L’Aiglon/Acte V

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Charpentier & Fasquelle (p. 207-243).
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ACTE V

LES AILES BRISÉES



Une plaine. Quelques buissons bas ; un tertre dont l’herbe frissonne d’un vent éternel ; une petite cabane construite de débris d’affûts et de caissons et qu’entourent de maigres géraniums ; la route qui passe ; le poteau de la route, rayé des couleurs autrichiennes ; et c’est tout. Des champs et du ciel, des épis et des étoiles. Une plaine. Une plaine immense. La plaine de Wagram.



Scène PREMIÈRE

LE DUC, FLAMBEAU, PROKESCH.
(Tous les trois, immobiles dans leurs manteaux, attendent. Silence, — pendant lequel on entend le vent souffler.)
LE DUC, ouvrant son manteau pour que le vent s’y engouffre, et le refermant brusquement.

Tiens ! je prends de ton vent, Wagram, dans mon manteau !
(À Flambeau qui regarde, sur la route, vers la gauche.)
Les chevaux ?

FLAMBEAU.

Les chevaux ?Pas encor. Nous arrivons trop tôt.

LE DUC.

Au premier rendez-vous que me donne la France,
Je dois, comme un amant, arriver en avance !

(Il se met à se promener de long en large et arrive devant le poteau. Il s’arrête.)

Leur poteau !… jaune et noir !… Ah ! je vais donc pouvoir
Marcher sans rencontrer un poteau jaune et noir !
Sur de doux poteaux blancs des noms charmants vont luire.
Oh ! lire Chemin de Saint-Cloud ! au lieu de lire
(Il monte sur une pierre pour lire l’écriteau.)
Route de Grosshofen !
Route de Grosshofen !(Tout d’un coup se souvenant.)
Route de Grosshofen !Tiens ! mais… mon régiment
Se rend à Grosshofen, à l’aurore !

FLAMBEAU.

Se rend à Grosshofen, à l’aurore !Comment ?

LE DUC.

J’ai donné l’ordre hier, quand j’ignorais encore…

FLAMBEAU.

Nous serons loin lorsqu’ils passeront, à l’aurore.

(Un homme sort de la petite cabane, un vieux paysan, à barbe blanche, et manchot.)
LE DUC.

Cet homme ?

FLAMBEAU.

Cet homme ?Il est à nous. Sa cabane nous sert
De rendez-vous. — Ancien soldat. Dans ce désert
Explique la bataille aux étrangers.

LE PAYSAN, apercevant un groupe, étend machinalement sa main vers l’horizon, et commence, d’une voix de guide.

Explique la bataille aux étrangers.À gauche…

FLAMBEAU, s’avançant.

Non ; moi, je la connais !

(Le paysan, le reconnaissant, sourit et salue. Flambeau allume son petit brûle-gueule français à la longue pipe allemande du vieux.)
PROKESCH, à Flambeau.

Non ; moi, je la connais !Qu’est-ce qui le débauche
Du service autrichien ?

LE PAYSAN, qui a entendu.

Du service autrichien ?Monsieur, j’étais mourant
Je me traînais par là. Napoléon, le Grand
Vint à passer…

FLAMBEAU.

Vint à passer…Toujours il parcourait la plaine
Le lendemain.

LE PAYSAN.

Le lendemain.Le grand Empereur prit la peine
D’arrêter son cheval, et devant lui, — devant… —
Il me fit amputer par son docteur…

FLAMBEAU.

Il me fit amputer par son docteur…Yvan.

LE PAYSAN.

Donc, si son fils s’ennuie à Vienne, — qu’il émigre !
Moi, je l’aide !…
Moi, je l’aide !…(À Flambeau, fièrement, en tapant sur sa manche vide.)
Moi, je l’aide !…Le bras — coupé — devant lui !

FLAMBEAU.

Moi, je l’aide !…Le bras — coupé — devant lui !Bigre !
On n’a pas tous les jours la satisfaction
D’avoir le bras coupé devant Napoléon !

LE PAYSAN, avec un geste résigné.

La guerre !…

(Les deux vétérans se sont assis sur le petit banc qui tient à la cabane, et côte à côte, ils fument, laissant de temps en temps échapper rêveusement un mot.)

