L’Aiglon/Acte V
ACTE V
LES AILES BRISÉES
Une plaine. Quelques buissons bas ; un tertre dont l’herbe frissonne d’un vent éternel ; une petite cabane construite de débris d’affûts et de caissons et qu’entourent de maigres géraniums ; la route qui passe ; le poteau de la route, rayé des couleurs autrichiennes ; et c’est tout. Des champs et du ciel, des épis et des étoiles. Une plaine. Une plaine immense. La plaine de Wagram.
Scène PREMIÈRE
Tiens ! je prends de ton vent, Wagram, dans mon manteau !
(À Flambeau qui regarde, sur la route, vers la gauche.)
Les chevaux ?
Pas encor. Nous arrivons trop tôt.
Au premier rendez-vous que me donne la France,
Je dois, comme un amant, arriver en avance !
Leur poteau !… jaune et noir !… Ah ! je vais donc pouvoir
Marcher sans rencontrer un poteau jaune et noir !
Sur de doux poteaux blancs des noms charmants vont luire.
Oh ! lire Chemin de Saint-Cloud ! au lieu de lire
(Il monte sur une pierre pour lire l’écriteau.)
Route de Grosshofen !
(Tout d’un coup se souvenant.)
Tiens ! mais… mon régiment
Se rend à Grosshofen, à l’aurore !
Comment ?
J’ai donné l’ordre hier, quand j’ignorais encore…
Nous serons loin lorsqu’ils passeront, à l’aurore.
Cet homme ?
De rendez-vous. — Ancien soldat. Dans ce désert
Explique la bataille aux étrangers.
À gauche…
Non ; moi, je la connais !
Du service autrichien ?
Je me traînais par là. Napoléon, le Grand
Vint à passer…
Le lendemain.
D’arrêter son cheval, et devant lui, — devant… —
Il me fit amputer par son docteur…
Yvan.
Donc, si son fils s’ennuie à Vienne, — qu’il émigre !
Moi, je l’aide !…
(À Flambeau, fièrement, en tapant sur sa manche vide.)
Le bras — coupé — devant lui !
On n’a pas tous les jours la satisfaction
D’avoir le bras coupé devant Napoléon !
La guerre !…
(Les deux vétérans se sont assis sur le petit banc qui tient à la cabane, et côte à côte, ils fument, laissant de temps en temps échapper rêveusement un mot.)
On se battait !…
On mourait.
Nous mourûmes.
On allait !…
Nous aussi.
On tirait, dans des brumes !…
Nous aussi.
Venait nous dire : On est vainqueur !
À nous aussi.
Hein ?
(Il hausse les épaules et souriant.)
Au fait !…
(Et serrant la main au vieux.)
Si quelqu’un nous entendait !
J’écoute.
Bah ! mes géraniums poussent bien !
(Il montre le coin ou fleurissent les géraniums.)
Tiens ! à cet endroit même onze petits tambours !
Onze petits tambours ?
— C’étaient, sous leurs shakos, onze boules pareilles
Entre l’écartement naïf de leurs oreilles ;
Onze, qui sans savoir ni le but ni le plan,
Marchaient, heureux de vivre, en faisant ran plan plan !
On les blaguait un peu, car, ayant su lui plaire,
Ils étaient les chouchous de notre cantinière ;
Mais lorsqu’ils tricotaient la charge, ces tapins,
Lorsqu’ils tapaient, pareils à des petits lapins,
Sur leurs onze tambours de leurs vingt-deux baguettes,
Ce tonnerre faisait frémir nos baïonnettes,
Dont les zigzags d’acier semblaient dire, dans l’air :
« Nous n’avons pas pour rien la forme d’un éclair ! »
C’est là que le crachat d’un gros tousseur de bronze
Prit ces onze tambours en file, et…
(Avec un geste qui fauche.)
Tous les onze !
(Il se tait une seconde, pieusement, — et reprend plus bas.)
Il fallait voir la cantinière !… — ah ! sacrebleu ! —
Elle avait relevé son grand tablier bleu,
Comme ces vieilles font qui glanent dans la plaine,
Et, folle, elle glanait des baguettes d’ébène.
(Secouant son émotion.)
Mais de parler de ça, ça vous enroue !…
(Toussant pour s’éclaircir la voix.)
