L’Aiglon/Acte II
ACTE II
LES AILES QUI BATTENT
Un an après, au palais de Schœnbrunn
Le Salon des Laques.
Tous les murs sont couverts de vieilles laques anciennes dont les luisants panneaux noirs illustrés de petits paysages, de kiosques, d’oiseaux et de menus personnages d’or, s’encadrent de bois sculptés et dorés, d’un lourd et somptueux rococo allemand. La corniche du plafond est faite de petits morceaux de laque. Les portes sont en laque, — et les trumeaux se composent d’un morceau de laque, plus précieux.
Au fond, entre deux panneaux de laque, une haute fenêtre à profonde embrasure de laque. Ouverte, elle laisse voir son balcon qui découpe, sur la clarté du parc, l’aigle noir à deux têtes, en fer forgé.
On voit largement le parc de Schœnbrun :
Entre les deux murailles de feuillage taillé où s’enchâssent des statues, s’étalent les dessins fleuris du jardin à la française ; et loin, tout au bout des parterres, plus loin que le groupe de marbre de la pièce d’eau, au sommet d’une éminence gazonnée, silhouettant sur le bleu ses arcades blanches, la Gloriette monte dans le ciel.
Deux portes à droite ; deux portes à gauche.
Entre les portes, deux lourdes consoles se faisant vis-à-vis. Et, au-dessus des consoles, dans des boiseries dorées que surmonte la couronne impériale, deux orgueilleux portraits d’ancêtres autrichiens.
Cette pièce sert de salon à l’appartement qu’habite le duc de Reichstadt dans une aile du château. Les deux portes de gauche ouvrent sur sa chambre, qui est celle-là même où Napoléon Ier coucha lorsque — deux fois — il habita Schœnbrunn. Les deux portes de droite ouvrent sur l’enfilade des salons que l’on traverse lorsqu’on vient du dehors.
Le prince s’est installé là pour travailler : grande table couverte de livres, de papiers et de plans ; une immense carte de l’Europe à moitié déroulée. Autour de la table, plusieurs fauteuils empruntés à la Gobelin-zimmer voisine, médiocres bois dorés recouverts d’admirables tapisseries.
Au premier plan, à gauche, un peu en biais, une psyché dont on ne voit que le dos de laque noire.
Sur la console de gauche, pieusement rangés : un bonnet de grenadier français, des épaulettes rouges, un sabre, une giberne, etc., et, appuyé au mur, contre la console, un vieux fusil à bandoulière blanche, la baïonnette au canon. Sur l’autre console, rien.
Dans un coin, sur un meuble, une énorme boîte. Un peu partout, des livres, des armes de luxe, des cravaches, des fouets de chasse, etc.
Au lever du rideau, une dizaine de domestiques sont rangés sur une seule ligne devant le comte de Sedlinsky. Il les interroge. Un huissier est debout près de lui.
Scène I
C’est tout ?
C’est tout.
Rien d’anormal ?
Rien d’anormal.
Il mange à peine.
Il lit beaucoup.
Il dort très mal.
Es-tu sûr des valets de chambre de service ?
Oh ! ces messieurs, Monsieur le préfet de police,
Sont tous des policiers de carrière.
(Il se lève pour sortir).
Mais j’ai peur que le duc ne me surprenne ici…
Non. Le duc est sorti.
Comme à son ordinaire.
En uniforme.
Avec sa maison militaire.
On doit manœuvrer.
Surveillez-le sans qu’il s’en doute.
Je suis fin.
Pas de zèle. Quand on fait du zèle, je tremble.
— Surtout, n’écoutez pas aux portes tous ensemble.
C’est un soin dont je n’ai chargé qu’un seul agent.
Lequel ?
Le Piémontais.
Oui, très intelligent.
C’est lui que chaque soir je mets dans cette pièce,
Sitôt que dans sa chambre a passé Son Altesse.
Il est là ?
Le jour, quand le duc sort, il dort dans un fauteuil.
Il sera là sitôt le duc rentré.
Qu’il veille !
C’est compris.
Les papiers ?
Explorés.
La corbeille ?
Des morceaux ?…
(Il cherche à les réunir.)
C’est peut-être une lettre… De qui ?
(Entraîné par la curiosité professionnelle il est tout à fait sous la table, ramassant, cherchant à lire. À ce moment une porte, à droite, s’ouvre et le duc entre, suivi de sa maison militaire : général Hartmann, capitaine Foresti, etc. Les laquais se rangent précipitamment. Le duc est en uniforme : l’habit blanc boutonné à collet vert, les pattes d'ours d’argent sur les manches, un grand manteau blanc sur les épaules. Bicorne noir au retroussis duquel est piquée une verte feuille de chêne. Sur la poitrine, les deux plaques de Marie-Thérèse et de Saint-Étienne. Se mêlant au ceinturon du sabre, la ceinture de soie, jaune et noire, à gros glands. Bottes.)
Scène II
Tiens ! comment allez-vous, monsieur de Sedlinsky ?
Altesse !…
Un accident. Excusez-moi. Je rentre.
Vous m’avez reconnu, mais j’étais…
Je vous ai reconnu tout de suite.
On vous a dérangée…
On m’a dit…
Ce n’est rien !
Cependant…
(À l’archiduchesse.)
Rien. Un étouffement. J’ai quitté la parade :
J’ai trop crié, voilà !
(Au docteur, qui, pendant qu’il parle, lui a pris le pouls.)
Docteur, vous m’ennuyez !
(À Sedlinsky qui profile de l’émotion générale pour gagner la porte.)
C’est très gentil à vous, de ranger mes papiers.
Vous me gâtez. Déjà vous m’aviez, par tendresse,
Donné tous vos amis pour laquais.
Se figure ?…
Si le service était un peu mieux fait par eux.
Mais on m’habille mal, ma cravate remonte.
Enfin, je vous ferai remarquer, mon cher comte,
— Puisque c’est vous ici que regardent ces soins, —
Que depuis quelques jours, mes bottes brillent moins.
