaha. — Saluts. — Toute la compagnie sort dans un tumulte de voix.)
MONTENEGRO, déjà sur le perron.

Je connais un endroit pour goûter, où le cidre…
(Sa voix se perd.)

CRIS, au dehors.

Au revoir ! au revoir !

GENTZ, sur le balcon, criant.

Au revoir ! au revoir !Ne parlez pas de l’hydre !…

(Éclats de rires. — Grelots des voitures qui s’éloignent.)
THÉRÈSE, à Tiburce, qui prend congé.

Adieu, mon frère…

TIBURCE, l’embrassant au front.

Adieu, mon frère…Adieu…

(Il s’incline devant Marie-Louise, et sort avec Bombelles.)
MARIE-LOUISE, aux dames d’honneur, leur confiant Thérèse.

Adieu, mon frère…Adieu…Menez-la maintenant
Chez elle…

(Thérèse sort, emmenée par les dames. — Le duc s’est assis, remuant distraitement des livres sur une table. — Marie-Louise fait signe en souriant à Scarampi, qui est restée, — puis s’avance vers le duc.)



Scène IX

LE DUC, MARIE-LOUISE, SCARAMPI, puis UN TAILLEUR et UNE ESSAYEUSE.
MARIE-LOUISE, au duc.

Chez elle…Franz…
Chez elle…Franz…(Il se retourne.)
Chez elle…Franz…Je vais vous égayer…

LE DUC.

Chez elle…Franz…Je vais vous égayer…Vraiment ?

(Scarampi ferme soigneusement toutes les portes.)
MARIE-LOUISE.

Chut ! — J’ai fait un complot !…

LE DUC, dont l’œil s’allume.

Chut ! J’ai fait un complot !…Vous, un complot !

MARIE-LOUISE.

Chut ! J’ai fait un complot !…Vous, un complot !Immense !
Chut ! — On nous interdit tout ce qui vient de France !
Mais moi, j’ai fait venir en secret, de Paris,
De chez deux grands faiseurs…
De chez deux grands faiseurs…(Elle lui donne une petite tape sur la joue.)
De chez deux grands faiseurs…Allons, coquet, souris !
Chut !… pour vous un tailleur…
Chut !… pour vous un tailleur…(Montrant Scarampi.)
Chut !… pour vous un tailleur…Pour nous, une essayeuse !
Je crois que mon idée est vraiment !…

LE DUC, glacial.

Je crois que mon idée est vraiment !…Merveilleuse.

SCARAMPI, allant ouvrir la porte de l’appartement de Marie-Louise.

Entrez !

(Entrent une demoiselle — élégance de mannequin — qui porte de grands cartons à robes et à chapeaux, puis un jeune homme habillé comme une gravure de modes 1830, les bras chargés de vêtements pliés et de boîtes. Le tailleur descend vers le duc, tandis qu’au fond, l’essayeuse déballe les robes sur un canapé. Après un profond salut, il s’agenouille vivement, ouvrant les boîtes, défaisant les paquets, faisant bouffer des cravates, dépliant des vêtements.
LE TAILLEUR.

Entrez !Si Monseigneur daigne jeter les yeux…
J’ai là des nouveautés charmantes ! Ces messieurs
Ont assez confiance en mon goût. Je les guide.
Les cravates d’abord. — Un violet languide. —
Un marron sérieux. — On porte le foulard. —
(Regardant la cravate du duc.)
Je vois avec plaisir que Son Altesse a l’art
De nouer son écharpe.
De nouer son écharpe.(Lui présentant un autre modèle.)
De nouer son écharpe.Un dessin en quinconce !
(Regardant de nouveau la cravate du duc.)
Oui, le nœud est parfait, il est noble, il engonce.
— Et comment Monseigneur trouve-t-il ce gilet
Sur lequel des bouquets s’effeuillèrent ?

LE DUC, impassible.

Sur lequel des bouquets s’effeuillèrent ?Très laid.

LE TAILLEUR, continuant à faire un étalage sur le tapis.

Ceux-ci laisseront-ils son Altesse de marbre ?
Poil de chèvre, pourtant ! Tissu d’écorce d’arbre !
— Redingote vert nuit. Les poignets très étroits.
Est-ce hautain ? — Gilet à six boutons, dont trois
Restent déboutonnés en haut (grande élégance !)
Est-ce spirituel, cette petite ganse ?
— Et ce frac par nos soins artistement râpé,
Bleu, sur un pantalon de fin coutil jaspé :
C’est tout à fait coquet, léger, garde française !
— Laissons cette jaunâtre et lourde polonaise
(Hamlet peut-il porter le pourpoint de Falstaff ?)
Et venons aux manteaux, prince. Grand plaid en staff,
Demi-collet figurant manches par derrière.
Trop excentrique ? Soit. — Cet autre, dit : Roulière,
Sobre, a je ne sais quoi de large et d’espagnol,
Bon pour rendre visite à quelque doña Sol !
(Il le jette sur ses épaules, et marche superbement.)
Travail soigné, chaînette en argent, col en martre ;
Fait dans nos ateliers du boulevard Montmartre.
Simple, mais d’une coupe !… et la coupe, c’est tout !

MARIE-LOUISE, qui est restée debout près du duc, le voyant plus pâle, et les yeux fixes, comme s’il n’écoutait plus, — au tailleur.

Vous fatiguez le duc avec votre bagout !

LE DUC, se réveillant.

Non, laissez, je rêvais… car je n’ai pas coutume,
Quand mon tailleur viennois vient m’offrir un costume,
D’entendre tous ces mots pittoresques et vifs…
Tout cela… tout ce choix amusant d’adjectifs,
Tout cela, qui pour vous n’est qu’un bagout vulgaire,
Cela me… cela m’a…
(Ses yeux se sont remplis de larmes — et brusquement.)
Cela me… cela m’a…Non, rien, laissez, ma mère.

MARIE-LOUISE, remontant vers Scarampi et l’essayeuse.

Regardons nos chiffons !… Des manches à gigot ?…

L’ESSAYEUSE.

Toujours !

LE TAILLEUR, au duc, lui montrant des échantillons collés sur une feuille.

Toujours !Drap… Casimir… Marengo…

LE DUC.

Toujours ! Drap… Casimir… Marengo…Marengo ?

LE TAILLEUR, froissant l’échantillon entre ses doigts.

C’est un bon cuir de laine et défiant l’usure.

LE DUC.

Je suis de votre avis. Marengo, cela dure.