Hum ! Hum !
(Il cueille un géranium, et avec une brusque gaieté :)
Recette pour changer un vil géranium
En Légion d’honneur : on ôte trois pétales !
(Il arrache trois pétales ; les deux qui restent forment un minuscule papillon rouge, et le place à la boutonnière de son pardessus en lui disant :)
Hein ? Sur mon beau revers de velours, tu t’étales ?…
(Au duc, lui désignant du menton cette décoration improvisée.)
C’est bien celle que tu me donnas, Monseigneur ?
Je l’ai donnée en rêve !
Et je la porte en fleur.
(Depuis un instant, au fond, des hommes à grands manteaux arrivent, se serrent la main, se groupent.)
Scène II
Sainte-Hélène.
Schœnbrunn.
Marmont !
Duc, bonne chance !
Ces ombres ?
Nos amis.
Ils restent à distance ?
C’est que de déranger Votre Altesse ils ont peur,
Et, Sire, que déjà vous êtes l’Empereur.
Empereur ?… Moi ?… demain ?… — Je te pardonne, traître !
J’ai vingt ans et je vais régner !
… Ah ! mon Dieu ! que c’est beau d’avoir vingt ans et d’être
Fils de Napoléon premier !
Ce n’est pas vrai que je suis faible et que je tousse !
Je suis jeune, je n’ai plus peur !
Empereur ?… Moi ?… demain ?… — Comme la nuit est douce !…
Schœnbrunn.
Sainte-Hélène.
Empereur !…
Ah ! je la sens ce soir assez vaste, mon âme,
Pour qu’un peuple y vienne prier !
Il me semble que j’ai pour âme Notre-Dame !…
Sainte-Hélène.
Schœnbrunn.
Régner !…
Régner ! — C’est dans ton vent, dont le parfum de gloire
Commence à me rapatrier
Qu’au moment de partir je devais venir boire
Wagram, le coup de l’étrier !
Régner ! — Qu’on va pouvoir servir de grandes causes
Et se dévouer à présent !
Reconstruire, apaiser, faire de belles choses !
Ah ! Prokesch, que c’est amusant !
Prokesch, tous ces vieux rois dont les âmes sont sourdes,
Oh ! comme ils doivent s’ennuyer !
J’ai les larmes aux yeux. Je me sens les mains lourdes
Des grâces que je vais signer !
Peuple qui de ton sang écrivis la Légende,
Voici le fils de l’Empereur !
Oh ! toute cette gloire, il faut qu’il te la rende,
Et qu’il te la rende en bonheur !
Peuple, on m’a trop menti pour que je sache feindre !
J’ai trop souffert pour t’oublier !
Liberté, Liberté, tu n’auras rien à craindre
D’un prince qui fut prisonnier !
La guerre, désormais, ce n’est plus la conquête,
Mais c’est le droit que l’on défend !
(Ah ! je vois une mère, au-dessus de sa tête
Élever vers moi son enfant !)
D’autres noms, désormais, je veux qu’on s’émerveille
Que Wagram et que Rovigo ;
Mon père aurait voulu faire prince Corneille :
Je ferai duc Victor Hugo !
Je ferai… je ferai… je veux faire… je rêve…
(Il va et vient, s’enivrant, s’enfiévrant ; on s’écarte avec respect.)
Ah ! je vais régner ! J’ai vingt ans !
Une aile de jeunesse et d’amour me soulève !
Ma Capitale, tu m’attends !
Soleil sur les drapeaux ! multitudes grisées !
Ô retour, retour triomphal !
Parfum des marronniers de ces Champs-Élysées
Que je vais descendre à cheval !
Il m’acclamera donc, ce grand Paris farouche !
Tous les fusils seront fleuris !
— On doit croire embrasser la France sur la bouche,
Lorsqu’on est aimé de Paris !
Paris ! j’entends déjà tes cloches !
Sainte-Hélène.
Schœnbrunn.
Paris ! Paris ! je vois…
Je vois déjà, dans l’eau troublante de la Seine,
Le Louvre renverser ses toits !
Et vous qui présentiez à mon père les armes
Dans la neige et dans le simoun,
Vieux soldats, sur mes mains je sens déjà vos larmes !…
Paris !
Sainte-Hélène.
Schœnbrunn.