(Il s’est assis, se dégantant, après avoir donné son sabre et son chapeau à son ordonnance, qui les emporte. — Un laquais a posé un plateau de rafraîchissements sur la table.)
Franz…
Vous ne prenez rien ?
J’ai pris…
Une couleuvre.
Aux ordres, Foresti !
Mon colonel ?
Après-demain. — Qu’on soit aux premiers feux du ciel
À Grosshofen. — Compris ? — Va.
Bien, mon colonel.
Vous pouvez me laisser, Messieurs. Je vous salue.
Mon cher comte !…
Une encor que vous n’avez pas lue !…
Je vous trouve, avec lui, d’une sévérité !
Le duc n’a-t-il donc pas toute sa liberté ?
Oh ! le prince n’est pas prisonnier, mais…
Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ?
Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais… Voilà.
Mais… Pas prisonnier, mais… C’est le terme. C’est la
Formule. Prisonnier ?… Oh ! pas une seconde !
Mais… il y a toujours autour de moi du monde.
Prisonnier !… croyez bien que je ne le suis pas !
Mais… s’il me plaît risquer, au fond du parc, un pas,
Il fleurit tout de suite un œil sous chaque feuille.
Je ne suis certes pas prisonnier, mais… qu’on veuille
Me parler privément, sur le bois de l’huis
Pousse ce champignon : l’oreille ! — Je ne suis
Vraiment pas prisonnier, mais… qu’à cheval je sorte,
Je sens le doux honneur d’une invisible escorte.
Je ne suis pas le moins du monde prisonnier !
Mais… je suis le second à lire mon courrier.
Pas prisonnier du tout ! mais… chaque nuit on place
À ma porte un laquais, —
Moi, le duc de Reichstadt ! un prisonnier ?… jamais !
Un prisonnier !… Je suis un pas-prisonnier-mais.
J’approuve une gaieté… bien rare.
Rarissime !
Votre Altesse…
Sérénissime.
Hein ?
On m’a donné ce titre, il m’est particulier :
Tâchez une autre fois de ne pas l’oublier !
Je vous laisse.
(Il sort.)
Scène III
Sérénissime… hein ? Admirable !…
— Que portez-vous ?
L’herbier de l’Empereur.
L’herbier de mon grand-père !…
(Il le lui prend et l’ouvre sur ses genoux.)
Prêté, Franz !
Il est beau.
Quel est ce monstre sec et noir ?
C’est une rose.
Franz, depuis quelque temps, vous avez quelque chose.
Bengalensis.
Ah ! oui !… du Bengale !
Très bien.
Je vous trouve nerveux… qu’avez-vous ?
Je n’ai rien.
Si ! je sais ! votre ami Prokesch, l’enthousiaste
Confident d’un espoir que l’on trouve trop vaste,
Ils l’ont envoyé loin.
Procuré pour ami le maréchal Marmont,
Qui, méprisé là-bas, voyage… pour se faire
Complimenter ici d’avoir trahi mon père.
Chut !
À jeter sur le père…
(Avec un mouvement violent.)
Oh ! je !…
Volubilis.
Si je t’arrache une promesse, Ton Altesse
Est-elle résolue à tenir sa promesse ?
Ce que tu fus pour moi, de tout temps, m’y résoud.
Puis je t’ai fait un beau cadeau… pour le quinze août ?
Ces souvenirs, repris par vous dans un trophée
De l’archiduc…
(Il les touche, l’un après l’autre.)
… Briquet ! — Bonnet dont fut coiffée
La garde !… — Vieux fusil !…
(Mouvement d’effroi de l’archiduchesse.)
Non ! il n’est pas chargé !…
Et surtout…
Chut !
(Mystérieusement.)
Je l’ai cachée !…
Où donc, bandit ?
Dans mon repaire.
Eh bien ! donc, promets-moi… — tu connais ton grand-père,
Sa douceur…
(Il lit :)
Si les étudiants s’obstinent à crier
Que dans des régiments, tous, on les incorpore…
(À l’archiduchesse.)
Vous disiez… Sa douceur ?…
Sa bonté…
(Il lit.)
Puisqu’on s’est révolté,
Ordre à nos cuirassiers de charger…
(À l’Archiduchesse.)
Sa bonté ?…
Il peut ne pas aimer l’esprit nouveau, le trouble !
Mais c’est un excellent vieil homme.
(Refermant l’herbier.)
— Fleurettes d’où pourtant, sentences, vous tombiez,
Le bon empereur Franz ressemble à ses herbiers !
— D’ailleurs on l’aime !… Il sait se rendre populaire.
— Je l’aime bien.
Il peut, pour ta cause, tout faire !
Ah ! s’il voulait !…
Qu’après avoir tenté près de lui…
Je promets.
Ça, c’est gentil !…
(Et gaiement)
Il faut que je te récompense !
Vous, ma tante ?
Cet étonnant Prokesch dont on vous a privé…
J’ai tant dit !… J’ai tant fait !… Bref, — il est arrivé !
Vous ! — Enfin !…
(L’archiduchesse s’esquive discrètement pendant que les deux amis s’étreignent.)
Scène IV
Chut ! on peut écouter !
Mais on ne redit rien, jamais.
Quoi ?
J’ai proféré, pour voir, des mots séditieux :
On n’a rien répété jamais.
C’est curieux !
Je crois que l’écouteur que la police paye
Lui vole son argent et qu’il est dur d’oreille.
Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ?
Rien !
Oh !
Elle m’oublie !… ou bien, on l’a surprise !… ou bien… —
— Oh ! l’an passé, n’avoir pas fui, quelle folie !…
Non ! j’ai bien fait… je suis plus prêt ! — mais on m’oublie !…
Chut !…
(Il regarde autour de lui.)
Vous travaillez là ? C’est charmant !
— Oh ! ces oiseaux dorés ! oh ! ces magots sournois
Tapissant tout le mur de sourires à claques !
Ils me logent ici, dans le Salon des Laques,
Pour que sur le fond noir de ce sombre décor,
Mon uniforme blanc ressorte mieux encor !