La guerre !…On se battait !…

FLAMBEAU.

La guerre !…On se battait !…On mourait.

LE PAYSAN.

La guerre !…On se battait !…On mourait.Nous mourûmes.

FLAMBEAU.

On allait !…

LE PAYSAN.

On allait !…Nous aussi.

FLAMBEAU.

On allait !…Nous aussi.On tirait, dans des brumes !…

LE PAYSAN.

Nous aussi.

FLAMBEAU.

Nous aussi.Puis, après, quelque officier noirci
Venait nous dire : On est vainqueur !

LE PAYSAN.

Venait nous dire : On est vainqueur !À nous aussi.

FLAMBEAU, se levant, indigné.

Hein ?
Hein ?(Il hausse les épaules et souriant.)
Hein ?Au fait !…
Hein ?Au fait !…(Et serrant la main au vieux.)
Hein ?Au fait !…Si quelqu’un nous entendait !

LE DUC, immobile, au fond.

Hein ?Au fait !…Si quelqu’un nous entendait !J’écoute.

LE PAYSAN, philosophiquement, regardant ses fleurs.

Bah ! mes géraniums poussent bien !

FLAMBEAU, hochant la tête.

Bah ! mes géraniums poussent bien !Je m’en doute !
(Il montre le coin ou fleurissent les géraniums.)
Tiens ! à cet endroit même onze petits tambours !

LE DUC, se rapprochant.

Onze petits tambours ?

FLAMBEAU.

Onze petits tambours ?Je les revois toujours !
— C’étaient, sous leurs shakos, onze boules pareilles

Entre l’écartement naïf de leurs oreilles ;
Onze, qui sans savoir ni le but ni le plan,
Marchaient, heureux de vivre, en faisant ran plan plan !
On les blaguait un peu, car, ayant su lui plaire,
Ils étaient les chouchous de notre cantinière ;
Mais lorsqu’ils tricotaient la charge, ces tapins,
Lorsqu’ils tapaient, pareils à des petits lapins,
Sur leurs onze tambours de leurs vingt-deux baguettes,
Ce tonnerre faisait frémir nos baïonnettes,
Dont les zigzags d’acier semblaient dire, dans l’air :
« Nous n’avons pas pour rien la forme d’un éclair ! »
C’est là que le crachat d’un gros tousseur de bronze
Prit ces onze tambours en file, et…
Prit ces onze tambours en file, et…(Avec un geste qui fauche.)
Prit ces onze tambours en file, et…Tous les onze !
(Il se tait une seconde, pieusement, — et reprend plus bas.)
Il fallait voir la cantinière !… — ah ! sacrebleu ! —
Elle avait relevé son grand tablier bleu,
Comme ces vieilles font qui glanent dans la plaine,
Et, folle, elle glanait des baguettes d’ébène.
(Secouant son émotion.)
Mais de parler de ça, ça vous enroue !…
(Toussant pour s’éclaircir la voix.)
Mais de parler de ça, ça vous enroue !…Hum ! Hum !
(Il cueille un géranium, et avec une brusque gaieté :)
Recette pour changer un vil géranium
En Légion d’honneur : on ôte trois pétales !

(Il arrache trois pétales ; les deux qui restent forment un minuscule papillon rouge, et le place à la boutonnière de son pardessus en lui disant :)

Hein ? Sur mon beau revers de velours, tu t’étales ?…
(Au duc, lui désignant du menton cette décoration improvisée.)
C’est bien celle que tu me donnas, Monseigneur ?

LE DUC, mélancoliquement.

Je l’ai donnée en rêve !

FLAMBEAU.

Je l’ai donnée en rêve !Et je la porte en fleur.

(Depuis un instant, au fond, des hommes à grands manteaux arrivent, se serrent la main, se groupent.)



Scène II

Les Mêmes, MARMONT, LES CONSPIRATEURS.
UNE OMBRE, se détachant du groupe et descendant vers le Duc et Flambeau.

Sainte-Hélène.

FLAMBEAU, répondant.

Sainte-Hélène.Schœnbrunn.

LE DUC, reconnaissant celui qui s’est avancé.