Qu’avez-vous ?
Moi ?… Rien ! rien !
Vous brûlez !
(Haut.)
— Mais ça s’en va quand je galope ! Et les étoiles
Scintillent comme des molettes d’éperons !
Et voici des chevaux ! et nous galoperons !
(On vient d’amener des chevaux. Flambeau prend par la bride celui qui est destiné au duc et le lui amène.)
Pourquoi ces gens sont-ils venus ?
Qu’ils ont trempé dans le complot !…
Une cravache !
Le vicomte d’Otrante !
Hein ? le fils de Fouché ?
Ce n’est pas le moment d’en être effarouché !
(Il arrange le cheval.)
L’étrier long ?
Non, court.
C’est Goubeaux, le meilleur agent de la cousine
De Votre Majesté…
(Il salue encore.)
Goubeaux.
Bien.
L’agent chef.
Pionnet !… Je représente ici le roi Joseph ;
C’est moi qui de sa part apportai les subsides…
Le filet seulement !
Les relais. Vous pourrez, au village prochain,
Vous déguiser.
(Il salue en se nommant.)
Morchain.
Oui, oui, Machin !
Morchain !
On m’a chargé des passeports : besogne ingrate !…
Voilà !
(Il remet les passeports à Flambeau et ajoute avec satisfaction :)
C’est merveilleux, aujourd’hui, comme on gratte !
(Il salue.)
Guibert !…
Goubeaux !… Pionnet !… Morchain !…
Nous comprenons !
Feu votre père avait la mémoire des noms !
Borokowski ! C’est moi — que Monseigneur s’informe ! —
Qui fis faire pour la comtesse l’uniforme !
C’est bon ! c’est bon ! de tous je me souviendrai bien !
Et mieux encor de celui-là — qui ne dit rien !
(Il désigne, de la cravache, un homme qui est resté dédaigneusement à l’écart enveloppé dans son manteau.)
Ton nom ?
(L’homme se découvre, s’avance, et le Duc reconnaît l’attaché français.)
Quoi ! vous ici ?
En ami seulement !… Certes pour que je vinsse
Il fallut…
À cheval ! Le ciel blanchit vers l’Est !
J’empoigne la crinière ! — Alea jacta est !
(Il met le pied à l’étrier.)
Duc, à ce rendez-vous, si j’ai voulu me rendre
C’était pour vous défendre, au besoin !
Me défendre ?
J’ai cru que vous couriez un danger.
Un danger ?
Ce drôle — que demain je compte endommager —
Quittait le bal tantôt sans m’envoyer le moindre
Témoin. Je lui cours donc après. Je vais le joindre,
Quand dans l’ombre il accoste un autre individu…
Et je reste cloué par un mot entendu !
Il était question de tuer Votre Altesse
Surprise au rendez-vous, ce soir.
Dieu ! la comtesse !
Le rendez-vous… c’était ici. Je le savais
Par vous. J’y suis venu. Tout va bien. Je m’en vais !
Le rendez-vous ? Mais c’est le pavillon de chasse !
Ils vont assassiner la comtesse à ma place !
— Rentrons !
Oh ! non !
Pourquoi ?
La comtesse !…
Se faire reconnaître…
Mais cette femme-là se fera, par ces brutes,
Tuer dix fois pour que je gagne dix minutes !
— Rentrons !…
Non !
Souffrir qu’on m’assassine et que je n’y sois pas !
Tous nos efforts perdus !
S’il faut qu’on reconspire !
Vous ne pourrez plus fuir !
Et la France ?
(Ils sont tous autour de lui)
Arrière !
Il faut partir !
Il faut rentrer !
Rentrer, c’est abdiquer peut-être à tout jamais
La couronne !
Partir, c’est abdiquer mon âme !
On peut sacrifier quelquefois…
Une femme ?
Risquer, pour une femme, au moment du succès…
Allons ! décidément, c’est un prince français !
Voulez-vous partir ?
Non ! — Ôtez-vous, que je passe !
S’il ne veut pas partir, qu’on l’enlève !
Oui ! Oui !
Place ! ou levant ce jonc qui vous cravachera,
Je charge à la façon de mon oncle Murat !
— À moi, Prokesch ! Flambeau !
De force, il faut le prendre !