Prince !
Ils ont composé de sots mon entourage !
Que faites-vous ici, depuis six mois ?
Je rage !
Je ne connaissais pas Schœnbrunn.
C’est un tombeau !
La Gloriette, au fond, sur le ciel, c’est très beau !
Oui, pendant que mon cœur de gloire s’inquiète,
J’ai ce diminutif, là-bas : la Gloriette !
Vous avez tout le parc pour monter à cheval.
Le parc est trop petit !
Vous avez tout le val !
Le val est trop petit pour que l’on y galope !
Et que vous faut-il donc pour galoper ?
L’Europe !
Chut !
De gloire par mon livre, et lorsque du passé
Je ressors ébloui, quand je ferme Plutarque,
Quand je saute, ô César, en pleurant, de ta barque,
Quand je quitte mon père, Alexandre, Annibal…
Quel habit Monseigneur mettra-t-il pour le bal ?
Voilà !
(Au laquais, violemment.)
Je ne sors pas !
(Le laquais disparaît.)
On vous laisse tout lire ?…
Tout !… Il est loin le temps où Fanny, pour m’instruire,
Apprenait des récits par cœur ! — Plus tard j’obtins
Que quelqu’un me passât des livres clandestins.
La bonne archiduchesse ?
Dans ma chambre, le soir, je lisais ; j’étais ivre.
Et puis, quand j’avais lu, pour cacher le délit,
Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit !
Les livres s’entassaient dans ce creux d’ombre noire,
Si bien que je dormais sous un dôme d’Histoire.
Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais
Tout cela s’éveillait dès que je m’endormais ;
De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles,
Les batailles sortaient en s’étirant les ailes !
Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos ;
Austerlitz descendait tout le long des rideaux ;
Iéna se suspendait au gland qui les relève,
Pour se laisser tomber, tout d’un coup, dans mon rêve !
— Or, un jour, que, chez moi, Metternich, gravement,
Me racontait mon père, à sa guise !… au moment
Où, très doux, j’avais l’air tout à fait de le croire,
Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire !
Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom
En battant des feuillets !
Metternich bondit ?
Calme, il me dit, avec son sourire d’évêque :
« Pourquoi placer si haut votre bibliothèque ? »
Et sortit… Depuis lors je lis ce que je veux.
Même Le Fils de l’homme ?
Oui.
Ce livre odieux ?
Oui. Ce livre français — car la haine est injuste ! —
Prétend qu’on m’empoisonne et parle de Locuste.
Mais, France, s’il se meurt, ton prince impérial,
Pourquoi diminuer la beauté de son mal ?
Ce n’est pas d’un poison grossier de mélodrame
Que le duc de Reichstadt se meurt : c’est de son âme !
Monseigneur !
De mon âme et de mon nom !… ce nom
Dans lequel il y a des cloches, du canon,
Et qui tonne, sans cesse, et sonne des reproches
À ma langueur, avec son canon et ses cloches !
Salves et carillons, taisez-vous ! — Du poison ?
Comme si j’en avais besoin dans ma prison !
(Il est remonté vers la fenêtre.)
Oh ! vouloir à l’histoire ajouter des chapitres,
Et puis n’être qu’un front qui se colle à des vitres !
(Il redescend vers Prokesch.)
Je tâche d’oublier quelquefois. — Quelquefois
Je m’élance à cheval, éperdument. Je bois
Le vent ; je ne suis plus qu’un désir d’aller vite,
De crever mon cheval et mon rêve ; j’évite
De regarder courir au loin les peupliers
Pareils à des bonnets penchés de grenadiers ;
Je vais ; je ne sais plus quel est mon nom ; je hume
Avec enivrement la forte odeur d’écume,
De poussière, de cuir, de gazon écrasé ;
Enfin, vainqueur du rêve, heureux, brisé, grisé,
J’arrête mon cheval au bord d’un champ de seigle,
Lève les yeux au ciel, — et vois passer un aigle !
(Il tombe assis, — reste un instant accoudé sur la table, la tête dans ses mains. — Puis, d’une voix plus sourde :)
— Encor, si je pouvais en moi-même avoir foi !
(Il lève sur Prokesch un regard d’angoisse.)
Vous qui me connaissez, que pensez-vous de moi ?
Ah ! Prokesch ! Si j’étais ce qu’on dit que nous sommes,
Que nous sommes souvent, nous, les fils de grands hommes !
Ce doute, avec des mots, Metternich l’entretient !
Il a raison, — et c’est son devoir d’Autrichien ! —
J’ai froid quand, pour y prendre un mot de sa manière,
Il ouvre son esprit comme une bonbonnière !
— Vous, dites-moi quelle est au juste ma valeur ?
Vous qui me connaissez… puis-je être un empereur ?
(Avec désespoir.)
— Que de ce front, mon Dieu, la couronne s’écarte,
Si sa pâleur n’est pas celle d’un Bonaparte !
Prince…
Parlez-moi franchement : que suis-je ? — Pour régner,
Ai-je le front trop lourd et les poignets trop minces ? —
Que pensez-vous de moi ?
Connaissaient ces tourments, ces doutes, ces effrois,
Il n’y aurait jamais que d’admirables rois.
Merci ! Prokesch ! — Ah ! ce seul mot me réconforte.
— Travaillons, mon ami.
Scène V
(Il montre les lettres au duc.)
Beaucoup de lettres…
On les laisse arriver.
Que de succès !
Ce que c’est que d’avoir l’auréole fatale !
(Il prend une lettre que Prokesch lui passe, décachetée.)
« Dans votre loge, hier, comme vous étiez pâle… »
Je déchire.
(Il déchire et en prend une autre.)
« Oh ! ce front qui… » Je déchire.
(Il déchire, et Prokesch lui en passe une troisième.)
« Hier,
Je vous vis, à cheval, passer sur le Prater… »
Je déchire.
(Même jeu.)
Toujours ?
Votre inexpérience… » Ah ! c’est la chanoinesse !
Je déchire…
(La porte s’ouvre doucement, et Thérèse paraît)
Pardon…
Petite Source, vous ?