LE TAILLEUR.

Que nous commandez-vous ?

LE DUC.

Que nous commandez-vous ?Je n’ai besoin de rien.

LE TAILLEUR.

On a toujours besoin d’un habit allant bien !

LE DUC.

J’aimerais combiner…

LE TAILLEUR.

J’aimerais combiner…À votre fantaisie ?
Que toujours ta pensée, ô client, soit saisie !
Dites ! nous saisirons ; c’est l’art de ce métier !
— Nous habillons Monsieur Théophile Gautier.

LE DUC, ayant l’air de chercher.

Voyons…

L’ESSAYEUSE, au fond, exhibant d’énormes chapeaux, que Marie-Louise essaye, devant la psyché.

Voyons…Paille de riz — recouverte de blonde.
Ce n’est pas le chapeau, dame, de tout le monde !

LE DUC, rêvant.

Pouvez-vous faire ?…

LE TAILLEUR, précipitamment.

Pouvez-vous faire ?…Tout !…

LE DUC.

Pouvez-vous faire ?…Tout !…… un…

LE TAILLEUR.

Pouvez-vous faire ?…Tout !…… un…Tout ce que voudra
Son Altesse !

LE DUC.

Son Altesse !… un habit…

LE TAILLEUR.

Son Altesse !… un habit…Parfaitement !

LE DUC.

Son Altesse !… un habit…Parfaitement !… d’un drap…
Ah ! au fait, de quel drap ?… uni, tout simple !…

LE TAILLEUR.

Ah ! au fait, de quel drap ?… uni, tout simple !…Certe !

LE DUC.

Et la couleur, voyons, que diriez-vous de… verte ?

LE TAILLEUR.

L’idée est excellente !

LE DUC, rêveusement.

L’idée est excellente !Un petit habit vert…
Laissant peut-être voir le gilet…

LE TAILLEUR, prenant des notes.

Laissant peut-être voir le gilet…Très ouvert !

LE DUC.

Pour animer la basque, un peu, quand elle bouge,
Si la patte avait un… liséré rouge ?

LE TAILLEUR, étonné un instant.

Si la patte avait un… liséré rouge ?Rouge ?

— Ce sera ravissant.

LE DUC.

— Ce sera ravissant.Eh bien ! et le gilet ?
Comment est le gilet à votre avis ?

LE TAILLEUR, cherchant.

Comment est le gilet à votre avis ?Il est…

LE DUC.

Il est blanc.

LE TAILLEUR.

Il est blanc.Son Altesse a du goût !

LE DUC.

Il est blanc.Son Altesse a du goût !Puis je pense
Qu’une culotte courte…

LE TAILLEUR.

Qu’une culotte courte…Ah ?

LE DUC.

Qu’une culotte courte…Ah ?Oui.

LE TAILLEUR.

Qu’une culotte courte…Ah ? Oui.Quelle nuance ?…

LE DUC.

Je la vois assez blanche, en casimir soyeux.

LE TAILLEUR.

Oh ! le blanc, c’est toujours ce qu’il y a de mieux !

LE DUC.

Boutons gravés…

LE TAILLEUR.

Boutons gravés…Gravés ?… ce n’est pas dans les règles.

LE DUC.

Si… quelque chose… un rien ! dessus… des petits aigles…

LE TAILLEUR, comprenant tout d’un coup quel est le petit habit vert que se commande le prince, — tressaille, et d’une voix étouffée.

Des petits ?…

LE DUC, changerent de ton, brusquement.

Des petits ?…Eh bien ! quoi ? qu’est-ce qui te fait peur ?
Et pourquoi donc ta main tremble-t-elle, tailleur ?
Qu’est-ce que cet habit a d’extraordinaire ?
Tu ne te vantes plus de pouvoir me le faire ?

L’ESSAYEUSE, au fond.

Chapeau cabriolet, garniture pavots !

LE DUC, se levant.

Remporte donc, tailleur, tes modèles nouveaux,
Et tes échantillons grotesques sur leur feuille,
Car ce petit habit, c’est le seul que je veuille !

LE TAILLEUR, se rapprochant.

Mais je…

LE DUC.

Mais je…C’est bon ! Va-t’en ! Ne sois pas indiscret !

LE TAILLEUR.

Mais…

LE DUC, avec un geste mélancolique.

Mais…Il ne m’irait pas, d’ailleurs !…

LE TAILLEUR, quittant brusquement son ton de fournisseur.

Mais…Il ne m’irait pas, d’ailleurs !…Il vous irait.

LE DUC, se retournant, avec hauteur.

Tu dis ?

LE TAILLEUR, tranquillement.

Tu dis ?Il vous irait très bien.

LE DUC.

Tu dis ?Il vous irait très bien.L’audace est grande !

LE TAILLEUR, s’inclinant.

Et j’ai les pleins pouvoirs pour prendre la commande.

LE DUC.

Ah ?
Ah ?(Silence. Ils se regardent dans les yeux.)

LE TAILLEUR.

Ah ?Oui !

L’ESSAYEUSE, au fond, passant un manteau à Marie-Louise qui se regarde dans la psyché.

Ah ?Oui !Manteau de gros de la Chine, bouffant ;
Revers brodé, manche en oreille d’éléphant.

LE DUC, un peu ironique.

Ah ? ah ?

LE TAILLEUR.

Ah ? ah ?Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Ah ? ah ?Oui, Monseigneur.Très bien. Monsieur conspire.

Je ne m’étonne plus que vous citiez Shakspeare.

LE TAILLEUR, bas et vite, lui désignant un des vêtements étalés.

La redingote olive a des noms sous son shall :
Écoles… Députés… Un pair… Un maréchal.

L’ESSAYEUSE, au fond.

Spencer en jaconas ; jupe en caroléide.

LE TAILLEUR.

On peut vous faire fuir…

LE DUC, froidement.

On peut vous faire fuir…Pour que je me décide,
Il faut qu’auparavant, j’aille, voilà le hic,
Consulter mon ami, Monsieur de Metternich.

LE TAILLEUR, souriant.

Vous vous méfierez moins quand vous saurez, Altesse,
Que c’est une cousine à vous…

LE DUC.

Que c’est une cousine à vous…Hein ?

LE TAILLEUR.

Que c’est une cousine à vous…Hein ?La comtesse
Camerata, la fille…

LE DUC.

Camerata, la fille…Ah ! je sais… d’Élisa !…

LE TAILLEUR.