Et vous ! vous qui veniez ici pour me défendre,
C’est en voulant m’ôter le scrupule et la foi
Qu’on veut m’assassiner vraiment : défendez-moi !
Non, Monseigneur, partez !
Moi ? Comment ? Que je laisse ?…
Partez, je vais aller défendre la comtesse !
Et vous qui n’êtes pas, Monsieur, mon partisan,
Vous assureriez donc ma fuite ?
Ce que j’en fais, c’est pour cette femme !
Mais…
Courons tous les deux ! — Prokesch connaît la route !
Je ne peux…
Si ! si ! si !
(On entend le galop d’un cheval.)
Partez donc !
Malheureux ! — vous n’êtes pas parti !
Scène III
Vous !… Mais on m’avait dit !… Pouvais-je fuir ?
Oui, certe !
Une femme…
Une femme ! eh bien, la grande perte !
Mais je…
Mais vous deviez m’abandonner !
Songez…
Je songe au temps perdu !
Vos dangers…
Quels dangers ?
Nos alarmes pour vous étaient…
Flambeau n’a-t-il donc pas été mon maître d’armes ?
Mais cet homme ?…
Partez !
Qu’avez-vous fait ?
Il a tiré son sabre — et j’ai tiré le mien !
Pour moi !… tu t’es battue ?
Grondait-il, « j’ignorais qu’il fût de cette force ! »
— « Il ne s’en doutait pas lui-même ! »… Mais ma voix…
Ah ! vous êtes blessée !
… Mais ma voix me trahit « Une femme ? » Il recule.
— « Défends-toi donc ! » — « Je ne peux pas, c’est ridicule !
Cette femme n’est pas le chevalier d’Éon ! »
— « Défends-toi ! cette femme est un Napoléon ! »
Sentant sa lame, alors, par la mienne rejointe,
Il fonce !… et je lui fais…
Le coup de contre-pointe !
Un ! deux !
Vous avez dû l’étonner rudement !
Il ne reviendra pas de son étonnement !
Dieu ! — mais la jeune fille, alors ?
Que vous importe ?
Chut ! — Est-elle venue ?
S’écroula tout à coup sous un poing furieux
J’étais seule !
(Et avec un léger dépit mélancolique.)
Tant mieux !
Mais des gens arrivaient au bruit. Si l’on m’arrête,
Le plan est découvert trop tôt ! Je perds la tête.
Je sors en tâtonnant. J’entends je ne sais qui
Crier d’aller chercher Monsieur de Sedlinsky…
Et je fuis en prenant votre cheval de selle !
— Je l’ai crevé ! — je n’en peux plus !…
(Prokesch et Marmont la soutiennent.)
Après ce que j’ai fait, ah ! j’espérais au moins
Apprendre son départ, ici, par les témoins !
Vous êtes poursuivie ! — et dans une minute…
(Mouvement de tous pour fuir.)
Soignez-la ! cachez-la ! là, dans cette cahute !
(Il montre la cabane que le paysan leur ouvre vivement.)
Partez !
Elle n’a rien ?
Votre père, Monsieur, pouvait vous voir ici,
Faible, attendri, nerveux, flottant comme vous l’êtes…
Mais cela lui ferait hausser les épaulettes !
Adieu !
Scène IV
Nous sommes pris !
Trop tard !
Oui, Monseigneur !
Ah ! songe-creux ! idéologue ! barguigneur !
Votre Altesse…
(Se retournant vers la Comtesse.)
Votre Alt…
(Se retournant vers le Duc.)
Votre Al…
Ça, ça le trouble !
Tiens !…
Vous avez soupé, Monsieur : vous voyez double !
Tiens ! tiens !
(Après avoir, d’un coup d’œil rapide, noté tous ceux qui sont là.)
Retirez-vous d’abord, Monsieur Prokesch.
Ah ! nous ne serons pas sacrés par l’oncle Fesch !
Reconduisez Monsieur.
(À l’attaché.)
Vous, dans cette aventure ?
Votre gouvernement le saura.
Que Monsieur n’est pas du complot, et je ne puis…
Oh ! pardon ! maintenant qu’on arrête, j’en suis !
Au revoir donc !
(À Sedlinsky, avec mépris.)
Allons, policier, fais du zèle !
Vous, vous ramènerez le faux prince… chez elle.