Mais pourquoi donc toujours ce surnom ?
Il est pur. Il vous va.
Votre mère m’emmène.
Essuyons une larme !
Parme !…
C’est le pays des violettes…
Oui…
Si ma mère ne le sait pas, dites-le-lui !
Oui, Monseigneur. — Adieu.
Petite Source !
Mais… pourquoi « Petite Source » ?
Mais parce qu’elle m’a rafraîchi bien des fois,
L’eau qui dort dans vos yeux et court dans votre voix.
— Adieu…
Vous n’avez pas autre chose à me dire ?
Pas autre chose…
(Elle sort)
Je déchire.
Scène VI
Oh ! je vois…
(Changeant de ton.)
Mais faisons de l’histoire et non pas du roman !
Travaillons… Reprenons notre cours de tactique.
Je vous soumets un plan. Faites-m’en la critique.
Attends ! Prends-moi d’abord — là, dans ce coin, tu vois ? —
La grande boîte où sont tous les soldats de bois !
Ma démonstration, je vais bien mieux la faire
Avec notre petit échiquier militaire.
Prouvez-moi que ce plan est des plus hasardeux.
Voilà donc les soldats de Napoléon Deux !
Prince !…
Que même mes soldats — tu peux ouvrir la boîte ! —
Que même mes soldats de bois sont Autrichiens !
— Passe-m’en un. — Posons notre aile gauche…
(Il prend sans le regarder le soldat que lui passe Prokesch, cherchant de l’œil sa place sur la table, le pose, et brusquement, le voyant.)
Tiens !
Quoi donc ?
(Prokesch lui en passe un autre.)
Un vélite !
(À chaque soldat que lui passe Prokesch.)
Un guide ! — Un cuirassier ! — Un gendarme d’élite !
— Il sont tous devenus Français ! On a repeint
Chacun de ces petits combattants de sapin !
(Il se précipite vers la boîte, — et les sort lui-même avec un émerveillement croissant.)
Français ! Français ! Français !
Quel est donc ce prodige ?
Quelqu’un les a repeints et resculptés, te dis-je !
Quelqu’un ?
Et ce quelqu’un… est un soldat !
Pourquoi ?
Il y a sept boutons à l’habit bleu de roi !
Les collets sont exacts. Les revers sont fidèles.
Torsades, brandebourgs, trèfles, nids d’hirondelles,
Tout y est ! Ce quelqu’un ne peut être indécis
Ni sur un passe-poil, ni sur un retroussis !
Les lisérés sont blancs, les pattes ont trois pointes…
Oh ! toi, qui que tu sois, ami, c’est à mains jointes
Que je te remercie, ô soldat inconnu,
Qui, je ne sais comment, je ne sais d’où venu,
A trouvé le moyen, dans ce bagne où nous sommes,
De repeindre pour moi tous ces petits bonshommes !
Petite armée en bois, le héros, quel est-il,
— Seul un héros peut être à ce point puéril ! —
Qui vient de t’équiper afin que tu me ries
De toutes les blancheurs de tes buffleteries !
Mais comment a-t-il fait pour échapper aux yeux ?
Oh ! quel est le pinceau tendre et minutieux
Qui leur a mis à tous des petites moustaches,
Qui timbra de canons croisés les sabretaches,
Et qui n’oublia pas de se tremper dans l’or
Pour mettre aux officiers la grenade ou le cor !
(S’exaltant de plus en plus.)
Sortons-les tous !… La table en est toute couverte.
Voici les voltigeurs à l’épaulette verte,
Voici les tirailleurs, et voici les flanqueurs !
Sortons-les, sortons-les, tous ces petits vainqueurs !
Oh ! regarde, Prokesch, dans la boîte, enfermée,
Regarde ! il y avait toute la Grande Armée !
— Voici les Mamelucks ! — Tiens ! là ! je reconnais
Les plastrons cramoisis des lanciers polonais !
Voici les éclaireurs culottés d’amarante !
Enfin, voici, guêtrés de couleur différente,
Les grenadiers de ligne aux longs plumets tremblants
Qui montaient à l’assaut avec des mollets blancs,
Et les conscrits chasseurs aux pompons verts en poires
Qui couraient à la Mort avec des jambes noires !
(Soupirant.)
Pareil au prisonnier rêveur qui se ferait
Toute une frémissante et profonde forêt
Avec l’arbre en copeaux d’un jardin de poupée,
Rien qu’avec ces soldats, je me fais l’Épopée !
(Il s’éloigne à reculons de la table.)
— Mais c’est vrai ! Mais déjà je ne vois plus du tout
La rondelle de bois qui les maintient debout !
Cette armée, on dirait, Prokesch, lorsqu’on recule,
Que c’est l’éloignement qui la rend minuscule !…
(Il revient, d’un bond, et disposant fiévreusement les petites troupes.)
Alignons-les ! Faisons des Wagram, des Eylau !
Tiens ! ce yatagan nu va représenter l’eau !
C’est le Danube !…
(Il désigne des points imaginaires.)
Essling !… Aspern, là dans la boîte !
(À Prokesch.)
Lance un pont de papier sur l’acier qui miroite !
— Passe-moi deux ou trois grenadiers à cheval !
— Il faut une hauteur : prends le Mémorial !
— Là, Saint-Cyr !… Molitor, vainqueur de Bellegarde !
Et là, passant le pont…
(Depuis un instant Metternich est entré et, debout, derrière le duc qui, dans le feu de l’action, s’est agenouillé devant la table pour mieux arranger les soldats, — il suit les manœuvres.)
Scène VII
Passant le pont ?
La garde !
Alors, toute l’armée est française, aujourd’hui ?
D’où vient qu’on ne voit pas d’Autrichiens ?
Ils ont fui.
Tiens ! tiens !
(Il prend un des petits soldats, le retourne.)
Qui vous les a peinturlurés ?
Personne.
C’est vous ?… Vous abîmez les joujoux qu’on vous donne ?