Oui, celle qui toujours se singularisa,
Qui toujours, dans la vie, Amazone sans casque,
Portant avec orgueil sa race sur son masque,
Brave un péril, tient un fleuret, dompte un pur sang !…

L’ESSAYEUSE, au fond.

Un petit canezou d’organdi, ravissant !

LE TAILLEUR.

Quand vous saurez que c’est cette Penthésilée…

L’ESSAYEUSE.

Le col n’est qu’épinglé, la manche faufilée !…

LE TAILLEUR.

… Qui mène le complot dont je vous parle…

LE DUC, hésitant encore à se livrer.

Qui mène le complot dont je vous parle…Dieu !
— La preuve de cela ?

LE TAILLEUR.

— La preuve de cela ?Tournez la tête un peu.
Regardez, sans en avoir l’air, la demoiselle
Qui déballe, à genoux, des toilettes…

LE DUC a tourné la tête. Ses yeux rencontrent ceux de l’essayeuse, qui le regarde à la dérobée.

Qui déballe, à genoux, des toilettes…C’est elle !
— À Vienne, un soir déjà, brusque, sur mon chemin,
Elle sortit d’un grand manteau, baisa ma main,
Et s’enfuit en criant : « J’ai bien le droit, peut-être,
De saluer le fils de l’Empereur mon maître !… »
(Il la regarde encore.)
C’est une Bonaparte, — et nous nous ressemblons…
— Oui, mais elle n’a pas, elle, les cheveux blonds !…

MARIE-LOUISE, se dirigeant vers son appartement, à l’essayeuse.

Nous allons essayer par là. Venez, ma fille.
(À son fils, avec enthousiasme.)
— Ah ! Franz, c’est à Paris seulement qu’on habille !

LE DUC.

Oui, ma mère.

MARIE-LOUISE, avant de sortir, toute frémissante.

Oui, ma mère.Aimez-vous le goût parisien ?

LE DUC, très gravement.

À Paris, en effet, on vous habillait bien.

(Marie-Louise, Scarampi et la demoiselle entrent dans l’appartement de Marie-Louise, emportant les robes à essayer.)



Scène X

LE DUC, LE JEUNE HOMME ; puis, un instant, LA COMTESSE CAMERATA.
LE DUC, dès que la porte s’est refermée, se tournant vers le jeune homme, avidement.

Vous, qui donc êtes-vous ?

LE JEUNE HOMME, très romantique.

Vous, qui donc êtes-vous ?Qu’importe ? un anonyme…

Las de vivre en un temps qui n’a rien de sublime,
Et de fumer sa pipe en parlant d’idéal.
Ce que je suis ? Je ne sais pas. Voilà mon mal.
Suis-je ? Je voudrais être, — et ce n’est pas commode.
Je lis Victor Hugo… Je récite son Ode
À la Colonne. Je vous conte tout cela
Parce que tout cela, mon Dieu, c’est toute la
Jeunesse ! Je m’ennuie avec extravagance ;
Et je suis, Monseigneur, artiste, et Jeune France.
De plus, carbonaro, pour vous servir. L’ennui
Ne me laissant jamais deux minutes sans lui,
J’ai porté des gilets plus ou moins écarlates,
Et je me suis distrait avec ça : les cravates.
J’y fus très compétent. Voilà pourquoi d’ailleurs
On me charge aujourd’hui de jouer les tailleurs.
J’ajoute, pour poser en pied mon personnage,
Que je suis libéral et basiléophage.
— Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous.

LE DUC, un peu surpris.

Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous.

LE JEUNE HOMME, après un sourire, — plus simple.

Ne me jugez pas trop sur ce qu’ils ont d’étrange ;
Un besoin d’étonner, malgré moi, me démange ;
Mais sincère est le mal dont je me sens ronger,
Et qui me fait chercher cet oubli : le danger !

LE DUC, rêveur.

Un mal ?

LE JEUNE HOMME.

Un mal ?Un grand dégoût frémissant…

LE DUC.

Un mal ?Un grand dégoût frémissant…L’âme lourde…

LE JEUNE HOMME.

Des élans retombants…

LE DUC.

Des élans retombants…L’inquiétude sourde…
La mauvaise fierté de ce que nous souffrons…
L’orgueil de promener le plus pâle des fronts…

LE JEUNE HOMME.

Monseigneur !

LE DUC.

Monseigneur !Le dédain de ceux qui peuvent vivre
Satisfaits…

LE JEUNE HOMME.

Satisfaits…Monseigneur !

LE DUC.

Satisfaits…Monseigneur !Le doute…

LE JEUNE HOMME.

Satisfaits…Monseigneur ! Le doute…Dans quel livre,
Vous si jeune, avez-vous appris le cœur humain ?
C’est là ce que sens !

LE DUC.

C’est là ce que sens !Donne-moi donc la main…
Puisque comme un jeune arbre, ami, que l’on transplante,
Emporte sa forêt dans sa sève ignorante,
Et quand souffrent au loin ses frères, souffre aussi,
Sans rien savoir de vous, moi, j’ai tout seul, ici,
Senti monter du fond de mon sang le malaise
Dont souffre en ce moment la jeunesse française !

LE JEUNE HOMME.

Je crois que notre mal est le vôtre plutôt ;
Car d’où tombe sur vous ce trop pesant manteau ?
— Enfant à qui d’avance on confisqua la gloire,
Prince pâle, si pâle en la cravate noire,
De quoi donc êtes-vous pâle ?

LE DUC.

De quoi donc êtes-vous pâle ?D’être son fils !

LE JEUNE HOMME.

Eh bien ! faibles, fiévreux, tourmentés par jadis,
Murmurant comme vous : Que reste-t-il à faire ?…
Nous sommes tous un peu les fils de votre père.

LE DUC, lui mettant la main sur l’épaule.

Vous êtes ceux de ses soldats : c’est aussi beau !
Et ce n’est pas un moins redoutable fardeau…
Mais cela m’enhardit. Je peux parfois me dire :
Ils ne sont que les fils des héros de l’Empire,
Ils se contenteront du fils de l’Empereur.

(À ce moment, la porte de l’appartement de Marie-Louise s’ouvre, et la comtesse Camerata entre, feignant de chercher quelque chose.)

LA COMTESSE, à voix très haute.

Pardon ! L’écharpe ?…
Pardon ! L’écharpe ?…(Bas.)
Pardon ! L’écharpe ?…Chut ! Je vends avec fureur !

LE DUC, à mi-voix, rapidement.

