L’Aiglon/Acte II

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Charpentier & Fasquelle (p. 63-107).
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ACTE II

LES AILES QUI BATTENT


Un an après, au palais de Schœnbrunn

Le Salon des Laques.

Tous les murs sont couverts de vieilles laques anciennes dont les luisants panneaux noirs illustrés de petits paysages, de kiosques, d’oiseaux et de menus personnages d’or, s’encadrent de bois sculptés et dorés, d’un lourd et somptueux rococo allemand. La corniche du plafond est faite de petits morceaux de laque. Les portes sont en laque, — et les trumeaux se composent d’un morceau de laque, plus précieux.

Au fond, entre deux panneaux de laque, une haute fenêtre à profonde embrasure de laque. Ouverte, elle laisse voir son balcon qui découpe, sur la clarté du parc, l’aigle noir à deux têtes, en fer forgé.

On voit largement le parc de Schœnbrun :

Entre les deux murailles de feuillage taillé où s’enchâssent des statues, s’étalent les dessins fleuris du jardin à la française ; et loin, tout au bout des parterres, plus loin que le groupe de marbre de la pièce d’eau, au sommet d’une éminence gazonnée, silhouettant sur le bleu ses arcades blanches, la Gloriette monte dans le ciel.

Deux portes à droite ; deux portes à gauche.

Entre les portes, deux lourdes consoles se faisant vis-à-vis. Et, au-dessus des consoles, dans des boiseries dorées que surmonte la couronne impériale, deux orgueilleux portraits d’ancêtres autrichiens.

Cette pièce sert de salon à l’appartement qu’habite le duc de Reichstadt dans une aile du château. Les deux portes de gauche ouvrent sur sa chambre, qui est celle-là même où Napoléon Ier coucha lorsque — deux fois — il habita Schœnbrunn. Les deux portes de droite ouvrent sur l’enfilade des salons que l’on traverse lorsqu’on vient du dehors.

Le prince s’est installé là pour travailler : grande table couverte de livres, de papiers et de plans ; une immense carte de l’Europe à moitié déroulée. Autour de la table, plusieurs fauteuils empruntés à la Gobelin-zimmer voisine, médiocres bois dorés recouverts d’admirables tapisseries.

Au premier plan, à gauche, un peu en biais, une psyché dont on ne voit que le dos de laque noire.

Sur la console de gauche, pieusement rangés : un bonnet de grenadier français, des épaulettes rouges, un sabre, une giberne, etc., et, appuyé au mur, contre la console, un vieux fusil à bandoulière blanche, la baïonnette au canon. Sur l’autre console, rien.

Dans un coin, sur un meuble, une énorme boîte. Un peu partout, des livres, des armes de luxe, des cravaches, des fouets de chasse, etc.

Au lever du rideau, une dizaine de domestiques sont rangés sur une seule ligne devant le comte de Sedlinsky. Il les interroge. Un huissier est debout près de lui.



Scène I

SEDLINSKY, LES LAQUAIS, L’HUISSIER.
SEDLINSKY, assis dans un fauteuil.

C’est tout ?

PREMIER LAQUAIS.

C’est tout ?C’est tout.

SEDLINSKY.

C’est tout ?C’est tout.Rien d’anormal ?

DEUXIÈME LAQUAIS.

C’est tout ?C’est tout.Rien d’anormal ?Rien d’anormal.

TROISIÈME LAQUAIS.

Il mange à peine.

QUATRIÈME LAQUAIS.

Il mange à peine.Il lit beaucoup.

CINQUIÈME LAQUAIS.

Il mange à peine.Il lit beaucoup.Il dort très mal.

SEDLINSKY, à l’huissier.

Es-tu sûr des valets de chambre de service ?

L’HUISSIER.

Oh ! ces messieurs, Monsieur le préfet de police,
Sont tous des policiers de carrière.

SEDLINSKY.

Sont tous des policiers de carrière.Merci.
(Il se lève pour sortir).
Mais j’ai peur que le duc ne me surprenne ici…

PREMIER LAQUAIS.

Non. Le duc est sorti.

DEUXIÈME LAQUAIS.

Non. Le duc est sorti.Comme à son ordinaire.

TROISIÈME LAQUAIS.

En uniforme.

QUATRIÈME LAQUAIS.

En uniforme.Avec sa maison militaire.

L’HUISSIER.

On doit manœuvrer.

SEDLINSKY.

On doit manœuvrer.Donc… du flair, du tact. — Enfin,
Surveillez-le sans qu’il s’en doute.

L’HUISSIER, souriant.

Surveillez-le sans qu’il s’en doute.Je suis fin.

SEDLINSKY.

Pas de zèle. Quand on fait du zèle, je tremble.
— Surtout, n’écoutez pas aux portes tous ensemble.

L’HUISSIER.

C’est un soin dont je n’ai chargé qu’un seul agent.

SEDLINSKY.

Lequel ?

L’HUISSIER.

Lequel ?Le Piémontais.

SEDLINSKY.

Lequel ?Le Piémontais.Oui, très intelligent.

L’HUISSIER.

C’est lui que chaque soir je mets dans cette pièce,
Sitôt que dans sa chambre a passé Son Altesse.

(Il désigne, à gauche, la porte de la chambre du duc.)
SEDLINSKY.

Il est là ?

L’HUISSIER.

Il est là ?Non. La nuit ne pouvant fermer l’œil,
Le jour, quand le duc sort, il dort dans un fauteuil.
Il sera là sitôt le duc rentré.

SEDLINSKY.

Il sera là sitôt le duc rentré.Qu’il veille !

L’HUISSIER.

C’est compris.

SEDLINSKY, jetant un regard sur la table.

C’est compris.Les papiers ?

L’HUISSIER, souriant.

C’est compris.Les papiers ?Explorés.

SEDLINSKY, se penchant pour regarder sous la table.

C’est compris.Les papiers ? Explorés.La corbeille ?

(Il s’agenouille vivement en voyant des petits bouts de papier sur le tapis, autour de la corbeille.)

Des morceaux ?…
Des morceaux ?…(Il cherche à les réunir.)
Des morceaux ?…C’est peut-être une lettre… De qui ?

(Entraîné par la curiosité professionnelle il est tout à fait sous la table, ramassant, cherchant à lire. À ce moment une porte, à droite, s’ouvre et le duc entre, suivi de sa maison militaire : général Hartmann, capitaine Foresti, etc. Les laquais se rangent précipitamment. Le duc est en uniforme : l’habit blanc boutonné à collet vert, les pattes d'ours d’argent sur les manches, un grand manteau blanc sur les épaules. Bicorne noir au retroussis duquel est piquée une verte feuille de chêne. Sur la poitrine, les deux plaques de Marie-Thérèse et de Saint-Étienne. Se mêlant au ceinturon du sabre, la ceinture de soie, jaune et noire, à gros glands. Bottes.)



Scène II

LE DUC, SEDLINSKY, L’ARCHIDUCHESSE, LE DOCTEUR, FORESTI, DIETRICHSTEIN.
LE DUC, très naturellement, en jetant un coup d’œil sur les deux jambes qui, seules, sortent de sous la table.

Tiens ! comment allez-vous, monsieur de Sedlinsky ?

SEDLINSKY, apparaissant stupéfait, à quatre pattes.

Altesse !…

LE DUC.

Altesse !…Un accident. Excusez-moi. Je rentre.

SEDLINSKY, debout.

Vous m’avez reconnu, mais j’étais…

LE DUC.

Vous m’avez reconnu, mais j’étais…À plat ventre.
Je vous ai reconnu tout de suite.

(Il voit l’archiduchesse qui entre vivement. Elle est en costume de jardin ; grand chapeau de paille ; sous le bras un album somptueusement relié qu’elle pose sur la table avec son ombrelle. Elle a l’air inquiet. — Le duc, en la voyant entrer, énervé.)

Je vous ai reconnu tout de suite.Allons, bien !
On vous a dérangée…

L’ARCHIDUCHESSE.

On vous a dérangée…On m’a dit…

LE DUC.

On vous a dérangée…On m’a dit…Ce n’est rien !

L’ARCHIDUCHESSE, lui prenant la main.

Cependant…

LE DUC, voyant Dietrichstein qui entre aussi, rapidement, l’air préoccupé, amenant le docteur Malfatti.

Cependant…Le docteur !… je ne suis pas malade !
(À l’archiduchesse.)
Rien. Un étouffement. J’ai quitté la parade :
J’ai trop crié, voilà !
(Au docteur, qui, pendant qu’il parle, lui a pris le pouls.)
J’ai trop crié, voilà !Docteur, vous m’ennuyez !
(À Sedlinsky qui profile de l’émotion générale pour gagner la porte.)
C’est très gentil à vous, de ranger mes papiers.
Vous me gâtez. Déjà vous m’aviez, par tendresse,
Donné tous vos amis pour laquais.

SEDLINSKY, interdit.

Donné tous vos amis pour laquais.Votre Altesse
Se figure ?…

LE DUC, nonchalamment.

Se figure ?…Et vraiment j’en serais très heureux,
Si le service était un peu mieux fait par eux.
Mais on m’habille mal, ma cravate remonte.
Enfin, je vous ferai remarquer, mon cher comte,
— Puisque c’est vous ici que regardent ces soins, —
Que depuis quelques jours, mes bottes brillent moins.