Mais, Monsieur !…
(Metternich sonne. Un laquais paraît. C’est le même que tout à l’heure.)
On en rapportera de neufs.
Si j’en suis au joujou, du moins qu’il soit épique !
Quelle mouche, ou plutôt quelle abeille, vous pique ?
Sachez que l’ironie étant peu de mon gré…
Taisez-vous, Monseigneur, je vous les repeindrai.
Plaît-il ?
Pardonnez-moi…
(À part.)
J’ai quelqu’un là. Je peux me taire !
J’amenais justement votre ami.
Mon ami ?
Le maréchal Marmont.
Marmont !
Ceux qu’il me plaît de voir ici.
J’aime à le croire.
Il est là.
Mais qu’il vienne !
Les aigles !… le manteau !… le trône impérial !…
(On entend la porte se rouvrir. Il se redresse, immédiatement calme et souriant, et très naturellement, à Marmont qui entre avec Metternich.)
Comment vous portez-vous, Monsieur le maréchal ?
Prokesch, venez un peu voir la chambre qu’habite
Le duc…
Scène VIII
C’est, Monseigneur, ma dernière visite
Car, sur lui, je n’ai plus à vous apprendre rien.
C’est vraiment désolant ; vous en parliez si bien
J’en ai fait un portrait fidèle à Votre Altesse.
Fidèle ! — Alors, plus rien ?
Plus rien.
Plus aucun souvenir ?
Aucun.
Il fut très grand.
Très grand.
Aurait-il…
J’ai parfois empêché…
Le désastre.
Dame ! il avait le tort de trop croire…
À son astre.
Nous nous rencontrons bien dans nos conclusions.
Et ce fut, n’est-ce pas ? comme nous le disions…
Ce fut un général, certes, considérable,
Mais enfin on ne peut pas dire…
Misérable !
Hein ?
Tout ce qui vous restait de souvenirs de lui
Tout ce qui, malgré vous, en vous, était splendide
Je vous jette à présent, — puisque vous êtes vide !
Mais je…
Oui, vous vous disiez tous, je sais : « Pourquoi pas moi ? »
En voyant empereur votre ancien camarade…
Mais toi ! toi ! qu’il aima depuis le premier grade !
— Car il t’aimait au point de rendre mécontents
Ses soldats ! — toi qu’il fit maréchal à trente ans !…
Trente-cinq !
Et pour dire : trahir ! le peuple — tu frissonnes ! —
Le peuple a fabriqué le verbe raguser !
(Se levant tout d’un coup et marchant sur lui.)
Ne vous laissez donc pas en silence accuser !
Répondez ! Ce n’est plus le prince François-Charle,
C’est Napoléon Deux maintenant qui vous parle !
Mais on vient !… Metternich !… je reconnais sa voix…
Eh bien ! trahissez-nous une seconde fois !
(Les bras croisés, il le brave du regard. Silence. Metternich reparaît avec Prokesch.)
Ne vous dérangez pas. Causez ! causez !… J’emmène
Prokesch, au fond du parc, voir la Ruine Romaine
Où j’organise un bal. — Dernier représentant
D’un monde qui mourra, dit-on, dans un instant,
J’aime assez que ce soit sur des ruines qu’on danse !
À demain…
(Ils sortent. Un temps.)
Monseigneur, j’ai gardé le silence.
Il n’aurait plus manqué que vous ragusassiez !
Vous pouvez conjuguer ce verbe ; je m’assieds.
Comment ?
Car vous avez été, tout à l’heure, superbe !
Monsieur !…
Toujours… depuis quinze ans, c’est vrai : je m’étourdis !
Ne comprenez-vous pas que le duc de Raguse
Espère se trouver, à lui-même, une excuse ?
— La vérité… c’est que je ne l’ai pas revu.
Si je l’avais revu, je serais revenu !
Bien d’autres l’ont trahi, croyant servir la France !
Mais ils l’ont tous revu ! Voilà la différence !
Tous ils étaient repris ! — et je le suis, ce soir !…
Pourquoi ?
Mais parce que je viens de le revoir !
Comment ?
Dans l’œil étincelant !… Insultez-moi. Je reste.
Ah !… tu réparerais un peu, si c’était vrai !
Et c’est toi, par ton cri, qui m’aurais délivré
De ce doute de moi, si triste, et qu’on exploite.
Quoi ! malgré mon front lourd et ma poitrine étroite ?…
Je l’ai revu !
Je voudrais pardonner ! — Pourquoi l’as-tu trahi ?
Ah ! Monseigneur !…
Pourquoi, — vous autres ?
La fatigue !
Que voulez-vous ?… Toujours l’Europe qui se ligue !
Être vainqueur, c’est beau, mais vivre a bien son prix !
Toujours Vienne, toujours Berlin, — jamais Paris !
Tout à recommencer, toujours !… On recommence
Deux fois, trois fois, et puis… C’était de la démence !
À cheval sans jamais desserrer les genoux !
À la fin nous étions trop fatigués !
Et nous ?…
Scène IX
Hein ?
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations ;
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;
Nous qui par tous les temps n’avons cessé d’aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,
Ne nous soutenant plus qu’à force de trompette,
De fièvre, et de chansons qu’en marchant on répète ;
Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y,
Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil,
— Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres ! —
Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;
Nous qui, coiffés d’oursons sous les ciels tropicaux,
Sous les neiges n’avions même plus de shakos ;
Qui d’Espagne en Autriche exécutions des trottes ;
Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins,
Devions les empoigner quelquefois à deux mains ;
Nous qui, pour notre toux n’ayant pas de jujube,
Prenions des bains de pied d’un jour dans le Danube ;
Nous qui n’avions le temps, quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Nous…
Enfin !…
Mais de nous réveiller, le matin, cannibales ;
Nous…
Enfin !…
Ne cessions de marcher…
Enfin ! j’en vois donc un !
… Que pour nous battre, — et de nous battre un contre quatre,
Que pour marcher, — et de marcher que pour nous battre,
Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais…
Nous, nous ne l’étions pas, peut-être, fatigués ?