Avec tous les égards qu’on me doit !
(Elle se jette dans ses bras en pleurant.)
Ah ! malheureux enfant, tu pouvais être un chef !
Pour les autres… fermons les yeux !… qu’on en profite !
(Les conspirateurs chuchotent entre eux.)
Je crois…
… Dans l’intérêt du parti…
Filons vite !
(Leur nombre diminue immédiatement. Le reste sort avec une lenteur plus décente. D’Otrante a pris le bras de Marmont. Ils causent avec de grands gestes nobles. On entend :
… Se réserver… Plus tard… Le moment opportun…
(Et il n’y a plus personne.)
Et maintenant, rouvrez les yeux !… Il en reste un !
Oh ! fuis ! pour moi !
Pour vous ?
Halte !
Sedlinsky au policier qui lui a parlé :)
C’est lui !
Peut-être.
Réclamé par Paris…
(Il lit.)
Nez moyen… front moyen… œil moyen…
Pas moyen !
Deux balles… dans le dos.
Ça, c’est faux !
Je sais bien.
Je suis perdu. — C’est bon. — Du luxe ! Une débauche !
Fleurissons l’arme avant de la passer à gauche.
Le livrer à la France !
Oui.
Vous n’avez pas le droit !
Mais nous le prendrons.
Ciel !
Il était immoral que tu t’accoutumasses
À ne jamais purger, Flambeau, tes contumaces !
Il n’est pas décoré, d’ailleurs. — Port illégal !
(À un policier, lui désignant la boutonnière de Flambeau.)
Ôtez-lui donc ce rouge !
(D’un géranium prestement cueilli, il refleurit le revers de son pardessus.)
Ça repousse tant que je veux sur ma pelure !
Ôtez-lui son manteau !
Hein ? Quoi ?
J’ai plus d’allure.
Mais que va-t-on te faire ?
À Ney, que lui fit-on ?
Non ! ce n’est pas possible !
— Rrrran !
Ah !
Mais ces françaises-là… non, pas de ça, Lisette !
(Et sa main, doucement, gagne sa poche.)
Vous n’allez pas livrer cet homme ?
Sans surseoir !
Séraphin, c’est la fin ! Flambé, Flambeau ! Bonsoir !
(Sans qu’on s’en aperçoive, il a tiré et ouvert son couteau. Il a l’air de se croiser tranquillement les bras ; sa main droite, où brille la lame, disparaît sous son coude gauche, on voit les bras se resserrer sur la poitrine, pour appuyer. Et il reste debout, très pâle, les bras croisés.)
Marchons !
Mais qu’a-t-il donc ? Il chancelle ?
Il titube !
Le duc vous parle ! Ôtez cette espèce de tube !
(Dans le geste qu’il fait, il découvre sa poitrine : elle est tachée de rouge, à gauche.)
Flambeau ! tu t’es tué !
Mais je me suis refait la Légion d’honneur !
(Il tombe.)
Je ne veux pas qu’un seul de vos hommes le touche !
Ce clair soldat touché par un policier louche !…
Je ne veux pas. — Laissez-nous seuls. — Allez-vous en !
Monseigneur…
Emmenez ce gueux de paysan !
J’attendrai là mon régiment. L’aube est prochaine !…
L’étendard saluera de son bouquet de chêne
Sur l’air triste et guerrier que mes Hongrois joueront…
(Il regarde Flambeau.)
Et ce sont des soldats qui le ramasseront !
Les chevaux ?
Supprimés.
Il ne peut fuir.
(Haut, avec une affectation de douceur.)
On peut céder à Son Altesse…
Allez-vous-en !
Oui… oui… je comprends votre émoi !
Je vous chasse !
Pardon…
Je suis ici chez moi !
Scène V
C’est drôle tout de même, — ici — sur cette terre,
Où je me suis déjà fait tuer pour le père,
De venir retomber pour le fils aujourd’hui !
Non ! ce n’est pas pour moi que tu meurs, c’est pour lui !
Pas pour moi ! pas pour moi ! je n’en vaux pas la peine !
Pour lui ?
(Et dans une brusque inspiration.)
C’est Wagram, cette plaine !
(Il lui crie tout bas.)
Wagram !
Wagram !…
La plaine, la colline et le clocher pointu ?