Sainte-Hélène.Schœnbrunn.Marmont !

MARMONT, s’inclinant.

Sainte-Hélène.Schœnbrunn.Marmont !Duc, bonne chance !

LE DUC, désignant ceux qui restent au fond.

Ces ombres ?

MARMONT.

Ces ombres ?Nos amis.

LE DUC.

Ces ombres ?Nos amis.Ils restent à distance ?

MARMONT.

C’est que de déranger Votre Altesse ils ont peur,
Et, Sire, que déjà vous êtes l’Empereur.

LE DUC, frissonne, et après un silence.

Empereur ?… Moi ?… demain ?… — Je te pardonne, traître !
J’ai vingt ans et je vais régner !
… Ah ! mon Dieu ! que c’est beau d’avoir vingt ans et d’être
Fils de Napoléon premier !

Ce n’est pas vrai que je suis faible et que je tousse !
Je suis jeune, je n’ai plus peur !
Empereur ?… Moi ?… demain ?… — Comme la nuit est douce !…

LA VOIX D’UN CONSPIRATEUR, arrivant.

Schœnbrunn.

UNE AUTRE VOIX, répondant.

Schœnbrunn.Sainte-Hélène.

LE DUC.

Schœnbrunn.Sainte-Hélène.Empereur !…

Ah ! je la sens ce soir assez vaste, mon âme,
Pour qu’un peuple y vienne prier !
Il me semble que j’ai pour âme Notre-Dame !…

UNE VOIX.

Sainte-Hélène.

UNE AUTRE.

Sainte-Hélène.Schœnbrunn.

LE DUC.

Sainte-Hélène.Schœnbrunn.Régner !…

Régner ! — C’est dans ton vent, dont le parfum de gloire
Commence à me rapatrier
Qu’au moment de partir je devais venir boire
Wagram, le coup de l’étrier !

Régner ! — Qu’on va pouvoir servir de grandes causes
Et se dévouer à présent !
Reconstruire, apaiser, faire de belles choses !
Ah ! Prokesch, que c’est amusant !

Prokesch, tous ces vieux rois dont les âmes sont sourdes,
Oh ! comme ils doivent s’ennuyer !
J’ai les larmes aux yeux. Je me sens les mains lourdes
Des grâces que je vais signer !

Peuple qui de ton sang écrivis la Légende,
Voici le fils de l’Empereur !
Oh ! toute cette gloire, il faut qu’il te la rende,
Et qu’il te la rende en bonheur !

Peuple, on m’a trop menti pour que je sache feindre !
J’ai trop souffert pour t’oublier !
Liberté, Liberté, tu n’auras rien à craindre
D’un prince qui fut prisonnier !

La guerre, désormais, ce n’est plus la conquête,
Mais c’est le droit que l’on défend !
(Ah ! je vois une mère, au-dessus de sa tête
Élever vers moi son enfant !)


D’autres noms, désormais, je veux qu’on s’émerveille
Que Wagram et que Rovigo ;
Mon père aurait voulu faire prince Corneille :
Je ferai duc Victor Hugo !

Je ferai… je ferai… je veux faire… je rêve…
(Il va et vient, s’enivrant, s’enfiévrant ; on s’écarte avec respect.)
Ah ! je vais régner ! J’ai vingt ans !
Une aile de jeunesse et d’amour me soulève !
Ma Capitale, tu m’attends !

Soleil sur les drapeaux ! multitudes grisées !
Ô retour, retour triomphal !
Parfum des marronniers de ces Champs-Élysées
Que je vais descendre à cheval !

Il m’acclamera donc, ce grand Paris farouche !
Tous les fusils seront fleuris !
— On doit croire embrasser la France sur la bouche,
Lorsqu’on est aimé de Paris !

Paris ! j’entends déjà tes cloches !

UNE VOIX.

Paris ! j’entends déjà tes cloches !Sainte-Hélène.

UNE AUTRE.

Schœnbrunn.

LE DUC.

Schœnbrunn.Paris ! Paris ! je vois…
Je vois déjà, dans l’eau troublante de la Seine,
Le Louvre renverser ses toits !

Et vous qui présentiez à mon père les armes
Dans la neige et dans le simoun,
Vieux soldats, sur mes mains je sens déjà vos larmes !…
Paris !