Mais…
C’est nous qui cependant lui restâmes fidèles !
Aux portières du roi votre cheval dansait !…
(Au duc.)
De sorte, Monseigneur, qu’à la cantine où c’est
Avec l’âme qu’on mange et de gloire qu’on dîne…
Sa graine d’épinard ne vaut pas ma sardine !
Quel est donc ce laquais qui s’exprime en grognard ?
Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ».
Ex-sergent grenadier vélite de la garde.
Né de papa breton et de maman picarde.
S’engage à quatorze ans, l’an VI, deux germinal.
Baptême à Marengo. Galons de caporal
Le quinze fructidor an XII. Bas de soie
Et canne de sergent trempés de pleurs de joie
Le quatorze juillet mil huit cent neuf, — ici,
— Car la garde habita Schœnbrunn et Sans-Souci ! —
Au service de Sa Majesté Très Française
Total des ans passés : seize ; campagnes : seize.
Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Sierra,
Eckmühl, Essling, Wagram, Smolensk… et cætera !
Faits d’armes : trente-deux. Blessures : quelques-unes.
Ne s’est battu que pour la gloire, et pour des prunes.
Vous n’allez pas ainsi l’écouter jusqu’au bout ?
Oui, vous avez raison, pas ainsi, — mais debout !
(Il se lève.)
Monseigneur…
Majuscules, c’est vous qui composez les titres,
Et c’est sur vous toujours que s’arrêtent les yeux !
Mais les mille petites lettres… ce sont eux !
Et vous ne seriez rien sans l’armée humble et noire
Qu’il faut pour composer une page d’histoire !
(À Flambeau)
Ah ! mon brave Flambeau, peintre en soldats de bois,
Quand je pense que je te vois depuis un mois,
Et que tu m’agaçais avec tes surveillances !…
Oh ! nous sommes de bien plus vieilles connaissances !
Nous ?
Monseigneur ne me remet pas ?
Pas du tout !
Mais un jeudi matin ! dans le parc de Saint-Cloud !…
— Le maréchal Duroc, la dame de service
Regardaient Votre Altesse user d’une nourrice
Si blanche, il m’en souvient, que j’en reçus un choc.
« Approche ! » me cria le maréchal Duroc.
J’obéis. Mais j’étais troublé par trop de choses…
L’enfant impérial, les grandes manches roses
De la dame d’honneur, ce maréchal, — ce sein…
Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d’oursin,
Si bien qu’il intrigua les yeux de Votre Altesse.
Vous le considériez rêveusement. Qu’était-ce ?
Et tout en lui faisant un rire plein de lait,
Vous sembliez chercher si ce qu’il vous fallait
Admirer davantage en sa rougeur qui bouge,
C’était qu’elle bougeât, ou bien qu’elle fût rouge.
Soudain, m’étant penché, je sentis, inquiet,
Que vos petites mains tripotaient mon plumet.
Le maréchal Duroc me dit d’un ton sévère :
« Laissez faire Sa Majesté ! ». Je laissai faire.
J’entendais — ayant mis à terre le genou —
Rire le maréchal, la dame, et la nounou…
Et quand je me levai, toute rouge était l’herbe,
Et j’avais pour plumet un fil de fer imberbe.
« Je vais signer un bon pour qu’on t’en rende deux ! »
Dit Duroc. — Je revins au quartier, radieux !
« Hé ! psitt ! là-bas ! Qui donc m’a déplumé cet homme ? »
Dit l’adjudant. Je répondis : « Le Roi de Rome. »
— Voilà comment je fis connaissance, un jeudi,
De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi.
Non, je n’ai pas grandi — c’est bien là ma tristesse ! —
Puisque Sa Majesté n’est plus que Son Altesse.
Et qu’as-tu fait depuis que l’Empire est tombé ?
Je crois m’être conduit toujours comme un bon…
Je connais Solignac et Fournier-Sarlovèze,
Conspire avec Didier, en mai mil huit cent seize ;
Complot raté ; je vois exécuter Miard,
Un enfant de quinze ans, et David, un vieillard.
Je pleure. On me condamne à mort par contumace.
Bien. Je rentre à Paris sous un faux nom. Je casse,
Sous prétexte qu’il mit sa botte sur mes cors,
Un tabouret de bois sur un garde du corps.
Je préside des punchs terribles. Je dépense
Soixante sous par mois. Je garde l’espérance
Que l’Autre peut encor débarquer, dans le Var !
Je me promène, avec un chapeau bolivar.
Quiconque me regarde est traité de « vampire ».
Je me bats trente fois en duel. Je conspire
À Béziers. Le coup rate. On me condamne à mort
Par contumace. Bon. Je m’affilie encor
Au complot de Lyon. On nous arrête en masse.
Je file. On me condamne à mort par contumace.
Et je rentre à Paris, où, comme par hasard,
Je me trouve fourré du complot du bazar.
Desnouettes (Lefèvre) étant en Amérique,
Je l’y joins : « Général, que fait-on ? » — « On rapplique ! »
Départ ; naufrage ; et comme un simple passager,
Voilà mon général noyé. Je sais nager,
Et je nage, en pleurant Lefèvre-Desnouettes…
Bon, très bien. Du soleil, des flots bleus, des mouettes,
Un navire, on me cueille… et je débarque, mûr
Pour aller prendre part au complot de Saumur.
Complot raté. Cour prévôtale. Je m’esbigne.
Le commandant Caron du cinquième de ligne
Conspirant à Toulon, j’y vole. Mais en vain,
Car nous bavardons trop chez un marchand de vin :
Tout rate. On me condamne à mort par contumace.
Je vais me dérouiller en Grèce la carcasse
Contre ces sales Turcs, que l’on écrabouillait !
Enfin je rentre en France, un matin de juillet,
Je vois faire un tas de pavés, j’y collabore,
Je me bats ; et, le soir, le drapeau tricolore
Flotte au lieu du drapeau pâle de l’émigré.