(Il s’est assis, se dégantant, après avoir donné son sabre et son chapeau à son ordonnance, qui les emporte. — Un laquais a posé un plateau de rafraîchissements sur la table.)

L’ARCHIDUCHESSE, voulant servir le duc.

Franz…

LE DUC, à Sedlinsky qui de nouveau gagnait la porte.

Frantz…Vous ne prenez rien ?

SEDLINSKY.

Frantz…Vous ne prenez rien ?J’ai pris…

LE DOCTEUR.

Frantz…Vous ne prenez rien ?J’ai pris…Une couleuvre.

LE DUC, à un des officiers de sa maison.

Aux ordres, Foresti !

LE CAPITAINE FORESTI, s’avançant et saluant.

Aux ordres, Foresti !Mon colonel ?

LE DUC.

Aux ordres, Foresti !Mon colonel ?Manœuvre
Après-demain. — Qu’on soit aux premiers feux du ciel
À Grosshofen. — Compris ? — Va.

FORESTI.

À Grosshofen. — Compris ? — Va.Bien, mon colonel.

LE DUC, aux autres officiers.

Vous pouvez me laisser, Messieurs. Je vous salue.

(La maison militaire se retire. Sedlinsky va pour sortir avec les officiers. Le duc le rappelle.)

Mon cher comte !…

(Sedlinsky revient. Le duc lui tend du bout des doigts une lettre qu’il tire de son frac.)

Mon cher comte !…Une encor que vous n’avez pas lue !…

(Sedlindsky remet, d’un air piqué, la lettre sur la table, et sort.)
DIETRICHSTEIN, au duc.

Je vous trouve, avec lui, d’une sévérité !

L’ARCHIDUCHESSE, à Dietrichstein.

Le duc n’a-t-il donc pas toute sa liberté ?

DIETRICHSTEIN.

Oh ! le prince n’est pas prisonnier, mais…

LE DUC.

Oh ! le prince n’est pas prisonnier, mais…J’admire
Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ?
Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais… Voilà.
Mais… Pas prisonnier, mais… C’est le terme. C’est la
Formule. Prisonnier ?… Oh ! pas une seconde !
Mais… il y a toujours autour de moi du monde.
Prisonnier !… croyez bien que je ne le suis pas !
Mais… s’il me plaît risquer, au fond du parc, un pas,
Il fleurit tout de suite un œil sous chaque feuille.
Je ne suis certes pas prisonnier, mais… qu’on veuille
Me parler privément, sur le bois de l’huis
Pousse ce champignon : l’oreille ! — Je ne suis
Vraiment pas prisonnier, mais… qu’à cheval je sorte,
Je sens le doux honneur d’une invisible escorte.
Je ne suis pas le moins du monde prisonnier !

Mais… je suis le second à lire mon courrier.
Pas prisonnier du tout ! mais… chaque nuit on place
À ma porte un laquais, —

(Montrant un laquais qui est venu reprendre le plateau, et traverse le salon pour l’emporter.)

À ma porte un laquaistenez, celui qui passe ! —
Moi, le duc de Reichstadt ! un prisonnier ?… jamais !
Un prisonnier !… Je suis un pas-prisonnier-mais.

DIETRICHSTEIN, un peu pincé.

J’approuve une gaieté… bien rare.

LE DUC.

J’approuve une gaieté… bien rare.Rarissime !

DIETRICHSTEIN, saluant pour prendre congé.

Votre Altesse…

LE DUC, gravement.

Votre Altesse…Sérénissime.

DIETRICHSTEIN.

Votre Altesse…Sérénissime !Hein ?

LE DUC.

Votre Altesse…Sérénissime !Hein ?…Ré-nis-sime !
On m’a donné ce titre, il m’est particulier :
Tâchez une autre fois de ne pas l’oublier !

DIETRICHSTEIN, saluant le duc.

Je vous laisse.
(Il sort.)



Scène III

LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC, à l’archiduchesse, amèrement.

Je vous laisse.Sérénissime… hein ? Admirable !…

(Il se jette dans un fauteuil, et remarquant, sous son bras, l’album qu’elle a repris sur la table.)

— Que portez-vous ?

L’ARCHIDUCHESSE.

— Que portez-vous ?L’herbier de l’Empereur.

LE DUC.

— Que portez-vous ?L’herbier de l’Empereur.Ah ! diable !
L’herbier de mon grand-père !…
(Il le lui prend et l’ouvre sur ses genoux.)

L’ARCHIDUCHESSE.

L’herbier de mon grand-père !…Il me l’a, ce matin,
Prêté, Franz !

LE DUC, regardant l’herbier.

Prêté, Franz !Il est beau.

L’ARCHIDUCHESSE, lui montrant une page.

Prêté, Franz !Il est beau.Toi qui sais le latin,
Quel est ce monstre sec et noir ?

LE DUC.

Quel est ce monstre sec et noir ?C’est une rose.

L’ARCHIDUCHESSE.

Franz, depuis quelque temps, vous avez quelque chose.

LE DUC, lisant.

Bengalensis.

L’ARCHIDUCHESSE.

Bengalensis.Ah ! oui !… du Bengale !

LE DUC, la félicitant.

Bengalensis.Ah ! oui !… du Bengale !Très bien.

L’ARCHIDUCHESSE.

Je vous trouve nerveux… qu’avez-vous ?

LE DUC.

Je vous trouve nerveux… qu’avez-vous ?Je n’ai rien.

L’ARCHIDUCHESSE.

Si ! je sais ! votre ami Prokesch, l’enthousiaste
Confident d’un espoir que l’on trouve trop vaste,
Ils l’ont envoyé loin.

LE DUC.

Ils l’ont envoyé loin.Mais, en revanche, ils m’ont
Procuré pour ami le maréchal Marmont,
Qui, méprisé là-bas, voyage… pour se faire
Complimenter ici d’avoir trahi mon père.

L’ARCHIDUCHESSE.

Chut !

LE DUC.

Chut !Et cet homme-là cherche en l’esprit du fils
À jeter sur le père…
À jeter sur le père…(Avec un mouvement violent.)
À jeter sur le père…Oh ! je !…

(Se réprimant immédiatement, il regarde l’herbier, et dit en souriant.)

À jeter sur le père…Oh ! je !…Volubilis.

L’ARCHIDUCHESSE.

Si je t’arrache une promesse, Ton Altesse
Est-elle résolue à tenir sa promesse ?

LE DUC, lui baisant la main.

Ce que tu fus pour moi, de tout temps, m’y résoud.

L’ARCHIDUCHESSE.

Puis je t’ai fait un beau cadeau… pour le quinze août ?

LE DUC, se levant, et désignant les objets posés sur la coupole, à gauche.

Ces souvenirs, repris par vous dans un trophée
De l’archiduc…
De l’archiduc…(Il les touche, l’un après l’autre.)
De l’archiduc…… Briquet ! — Bonnet dont fut coiffée
La garde !… — Vieux fusil !…
La garde !… — Vieux fusil !…(Mouvement d’effroi de l’archiduchesse.)
La garde !… — Vieux fusil !…Non ! il n’est pas chargé !…
Et surtout…

L’ARCHIDUCHESSE, vivement.

Et surtout…Chut !

LE DUC.

Et surtout…Chut !…surtout cette chose que j’ai !…
(Mystérieusement.)
Je l’ai cachée !…

L’ARCHIDUCHESSE, souriant.

Je l’ai cachée !…Où donc, bandit ?

LE DUC, montrant sa chambre.

Je l’ai cachée !…Où donc, bandit ?Dans mon repaire.

L’ARCHIDUCHESSE (C’est elle qui, maintenant assise, feuillette l’herbier.)

Eh bien ! donc, promets-moi… — tu connais ton grand-père,
Sa douceur…

LE DUC, ramassant un papier tombé de l’herbier.

Sa douceur…Qu’est-ce donc qui s’envole ?… Un papier ?
(Il lit :)
Si les étudiants s’obstinent à crier
Que dans des régiments, tous, on les incorpore…
(À l’archiduchesse.)
Vous disiez… Sa douceur ?…

L’ARCHIDUCHESSE, feuilletant l’herbier.

Vous disiez… Sa douceur ?…Oui, l’empereur t’adore.
Sa bonté…

LE DUC, ramassant un autre papier qui est tombé de l’herbier.

Sa bonté…Qu’est-ce encor ?…
Sa bonté…Qu’est-ce encor ?… (Il lit.)
Sa bonté…Qu’est-ce encor ?…Puisqu’on s’est révolté,
Ordre à nos cuirassiers de charger…
Ordre à nos cuirassiers de charger…(À l’Archiduchesse.)
Ordre à nos cuirassiers de charger…Sa bonté ?…

L’ARCHIDUCHESSE, nerveusement.

Il peut ne pas aimer l’esprit nouveau, le trouble !
Mais c’est un excellent vieil homme.

LE DUC.

Mais c’est un excellent vieil homme.Oui, c’est vrai ; double !
(Refermant l’herbier.)
— Fleurettes d’où pourtant, sentences, vous tombiez,
Le bon empereur Franz ressemble à ses herbiers !
— D’ailleurs on l’aime !… Il sait se rendre populaire.
— Je l’aime bien.

L’ARCHIDUCHESSE.

— Je l’aime bien.Il peut, pour ta cause, tout faire !

LE DUC.

Ah ! s’il voulait !…

L’ARCHIDUCHESSE.

Ah ! s’il voulait !…Promets de ne t’enfuir jamais
Qu’après avoir tenté près de lui…

LE DUC, lui tendant la main.