Merci !

LA COMTESSE, de même.

Merci !Mais j’aimerais mieux vendre des épées !
C’est vexant de parler la langue des poupées !…

LE DUC.

Belliqueuse, je sais !

LA VOIX DE MARIE-LOUISE, dehors.

Belliqueuse, je sais !Cette écharpe ?

LA COMTESSE, haussant la voix.

Belliqueuse, je sais !Cette écharpe ?Je la
Cherche !

LE DUC, lui prenant la main, bas.

Cherche !Il paraît que dans cette fine main-là,
La cravache…

LA COMTESSE, de même, riant.

La cravache…J’adore un cheval qui se cabre !

LE DUC.

Vous faites du fleuret, paraît-il ?

LA COMTESSE.

Vous faites du fleuret, paraît-il ?Et du sabre !

LE DUC.

Prête à tout ?

LA COMTESSE, criant, vers la porte restée entr’ouverte.

Prête à tout ?Mais vraiment je la cherche partout !
(Bas, au duc.)
Prête pour Ton Altesse Impériale, à tout !

LE DUC.

Cousine, vous avez le cœur d’une lionne !

LA COMTESSE.

Et je porte un beau nom.

LE DUC.

Et je porte un beau nom.Lequel ?

LA COMTESSE.

Et je porte un beau nom.Lequel ?Napoléone !

LA VOIX DE SCARAMPI, dehors.

Vous ne la trouvez pas ?

LA COMTESSE, haut.

Vous ne la trouvez pas ?Non !

LA VOIX DE MARIE-LOUISE, impatientée.

Vous ne la trouvez pas ?Non !Sur le clavecin !

LA COMTESSE, vite, bas, s’éloignant du duc.

Je me sauve ! Causez de notre grand dessein !

(Poussant un cri comme si elle trouvait l’écharpe, qu’elle tire de son corsage où elle l’avait cachée.)

Ah ! enfin !

LA VOIX DE SCARAMPI.

Ah ! enfin !Vous l’avez ?

LA COMTESSE.

Ah ! enfin !Vous l’avez ?Elle était sur la harpe !
(Elle entre dans la chambre, en disant :)
Alors, vous comprenez, on fronce cette écharpe…

(La porte se ferme.)
LE JEUNE HOMME, ardemment, au duc.

Eh bien ! acceptez-vous ?

LE DUC, calme.

Eh bien ! acceptez-vous ?Ce que je comprends mal,
C’est ce bonapartisme aigu d’un libéral.

LE JEUNE HOMME, souriant.

C’est vrai, républicain…

LE DUC.

C’est vrai, républicain…Vous m’arrivez, en somme,
Par un détour !

LE JEUNE HOMME.

Par un détour !Tout chemin mène au Roi de Rome !
Mon rouge, que j’ai cru solidement vermeil,
A déteint…

LE DUC, ironique.

A déteint…Ce fut un déjeuner de soleil.

LE JEUNE HOMME.

D’Austerlitz ! — Oui, l’histoire à la tête nous monte.
Les batailles qu’on ne fait plus, on les raconte ;
Et le sang disparaît, la gloire seule luit !
Si bien qu’avec un I majuscule, Il, c’est Lui !
C’est maintenant qu’il fait ses plus belles conquêtes :
Il n’a plus de soldats, mais il a les poètes !

LE DUC.

Bref ?

LE JEUNE HOMME.

Bref ?Bref, — les temps bourgeois, — ce dieu qu’on exila,
Vous, — votre sort touchant, — notre ennui, — tout cela…
Je me suis dit…

LE DUC.

Je me suis dit…Vous vous êtes dit, en artiste,
Que ce serait joli d’être bonapartiste.

LE JEUNE HOMME, démonté.

Hein ? — Mais… vous acceptez ?

LE DUC.

Hein ? — Mais… vous acceptez ?Non.

LE JEUNE HOMME.

Hein ? — Mais… vous acceptez ?Non.Quoi ?

LE DUC.

Hein ? — Mais… vous acceptez ?Non.Quoi ?J’écoutais bien,
Et vous étiez charmant quand vous parliez, mais rien
Ne fut dans votre voix la France toute pure :
Il y avait la mode, et la littérature !

LE JEUNE HOMME, se désolant.

J’ai maladroitement rempli ma mission !
Si la comtesse, là, pouvait vous parler…

LE DUC.

Si la comtesse, là, pouvait vous parler…Non !
J’aime dans son regard cette audace qui brille,
Mais ce n’est pas la France, elle, — c’est ma famille !

— Quand vous me revoudrez… plus tard… une autre fois…
Que votre appel soit fait par une de ces voix
Où l’âme populaire, avec rudesse, tremble !
Mais, jeune byronien, — âme qui me ressemble ! —
Rien ne m’eût décidé ce soir — sois sans regret !
Car pour être empereur, je ne me sens pas prêt !



Scène XI

Les Mêmes, LA COMTESSE puis DIETRICHSTEIN
LA COMTESSE, qui sort de l’appartement de Marie-Louise et entend ces derniers mots, saisie.

Vous, pas prêt ?

(Elle se retourne et vivement, parlant par la porte
entre-bâillée à Marie-Louise et à Scarampi invisibles.)

Vous, pas prêt ?C’est compris !… non ! restez !… Je me sauve…
Pour le bal de ce soir, la blanche, pas la mauve !…
(Fermant la porte et descendant vers le duc.)
Pas prêt ! Que vous faut-il ?

LE DUC, fermement.

Pas prêt ! Que vous faut-il ?Un an de rêve obscur,
De travail.

LA COMTESSE, farouche.

De travail.Viens régner !

LE DUC.

De travail.Viens régner !Non ! mon front n’est pas mûr !

LA COMTESSE.

La couronne suffit pour mûrir une tempe !

LE DUC, montrant la table de travail.

Oui, la couronne d’or qui tombe d’une lampe !

LE JEUNE HOMME.

C’est que l’occasion…

LE DUC, se retournant, avec hauteur.

C’est que l’occasion…Plaît-il ? l’occasion ?
Serait-ce le tailleur qui reparaît ?

LA COMTESSE.

Serait-ce le tailleur qui reparaît ?Mais…

LE DUC, fermement.

Serait-ce le tailleur qui reparaît ?Mais…Non !
J’aurai la conscience à défaut de génie :
Je vous demande encor trois cents nuits d’insomnie !

LE JEUNE HOMME, désespéré.