Oui…
C’est le champ de bataille !… Entends-tu la bataille ?
La bataille !…
Entends-tu ces confuses rumeurs ?
Oui… Oui… c’est à Wagram, n’est-ce pas, que je meurs ?
Vois-tu passer, traînant son cavalier par terre,
Ce cheval schabraqué d’une peau de panthère ?
(Il se relève, et il raconte à Flambeau couché dans l’herbe :)
Nous sommes à Wagram. L’instant est solennel.
Davoust s’est élancé pour tourner Neusiedel.
L’Empereur a levé sa petite lunette.
On vient de te blesser d’un coup de baïonnette.
Je t’ai transporté là sur ce talus, et j’ai…
Est-ce que les chasseurs à cheval ont chargé ?
Tout ce bleu qui du blanc des baudriers se raye,
Ce sont des tirailleurs, là-bas !
Général Reille.
Mais l’Empereur devrait envoyer Oudinot !
Mais il laisse enfoncer sa gauche !
Ah ! le finaud !
On se bat ! on se bat ! Macdonald se dépêche,
Et Masséna blessé passe dans sa calèche !
Si l’Archiduc s’étend sur sa droite, il se perd !
Tout va bien !
On se bat ?
Est pris par les lanciers polonais de la Garde !
Et l’Empereur ? que fait l’Empereur ?
Il regarde !
L’Archiduc se prend-il au piège du Petit ?
Tu vois, cette poussière, au loin, c’est Nansouty !
L’Archiduc étend-il l’aile de son armée ?
Tu vois, c’est Lauriston, là-bas, cette fumée !
Et l’Archiduc ?… que fait l’Archiduc ?… le vois-tu ?
L’Archiduc élargit son aile !
(Il retombe.)
Cent canons au galop !
— Et… que fait… l’Empereur ?
Un geste.
(Silence.)
Flambeau !…
(Silence. Puis le râle de Flambeau s’élève. Le Duc regarde autour de lui avec effroi. Il se voit seul dans cette immense plaine avec ce mourant. Il frissonne, il recule un peu.)
Me fait peur ! — Eh bien ! quoi ! ça n’a rien d’étonnant
Qu’un grenadier français dans cette herbe s’endorme,
Et cette herbe connaît déjà cet uniforme !
(Il se penche sur Flambeau en lui criant :)
Oui, la victoire !… Au bout des fusils, les shakos !
À boire !
À boire !… À boire !
Oh ! — Quels sont ces échos ?
À boire !
Dieu !
Je meurs…
Je meurs… Je meurs…
Se multiplie au loin…
Je meurs…
— Ah ! je comprends !… Le cri de cet homme qui meurt
Fut, pour ce val qui sait tous les râles par cœur,
Comme le premier vers d’une chanson connue,
Et quand l’homme se tait, la plaine continue !
Ah !… ah !…
C’est Wagram, maintenant, qui se souvient tout haut !
Ah !…
(Avec terreur.)
Il faut que je m’en aille !
Il a vraiment trop l’air tué dans la bataille !
(Sans le quitter des yeux, il s’éloigne, à reculons, en murmurant.)
Ce devait être tout à fait comme cela !
Cet habit bleu… ce sang…
Un autre…
Un autre, là !…
(Une troisième fois il est arrêté.)
Là…
(Il regarde autour de lui.)
Partout, s’allongeant, les mêmes formes bleues…
Il en meurt !…
(Reculant toujours comme devant un flot qui monte, il s’est réfugié au sommet du tertre d’où il découvre toute la plaine.)
il en meurt ainsi pendant des lieues !
Je meurs… Je meurs… Je meurs…
Que la vague immobile et lourde des sillons
Ne laissait rien flotter ! Mais les plaines racontent,
Et la terre, ce soir, a des morts qui remontent !
Ah !…
(Un murmure de voix indistinctes grossit, se rapproche dans les herbes mystérieusement agitées.)
Et que disent-ils, dans cette ombre, en rampant ?
Mon front saigne !
Ma jambe est morte !
Mon bras pend !
J’étouffe sous le tas !
Je l’ai voulu, — c’est lui !
(Les voix montent et se précisent. On entend un grouillement sinistre : des plaintes, des râles, des imprécations.)
De l’eau sur mon entaille !