Qu’après avoir tenté près de lui…Je promets.

L’ARCHIDUCHESSE, après avoir topé, respirant comme rassurée.

Ça, c’est gentil !…
Ça, c’est gentil !…(Et gaiement)
Ça, c’est gentil !…Il faut que je te récompense !

LE DUC, souriant.

Vous, ma tante ?

L’ARCHIDUCHESSE.

Vous, ma tante ?Ah ! on a sa petite influence !
Cet étonnant Prokesch dont on vous a privé…
J’ai tant dit !… J’ai tant fait !… Bref, — il est arrivé !

(Elle frappe trois fois le parquet de son ombrelle. La porte s’ouvre. Prokesch paraît.)
LE DUC, courant vers Prokesch.

Vous ! — Enfin !…

(L’archiduchesse s’esquive discrètement pendant que les deux amis s’étreignent.)



Scène IV

LE DUC, PROKESCH.
PROKESCH, à mi-voix, regardant autour de lui avec méfiance.

Vous ! — Enfin !…Chut ! on peut écouter !

LE DUC, tranquillement, à voix haute.

Vous ! — Enfin !…Chut ! on peut écouter !On écoute.
Mais on ne redit rien, jamais.

PROKESCH.

Mais on ne redit rien, jamais.Quoi ?

LE DUC.

Mais on ne redit rien, jamais.Quoi ?Dans le doute
J’ai proféré, pour voir, des mots séditieux :
On n’a rien répété jamais.

PROKESCH.

On n’a rien répété jamais !C’est curieux !

LE DUC, haussant les épaules.

Je crois que l’écouteur que la police paye
Lui vole son argent et qu’il est dur d’oreille.

PROKESCH, vivement.

Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ?

LE DUC.

Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ?Rien !

PROKESCH.

Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ?Rien !Oh !

LE DUC, avec désespoir.

Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ? Rien !Oh !Rien !
Elle m’oublie !… ou bien, on l’a surprise !… ou bien… —
— Oh ! l’an passé, n’avoir pas fui, quelle folie !…
Non ! j’ai bien fait… je suis plus prêt ! — mais on m’oublie !…

PROKESCH.

Chut !…
Chut !…(Il regarde autour de lui.)
Chut !…Vous travaillez là ? C’est charmant !

LE DUC.

Chut !…Vous travaillez là ? C’est charmant !C’est chinois.
— Oh ! ces oiseaux dorés ! oh ! ces magots sournois
Tapissant tout le mur de sourires à claques !
Ils me logent ici, dans le Salon des Laques,
Pour que sur le fond noir de ce sombre décor,
Mon uniforme blanc ressorte mieux encor !

PROKESCH.

Prince !

LE DUC, allant et venant, avec agitation.

Prince !Ils ont composé de sots mon entourage !

PROKESCH.

Que faites-vous ici, depuis six mois ?

LE DUC.

Que faites-vous ici, depuis six mois ?Je rage !

PROKESCH, remonté vers le balcon.

Je ne connaissais pas Schœnbrunn.

LE DUC.

Je ne connaissais pas Schœnbrunn.C’est un tombeau !

PROKESCH, regardant.

La Gloriette, au fond, sur le ciel, c’est très beau !

LE DUC.

Oui, pendant que mon cœur de gloire s’inquiète,
J’ai ce diminutif, là-bas : la Gloriette !

PROKESCH, redescendant.

Vous avez tout le parc pour monter à cheval.

LE DUC.

Le parc est trop petit !

PROKESCH.

Le parc est trop petit !Vous avez tout le val !

LE DUC.

Le val est trop petit pour que l’on y galope !

PROKESCH, redescendant.

Et que vous faut-il donc pour galoper ?

LE DUC.

Et que vous faut-il donc pour galoper ?L’Europe !

PROKESCH, voulant le calmer.

Chut !

LE DUC.

Chut !Et quand je relève un front éclaboussé
De gloire par mon livre, et lorsque du passé
Je ressors ébloui, quand je ferme Plutarque,
Quand je saute, ô César, en pleurant, de ta barque,
Quand je quitte mon père, Alexandre, Annibal…

UN LAQUAIS, paraissant à une porte de fauche.

Quel habit Monseigneur mettra-t-il pour le bal ?

LE DUC, à Prokesch.

Voilà !
Voilà !(Au laquais, violemment.)
Voilà !Je ne sors pas !
Voilà !Je ne sors pas !(Le laquais disparaît.)

PROKESCH, qui feuillette des livres, sur la table.

Voilà !Je ne sors pas !On vous laisse tout lire ?…

LE DUC.

Tout !… Il est loin le temps où Fanny, pour m’instruire,
Apprenait des récits par cœur ! — Plus tard j’obtins
Que quelqu’un me passât des livres clandestins.

PROKESCH, souriant.

La bonne archiduchesse ?

LE DUC.

La bonne archiduchesse ?Oui, chaque jour, un livre.
Dans ma chambre, le soir, je lisais ; j’étais ivre.
Et puis, quand j’avais lu, pour cacher le délit,
Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit !
Les livres s’entassaient dans ce creux d’ombre noire,
Si bien que je dormais sous un dôme d’Histoire.

Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais
Tout cela s’éveillait dès que je m’endormais ;
De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles,
Les batailles sortaient en s’étirant les ailes !
Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos ;
Austerlitz descendait tout le long des rideaux ;
Iéna se suspendait au gland qui les relève,
Pour se laisser tomber, tout d’un coup, dans mon rêve !
— Or, un jour, que, chez moi, Metternich, gravement,
Me racontait mon père, à sa guise !… au moment
Où, très doux, j’avais l’air tout à fait de le croire,
Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire !
Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom
En battant des feuillets !

PROKESCH.

En battant des feuillets !Metternich bondit ?

LE DUC.

En battant des feuillets !Metternich bondit ?Non.
Calme, il me dit, avec son sourire d’évêque :
« Pourquoi placer si haut votre bibliothèque ? »
Et sortit… Depuis lors je lis ce que je veux.

PROKESCH, désignant un volume.

Même Le Fils de l’homme ?

LE DUC.

Même Le Fils de l’homme ?Oui.

PROKESCH, désignant un volume.

Même Le Fils de l’homme ?Oui.Ce livre odieux ?

LE DUC.

Oui. Ce livre français — car la haine est injuste ! —
Prétend qu’on m’empoisonne et parle de Locuste.
Mais, France, s’il se meurt, ton prince impérial,
Pourquoi diminuer la beauté de son mal ?
Ce n’est pas d’un poison grossier de mélodrame
Que le duc de Reichstadt se meurt : c’est de son âme !

PROKESCH.

Monseigneur !

LE DUC.

Monseigneur !De mon âme et de mon nom !… ce nom

Dans lequel il y a des cloches, du canon,
Et qui tonne, sans cesse, et sonne des reproches
À ma langueur, avec son canon et ses cloches !
Salves et carillons, taisez-vous ! — Du poison ?
Comme si j’en avais besoin dans ma prison !
(Il est remonté vers la fenêtre.)
Oh ! vouloir à l’histoire ajouter des chapitres,
Et puis n’être qu’un front qui se colle à des vitres !
(Il redescend vers Prokesch.)
Je tâche d’oublier quelquefois. — Quelquefois
Je m’élance à cheval, éperdument. Je bois
Le vent ; je ne suis plus qu’un désir d’aller vite,
De crever mon cheval et mon rêve ; j’évite
De regarder courir au loin les peupliers
Pareils à des bonnets penchés de grenadiers ;
Je vais ; je ne sais plus quel est mon nom ; je hume
Avec enivrement la forte odeur d’écume,
De poussière, de cuir, de gazon écrasé ;
Enfin, vainqueur du rêve, heureux, brisé, grisé,
J’arrête mon cheval au bord d’un champ de seigle,
Lève les yeux au ciel, — et vois passer un aigle !
(Il tombe assis, — reste un instant accoudé sur la table, la tête dans ses mains. — Puis, d’une voix plus sourde :)
— Encor, si je pouvais en moi-même avoir foi !
(Il lève sur Prokesch un regard d’angoisse.)
Vous qui me connaissez, que pensez-vous de moi ?
Ah ! Prokesch ! Si j’étais ce qu’on dit que nous sommes,
Que nous sommes souvent, nous, les fils de grands hommes !
Ce doute, avec des mots, Metternich l’entretient !
Il a raison, — et c’est son devoir d’Autrichien ! —
J’ai froid quand, pour y prendre un mot de sa manière,
Il ouvre son esprit comme une bonbonnière !
— Vous, dites-moi quelle est au juste ma valeur ?
Vous qui me connaissez… puis-je être un empereur ?
(Avec désespoir.)
— Que de ce front, mon Dieu, la couronne s’écarte,
Si sa pâleur n’est pas celle d’un Bonaparte !

PROKESCH, ému.

Prince…

LE DUC.

Prince…Répondez-moi ! Dois-je me dédaigner ?
Parlez-moi franchement  : que suis-je ? — Pour régner,
Ai-je le front trop lourd et les poignets trop minces ? —
Que pensez-vous de moi ?

PROKESCH, gravement, lui prenant les deux mains.

Que pensez-vous de moi ?Prince, si tous les princes
Connaissaient ces tourments, ces doutes, ces effrois,
Il n’y aurait jamais que d’admirables rois.

LE DUC, avec un cri de joie, l’embrassant.