UNE VOIX DANS L’OMBRE.

Paris !Sainte-Hélène.

UNE AUTRE.

Paris !Sainte-Hélène.Schœnbrunn.

FLAMBEAU, au duc qui, épuisé, chancelle.

Qu’avez-vous ?

LE DUC, se raidissant.

Qu’avez-vous ?Moi ?… Rien ! rien !

PROKESCH, lui prenant la main.

Qu’avez-vous ?Moi ?… Rien ! rien !Vous brûlez !

LE DUC, bas.

Qu’avez-vous ?Moi ?… Rien ! rien !Vous brûlez !Jusqu’aux moelles !…
(Haut.)
— Mais ça s’en va quand je galope ! Et les étoiles
Scintillent comme des molettes d’éperons !
Et voici des chevaux ! et nous galoperons !

(On vient d’amener des chevaux. Flambeau prend par la bride celui qui est destiné au duc et le lui amène.)

PROKESCH, à Marmont, lui montrant les conspirateurs.

Pourquoi ces gens sont-ils venus ?

MARMONT.

Pourquoi ces gens sont-ils venus ?Mais pour qu’on sache
Qu’ils ont trempé dans le complot !…

LE DUC.

Qu’ils ont trempé dans le complot !…Une cravache !

UN CONSPIRATEUR, lui en tendant une et se présentant dans un salut.

Le vicomte d’Otrante !

LE DUC, avec un léger recul.

Le vicomte d’Otrante !Hein ? le fils de Fouché ?

FLAMBEAU.

Ce n’est pas le moment d’en être effarouché !
(Il arrange le cheval.)
L’étrier long ?

LE DUC.

L’étrier long ?Non, court.

UN AUTRE CONSPIRATEUR, saluant.

L’étrier long ?Non, court.Cet homme qui s’incline,
C’est Goubeaux, le meilleur agent de la cousine
De Votre Majesté…
De Votre Majesté…(Il salue encore.)
De Votre Majesté…Goubeaux.

LE DUC.

De Votre Majesté…Goubeaux.Bien.

GOUBEAUX, resaluant.

De Votre Majesté…Goubeaux.Bien.L’agent chef.

UN AUTRE CONSPIRATEUR, qui s’est vite avancé.

Pionnet !… Je représente ici le roi Joseph ;
C’est moi qui de sa part apportai les subsides…

LE DUC, à Flambeau qui dispose les brides.

Le filet seulement !

UN AUTRE CONSPIRATEUR, s’avançant et saluant.

Le filet seulement !J’ai disposé les guides,
Les relais. Vous pourrez, au village prochain,
Vous déguiser.
Vous déguiser.(Il salue en se nommant.)
Vous déguiser.Morchain.

FLAMBEAU.

Vous déguiser.Morchain.Oui, oui, Machin !

LE CONSPIRATEUR, criant.

Vous déguiser.Morchain.Oui, oui, Machin !Morchain !

UN AUTRE.

On m’a chargé des passeports : besogne ingrate !…
Voilà !
Voilà !(Il remet les passeports à Flambeau et ajoute avec satisfaction :)
Voilà !C’est merveilleux, aujourd’hui, comme on gratte !
(Il salue.)
Guibert !…

TOUS, parlant à la fois autour du cheval.

Guibert !…Goubeaux !… Pionnet !… Morchain !…

FLAMBEAU, les repoussant.

Guibert !…Goubeaux !… Pionnet !… Morchain !…Nous comprenons !

UN D’EUX, saisissant l’étrier pour le tenir au duc.

Feu votre père avait la mémoire des noms !

UN AUTRE, se précipitant, et se nommant.

Borokowski ! C’est moi — que Monseigneur s’informe ! —
Qui fis faire pour la comtesse l’uniforme !

LE DUC, nerveux.

C’est bon ! c’est bon ! de tous je me souviendrai bien !
Et mieux encor de celui-là — qui ne dit rien !
(Il désigne, de la cravache, un homme qui est resté dédaigneusement à l’écart enveloppé dans son manteau.)
Ton nom ?
(L’homme se découvre, s’avance, et le Duc reconnaît l’attaché français.)
Ton nom ?Quoi ! vous ici ?