Mais il va confirmer tous les bruits, ce refus !

LA COMTESSE.

On prétend que jamais avec nous tu ne fus !

LE JEUNE HOMME.

Vous êtes Jeune France, on vous croit Vieille Autriche.

LA COMTESSE.

On dit qu’on affaiblit ton esprit !

LE JEUNE HOMME.

On dit qu’on affaiblit ton esprit !Qu’on vous triche
Sur ce qu’on vous apprend !

LA COMTESSE.

Sur ce qu’on vous apprend !Et que tu ne sais pas
L’histoire de ton père !…

LE DUC, sursautant.

L’histoire de ton père !…On dit cela, là-bas ?

LE JEUNE HOMME.

Que leur répondrons-nous ?

LE DUC, violemment.

Que leur répondrons-nous ?Répondez-leur…

(À ce moment une porte s’ouvre. Dietrichstein paraît. Le duc, se retournant vers lui, très naturellement.)

Que leur répondrons-nous ?Répondez-leur…Cher comte ?

DIETRICHSTEIN.

C’est d’Obenaus.

LE DUC.

C’est d’Obenaus.Pour mon cours d’histoire ? — Qu’il monte !

(Dietrichstein sort. Le duc montrant au jeune homme et à la comtesse les vêtements épars.)

Mettez le plus de temps possible à tout plier
Et tâchez dans ce coin de vous faire oublier !
(Voyant Dietrichstein rentrer avec d’Obenaus, — à d’Obenaus.)
Bonjour, mon cher baron.
Bonjour, mon cher baron.(Négligemment à la comtesse et au jeune homme en leur montrant un paravent.)
Bonjour, mon cher baron.Achevez, là, derrière,

Vos paquets !…
Vos paquets !…(À d’Obenaus.)
Vos paquets !…Mon tailleur…

D’OBENAUS.

Vos paquets !…Mon tailleur…Ah !…

LE DUC.

Vos paquets !…Mon tailleur…Ah !…Et la couturière
De la duchesse…

D’OBENAUS.

De la duchesse…Ah ! ah !

LE DUC.

De la duchesse…Ah ! ah !Vous gênent-ils ?

D’OBENAUS, qui s’est assis derrière la table avec Dietrichstein.

De la duchesse…Ah ! ah !Vous gênent-ils ?Non, non !



Scène XII

LE DUC, DIETRICHSTEIN, D’OBENAUS, et, derrière le paravent, LA COMTESSE et le JEUNE HOMME, qui, tout en refaisant silencieusement leurs paquets, écoutent.
LE DUC, s’asseyant en face des professeurs.

Messieurs, je suis à vous. Je taille mon crayon
Pour noter quelque date, ou bien quelque pensée…

D’OBENAUS.

Reprenons la leçon où nous l’avions laissée.
— Nous étions en mil huit cent cinq.

LE DUC, taillant son crayon.

— Nous étions en mil huit cent cinq.Parfaitement.

D’OBENAUS.

Donc, en mil huit cent six…

LE DUC.

Donc en mil huit cent six…Aucun événement
N’avait marqué l’année, alors ?

D’OBENAUS.

N’avait marqué l’année alors ?Hein ? quelle année ?

LE DUC, soufflant la poudre de mine de plomb tombée sur son papier.

Mil huit cent cinq.

D’OBENAUS.

Mil huit cent cinq.Pardon… J’ai cru… La Destinée
Fut cruelle au bon droit. Sur ces heures de deuil,
Nous ne jetterons donc qu’un rapide coup d’œil.
(Se lançant rapidement dans une grande phrase.)
— Quand le penseur s’élève au-dessus de l’Histoire…

LE DUC.

Donc en mil huit cent cinq, Monsieur, rien de notoire ?

D’OBENAUS.

Un grand fait, Monseigneur, que j’allais oublier :
La restauration du vieux calendrier.
— Un peu plus tard, ayant provoqué l’Angleterre,
L’Espagne…

LE DUC, doucement.

L’Espagne…Et l’Empereur, Monsieur ?

D’OBENAUS.

L’Espagne…Et l’Empereur, Monsieur ?Lequel ?

LE DUC.

L’Espagne…Et l’Empereur, Monsieur ?Lequel ?Mon père.

D’OBENAUS, évasif.

Il…

LE DUC.

Il…Il n’avait donc pas quitté Boulogne ?

D’OBENAUS.

Il…Il n’avait donc pas quitté Boulogne ?Oh ! si !

LE DUC.

Où donc était-il ?

D’OBENAUS.

Où donc était-il ?Mais… justement… par ici.

LE DUC, l’air étonné.

Tiens !

DIETRICHSTEIN, vivement.

Tiens !Il s’intéressait beaucoup à la Bavière…

D’OBENAUS, voulant continuer.

Au traité de Presbourg, le vœu de votre père
Fut en cela conforme à celui des Habsbourg…

LE DUC.

Qu’est-ce que c’est que ça, le traité de Presbourg ?

D’OBENAUS, doctoralement vague.

C’est l’accord, Monseigneur, par lequel se termine
Toute une période…

LE DUC.

Toute une période…Ah !
Toute une période…Ah !(Regardant son crayon.)
Toute une période…Ah !J’ai cassé ma mine !

D’OBENAUS.

En l’an mil huit cent sept…

LE DUC.

En l’an mil huit cent sept…Déjà ? —
(Il a retaillé tranquillement son crayon.)
En l’an mil huit cent sept…Là, ça va bien.
— Quelle drôle d’époque, il ne se passe rien.

D’OBENAUS.

Si, Monseigneur ! Prenons la maison de Bragance :
Le roi…

LE DUC, de plus en plus doux.

Le roi…Mais l’Empereur, Monsieur ?

D’OBENAUS.

Le roi…Mais l’Empereur, Monsieur ?Lequel ?

LE DUC.

Le roi…Mais l’Empereur, Monsieur ?Lequel ?De France.

D’OBENAUS.

Rien de très important jusqu’en mil huit cent huit ;
Signalons en passant le traité de Tilsitt…

LE DUC, ingénument.

Mais on ne faisait donc que des traités ?

D’OBENAUS, voulant continuer.

Mais on ne faisait donc que des traités ?L’Europe…

LE DUC.

Ah ! oui, vous résumez !

D’OBENAUS.

Ah ! oui, vous résumez !Oh ! je ne développe
Que lorsque…

LE DUC.

Que lorsque…Il y eut donc autre chose ?

D’OBENAUS.