Merci ! Prokesch ! — Ah ! ce seul mot me réconforte.
— Travaillons, mon ami.



Scène V

LE DUC, PROKESCH, puis THÉRÈSE.
(Un laquais entre, pose sur la table un plateau avec des lettres et sort. C’est celui que le Duc a désigné tout à l’heure comme le gardant la nuit, l’homme que l’huissier a appelé le Piémontais.)
PROKESCH.

Travaillons, mon ami.Le courrier qu’on apporte…
(Il montre les lettres au duc.)
Beaucoup de lettres…

LE DUC.

Beaucoup de lettres…Oui… de femmes. Celles-là,
On les laisse arriver.

PROKESCH.

On les laisse arriver.Que de succès !

LE DUC.

On les laisse arriver.Que de succès !Voilà
Ce que c’est que d’avoir l’auréole fatale !
(Il prend une lettre que Prokesch lui passe, décachetée.)
« Dans votre loge, hier, comme vous étiez pâle… »
Je déchire.
Je déchire.(Il déchire et en prend une autre.)
Je déchire.« Oh ! ce front qui… » Je déchire.
(Il déchire, et Prokesch lui en passe une troisième.)
Je déchire.« Oh ! ce front qui… » Je déchire.« Hier,

Je vous vis, à cheval, passer sur le Prater… »
Je déchire.
(Même jeu.)

PROKESCH.

Je déchire.Toujours ?

LE DUC, prenant encore une lettre.

Je déchire.Toujours ?« Prince, votre jeunesse,
Votre inexpérience… » Ah ! c’est la chanoinesse !
Je déchire…
Je déchire…(La porte s’ouvre doucement, et Thérèse paraît)

THÉRÈSE, timidement.

Je déchire…Pardon…

LE DUC, se retournant à sa voix.

Je déchire…Pardon…Petite Source, vous ?

THÉRÈSE.

Mais pourquoi donc toujours ce surnom ?

LE DUC.

Mais pourquoi donc toujours ce surnom ?Il est doux.
Il est pur. Il vous va.

THÉRÈSE.

Il est pur. Il vous va.Je pars demain pour Parme.
Votre mère m’emmène.

LE DUC, avec un sourire forcé.

Votre mère m’emmène.Essuyons une larme !

THÉRÈSE, tristement.

Parme !…

LE DUC.

Parme !…C’est le pays des violettes…

THÉRÈSE.

Parme !…C’est le pays des violettes…Oui…

LE DUC.

Si ma mère ne le sait pas, dites-le-lui !

THÉRÈSE.

Oui, Monseigneur. — Adieu.

(Elle remonte lentement pour sortir.)
LE DUC.

Oui, Monseigneur. — Adieu.Reprenez votre course.
Petite Source !

THÉRÈSE, s’arrêtant.

Petite Source !Mais… pourquoi « Petite Source » ?

LE DUC.

Mais parce qu’elle m’a rafraîchi bien des fois,
L’eau qui dort dans vos yeux et court dans votre voix.
— Adieu…

THÉRÈSE remonte, puis, sur le seuil, comme attendant, espérant encore…

Adieu…Vous n’avez pas autre chose à me dire ?

LE DUC.

Pas autre chose…

THÉRÈSE.

Pas autre chose…Adieu, Monseigneur…
Pas autre chose…Adieu, Monseigneur…(Elle sort)

LE DUC.

Pas autre chose…Adieu, Monseigneur…Je déchire.



Scène VI

LE DUC, PROKESCH.
PROKESCH.

Oh ! je vois…

LE DUC, rêveur.

Ah ! je vois…Elle m’aime… et j’aurais pu vraiment…
Ah ! je vois…(Changeant de ton.)
Mais faisons de l’histoire et non pas du roman !
Travaillons… Reprenons notre cours de tactique.

PROKESCH, déroulant un papier qu’il a apporté et l’appliquant sur la table :

Je vous soumets un plan. Faites-m’en la critique.

LE DUC, débarrassant la grande table, écartant les livres et les armes pour ménager un champ de bataille.

Attends ! Prends-moi d’abord — là, dans ce coin, tu vois ? —
La grande boîte où sont tous les soldats de bois !
Ma démonstration, je vais bien mieux la faire
Avec notre petit échiquier militaire.

PROKESCH, apportant au duc la boîte de soldats.

Prouvez-moi que ce plan est des plus hasardeux.

LE DUC, posant la main sur la boîte, dans un retour de mélancolie.

Voilà donc les soldats de Napoléon Deux !

PROKESCH.

Prince !…

LE DUC.

Prince !…La surveillance est tellement étroite,
Que même mes soldats — tu peux ouvrir la boîte ! —
Que même mes soldats de bois sont Autrichiens !
— Passe-m’en un. — Posons notre aile gauche…

(Il prend sans le regarder le soldat que lui passe Prokesch, cherchant de l’œil sa place sur la table, le pose, et brusquement, le voyant.)

— Passe-m’en un. — Posons notre aile gauche…Tiens !

PROKESCH.

Quoi donc ?

LE DUC, avec stupeur, reprenant le soldat et le regardant.

Quoi donc ?Un grenadier de la garde !
(Prokesch lui en passe un autre.)
Quoi donc ? Un grenadier de la garde !Un vélite !
(À chaque soldat que lui passe Prokesch.)
Un guide ! — Un cuirassier ! — Un gendarme d’élite !
— Il sont tous devenus Français ! On a repeint
Chacun de ces petits combattants de sapin !

(Il se précipite vers la boîte, — et les sort lui-même avec un émerveillement croissant.)

Français ! Français ! Français !

PROKESCH.

Français ! Français ! Français !Quel est donc ce prodige ?

LE DUC.

Quelqu’un les a repeints et resculptés, te dis-je !

PROKESCH.

Quelqu’un ?

LE DUC.

Quelqu’un ?Et ce quelqu’un… est un soldat !

PROKESCH.

Quelqu’un ?Et ce quelqu’un est un soldat !Pourquoi ?

LE DUC, lui faisant regarder de près les petits soldats.

Il y a sept boutons à l’habit bleu de roi !
Les collets sont exacts. Les revers sont fidèles.
Torsades, brandebourgs, trèfles, nids d’hirondelles,
Tout y est ! Ce quelqu’un ne peut être indécis
Ni sur un passe-poil, ni sur un retroussis !
Les lisérés sont blancs, les pattes ont trois pointes…
Oh ! toi, qui que tu sois, ami, c’est à mains jointes
Que je te remercie, ô soldat inconnu,
Qui, je ne sais comment, je ne sais d’où venu,
A trouvé le moyen, dans ce bagne où nous sommes,
De repeindre pour moi tous ces petits bonshommes !
Petite armée en bois, le héros, quel est-il,
— Seul un héros peut être à ce point puéril ! —
Qui vient de t’équiper afin que tu me ries
De toutes les blancheurs de tes buffleteries !
Mais comment a-t-il fait pour échapper aux yeux ?
Oh ! quel est le pinceau tendre et minutieux
Qui leur a mis à tous des petites moustaches,
Qui timbra de canons croisés les sabretaches,
Et qui n’oublia pas de se tremper dans l’or
Pour mettre aux officiers la grenade ou le cor !
(S’exaltant de plus en plus.)
Sortons-les tous !… La table en est toute couverte.
Voici les voltigeurs à l’épaulette verte,
Voici les tirailleurs, et voici les flanqueurs !
Sortons-les, sortons-les, tous ces petits vainqueurs !
Oh ! regarde, Prokesch, dans la boîte, enfermée,
Regarde ! il y avait toute la Grande Armée !
— Voici les Mamelucks ! — Tiens ! là ! je reconnais
Les plastrons cramoisis des lanciers polonais !
Voici les éclaireurs culottés d’amarante !
Enfin, voici, guêtrés de couleur différente,
Les grenadiers de ligne aux longs plumets tremblants
Qui montaient à l’assaut avec des mollets blancs,
Et les conscrits chasseurs aux pompons verts en poires
Qui couraient à la Mort avec des jambes noires !

(Soupirant.)
Pareil au prisonnier rêveur qui se ferait
Toute une frémissante et profonde forêt
Avec l’arbre en copeaux d’un jardin de poupée,
Rien qu’avec ces soldats, je me fais l’Épopée !
(Il s’éloigne à reculons de la table.)
— Mais c’est vrai ! Mais déjà je ne vois plus du tout
La rondelle de bois qui les maintient debout !
Cette armée, on dirait, Prokesch, lorsqu’on recule,
Que c’est l’éloignement qui la rend minuscule !…
(Il revient, d’un bond, et disposant fiévreusement les petites troupes.)
Alignons-les ! Faisons des Wagram, des Eylau !

(Il saisit un sabre posé, parmi les armes, sur la console, — et le place en travers de son champ de bataille.)

Tiens ! ce yatagan nu va représenter l’eau !
C’est le Danube !…
C’est le Danube !…(Il désigne des points imaginaires.)
C’est le Danube !…Essling !… Aspern, là dans la boîte !
(À Prokesch.)
Lance un pont de papier sur l’acier qui miroite !
— Passe-moi deux ou trois grenadiers à cheval !
— Il faut une hauteur : prends le Mémorial !
— Là, Saint-Cyr !… Molitor, vainqueur de Bellegarde !
Et là, passant le pont…

(Depuis un instant Metternich est entré et, debout, derrière le duc qui, dans le feu de l’action, s’est agenouillé devant la table pour mieux arranger les soldats, — il suit les manœuvres.)