L’ATTACHÉ, vivement.

Ton nom ?Quoi ! vous ici ?Pas en partisan, Prince ;
En ami seulement !… Certes pour que je vinsse
Il fallut…

FLAMBEAU.

Il fallut…À cheval ! Le ciel blanchit vers l’Est !

LE DUC.

J’empoigne la crinière ! — Alea jacta est !
(Il met le pied à l’étrier.)

L’ATTACHÉ.

Duc, à ce rendez-vous, si j’ai voulu me rendre
C’était pour vous défendre, au besoin !

LE DUC, qui allait sauter en selle, s’arrêtant.

C’était pour vous défendre, au besoin !Me défendre ?

L’ATTACHÉ.

J’ai cru que vous couriez un danger.

LE DUC, tourné vers lui, le pied toujours à l’étrier.

J’ai cru que vous couriez un danger.Un danger ?

L’ATTACHÉ.

Ce drôle — que demain je compte endommager —
Quittait le bal tantôt sans m’envoyer le moindre
Témoin. Je lui cours donc après. Je vais le joindre,
Quand dans l’ombre il accoste un autre individu…
Et je reste cloué par un mot entendu !
Il était question de tuer Votre Altesse
Surprise au rendez-vous, ce soir.

LE DUC, avec un cri d’effroi.

Surprise au rendez-vous, ce soir.Dieu ! la comtesse !

L’ATTACHÉ.

Le rendez-vous… c’était ici. Je le savais
Par vous. J’y suis venu. Tout va bien. Je m’en vais !

LE DUC.

Le rendez-vous ? Mais c’est le pavillon de chasse !
Ils vont assassiner la comtesse à ma place !
— Rentrons !

CRI GÉNÉRAL.

— Rentrons !Oh ! non !

UN CONSPIRATEUR.

— Rentrons !Oh ! non !Pourquoi ?

LE DUC, avec désespoir.

— Rentrons !Oh ! non !Pourquoi ?La comtesse !…

PROKESCH, voulant le retenir.

— Rentrons !Oh ! non !Pourquoi ?La comtesse !…Elle peut
Se faire reconnaître…

LE DUC.

Se faire reconnaître…Ah ! tu la connais peu !
Mais cette femme-là se fera, par ces brutes,
Tuer dix fois pour que je gagne dix minutes !
— Rentrons !…

PLUSIEURS.

— Rentrons !…Non !

LE DUC.

— Rentrons !…Non !Je ne peux pourtant — rentrons là-bas ! —
Souffrir qu’on m’assassine et que je n’y sois pas !

D’OTRANTE.

Tous nos efforts perdus !

UN CONSPIRATEUR, furieux.

Tous nos efforts perdus !S’il faut qu’on reconspire !

MARMONT.

Vous ne pourrez plus fuir !

UN AUTRE.

Vous ne pourrez plus fuir !Et la France ?

UN AUTRE.

Vous ne pourrez plus fuir !Et la France ?Et l’Empire ?
(Ils sont tous autour de lui)

LE DUC.

Arrière !

MARMONT.

Arrière !Il faut partir !

LE DUC, avec force.

Arrière !Il faut partir !Il faut rentrer !

PROKESCH.

Arrière !Il faut partir !Il faut rentrer !Oui mais…
Rentrer, c’est abdiquer peut-être à tout jamais
La couronne !

LE DUC.

La couronne !Partir, c’est abdiquer mon âme !

MARMONT.

On peut sacrifier quelquefois…

LE DUC.

On peut sacrifier quelquefois…Une femme ?

MARMONT.

Risquer, pour une femme, au moment du succès…

FLAMBEAU.

Allons ! décidément, c’est un prince français !

LE VICOMTE D’OTRANTE, résolument au duc.

Voulez-vous partir ?

LE DUC.

Voulez-vous partir ?Non ! — Ôtez-vous, que je passe !

LE VICOMTE D’OTRANTE, aux autres.

S’il ne veut pas partir, qu’on l’enlève !

TOUS, se précipitant vers le Duc.

S’il ne veut pas partir, qu’on l’enlève !Oui ! Oui !