Que lorsque…Il y eut donc autre chose ?Mais…

LE DUC.

Que lorsque…Il y eut donc autre chose ?Mais…Quoi ?

D’OBENAUS.

Je…

LE DUC.

Je…Quoi ? Qu’arriva-t-il d’autre ? dites-le-moi !

D’OBENAUS, balbutiant.

Mais je… je ne sais pas… Votre Altesse veut rire…

LE DUC.

Vous ne le savez pas ? Moi je vais vous le dire.
(Il se lève.)
Le six octobre mil huit cent cinq…

DIETRICHSTEIN ET D’OBENAUS, se levant.

Le six octobre mil huit cent cinq…Hein ? — Comment ?

LE DUC.

… Quand nul ne s’attendait à le voir, au moment
Où, regardant planer un aigle prêt à fondre,
Vienne se rassurait en disant : « C’est sur Londre !… »
Ayant quitté Strasbourg, franchi le Rhin à Kehl,
L’Empereur…

D’OBENAUS.

L’Empereur…L’Empereur ?…

LE DUC.

L’Empereur…L’Empereur ?…Et vous savez lequel !
Gagne le Wurtemberg, le grand-duché de Bade…

DIETRICHSTEIN, épouvanté.

Ah ! mon Dieu !

LE DUC.

Ah ! mon Dieu !Fait donner à l’Autriche une aubade
De clairons par Murat, et par Soult, de tambour,
Laisse ses maréchaux à Wertingen, Augsbourg,
Remporter deux ou trois victoires, — les hors-d’œuvre !…

D’OBENAUS.

Mais, Monseigneur…

LE DUC.

Mais, Monseigneur…… Poursuit l’admirable manœuvre,
Arrive devant Ulm sans s’être débotté,
Ordonne qu’Elchingen par Ney soit emporté,
Rédige un bulletin joyeux, terrible et sobre,
Fait préparer l’assaut… et, le dix-sept octobre
On voit se désarmer aux pieds de ce héros
Vingt-sept mille Autrichiens et dix-huit généraux !
— Et l’Empereur repart !

DIETRICHSTEIN.

— Et l’Empereur repart !Monseigneur !

LE DUC, d’une voix de plus en plus forte.

— Et l’Empereur repart !Monseigneur !En novembre,
Il est à Vienne, il couche à Schœnbrünn, dans ma chambre !

D’OBENAUS.

Mais…

LE DUC.

Mais…Il suit l’ennemi ; sent qu’il l’a dans la main,
Un soir il dit au camp : « Demain ! » Le lendemain,
Il dit en galopant sur le front de bandière :
« Soldats, il faut finir par un coup de tonnerre ! »
Il va, tachant de gris l’état-major vermeil ;
L’armée est une mer ; il attend le soleil ;
Il le voit se lever du haut d’un promontoire ;
Et, d’un sourire, il met ce soleil dans l’Histoire !

D’OBENAUS, regardant Dietrichstein avec désespoir.

Dietrichstein !

LE DUC.

Dietrichstein !Et voilà !

DIETRICHSTEIN, consterné.

Dietrichstein !Et voilà !D’Obenaus !

LE DUC, allant et venant, avec une fièvre croissante.

Dietrichstein !Et voilà !D’Obenaus !La terreur !
La mort ! Deux empereurs battus par l’Empereur !
Vingt mille prisonniers !

D’OBENAUS, le suivant.

Vingt mille prisonniers !Mais je vous en supplie !…

DIETRICHSTEIN, de même.

Songez que si quelqu’un !…

LE DUC.

Songez que si quelqu’un !…La campagne finie !
Des cadavres flottant sur les glaçons d’un lac !
Mon grand-père venant voir mon père au bivouac !…

D’OBENAUS.

Monseigneur !

LE DUC, scandant impitoyablement.

Monseigneur !Au bi-vouac !

D’OBENAUS.

Monseigneur !Au bi-vouac !Voulez-vous bien vous taire

LE DUC.

Et mon père accordant la paix à mon grand-père !

DIETRICHSTEIN.

Si quelqu’un entendait…

LE DUC.

Si quelqu’un entendait…Et puis les drapeaux pris
Distribués ! — Huit à la ville de Paris !

(La comtesse et le jeune homme sont peu à peu sortis de derrière la paravent, pâles et frémissants. Leurs paquets refaits, ils essayent, sur la pointe du pied, de gagner la porte, tout en écoutant le duc. Mais, dans leur émotion, les boîtes et les cartons, leur échappant des mains, s’écroulent avec fracas.)

D’OBENAUS, se retournant et les apercevant.

Oh !

LE DUC, continuant.

Oh !Cinquante au Sénat !

D’OBENAUS.

Oh !Cinquante au Sénat !Cet homme et cette femme !…

DIETRICHSTEIN, se précipitant vers eux.

Voulez-vous vous sauver !

LE DUC, d’une voix éclatante.

Voulez-vous vous sauver !Cinquante à Notre-Dame !

D’OBENAUS.

Ah ! mon Dieu !

LE DUC, hors de lui, avec un geste qui distribue des milliers d’étendards.

Ah ! mon Dieu !Des drapeaux !

DIETRICHSTEIN, bousculant la comtesse et le jeune homme, qui ramassent leurs paquets.

Ah ! mon Dieu !Des drapeaux !Vos robes, vos chapeaux !
(Ils les pousse dehors.)
Plus vite ! Allez-vous-en !

LE DUC, tombant épuisé sur un fauteuil.

Plus vite ! Allez-vous-en !Des drapeaux ! des drapeaux !
(La comtesse et le jeune homme sont sortis.)

DIETRICHSTEIN.

Ils étaient encore là !

LE DUC, dans une quinte de toux.

Ils étaient encore là !Des drapeaux !

DIETRICHSTEIN.

Ils étaient encore là !Des drapeaux !Quelle affaire !
Monseigneur…

LE DUC.

Monseigneur…Je me tais.

DIETRICHSTEIN.

Monseigneur…Je me tais.C’est bien tard pour se taire…
Que dira Metternich ?… Ces gens dans ce salon !…

LE DUC, essuyant son front en sueur.

D’ailleurs pour aujourd’hui, je n’en sais pas plus long.
(Il tousse encore.)
Monsieur le professeur…

DIETRICHSTEIN, lui versant un verre d’eau.

Monsieur le professeur…Vous toussez ?… Vite, à boire !…

LE DUC, après avoir bu une gorgée.