Scène VII

Les Mêmes, METTERNICH, puis UN LAQUAIS.
METTERNICH, tranquillement.

Et là, passant le pont…Passant le pont ?

LE DUC, tressaille, et se retournant.

Et là, passant le pont…Passant le pont ?La garde !

METTERNICH, regardant avec son lorgnon.

Alors, toute l’armée est française, aujourd’hui ?
D’où vient qu’on ne voit pas d’Autrichiens ?

LE DUC.

D’où vient qu’on ne voit pas d’Autrichiens ?Ils ont fui.

METTERNICH.

Tiens ! tiens !
(Il prend un des petits soldats, le retourne.)
Tiens ! tiens !Qui vous les a peinturlurés ?

LE DUC, sèchement.

Tiens ! tiens ! Qui vous les a peinturlurés ?Personne.

METTERNICH.

C’est vous ?… Vous abîmez les joujoux qu’on vous donne ?

LE DUC, pâlissant.

Mais, Monsieur !…
(Metternich sonne. Un laquais paraît. C’est le même que tout à l’heure.)

METTERNICH.

Mais, Monsieur !…Emportez et jetez ces soldats !
On en rapportera de neufs.

LE DUC.

On en rapportera de neufs.Je n’en veux pas !
Si j’en suis au joujou, du moins qu’il soit épique !

METTERNICH.

Quelle mouche, ou plutôt quelle abeille, vous pique ?

LE DUC, marchant sur lui les poings crispés.

Sachez que l’ironie étant peu de mon gré…

LE LAQUAIS, qui emporte les soldats, en passant derrière le duc, bas et vite.

Taisez-vous, Monseigneur, je vous les repeindrai.

METTERNICH, qui remontait, se retourne à la menace du duc, et avec hauteur.

Plaît-il ?

LE DUC, calmé subitement, avec une humilité forcée :

Plaît-il ?Rien. — Un moment d’humeur involontaire.
Pardonnez-moi…
Pardonnez-moi…(À part.)
Pardonnez-moi…J’ai quelqu’un là. Je peux me taire !

METTERNICH.

J’amenais justement votre ami.

LE DUC.

J’amenais justement votre ami.Mon ami ?

METTERNICH.

Le maréchal Marmont.

PROKESCH, avec une indignation contenue.

Le maréchal Marmont.Marmont !

METTERNICH, regardant Prokesch.

Le maréchal Marmont.Marmont !Il est parmi
Ceux qu’il me plaît de voir ici.

PROKESCH, entre ses dents.

Ceux qu’il me plaît de voir ici.J’aime à le croire.

METTERNICH.

Il est là.

LE DUC, très aimablement.

Il est là.Mais qu’il vienne !

(Metternich sort. À peine la porte fermée, le duc s’abat dans le fauteuil, et se cognant avec désespoir la tête contre la table.)

Il est là.Mais qu’il vienne !Ah ! mon père !… la gloire !…
Les aigles !… le manteau !… le trône impérial !…

(On entend la porte se rouvrir. Il se redresse, immédiatement calme et souriant, et très naturellement, à Marmont qui entre avec Metternich.)

Comment vous portez-vous, Monsieur le maréchal ?

METTERNICH, désirant emmener Prokesch.

Prokesch, venez un peu voir la chambre qu’habite
Le duc…

(Il lui prend le bras et l’emmène. Le duc et Marmont restent seuls.)



Scène VIII

LE DUC, MARMONT, un instant METTERNICH et PROKESCH
MARMONT, s’asseyant sur un signe du duc.

C’est, Monseigneur, ma dernière visite
Car, sur lui, je n’ai plus à vous apprendre rien.

LE DUC.

C’est vraiment désolant ; vous en parliez si bien

MARMONT.

J’en ai fait un portrait fidèle à Votre Altesse.

LE DUC.

Fidèle ! — Alors, plus rien ?

MARMONT.

Fidèle ! — Alors, plus rien ?Plus rien.

LE DUC.

Fidèle ! — Alors, plus rien ?Plus rien.Sur sa jeunesse,
Plus aucun souvenir ?

MARMONT.

Plus aucun souvenir ?Aucun.

LE DUC.

Plus aucun souvenir ?Aucun.Résumons-nous :
Il fut très grand.

MARMONT.

Il fut très grand.Très grand.

LE DUC.

Il fut très grand.Très grand.Mais peut-être, sans vous,
Aurait-il…

MARMONT.

Aurait-il…J’ai parfois empêché…

LE DUC.

Aurait-il…J’ai parfois empêché…Le désastre.

MARMONT, encouragé.

Dame ! il avait le tort de trop croire…

LE DUC.

Dame ! il avait le tort de trop croire…À son astre.

MARMONT, satisfait.

Nous nous rencontrons bien dans nos conclusions.

LE DUC.

Et ce fut, n’est-ce pas ? comme nous le disions…

MARMONT, s’abandonnant tout à fait.

Ce fut un général, certes, considérable,
Mais enfin on ne peut pas dire…

LE DUC.

Mais enfin on ne peut pas dire…Misérable !

MARMONT, se levant.

Hein ?

LE DUC.

Hein ? Puisque j’ai fini de vous prendre aujourd’hui
Tout ce qui vous restait de souvenirs de lui
Tout ce qui, malgré vous, en vous, était splendide
Je vous jette à présent, — puisque vous êtes vide !

MARMONT, blême.

Mais je…

LE DUC.

Mais je…L’avoir trahi, duc de Raguse, — toi !
Oui, vous vous disiez tous, je sais : « Pourquoi pas moi ? »
En voyant empereur votre ancien camarade…
Mais toi ! toi ! qu’il aima depuis le premier grade !
— Car il t’aimait au point de rendre mécontents
Ses soldats ! — toi qu’il fit maréchal à trente ans !…

MARMONT, rectifiant sèchement.

Trente-cinq !

LE DUC.

Trente-cinq !Et voilà ! c’est le traître d’Essonnes !
Et pour dire : trahir ! le peuple — tu frissonnes ! —
Le peuple a fabriqué le verbe raguser !
(Se levant tout d’un coup et marchant sur lui.)
Ne vous laissez donc pas en silence accuser !
Répondez ! Ce n’est plus le prince François-Charle,
C’est Napoléon Deux maintenant qui vous parle !

MARMONT, qui recule, bouleversé.

Mais on vient !… Metternich !… je reconnais sa voix…

LE DUC, lui montrant la porte qui s’ouvre, fièrement.

Eh bien ! trahissez-nous une seconde fois !

(Les bras croisés, il le brave du regard. Silence. Metternich reparaît avec Prokesch.)

METTERNICH, traversant le fond avec Prokesch.

Ne vous dérangez pas. Causez ! causez !… J’emmène
Prokesch, au fond du parc, voir la Ruine Romaine
Où j’organise un bal. — Dernier représentant
D’un monde qui mourra, dit-on, dans un instant,
J’aime assez que ce soit sur des ruines qu’on danse !
À demain…
(Ils sortent. Un temps.)

MARMONT, d’une voix sourde.

À demain…Monseigneur, j’ai gardé le silence.

LE DUC.

Il n’aurait plus manqué que vous ragusassiez !

MARMONT, saisissant une chaise.

Vous pouvez conjuguer ce verbe ; je m’assieds.

LE DUC.

Comment ?

MARMONT.

Comment ? Je vous permets de conjuguer ce verbe,
Car vous avez été, tout à l’heure, superbe !

LE DUC.

Monsieur !…

MARMONT, haussant les épaules.

Monsieur !…J’ai dit du mal de l’Empereur ? j’en dis
Toujours… depuis quinze ans, c’est vrai : je m’étourdis !
Ne comprenez-vous pas que le duc de Raguse
Espère se trouver, à lui-même, une excuse ?
— La vérité… c’est que je ne l’ai pas revu.
Si je l’avais revu, je serais revenu !
Bien d’autres l’ont trahi, croyant servir la France !
Mais ils l’ont tous revu ! Voilà la différence !
Tous ils étaient repris ! — et je le suis, ce soir !…

LE DUC.

Pourquoi ?

MARMONT, avec une brusque chaleur.

Pourquoi ? Mais parce que je viens de le revoir !

LE DUC, auquel échappe presque un cri de joie.

Comment ?

MARMONT, tendant la main vers le Duc.

Comment ? Là, dans le front, dans la fureur du geste,
Dans l’œil étincelant !… Insultez-moi. Je reste.

LE DUC.

Ah !… tu réparerais un peu, si c’était vrai !
Et c’est toi, par ton cri, qui m’aurais délivré
De ce doute de moi, si triste, et qu’on exploite.
Quoi ! malgré mon front lourd et ma poitrine étroite ?…

MARMONT.

Je l’ai revu !

LE DUC.

Je l’ai revu !D’espoir je suis réenvahi !
Je voudrais pardonner ! — Pourquoi l’as-tu trahi ?

MARMONT.

Ah ! Monseigneur !…

LE DUC.

Ah ! Monseigneur !…Pourquoi, — vous autres ?

MARMONT, avec un geste découragé.

Ah ! Monseigneur !…Pourquoi, — vous autres ? La fatigue !

(Depuis un instant, la porte du fond, à droite, s’est entr’ouverte sans bruit, et on a pu apercevoir, dans l’entrebâillement, le laquais qui a emporté les petits soldats, écoutant. À ce mot : la fatigue, il entre et referme doucement la porte derrière lui, pendant que Marmont continue, dans un accès de franchise.)