LE DUC, levant sa cravache.

S’il ne veut pas partir, qu’on l’enlève !Oui ! Oui !Place !
Place ! ou levant ce jonc qui vous cravachera,
Je charge à la façon de mon oncle Murat !
— À moi, Prokesch ! Flambeau !

UN CONSPIRATEUR.

— À moi, Prokesch ! Flambeau !De force, il faut le prendre !

LE DUC, à l’attaché français.

Et vous ! vous qui veniez ici pour me défendre,
C’est en voulant m’ôter le scrupule et la foi
Qu’on veut m’assassiner vraiment : défendez-moi !

L’ATTACHÉ.

Non, Monseigneur, partez !

LE DUC.

Non, Monseigneur, partez !Moi ? Comment ? Que je laisse ?…

L’ATTACHÉ.

Partez, je vais aller défendre la comtesse !

LE DUC.

Et vous qui n’êtes pas, Monsieur, mon partisan,
Vous assureriez donc ma fuite ?

L’ATTACHÉ.

Vous assureriez donc ma fuite ?Allez-vous-en !
Ce que j’en fais, c’est pour cette femme !

LE DUC.

Ce que j’en fais, c’est pour cette femme !Sans doute,
Mais…

L’ATTACHÉ, à Prokesch.

Mais…Courons tous les deux ! — Prokesch connaît la route !

LE DUC, hésitant encore.

Je ne peux…

PLUSIEURS VOIX.

Je ne peux…Si ! si ! si !

MARMONT.

Je ne peux…Si ! si ! si !C’est le meilleur parti !
(On entend le galop d’un cheval.)

TOUS.

Partez donc !

LA COMTESSE, apparaissant dans l’uniforme du duc, couverte de boue, pale, échevelée, hors d’haleine.

Partez donc !Malheureux ! — vous n’êtes pas parti !



Scène III

Les Mêmes, LA COMTESSE
LE DUC, éperdu.

Vous !… Mais on m’avait dit !… Pouvais-je fuir ?

LA COMTESSE, rageusement.

Vous !… Mais on m’avait dit !… Pouvais-je fuir ?Oui, certe !

LE DUC.

Une femme…

LA COMTESSE, avec mépris.

Une femme…Une femme ! eh bien, la grande perte !

LE DUC, balbutiant.

Mais je…

LA COMTESSE.

Mais je…Mais vous deviez m’abandonner !

LE DUC.

Mais je…Mais vous deviez m’abandonner !Songez…

LA COMTESSE, furieuse.

Je songe au temps perdu !

LE DUC.

Je songe au temps perdu !Vos dangers…

LA COMTESSE.

Je songe au temps perdu !Vos dangers…Quels dangers ?

LE DUC.

Nos alarmes pour vous étaient…

LA COMTESSE, fièrement.

Nos alarmes pour vous étaient…Quelles alarmes ?
Flambeau n’a-t-il donc pas été mon maître d’armes ?

LE DUC.

Mais cet homme ?…

LA COMTESSE.

Mais cet homme ?…Partez !

LE DUC.

Mais cet homme ?…Partez !Qu’avez-vous fait ?

LA COMTESSE.

Mais cet homme ?…Partez !Qu’avez-vous fait ?Oh rien !
Il a tiré son sabre — et j’ai tiré le mien !

LE DUC.

Pour moi !… tu t’es battue ?

LA COMTESSE.

Pour moi !… tu t’es battue ?« Oh ! oh ! le fils du Corse ! »
Grondait-il, « j’ignorais qu’il fût de cette force ! »
— « Il ne s’en doutait pas lui-même ! »… Mais ma voix…

LE DUC, voyant du sang à la main de la comtesse.

Ah ! vous êtes blessée !

LA COMTESSE, secouant dédaigneusement le sang.

Ah ! vous êtes blessée !Oh ! ce n’est rien, les doigts !…
… Mais ma voix me trahit « Une femme ? » Il recule.
— « Défends-toi donc ! » — « Je ne peux pas, c’est ridicule !
Cette femme n’est pas le chevalier d’Éon ! »
— « Défends-toi ! cette femme est un Napoléon ! »
Sentant sa lame, alors, par la mienne rejointe,
Il fonce !… et je lui fais…

FLAMBEAU.