Mais comme à ce drapeau, quelque chose, à mon gré,
Manquait encore, en haut de sa hampe infidèle,
— Vous savez, quelque chose, en or, qui bat de l’aile ! —
Je pars pour un complot en Romagne. Il rata.
Une cousine à vous…
Son nom ?
Me prend pour professeur d’escrime…
Ah !…
On conspire, en faisant du sabre et de la canne.
Un poste dangereux était à prendre ici,
On me donne de faux papiers, et me voici.
(Il se frotte les mains, rit silencieusement, et, clignant de l’œil :)
Je suis là. Mais je vois, chaque jour, la comtesse.
J’ai trouvé, dans le parc, ce trou que votre Altesse
Creusa jadis avec son précepteur Colin
Pour jouer au petit Robinson ; — moi, malin,
Je m’y cache ; c’est un couloir à deux sorties,
L’une dans des fourmis, l’autre dans des orties ;
J’attends ; votre cousine, un album dans les mains,
Vient en touriste ; et là, près des machins romains,
Elle sur un pliant, et moi dans de la glaise,
Elle ayant l’air de dessiner comme une Anglaise,
Et moi parlant du fond d’un trou comme un souffleur, —
Nous causons des moyens de vous faire empereur.
Et pour un dévouement d’une suite pareille,
Que me demandes-tu ?
De me tirer l’oreille.
De ?…
Que peut demander un ex-grognard ?
Un ex ?…
J’attends !… Mais allez donc !… Oui… le pouce… et l’index…
Flambeau fait la moue.)
Ah ! ce n’est pas ainsi, Monseigneur, qu’on la pince !
Vous, vous ne savez pas ; vous, — vous êtes trop prince !
Ah ! tu crois ?
Maladroit, de lui dire ce mot !
Quand le prince est Français, c’est un demi-défaut !
Mais… me sent-on Français dans ce palais d’Autriche ?
Oh ! oui !
(Regardant autour de lui.)
Vous n’allez pas ici. C’est lourd ! C’est riche !
Comment, tu vois ça, toi ?
Et travaille, à Paris, pour Fontaine et Percier.
Ça veut nous imiter. Mais ils vous ont, tonnerre !
Un Louis-Quinze, ici, — qui n’est pas ordinaire !
Je ne suis pas un grand connaisseur, mais j’ai l’œil !
(Il saisit un fauteuil que sa large main enlève comme une plume, et désignant le lourd bois doré, d’un goût allemand.)
Est-ce assez siroté, le bois de ce fauteuil !
(Il le repose, et montrant la tapisserie montée dans ce bois.)
Mais la tapisserie !… hein ? ce goût !… ce mystère !…
Ça chante !… ça sourit !… ça fiche tout par terre !
Pourquoi ? Vous le savez : ce sont des Gobelins !
Et comme on voit que ça, c’est fait par des malins !
Ça jure, là-dedans, ce goût, cette élégance !…
— Vous aussi, Monseigneur, on vous a fait en France.
Il faut y retourner !
Venir faire remettre un petit empereur !
Mais qui donc ont-ils mis à sa place ?
Dame ! il fallait trouver quelqu’un qui sût se battre…
Mais, basta ! l’empereur Napoléon sourit
D’avoir, pour fausse barbe, un jour, le roi Henri !…
— Avez-vous jamais vu la croix ?
Dans des vitrines.
Monseigneur, il fallait voir ça sur des poitrines !
Là, sur le drap bombé, goutte de sang ardent
Qui descendait, et devenait, en descendant,
De l’or, et de l’émail, avec de la verdure…
C’était comme un bijou coulant d’une blessure.
Ce devait être beau, mon ami, je le crois.
Sur ta poitrine, là.
Moi ?… Je n’ai pas la croix !
Après ce que tu fis, modeste et grandiose ?
Pour l’avoir, il fallait faire bien autre chose !
Tu n’as pas réclamé ?
Ne donnait pas l’objet, c’est qu’il n’était pas dû.
Eh bien ! moi, sans pouvoir, sans titre, sans royaume,
Moi qui ne suis qu’un souvenir dans un fantôme !
Moi, ce duc de Reichstadt qui, triste, ne peut rien
Qu’errer sous les tilleuls de ce parc autrichien
En gravant, sur leurs troncs, des N dans la mousse,
Passant qu’on ne regarde un peu que lorsqu’il tousse !
Moi qui n’ai même plus le plus petit morceau
De la moire si rouge, hélas ! dans mon berceau !
Moi dont ils ont en vain constellé l’infortune !
(Il montre les deux plaques de sa poitrine.)
Moi qui ne porte plus que deux croix au lieu d’Une !
Moi malade, exilé, prisonnier… je ne peux
Galoper sur le front des régiments pompeux
En jetant aux héros des astres !… Mais j’espère,
J’imagine… il me semble enfin que, fils d’un père
Auquel un firmament a passé par les mains,
Je dois, malgré tant d’ombre et tant de lendemains,
Avoir au bout des doigts un peu d’étoile encore…
Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, je te décore !
Vous ?
Dame ! ce ruban n’est pas le vrai…
Le vrai,
C’est celui qu’on reçoit en pleurant. — J’ai pleuré.
D’ailleurs, c’est à Paris que ça se légalise !
Mais que faire pour y rentrer ?
Votre valise !
Hélas !
Si vous voulez, le trente, être sur le Pont-Neuf,
Assistez — et, le trente, on reverra la Seine ! —
Au bal que demain soir donne Népomucène.
Qui ?
Népomucène). Allez au bal, — et plus d’hélas !
Mais tu dis devant moi des choses bien secrètes !
Vous n’éventerez pas un complot — dont vous êtes !
Non ! pas Marmont !
(À Flambeau.)
C’est égal.
Tu ne m’auras pas pris avec un madrigal !
Tu m’as fait tout à l’heure une sortie… outrée !
Oui, mais ça me faisait une jolie entrée.
C’était très imprudent !
C’est d’en faire toujours un peu plus qu’il ne faut !
Aux consignes, toujours, j’ajoute quelque chose
J’aime me battre avec, à l’oreille, une rose !
Je fais du luxe !