Regarde, et dis-moi donc ce que j’ai de cassé !
Ne me laissez donc pas crever dans le fossé !
Ah ! des buissons de bras se crispent sur la plaine !
(Il veut marcher.)
Et je foule un gazon d’épaulettes de laine !
À moi !
J’ai glissé sur un baudrier de cuir !
Dragon ! tends-moi les mains !
Je n’en ai plus.
Où fuir ?
À boire !
Les corbeaux !
Oh ! les soldats de bois alignés sur ma table !
Oh !…
M’épouvantent ! — Du moins, vous êtes glorieux !
Vous portez de ces noms dont la patrie est fière !
(À l’un de ceux qu’il croit voir.)
Comment t’appelles-tu ?
Jean.
Toi ?
Paul.
Et toi ?
Pierre.
Et toi ?
Jean.
Et toi ?
Paul.
Saignent sans cesse ?
Pierre.
Ô pauvres noms obscurs des ouvriers de gloire !
Soulève-moi la tête avec mon sac !
À boire !
Ah !…
Je meurs ! — Je vais mourir ! — Au secours !
Les corbeaux !
Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! mon compte, tu le règles !
Les corbeaux ! Les corbeaux !…
Hélas ! où sont les aigles ?
De l’eau ! — Mais c’est du sang, le ruisseau ! — Donne-m’en !
J’ai soif !
J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !
Sacrénom !
Maman !
Ah !…
Par pitié ! le coup de grâce, dans l’oreille !
Ah ! je comprends pourquoi la nuit je me réveille !…
Mais ces chevau-légers sont d’ignobles tueurs !
Pourquoi d’horribles toux me mettent en sueurs !…
Oh ! ma jambe est trop lourde ! il faut qu’on me l’arrache !
Et je sais ce que c’est que le sang que je crache !
Ah !… ah !…
(Dans les ombres blêmissantes qui précèdent l’aube, au grondement d’un orage lointain, sous des nuages bas et noirs qui courent, tout prend une forme effrayante ; des panaches ondulent dans les blés, les talus se hérissent de colbacks fantastiques, un grand coup de vent fait faire aux buissons des gestes inquiétants.)
Tous ces poignets sans mains, toutes ces mains sans doigts !
Monstrueuse moisson qu’un large vent qui passe
Semble coucher vers moi pour me maudire !…
Grâce, vieux cuirassier qui tends en gémissant
D’atroces gants crispins aux manchettes de sang !
Grâce, pauvre petit voltigeur de la Garde
Qui lèves lentement cette face hagarde !
— Ne me regardez pas avec ces yeux ! — Pourquoi
Rampez-vous, tout d’un coup, en silence, vers moi ?
Dieu ! vous voulez crier quelque chose, il me semble !…
Pourquoi reprenez-vous haleine tous ensemble ?
Pourquoi vous ouvrez-vous, bouches pleines d’horreur ?
(Et courbé par l’épouvante, voulant fuir, ne pas entendre :)
Quoi ? Qu’allez-vous crier ? Quoi ?
Vive l’Empereur !
Ah ! oui ! c’est le pardon à cause de la gloire !
(Il dit doucement et tristement à la Plaine :)
Merci.
(Et se relevant :)
Mais j’ai compris. Je suis expiatoire.
Tout n’était pas payé. Je complète le prix.
Oui, je devais venir dans ce champ. J’ai compris.
Il fallait qu’au-dessus de ces morts je devinsse
Cette longue blancheur, toujours, toujours plus mince,
Qui, renonçant, priant, demandant à souffrir,
S’allonge pour se tendre, et mincit pour s’offrir !
Et lorsque entre le ciel et le champ de bataille,
Là, de toute mon âme et de toute ma taille,
Je me dresse, — je sens que je monte, je sens
Qu’exhalant ses brouillards comme un énorme encens,
Toute la plaine monte afin de mieux me tendre
Au grand ciel apaisé qui commence à descendre,
Et je sens qu’il est juste et providentiel
Que le champ de bataille ainsi me tende au ciel,
Et m’offre, pour pouvoir, après cet Offertoire,
Porter plus purement son titre de victoire !
(Il se dresse en haut du tertre, tout petit dans l’immense plaine, et se détachant les bras en croix, sur le ciel.)