Il fonce !… et je lui fais…Le coup de contre-pointe !

LA COMTESSE, mimant le coup.

Un ! deux !

FLAMBEAU.

Un ! deux !Vous avez dû l’étonner rudement !

LA COMTESSE.

Il ne reviendra pas de son étonnement !

LE DUC, se rapprochant, à voix basse.

Dieu ! — mais la jeune fille, alors ?

LA COMTESSE, haussant les épaules, à voix haute.

Dieu ! — mais la jeune fille, alors ?Que vous importe ?

LE DUC.

Chut ! — Est-elle venue ?

LA COMTESSE, après une seconde d’hésitation.

Chut ! — Est-elle venue ?Eh bien… non ! Quand la porte
S’écroula tout à coup sous un poing furieux
J’étais seule !

LE DUC.

J’étais seule !Elle n’est pas venue ! Ah ?…
J’étais seule !Elle n’est pas venue(Et avec un léger dépit mélancolique.)
J’étais seule !Elle n’est pas venue ! Ah ?…Tant mieux !

LA COMTESSE.

Mais des gens arrivaient au bruit. Si l’on m’arrête,
Le plan est découvert trop tôt ! Je perds la tête.
Je sors en tâtonnant. J’entends je ne sais qui
Crier d’aller chercher Monsieur de Sedlinsky…
Et je fuis en prenant votre cheval de selle !
— Je l’ai crevé ! — je n’en peux plus !…

LE DUC.

— Je l’ai crevé ! — je n’en peux plus !…Elle chancelle !
(Prokesch et Marmont la soutiennent.)

LA COMTESSE, défaillante.

Après ce que j’ai fait, ah ! j’espérais au moins
Apprendre son départ, ici, par les témoins !

UN DES CONSPIRATEURS, qui faisait le guet sur la route, accourant, à la comtesse.

Vous êtes poursuivie ! — et dans une minute…
(Mouvement de tous pour fuir.)

LE DUC, criant.

Soignez-la ! cachez-la ! là, dans cette cahute !
(Il montre la cabane que le paysan leur ouvre vivement.)

LA COMTESSE, qu’on emporte à moitié évanouie vers la cabane.

Partez !

LE DUC, interrogeant anxieusement ceux qui l’emportent.

Partez !Elle n’a rien ?

LA COMTESSE.

Partez !Elle n’a rien ?Mais partez donc ! ah ! si
Votre père, Monsieur, pouvait vous voir ici,
Faible, attendri, nerveux, flottant comme vous l’êtes…
Mais cela lui ferait hausser les épaulettes !

LE DUC, s’élançant pour fuir.

Adieu !



Scène IV

Les Mêmes, SEDLINSKY, DES POLICIERS.
FLAMBEAU, se retournant et apercevant des policiers qui sont arrivés en courant.

Adieu !Nous sommes pris !

(En un clin d’œil, la petite bande est cernée.)
LA COMTESSE, avec désespoir.

Adieu !Nous sommes pris !Trop tard !

SEDLINSKY, s’avançant vers elle.

Adieu !Nous sommes pris !Trop tard !Oui, Monseigneur !

LA COMTESSE, au duc, avec rage.

Ah ! songe-creux ! idéologue ! barguigneur !

SEDLINSKY, qui s’est retourné vers celui qu’apostrophe la Comtesse, aperçoit le duc. Il recule en s’écriant :

Votre Altesse…
Votre Altesse…(Se retournant vers la Comtesse.)
Votre Altesse…Votre Alt…
Votre Altesse…Votre Alt…(Se retournant vers le Duc.)
Votre Altesse…Votre Alt…Votre Al…

FLAMBEAU.

Votre Altesse…Votre Alt…Votre Al…Ça, ça le trouble !

SEDLINSKY, souriant et commençant à comprendre.

Tiens !…

FLAMBEAU.

Tiens !…Vous avez soupé, Monsieur : vous voyez double !

SEDLINSKY.

Tiens ! tiens !
(Après avoir, d’un coup d’œil rapide, noté tous ceux qui sont là.)
Tiens ! tiens !Retirez-vous d’abord, Monsieur Prokesch.