Que voulez-vous ?… Toujours l’Europe qui se ligue !
Être vainqueur, c’est beau, mais vivre a bien son prix !
Toujours Vienne, toujours Berlin, — jamais Paris !
Tout à recommencer, toujours !… On recommence
Deux fois, trois fois, et puis… C’était de la démence !
À cheval sans jamais desserrer les genoux !
À la fin nous étions trop fatigués !

LE LAQUAIS, d’une voix de tonnerre.

À la fin nous étions trop fatigués !Et nous ?…



Scène IX

LE DUC, MARMONT, FLAMBEAU.
LE DUC ET MARMONT, se retournant et l’apercevant debout, au fond, les bras croisés.

Hein ?

LE LAQUAIS, descendant peu à peu vers Marmont.

Hein ?Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations ;
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;

Nous qui par tous les temps n’avons cessé d’aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,
Ne nous soutenant plus qu’à force de trompette,
De fièvre, et de chansons qu’en marchant on répète ;
Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y,
Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil,
— Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres ! —
Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;
Nous qui, coiffés d’oursons sous les ciels tropicaux,
Sous les neiges n’avions même plus de shakos ;
Qui d’Espagne en Autriche exécutions des trottes ;
Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins,
Devions les empoigner quelquefois à deux mains ;
Nous qui, pour notre toux n’ayant pas de jujube,
Prenions des bains de pied d’un jour dans le Danube ;
Nous qui n’avions le temps, quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Nous…

LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant, les yeux ardents.

Nous…Enfin !…

LE LAQUAIS.

Nous…Enfin !…… qui, la nuit, n’avions pas peur des balles,
Mais de nous réveiller, le matin, cannibales ;
Nous…

LE DUC, de plus en plus penché, s’accoudant sur la table, et dévorant cet homme du regard.

Nous…Enfin !…

LE LAQUAIS.

Nous…Enfin !…… qui marchant et nous battant à jeun,
Ne cessions de marcher…

LE DUC, transfiguré de joie.

Ne cessions de marcher…Enfin ! j’en vois donc un !

LE LAQUAIS.

… Que pour nous battre, — et de nous battre un contre quatre,
Que pour marcher, — et de marcher que pour nous battre,
Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais…
Nous, nous ne l’étions pas, peut-être, fatigués ?

MARMONT, interdit.

Mais…

LE LAQUAIS.

Mais…Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles,
C’est nous qui cependant lui restâmes fidèles !
Aux portières du roi votre cheval dansait !…
(Au duc.)
De sorte, Monseigneur, qu’à la cantine où c’est
Avec l’âme qu’on mange et de gloire qu’on dîne…
Sa graine d’épinard ne vaut pas ma sardine !

MARMONT.

Quel est donc ce laquais qui s’exprime en grognard ?

LE LAQUAIS, prenant la position militaire.

Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ».
Ex-sergent grenadier vélite de la garde.
Né de papa breton et de maman picarde.
S’engage à quatorze ans, l’an VI, deux germinal.
Baptême à Marengo. Galons de caporal
Le quinze fructidor an XII. Bas de soie
Et canne de sergent trempés de pleurs de joie
Le quatorze juillet mil huit cent neuf, — ici,
— Car la garde habita Schœnbrunn et Sans-Souci ! —
Au service de Sa Majesté Très Française
Total des ans passés : seize ; campagnes : seize.
Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Sierra,
Eckmühl, Essling, Wagram, Smolensk… et cætera !
Faits d’armes : trente-deux. Blessures : quelques-unes.
Ne s’est battu que pour la gloire, et pour des prunes.

MARMONT, au duc.

Vous n’allez pas ainsi l’écouter jusqu’au bout ?

LE DUC.

Oui, vous avez raison, pas ainsi, — mais debout !
(Il se lève.)

MARMONT.

Monseigneur…

LE DUC, à Marmont.

Monseigneur…Dans le livre aux sublimes chapitres,
Majuscules, c’est vous qui composez les titres,
Et c’est sur vous toujours que s’arrêtent les yeux !
Mais les mille petites lettres… ce sont eux !
Et vous ne seriez rien sans l’armée humble et noire
Qu’il faut pour composer une page d’histoire !
(À Flambeau)
Ah ! mon brave Flambeau, peintre en soldats de bois,
Quand je pense que je te vois depuis un mois,
Et que tu m’agaçais avec tes surveillances !…

FLAMBEAU, souriant.

Oh ! nous sommes de bien plus vieilles connaissances !

LE DUC.

Nous ?

FLAMBEAU, avançant sa bonne grosse figure.

Nous ?Monseigneur ne me remet pas ?

LE DUC.

Nous ? Monseigneur ne me remet pas ?Pas du tout !

FLAMBEAU, insistant.

Mais un jeudi matin ! dans le parc de Saint-Cloud !…
— Le maréchal Duroc, la dame de service
Regardaient Votre Altesse user d’une nourrice
Si blanche, il m’en souvient, que j’en reçus un choc.
« Approche ! » me cria le maréchal Duroc.
J’obéis. Mais j’étais troublé par trop de choses…
L’enfant impérial, les grandes manches roses
De la dame d’honneur, ce maréchal, — ce sein…
Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d’oursin,
Si bien qu’il intrigua les yeux de Votre Altesse.
Vous le considériez rêveusement. Qu’était-ce ?
Et tout en lui faisant un rire plein de lait,
Vous sembliez chercher si ce qu’il vous fallait

Admirer davantage en sa rougeur qui bouge,
C’était qu’elle bougeât, ou bien qu’elle fût rouge.
Soudain, m’étant penché, je sentis, inquiet,
Que vos petites mains tripotaient mon plumet.
Le maréchal Duroc me dit d’un ton sévère :
« Laissez faire Sa Majesté ! ». Je laissai faire.
J’entendais — ayant mis à terre le genou —
Rire le maréchal, la dame, et la nounou…
Et quand je me levai, toute rouge était l’herbe,
Et j’avais pour plumet un fil de fer imberbe.
« Je vais signer un bon pour qu’on t’en rende deux ! »
Dit Duroc. — Je revins au quartier, radieux !
« Hé ! psitt ! là-bas ! Qui donc m’a déplumé cet homme ? »
Dit l’adjudant. Je répondis : « Le Roi de Rome. »
— Voilà comment je fis connaissance, un jeudi,
De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi.

LE DUC.

Non, je n’ai pas grandi — c’est bien là ma tristesse ! —
Puisque Sa Majesté n’est plus que Son Altesse.

MARMONT, bourru, à Flambeau.

Et qu’as-tu fait depuis que l’Empire est tombé ?

FLAMBEAU, le toisant.

Je crois m’être conduit toujours comme un bon…

(Il va lâcher le mot, mais la présence du prince le retient, et il dit seulement.)

Je crois m’être conduit toujours comme un bon…B.
Je connais Solignac et Fournier-Sarlovèze,
Conspire avec Didier, en mai mil huit cent seize ;
Complot raté ; je vois exécuter Miard,
Un enfant de quinze ans, et David, un vieillard.
Je pleure. On me condamne à mort par contumace.
Bien. Je rentre à Paris sous un faux nom. Je casse,
Sous prétexte qu’il mit sa botte sur mes cors,
Un tabouret de bois sur un garde du corps.
Je préside des punchs terribles. Je dépense
Soixante sous par mois. Je garde l’espérance
Que l’Autre peut encor débarquer, dans le Var !

Je me promène, avec un chapeau bolivar.
Quiconque me regarde est traité de « vampire ».
Je me bats trente fois en duel. Je conspire
À Béziers. Le coup rate. On me condamne à mort
Par contumace. Bon. Je m’affilie encor
Au complot de Lyon. On nous arrête en masse.
Je file. On me condamne à mort par contumace.
Et je rentre à Paris, où, comme par hasard,
Je me trouve fourré du complot du bazar.
Desnouettes (Lefèvre) étant en Amérique,
Je l’y joins : « Général, que fait-on ? » — « On rapplique ! »
Départ ; naufrage ; et comme un simple passager,
Voilà mon général noyé. Je sais nager,
Et je nage, en pleurant Lefèvre-Desnouettes…
Bon, très bien. Du soleil, des flots bleus, des mouettes,
Un navire, on me cueille… et je débarque, mûr
Pour aller prendre part au complot de Saumur.
Complot raté. Cour prévôtale. Je m’esbigne.
Le commandant Caron du cinquième de ligne
Conspirant à Toulon, j’y vole. Mais en vain,
Car nous bavardons trop chez un marchand de vin :
Tout rate. On me condamne à mort par contumace.
Je vais me dérouiller en Grèce la carcasse
Contre ces sales Turcs, que l’on écrabouillait !
Enfin je rentre en France, un matin de juillet,
Je vois faire un tas de pavés, j’y collabore,
Je me bats ; et, le soir, le drapeau tricolore
Flotte au lieu du drapeau pâle de l’émigré.
Mais comme à ce drapeau, quelque chose, à mon gré,
Manquait encore, en haut de sa hampe infidèle,
— Vous savez, quelque chose, en or, qui bat de l’aile ! —
Je pars pour un complot en Romagne. Il rata.
Une cousine à vous…

LE DUC, vivement.

Une cousine à vous…Son nom ?

FLAMBEAU.