N’est-ce pas que j’ai fait des progrès en histoire ?

DIETRICHSTEIN.

Nul livre n’est entré, pourtant, je le sais bien !

D’OBENAUS.

Quand Metternich saura…

LE DUC, froidement.

Quand Metternich saura…Vous ne lui direz rien.
Il s’en prendrait à vous d’ailleurs.

DIETRISCHSTEIN, bas à d’Obenaus.

Il s’en prendrait à vous d’ailleurs.Mieux vaut nous taire,

Et faire, auprès du prince, intervenir sa mère.
(Il frappe à la porte de Marie-Louise.)
La duchesse ?

SCARAMPI, paraissant.

La duchesse ?Elle est prête, entrez.

(Dietrichstein entre chez Marie-Louise. La nuit commence à venir. Un domestique vient poser une lampe sur la table du duc.)

LE DUC, à d’Obenaus.

La duchesse ?Elle est prête, entrez.Il est fini,
J’espère, votre cours ad usum delphini ?

D’OBENAUS, les bras au ciel.

Comment avez-vous su ?… Je ne peux pas comprendre !



Scène XIII

LE DUC, MARIE-LOUISE.
MARIE-LOUISE, entrant très agitée, dans une superbe toilette de bal, le manteau sur les épaules. — D’Obenaus et Dietrichstein s’éclipsent.

Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce encor ? Que vient-on de m’apprendre ?
Vous allez m’expliquer…

LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, le crépuscule.

Vous allez m’expliquer…Ma mère, regardez !
L’heure est belle de calme et d’oiseaux attardés.
Oh ! comme avec douceur le soir perd sa dorure !
Les arbres…

MARIE-LOUISE, s’arrêtant, étonnée.

Les arbres…Comment, toi, tu comprends la nature ?

LE DUC.

Peut-être.

MARIE-LOUISE, voulant revenir à sa sévérité.

Peut-être !Vous allez m’expliquer !…

LE DUC.

Peut-être !Vous allez m’expliquer !…Respirez,
Ma mère, ce parfum ! Tous les bois sont entrés,
Avec lui, dans la chambre…

MARIE-LOUISE, se fâchant.

Avec lui, dans la chambre…Expliquez-moi, vous dis-je !…

LE DUC, continuant, avec douceur.

Chaque bouffée apporte une branche, et prodige
Bien plus beau que celui dont Macbeth s’effarait,
Ce n’est plus seulement, ma mère, la forêt
Qui marche, la forêt qui marche comme folle :
Ce parfum dans le soir, c’est la forêt qui vole.

MARIE-LOUISE, le regardant avec stupeur.

Comment, toi, maintenant, poétique ?

LE DUC.

Comment, toi, maintenant, poétique ?Il paraît !
(On entend la musique lointaine d’un bal.)
Écoutez !… une valse !… et banale, on dirait !
Mais elle s’ennoblit en voyageant… Peut-être
Qu’en traversant ces bois que fréquenta le Maître,
Autour d’une fougère ou près d’un cyclamen,
Elle aura rencontré l’âme de Beethoven !

MARIE-LOUISE, qui n’en croit pas ses oreilles.

Quoi ! la musique aussi ?

LE DUC.

Quoi ! la musique aussi ?Quand je veux. — Mais, ma mère,
Je ne veux pas. Je hais les sons et leur mystère ;
Et devant un beau soir je sens avec effroi
Quelque chose de blond qui s’attendrit en moi.

MARIE-LOUISE.

Ce quelque chose en toi, mon enfant, c’est moi-même !

LE DUC.

Je ne l’aurais pas dit.

MARIE-LOUISE.

Je ne l’aurais pas dit.Tu le hais ?

LE DUC.

Je ne l’aurais pas dit.Tu le hais ?Je vous aime.

MARIE-LOUISE.

Alors… songe un peu plus au tort que tu me fais !
— Mon père et Metternich pour nous furent parfaits !
Ainsi quand le décret devait te faire comte,
J’ai dit : « Non ! Comte, non ! Au moins duc ! Duc, ça compte ! »

— Tu es duc de Reichstadt.

LE DUC, récitant.

— Tu es duc de Reichstadt.Seigneur de Gross-Bohen,
Buchtierad, Tirnovan, Schwaben, Kron-Pornitz… chen.
(Il affecte de prononcer difficilement, comme un Français.)
Si je prononce mal, pardon !

MARIE-LOUISE, avec humeur.

Si je prononce mal, pardon !Encore était-ce
Malaisé de régler le rang de Votre Altesse,
D’être, dans un décret, courtois, prudent, exact ;
Rappelez-vous combien ces gens ont eu de tact !
Tout s’est passé de la façon la plus légère ;
On n’a pas prononcé le nom de votre père.

LE DUC.

Pourquoi n’a-t-on pas mis : né de père inconnu ?

MARIE-LOUISE.

Tu peux être le prince — avec ton revenu —
Le plus aimable de l’Autriche — et le plus riche !

LE DUC.

Le plus riche…

MARIE-LOUISE.

Le plus riche…Et le plus aimable…

LE DUC.

Le plus riche…Et le plus aimable…De l’Autriche !

MARIE-LOUISE.

Goûtez votre bonheur !

LE DUC.

Goûtez votre bonheur !J’en exprime les sucs !

MARIE-LOUISE.

Vous êtes le premier après les archiducs !
Et vous épouserez un jour quelque princesse
Ou quelque archiduchesse ou bien quelque…

LE DUC, d’une voix tout d’un coup profonde.

Ou quelque archiduchesse ou bien quelque…Sans cesse
Je revois, tel qu’enfant je l’entrevis un jour,
Son petit trône au dossier rond comme un tambour,
Et d’un or qu’a rendu plus divin Sainte-Hélène,
Au milieu du dossier, petite et simple, l’N,

— La lettre qui dit : « Non ! » au temps !

MARIE-LOUISE, interdite.

La lettre qui dit : « Non ! » au temps !Mais…

LE DUC, farouchement.

La lettre qui dit : « Non ! » au temps !Mais…Je revois
L’N dont il marquait à l’épaule, les rois !

MARIE-LOUISE, se redressant.

Les rois dont vous avez du sang par votre mère !

LE DUC.

Je n’en ai pas besoin de leur sang ! Pourquoi faire ?

MARIE-LOUISE.

Ce fameux héritage ?…

LE DUC.

Ce fameux héritage ?…Il me semble mesquin !

MARIE-LOUISE, indignée.