Veut m’employer…
Non ! pas Marmont !
Laissez-le donc se racheter !
Non !
Très bien faites !… des mécontents, des royalistes,
L’ambassadeur Maison est un de mes amis !
Oh ! il peut nous servir !
Déjà des compromis !
(Avec désespoir.)
Non ! non ! je ne veux pas que Marmont se consacre…
Je vous obéirai, Monsieur, après le sacre.
— Je vais voir de ce pas le maréchal Maison.
(Il sort.)
Cette ancienne canaille a tout à fait raison.
Scène X
Soit !… Je partirais bien !… mais la preuve ! la preuve
Que de mon père encor la France se sent veuve !
Elles ont dû mourir, Flambeau, depuis le temps,
Les tendresses pour nous de tous ces braves gens !
Leurs tendresses pour vous ?… Elles sont immortelles !
(Et de sa poche il tire quelque chose de long et de tricolore qu’il fait tournoyer glorieusement au-dessus de sa tête, puis remet dans les mains du Duc.)
Qu’est-ce que c’est que ça, Flambeau ?
C’est des bretelles.
Es-tu fou ?
Regardez ce qu’il y a dessus.
Mon portrait !…
Ça se porte assez. Les gens cossus.
Mais, Flambeau !…
Voulez-vous accepter une prise ?
Je…
Sur la tabatière, une tête… qui frise.
C’est moi !
Hein ! ça fait bien, le Roi de Rome, au beau milieu ?
(Il étale le mouchoir au dossier d’un fauteuil.)
Mais…
Image en couleur, pour les murs. Ça se colle.
C’est encor moi, sur un cheval…
— Et comment trouvez-vous la pipe ?
(Il lui présente une pipe.)
Mais, Flambeau !…
Ah ! vous ne direz pas que vous n’êtes pas beau !
Je…
Cocarde ! — On la met pour qu’elle soit saisie !
Qu’est-ce encor ?
Médaillon. Petite fantaisie !
C’est toujours moi !
Toujours ! Et sur ce verre, en mat,
Quels mots a-t-on gravés ?
(Il a tiré un verre des basques de sa livrée.)
« François, duc de Reichstadt ! »
Vous ne voudriez pas qu’il n’y eût pas l’assiette…
L’assiette ?
— Ah ! sur le coquetier, vous avez l’air ravi !
(Il avance un fauteuil.)
Le couvert est complet : Monseigneur est servi.
Flambeau !
Où l’on vous voit brodé dans des apothéoses !
— Des cartes à jouer dont vous êtes l’atout !
Flambeau !
Des almanachs !
Flambeau !
De tout ! de tout !
Flambeau !
(Il saisit le foulard qu’il a mis au dossier du fauteuil.)
Essuyez-vous les yeux avec le Roi de Rome !
(Agenouillé près du Duc et lui essuyant les yeux avec le mouchoir.)
Moi, je vous dis qu’on bat les fers lorsqu’ils sont chauds ;
Que vous avez le peuple avec les maréchaux ;
Que le roi, le roi même, à cette heure n’existe
Qu’à la condition d’être bonapartiste ;
Qu’en vain ils ont un coq qui se donne du mal
Pour ressembler, de loin, à l’aigle impérial ;
Qu’on trouve irrespirable, en France, un air sans gloire ;
Qu’une couronne ne tient pas sur une poire ;
Que la jeunesse, autour de vous, va se ranger,
En fredonnant une chanson de Béranger ;
Que la rue a frémi, que le pavé tressaille,
— Et que Schœnbrunn est bien moins joli que Versailles.
J’accepte… je fuirai…
C’est la musique de la garde. — L’Empereur
Doit rentrer au château.
Ma promesse !…
(À Flambeau.)
Non ! non ! avant d’accepter…
Diantre !
… Je dois tenter auprès de lui… ! Mais si ce soir,
Quand tu viendras ici me garder, tu peux voir
Quelque chose… que tu n’y vois pas d’habitude,
C’est que j’accepte alors de m’enfuir !…
Quel sera ce signal ?
Tu le verras !
Oui, mais…
(La porte s’ouvre. Il s’éloigne vivement du duc et a l’air de ranger dans la pièce. On voit paraître sur le seuil un garde noble hongrois, rouge et argent, botté de jaune, la peau de panthère sur l’épaule, et le bonnet de fourrure surmonté d’un long plumet blanc à monture d’argent.)
Scène XI
Monseigneur…
Les mâtins, ont-ils de beaux plumets !
Qu’est-ce donc ?
« C’est aujourd’hui le jour de la semaine, Sire,
Où Votre Majesté reçoit tous ses sujets…
Bien des gens sont venus de très loin. » — « J’y songeais ! »
Répondit l’empereur, toujours simple… « et j’espère
Les recevoir. Je suis à Schœnbrunn en grand-père ;
Je serai, chez le duc, tantôt, de cinq à six ;
Que mes autres enfants soient chez mon petit-fils ! »
Peut-on monter ?
Ouvrez toutes les portes closes !
Scène XII
Maintenant, fais-moi vite un paquet de ces choses ;
Dans ma chambre, à loisir, je compte les revoir !
— J’en fais un baluchon, tenez, dans le mouchoir !
— Mais dites-moi ce que ce signal peut bien être ?
Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître !
— Les entends-tu jouer, en bas, l’air autrichien ?
Ça ne vaut pas la Marseillaise, nom d’un chien !
La Marseillaise ! … — Eh bien ! les bouts, tu les attaches ?
Oui, mon père disait : « Cet air a des moustaches ! »
Il a des favoris, leur air national !
Rentrer en France, à pied, ce ne serait pas mal,
Avec son baluchon, comme ça, sur l’épaule !
(Il remonte vers sa chambre, d’un petit air crâne de conscrit, le paquet bleu se balançant derrière lui.)
Que vous êtes gentil et que vous êtes drôle !
— C’est la première fois que je vous vois ainsi.
Un peu jeune ? un peu gai ? C’est vrai, Flambeau !
(Et avec émotion.)
Merci !