Une cousine à vous…Son nom ? Camerata !
Me prend pour professeur d’escrime…

LE DUC, comprenant tout.

Me prend pour professeur d’escrime…Ah !…

FLAMBEAU.

Me prend pour professeur d’escrime…Ah !…En Toscane !
On conspire, en faisant du sabre et de la canne.
Un poste dangereux était à prendre ici,
On me donne de faux papiers, et me voici.
(Il se frotte les mains, rit silencieusement, et, clignant de l’œil :)
Je suis là. Mais je vois, chaque jour, la comtesse.
J’ai trouvé, dans le parc, ce trou que votre Altesse
Creusa jadis avec son précepteur Colin
Pour jouer au petit Robinson ; — moi, malin,
Je m’y cache ; c’est un couloir à deux sorties,
L’une dans des fourmis, l’autre dans des orties ;
J’attends ; votre cousine, un album dans les mains,
Vient en touriste ; et là, près des machins romains,
Elle sur un pliant, et moi dans de la glaise,
Elle ayant l’air de dessiner comme une Anglaise,
Et moi parlant du fond d’un trou comme un souffleur, —
Nous causons des moyens de vous faire empereur.

LE DUC, après un léger silence d’émotion.

Et pour un dévouement d’une suite pareille,
Que me demandes-tu ?

FLAMBEAU.

Que me demandes-tu ? De me tirer l’oreille.

LE DUC.

De ?…

FLAMBEAU, gaiement.

De ?…Que peut demander un ex-grognard ?

LE DUC, un peu troublé par sa familiarité soldatesque.

De ?…Que peut demander un ex-grognard ? Un ex ?…

FLAMBEAU.

J’attends !… Mais allez donc !… Oui… le pouce… et l’index…

(Le Duc lui tire l’oreille, maladroitement, d’un geste, malgré lui, hautain.
Flambeau fait la moue.)

Ah ! ce n’est pas ainsi, Monseigneur, qu’on la pince !
Vous, vous ne savez pas ; vous, — vous êtes trop prince !

LE DUC, tressaillant.

Ah ! tu crois ?

MARMONT.

Ah ! tu crois ?Maladroit, de lui dire ce mot !

FLAMBEAU.

Quand le prince est Français, c’est un demi-défaut !

LE DUC, anxieusement.

Mais… me sent-on Français dans ce palais d’Autriche ?

FLAMBEAU.

Oh ! oui !
Oh ! oui !(Regardant autour de lui.)
Oh ! oui !Vous n’allez pas ici. C’est lourd ! C’est riche !

MARMONT.

Comment, tu vois ça, toi ?

FLAMBEAU.

Comment, tu vois ça, toi ? Mon frère est tapissier,
Et travaille, à Paris, pour Fontaine et Percier.
Ça veut nous imiter. Mais ils vous ont, tonnerre !
Un Louis-Quinze, ici, — qui n’est pas ordinaire !
Je ne suis pas un grand connaisseur, mais j’ai l’œil !
(Il saisit un fauteuil que sa large main enlève comme une plume, et désignant le lourd bois doré, d’un goût allemand.)
Est-ce assez siroté, le bois de ce fauteuil !
(Il le repose, et montrant la tapisserie montée dans ce bois.)
Mais la tapisserie !… hein ? ce goût !… ce mystère !…
Ça chante !… ça sourit !… ça fiche tout par terre !
Pourquoi ? Vous le savez : ce sont des Gobelins !
Et comme on voit que ça, c’est fait par des malins !
Ça jure, là-dedans, ce goût, cette élégance !…
— Vous aussi, Monseigneur, on vous a fait en France.

MARMONT, au duc.

Il faut y retourner !

FLAMBEAU.

Il faut y retourner ! Et sur la croix d’honneur
Venir faire remettre un petit empereur !

LE DUC.

Mais qui donc ont-ils mis à sa place ?

FLAMBEAU.

Mais qui donc ont-ils mis à sa place ? Henri Quatre.
Dame ! il fallait trouver quelqu’un qui sût se battre…
Mais, basta ! l’empereur Napoléon sourit
D’avoir, pour fausse barbe, un jour, le roi Henri !…
— Avez-vous jamais vu la croix ?

LE DUC, mélancoliquement.

Avez-vous jamais vu la croix ? Dans des vitrines.

FLAMBEAU.

Monseigneur, il fallait voir ça sur des poitrines !
Là, sur le drap bombé, goutte de sang ardent
Qui descendait, et devenait, en descendant,
De l’or, et de l’émail, avec de la verdure…
C’était comme un bijou coulant d’une blessure.

LE DUC.

Ce devait être beau, mon ami, je le crois.
Sur ta poitrine, là.

FLAMBEAU.

Sur ta poitrine, là.Moi ?… Je n’ai pas la croix !

LE DUC, sursautant.

Après ce que tu fis, modeste et grandiose ?

FLAMBEAU.

Pour l’avoir, il fallait faire bien autre chose !

LE DUC.

Tu n’as pas réclamé ?

FLAMBEAU, simplement.

Tu n’as pas réclamé ? Quand le petit Tondu
Ne donnait pas l’objet, c’est qu’il n’était pas dû.

LE DUC.

Eh bien ! moi, sans pouvoir, sans titre, sans royaume,
Moi qui ne suis qu’un souvenir dans un fantôme !
Moi, ce duc de Reichstadt qui, triste, ne peut rien
Qu’errer sous les tilleuls de ce parc autrichien
En gravant, sur leurs troncs, des N dans la mousse,
Passant qu’on ne regarde un peu que lorsqu’il tousse !
Moi qui n’ai même plus le plus petit morceau
De la moire si rouge, hélas ! dans mon berceau !
Moi dont ils ont en vain constellé l’infortune !

(Il montre les deux plaques de sa poitrine.)
Moi qui ne porte plus que deux croix au lieu d’Une !
Moi malade, exilé, prisonnier… je ne peux
Galoper sur le front des régiments pompeux
En jetant aux héros des astres !… Mais j’espère,
J’imagine… il me semble enfin que, fils d’un père
Auquel un firmament a passé par les mains,
Je dois, malgré tant d’ombre et tant de lendemains,
Avoir au bout des doigts un peu d’étoile encore…
Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, je te décore !

FLAMBEAU.

Vous ?

LE DUC.

Vous ?Dame ! ce ruban n’est pas le vrai…

FLAMBEAU.

Le vrai,
C’est celui qu’on reçoit en pleurant. — J’ai pleuré.

MARMONT.

D’ailleurs, c’est à Paris que ça se légalise !

LE DUC.

Mais que faire pour y rentrer ?

FLAMBEAU.

Mais que faire pour y rentrer ?Votre valise !

LE DUC.

Hélas !

FLAMBEAU, rapidement.

Hélas !Non ! plus d’hélas ! — C’est aujourd’hui le neuf ;
Si vous voulez, le trente, être sur le Pont-Neuf,
Assistez — et, le trente, on reverra la Seine ! —
Au bal que demain soir donne Népomucène.

LE DUC ET MARMONT.

Qui ?

FLAMBEAU.

Qui ? Metternich (Clément-Lothaire-Wenceslas-
Népomucène). Allez au bal, — et plus d’hélas !

MARMONT.

Mais tu dis devant moi des choses bien secrètes !

FLAMBEAU, gaiement, l’enrôlant d’un geste.

Vous n’éventerez pas un complot — dont vous êtes !

LE DUC, avec un haut-le-corps.

Non ! pas Marmont !

MARMONT.

Non ! pas Marmont !Mais si ! je m’en mets !
Non ! pas Marmont !Mais si ! je m’en mets !(À Flambeau.)
Non ! pas Marmont !Mais si ! je m’en mets !C’est égal.
Tu ne m’auras pas pris avec un madrigal !
Tu m’as fait tout à l’heure une sortie… outrée !

FLAMBEAU.

Oui, mais ça me faisait une jolie entrée.

MARMONT.

C’était très imprudent !

FLAMBEAU.

C’était très imprudent !C’est vrai… mais mon défaut
C’est d’en faire toujours un peu plus qu’il ne faut !
Aux consignes, toujours, j’ajoute quelque chose
J’aime me battre avec, à l’oreille, une rose !
Je fais du luxe !

MARMONT.

Je fais du luxe !Donc, si la Camerata
Veut m’employer…

LE DUC, avec violence.

Veut m’employer…Non ! pas Marmont !

FLAMBEAU.

Veut m’employer…Non ! pas Marmont !Tara ta ta !
Laissez-le donc se racheter !

LE DUC.

Laissez-le donc se racheter !Non !

MARMONT, à Flambeau.

Laissez-le donc se racheter !Non !J’ai des listes
Très bien faites !… des mécontents, des royalistes,
L’ambassadeur Maison est un de mes amis !

FLAMBEAU, vivement.

Oh ! il peut nous servir !

LE DUC, douloureusement.

Oh ! il peut nous servir !Déjà des compromis !

(Avec désespoir.)
Non ! non ! je ne veux pas que Marmont se consacre…

MARMONT, saluant.

Je vous obéirai, Monsieur, après le sacre.
— Je vais voir de ce pas le maréchal Maison.
(Il sort.)

FLAMBEAU, fermant la porte, et redescendant.

Cette ancienne canaille a tout à fait raison.



Scène X

LE DUC, FLAMBEAU.
LE DUC, allant et venant avec agitation.