Quoi ! vous n’êtes pas fier du sang de Charles-Quint ?

LE DUC.

Non ! car d’autres que moi le portent dans leurs veines ;
Mais lorsque je me dis que j’ai là, dans les miennes,
Celui d’un lieutenant qui de Corse venait…
Je pleure en regardant le bleu de mon poignet !

MARIE-LOUISE.

Franz !

LE DUC, s’exaltant de plus en plus.

Franz !À ce jeune sang, le vieux ne peut que nuire.
Si j’ai du sang des rois, il faut qu’on me le tire !

MARIE-LOUISE.

Taisez-vous !

LE DUC.

Taisez-vous !Et d’ailleurs, que dis-je ?… Si j’en eus,
Je suis sûr que depuis longtemps je n’en ai plus !
Les deux sangs ont en moi dû se battre, et le vôtre
Aura, comme toujours, été chassé par l’autre !

MARIE-LOUISE, hors d’elle.

Tais toi, duc de Reichstadt !

LE DUC, ricanant.

Tais toi, duc de Reichstadt !Oui, Metternich, ce fat,
Croit avoir sur ma vie écrit : « Duc de Reichstadt ! »

Mais haussez au soleil la page diaphane :
Le mot « Napoléon » est dans le filigrane !

MARIE-LOUISE, reculant épouvantée.

Mon fils !

LE DUC, marchant sur elle.

Mon fils !Duc de Reichstadt, avez-vous dit ? Non, non !
Et savez-vous quel est mon véritable nom ?
C’est celui qu’au Prater la foule qui s’écarte
Murmure autour de moi : « Le petit Bonaparte ! »
(Il l’a saisie par les poignets, et il la secoue.)
Je suis son fils ! rien que son fils !

MARIE-LOUISE.

Je suis son fils ! rien que son fils !Tu me fais mal !

LE DUC, lui lâchant les poignets, et la serrant dans ses bras.

Ah ! ma mère ! pardon ! ma mère…
(Avec la plus tendre et la plus douloureuse pitié.)
Ah ! ma mère ! pardon ! Ma mère…Allez au bal !

(On entend l’orchestre, au loin, jouer légèrement.)

Oubliez ce que j’ai dit là ! C’est du délire !
Vous n’avez pas besoin même de le redire,
Ma mère, à Metternich.

MARIE-LOUISE, déjà un peu rassurée.

Ma mère, à Metternich.Non, je n’ai pas besoin ?…

LE DUC.

La valse avec douceur vient de reprendre au loin…
Non ! ne lui dites rien. Et cela vous évite
Des ennuis. Oubliez ! Vous oubliez si vite !

MARIE-LOUISE.

Mais je…

LE DUC, lui parlant comme à une enfant, et la poussant insensiblement vers la porte.

Mais je…Pensez à Parme ! au palais de Salla !
À votre vie heureuse ! Est-ce que ce front-là
Est fait pour qu’il y passe une ombre d’aile noire ?
— Ah ! je vous aime plus que vous n’osez le croire ! —
Et ne vous occupez de rien ! pas même — ô dieux ! —

D’être fidèle ! Allez, je le serai pour deux !
Souffrez que vers ce bal tendrement je vous pousse.
Bonsoir. — Ne mouillez pas vos souliers dans la mousse.
(Il la baise au front.)
Voici, par des baisers, les soucis enlevés,
— Et vous êtes coiffée à ravir.

MARIE-LOUISE, vivement.

— Et vous êtes coiffée à ravir.Vous trouvez ?

LE DUC.

La voiture est en bas. Il fait beau. L’ombre est claire.
Bonsoir, maman. Amusez-vous !

(Marie-Louise sort. Il descend en chancelant et tombant assis devant sa table, la tête dans ses mains.)

Bonsoir, maman. Amusez-vous !Ma pauvre mère !
(Changeant de ton et attirant à lui des livres et des papiers, sous la lampe.)
Travaillons !

(On entend le roulement d’une voiture qui s’éloigne. La porte du fond s’ouvre doucement et l’on aperçoit Gentz introduisant une femme emmitouflée.)



Scène XIV

LE DUC, puis FANNY ESSLER et GENTZ un instant.
GENTZ, à mi-voix, après avoir écouté.

Travaillons !La voiture est loin.
Travaillons !La voiture est loin.(Il appelle le duc.)
Travaillons !La voiture est loin.Prince !

LE DUC, se retournant et apercevant la femme.

Travaillons ! La voiture est loin.Prince ! Fanny !

FANNY ESSLER, rejetant le manteau qu’elle a jeté hâtivement sur son costume de théâtre, apparaît, splendide et rose, en danseuse, et dressée sur les pointes, ouvrant les bras.

Franz !

GENTZ, à part, en se retirant.

Frantz !Tout rêve d’Empire est pour l’instant banni !

FANNY, dans les bras du duc.

Franz !

GENTZ, sortant.

Franz !C’est parfait !

FANNY, amoureusement.

Franz !C’est parfait !Mon Franz !

(La porte s’est refermée sur Gentz. Fanny s’éloigne vivement du duc et respectueusement, après une révérence.)

Franz !C’est parfait !Mon Franz !Monseigneur !

LE DUC, s’assurant du départ de Gentz.

Franz !C’est parfait !Mon Franz !Monseigneur !Parti !
Franz !C’est parfait !Mon Franz !Monseigneur !Parti !(À Fanny.)
Franz !C’est parfait !Mon Franz !Monseigneur !Parti !Vite !

FANNY, d’un bond léger de danseuse, tombant, après une pirouette, assise sur la table de travail du prince.

J’en ai beaucoup appris pour aujourd’hui.

LE DUC, s’asseyant devant la table, et avec impatience.

J’en ai beaucoup appris pour aujourd’hui.La suite !

FANNY, pose sa main sur les cheveux du duc, et lentement, fronçant ses jolis sourcils pour se rappeler des choses difficiles, elle commence, du ton de quelqu’un qui continue un récit.

… Alors, pendant que Ney, toute la nuit, marchait,
Les généraux Gazan…

LE DUC, répétant passionnément, pour se graver ces noms dans l’âme.

Les généraux Gazan…Gazan…

FANNY.

Les généraux Gazan…Gazan…Suchet…

LE DUC.

Les généraux Gazan…Gazan…Suchet…Suchet !

FANNY.

… Faisaient remplir, par leurs canons, chaque intervalle,
Et dès le petit jour, la garde impériale…


(Le rideau tombe.)