— Prends-moi ! prends-moi, Wagram ! et, rançon de jadis,
Fils qui s’offre en échange, hélas, de tant de fils,
Au-dessus de la brume effrayante où tu bouges,
Élève-moi, tout blanc, Wagram, dans tes mains rouges !
Il le faut, je le sais, je le sens, je le veux,
Puisqu’un souffle a passé ce soir dans mes cheveux,
Puisque par des frissons mon âme est avertie,
Et puisque mon costume est blanc comme une hostie !
(Il murmure comme si quelqu’un seulement devait l’entendre.)
Père ! à tant de malheur que peut-on reprocher ?
Chut !… J’ajoute tout bas Schœnbrunn à ton rocher !…
(Il reste un moment les yeux fermés, et dit :)
… C’est fait !…
(L’aube commence à poindre… Il reprend d’une voix forte :)
Mais à l’instant où l’aiglon se résigne
À la mort innocente et ployante d’un cygne,
Comme cloué dans l’ombre à quelque haut portail,
Il devient le sublime et doux épouvantail
Qui chasse les corbeaux et ramène les aigles !
Vous n’avez plus le droit de crier, champs de seigles !
Plus d’affreux rampements sous ces bas arbrisseaux :
J’ai nettoyé le vent et lavé les ruisseaux !
Il ne doit plus rester, plaine, dans tes rafales,
Que les bruits de la Gloire et les voix triomphales !
(Tout se dore. Le vent chante.)
Oui ! j’ai bien mérité d’entendre maintenant
Ce qui fut gémissant devenir claironnant !…
(De vagues trompettes sonnent. Une rumeur fière s’élève. Les Voix, qui gémissaient tout à l’heure, lancent maintenant des appels, des ordres ardents.)
De voir ce qui traînait de triste au ras des chaumes
S’enlever tout d’un coup en galops de fantômes !
(Des brumes qui s’envolent semblent galoper. On entend un bruit de chevauchée.)
En avant !
La poudre que la charge, en passant, jette aux yeux !…
Chargez !
Les rires fous des grands hussards farouches !
Ha ! ha !
Victoire à qui je viens d’arracher tes bâillons,
Chante dans le lointain !…
… Formez vos bataillons !…
La Gloire !…
Oh Dieu ! me battre en ce flot qui miroite !…
Feu ! — Colonne en demi-distance sur la droite !
Me battre en ce tumulte auquel tu commandas,
Ô mon père !…
(Dans le bruit de bataille qui s’éloigne, on entend, très loin, entre deux batteries de tambours, une voix métallique et hautaine.)
Officiers… Sous-officiers… Soldats…
Oui ! je me bats !… — Fifre, tu ris ! — Drapeau, tu claques !
— Baïonnette au canon. — Sus aux blanches casaques !
(Et tandis que les fanfares de rêve s’éloignent et se perdent vers la gauche, dans le vent qui les balaye, tout d’un coup, à droite, une fanfare réelle éclate, et c’est, brusque comme un réveil, le contraste, avec les furieux airs français qui s’envolent parmi les dernières ombres, d’une molle marche de Schubert, autrichienne et dansante, qui arrive dans le rose du matin.)
Qu’est-ce qui vient de blanc, là, dans le jour levant ?
Mais c’est l’infanterie autrichienne !
Les ennemis ! — Qu’on les enfonce ! — Qu’on y entre !
Suivez-moi ! — Nous allons leur passer sur le ventre !
(Le sabre haut, il se rue sur les premiers rangs d’un régiment autrichien qui paraît sur la route.)
Prince ! Que faites-vous ? C’est votre régiment !
Ah ! c’est mon ?…
(Il regarde autour de lui. Le soleil s’est levé. Tout a repris un air naturel. De tant de morts il ne reste que Flambeau. Le Duc est au milieu d’une grande plaine calme et souriante. Des soldats blancs défilent devant lui. Il voit son destin, l’accepte ; le bras levé pour charger s’abaisse lentement, le poing rejoint la hanche, le sabre prend la position réglementaire, et, raide comme un automate, le duc, d’une voix machinale, d’une voix qui n’est plus que celle d’un colonel autrichien :)
Halte ! — Front ! — À droite… alignement…
(Le commandement s’éloigne, répété par les officiers. — Et le rideau tombe pendant que l’exercice commence.)