Soit !… Je partirais bien !… mais la preuve ! la preuve
Que de mon père encor la France se sent veuve !
Elles ont dû mourir, Flambeau, depuis le temps,
Les tendresses pour nous de tous ces braves gens !

FLAMBEAU, lyrique.

Leurs tendresses pour vous ?… Elles sont immortelles !

(Et de sa poche il tire quelque chose de long et de tricolore qu’il fait tournoyer glorieusement au-dessus de sa tête, puis remet dans les mains du Duc.)

LE DUC.

Qu’est-ce que c’est que ça, Flambeau ?

FLAMBEAU, tranquillement.

Qu’est-ce que c’est que ça, Flambeau ? C’est des bretelles.

LE DUC.

Es-tu fou ?

FLAMBEAU.

Es-tu fou ? Regardez ce qu’il y a dessus.

LE DUC.

Mon portrait !…

FLAMBEAU.

Mon portrait !…Ça se porte assez. Les gens cossus.

LE DUC.

Mais, Flambeau !…

FLAMBEAU, lui présentant une tabatière qu’il tire de son gousset.

Mais, Flambeau !…Voulez-vous accepter une prise ?

LE DUC, interdit.

Je…

FLAMBEAU, lui faisant signe de regarder.

Je…Sur la tabatière, une tête… qui frise.

LE DUC.

C’est moi !

FLAMBEAU, déployant un grand mouchoir de soie comme en vendent les colporteurs.

C’est moi ! Que pensez-vous de ce grand mouchoir bleu ?
Hein ! ça fait bien, le Roi de Rome, au beau milieu ?
(Il étale le mouchoir au dossier d’un fauteuil.)

LE DUC.

Mais…

FLAMBEAU, dépliant une sorte d’image d’Épinal.

Mais…Image en couleur, pour les murs. Ça se colle.

LE DUC.

C’est encor moi, sur un cheval…

FLAMBEAU.

C’est encor moi, sur un cheval…Qui caracole !
— Et comment trouvez-vous la pipe ?
Et comment trouvez-vous la pipe ? (Il lui présente une pipe.)

LE DUC, se reconnaissant dans la tête de pipe.

Et comment trouvez-vous la pipe ? Mais, Flambeau !…

FLAMBEAU.

Ah ! vous ne direz pas que vous n’êtes pas beau !

LE DUC, partagé entre l’émotion et le rire.

Je…

FLAMBEAU, sortant toujours de ses poches d’autres petits objets.

Je…Cocarde ! — On la met pour qu’elle soit saisie !

LE DUC.

Qu’est-ce encor ?

FLAMBEAU.

Qu’est-ce encor ? Médaillon. Petite fantaisie !

LE DUC.

C’est toujours moi !

FLAMBEAU.

C’est toujours moi ! Toujours ! Et sur ce verre, en mat,

Quels mots a-t-on gravés ?
(Il a tiré un verre des basques de sa livrée.)

LE DUC, lisant sur le verre.

Quels mots a-t-on gravés ? « François, duc de Reichstadt ! »

FLAMBEAU, sortant de sous son gilet une assiette peinte.

Vous ne voudriez pas qu’il n’y eût pas l’assiette…

LE DUC, de plus en plus stupéfait.

L’assiette ?

FLAMBEAU, disposant tout sur la table à mesure que ça sort de ses poches.

L’assiette ?Le couteau ! — Le rond de serviette !
— Ah ! sur le coquetier, vous avez l’air ravi !
(Il avance un fauteuil.)
Le couvert est complet : Monseigneur est servi.

LE DUC, tombant assis.

Flambeau !

FLAMBEAU, avec un enthousiasme croissant.

Flambeau !Enfin, de tout ! — et des cravates roses
Où l’on vous voit brodé dans des apothéoses !
— Des cartes à jouer dont vous êtes l’atout !

LE DUC, éperdu, au milieu des objets qui pleuvent autour de lui sur la table.

Flambeau !

FLAMBEAU.

Flambeau !Des almanachs !

LE DUC.

Flambeau ! Des almanachs !Flambeau !

FLAMBEAU.

Flambeau ! Des almanachs ! Flambeau !De tout ! de tout !

LE DUC, éclatant en sanglots.

Flambeau !

FLAMBEAU.

Flambeau !Hein ? vous pleurez ? Nom d’un petit bonhomme !
(Il saisit le foulard qu’il a mis au dossier du fauteuil.)
Essuyez-vous les yeux avec le Roi de Rome !
(Agenouillé près du Duc et lui essuyant les yeux avec le mouchoir.)
Moi, je vous dis qu’on bat les fers lorsqu’ils sont chauds ;
Que vous avez le peuple avec les maréchaux ;
Que le roi, le roi même, à cette heure n’existe

Qu’à la condition d’être bonapartiste ;
Qu’en vain ils ont un coq qui se donne du mal
Pour ressembler, de loin, à l’aigle impérial ;
Qu’on trouve irrespirable, en France, un air sans gloire ;
Qu’une couronne ne tient pas sur une poire ;
Que la jeunesse, autour de vous, va se ranger,
En fredonnant une chanson de Béranger ;
Que la rue a frémi, que le pavé tressaille,
— Et que Schœnbrunn est bien moins joli que Versailles.

LE DUC, debout.

J’accepte… je fuirai…

(On entend une musique militaire, dehors. Le duc tressaille.)
FLAMBEAU, qui a couru à la fenêtre.

J’accepte… je fuirai…Sur l’escalier d’honneur,
C’est la musique de la garde. — L’Empereur
Doit rentrer au château.

LE DUC, dégrisé.

Doit rentrer au château.Mon grand-père qui rentre !
Ma promesse !…
Ma promesse !…(À Flambeau.)
Ma promesse !…Non ! non ! avant d’accepter…

FLAMBEAU, inquiet.

Ma promesse !…Non ! non ! avant d’accepter…Diantre !

LE DUC.

… Je dois tenter auprès de lui… ! Mais si ce soir,
Quand tu viendras ici me garder, tu peux voir
Quelque chose… que tu n’y vois pas d’habitude,
C’est que j’accepte alors de m’enfuir !…

FLAMBEAU, en gamin de Paris.

C’est que j’accepte alors de m’enfuir !…Ô Latude !
Quel sera ce signal ?

LE DUC.

Quel sera ce signal ? Tu le verras !

FLAMBEAU.

Quel sera ce signal ? Tu le verras ! Oui, mais…

(La porte s’ouvre. Il s’éloigne vivement du duc et a l’air de ranger dans la pièce. On voit paraître sur le seuil un garde noble hongrois, rouge et argent, botté de jaune, la peau de panthère sur l’épaule, et le bonnet de fourrure surmonté d’un long plumet blanc à monture d’argent.)



Scène XI

Les Mêmes, UN GARDE-NOBLE.
LE GARDE-NOBLE.

Monseigneur…

FLAMBEAU, à part, regardant le Hongrois.

Monseigneur…Les mâtins, ont-ils de beaux plumets !

LE DUC.

Qu’est-ce donc ?

LE GARDE-NOBLE.

Qu’est-ce donc ?L’empereur rentrait. On vint lui dire :
« C’est aujourd’hui le jour de la semaine, Sire,
Où Votre Majesté reçoit tous ses sujets…
Bien des gens sont venus de très loin. » — « J’y songeais ! »
Répondit l’empereur, toujours simple… « et j’espère
Les recevoir. Je suis à Schœnbrunn en grand-père ;
Je serai, chez le duc, tantôt, de cinq à six ;
Que mes autres enfants soient chez mon petit-fils ! »
Peut-on monter ?

LE DUC.

Peut-on monter ?Ouvrez toutes les portes closes !


(L’officier sort. Jusqu’à la fin de l’acte on entend jouer la musique de la garde dans le parc.)



Scène XII

LE DUC, FLAMBEAU.
LE DUC, vivement, dès qu’il voit qu’ils sont seuls, montrant les objets épars sur la table.

Maintenant, fais-moi vite un paquet de ces choses ;
Dans ma chambre, à loisir, je compte les revoir !

FLAMBEAU, entassant rapidement tous les petits objets dans le foulard.

— J’en fais un baluchon, tenez, dans le mouchoir !
— Mais dites-moi ce que ce signal peut bien être ?

LE DUC.

Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître !
— Les entends-tu jouer, en bas, l’air autrichien ?

FLAMBEAU, ramenant les bouts du foulard pour terminer le paquet.

Ça ne vaut pas la Marseillaise, nom d’un chien !

LE DUC.

La Marseillaise ! … — Eh bien ! les bouts, tu les attaches ?
Oui, mon père disait : « Cet air a des moustaches ! »

FLAMBEAU, nouant et serrant.

Il a des favoris, leur air national !

LE DUC, passant dans le paquet une badine qu’il vient de prendre sur la table, et la mettant sur son épaule.

Rentrer en France, à pied, ce ne serait pas mal,
Avec son baluchon, comme ça, sur l’épaule !
(Il remonte vers sa chambre, d’un petit air crâne de conscrit, le paquet bleu se balançant derrière lui.)

FLAMBEAU, le suivant des yeux, brusquement attendri.

Que vous êtes gentil et que vous êtes drôle !
— C’est la première fois que je vous vois ainsi.

LE DUC, qui va entrer dans sa chambre, se retourne.

Un peu jeune ? un peu gai ? C’est vrai, Flambeau !
(Et avec émotion.)
Un peu jeune ? un peu gai ? C’est vrai, Flambeau !Merci !


Rideau.