(Prokesch s’éloigne après un regard d’adieu au duc.)
FLAMBEAU, avec un soupir.

Ah ! nous ne serons pas sacrés par l’oncle Fesch !

SEDLINSKY, à deux policiers, leur désignant l’attaché français.

Reconduisez Monsieur.
Reconduisez Monsieur.(À l’attaché.)
Reconduisez Monsieur.Vous, dans cette aventure ?
Votre gouvernement le saura.

LE DUC, s’avançant vivement.

Votre gouvernement le saura.Je vous jure
Que Monsieur n’est pas du complot, et je ne puis…

L’ATTACHÉ.

Oh ! pardon ! maintenant qu’on arrête, j’en suis !

LE DUC, lui serrant la main avant qu’on ne l’emmène.

Au revoir donc !
Au revoir donc !(À Sedlinsky, avec mépris.)
Au revoir donc !Allons, policier, fais du zèle !

SEDLINSKY, à deux autres agents, en leur montrant la Comtesse.

Vous, vous ramènerez le faux prince… chez elle.

(Deux hommes s’avancent et vont empoigner brutalement la Comtesse.)
LE DUC, d’une voix qui les fait reculer.

Avec tous les égards qu’on me doit !

LA COMTESSE, tressaillant à cette voix impérieuse.

Avec tous les égards qu’on me doit !Ce ton bref !…
(Elle se jette dans ses bras en pleurant.)
Ah ! malheureux enfant, tu pouvais être un chef !

(Elle sort, suivie de deux policiers.)
SEDLINSKY, affectant de ne pas regarder le reste des conspirateurs.

Pour les autres… fermons les yeux !… qu’on en profite !
(Les conspirateurs chuchotent entre eux.)

L’UN D’EUX.

Je crois…

UN AUTRE, hochant la tête avec gravité.

Je crois…… Dans l’intérêt du parti…

UN TROISIÈME.

Je crois…… Dans l’intérêt du parti…Filons vite !

(Leur nombre diminue immédiatement. Le reste sort avec une lenteur plus décente. D’Otrante a pris le bras de Marmont. Ils causent avec de grands gestes nobles. On entend :
… Se réserver… Plus tard… Le moment opportun…
(Et il n’y a plus personne.)

FLAMBEAU, à Sedlinsky.

Et maintenant, rouvrez les yeux !… Il en reste un !

LE DUC.

Oh ! fuis ! pour moi !

FLAMBEAU.

Oh ! fuis ! pour moi !Pour vous ?

(Après une seconde d’hésitation, il va suivre les autres.)
Mais SEDLINSKY, à qui un des policiers vient de parler bas, crie :

Oh ! fuis ! pour moi !Pour vous ?Halte !

(On barre le chemin à Flambeau. Dix pistolets se braquent sur lui.
Sedlinsky au policier qui lui a parlé :)

Oh ! fuis ! pour moi !Pour vous ?Halte !C’est lui !

LE POLICIER.

Oh ! fuis ! pour moi !Pour vous ?Halte !C’est lui !Peut-être.

(Il tire de sa poche un papier qu’il passe à Sedlinsky en disant :)

Réclamé par Paris…

SEDLINSKY, parcourant des yeux le signalement, à la lueur d’une lanterne sourde que tient le policier.

Réclamé par Paris…Comment le reconnaître ?
(Il lit.)
Nez moyen… front moyen… œil moyen…

FLAMBEAU, goguenard.

Nez moyen… front moyen… œil moyen…Pas moyen !

SEDLINSKY, feignant de lire à la suite.

Deux balles… dans le dos.

FLAMBEAU, bondissant.

Deux balles… dans le dos.Ça, c’est faux !

SEDLINSKY, souriant.

Deux balles… dans le dos.Ça, c’est faux !Je sais bien.

FLAMBEAU, voyant qu’il s’est trahi.

Je suis perdu. — C’est bon. — Du luxe ! Une débauche !
Fleurissons l’arme avant de la passer à gauche.

LE DUC, à Sedlinsky.

Le livrer à la France !

SEDLINSKY.

Le livrer à la France !Oui.

LE DUC.

Le livrer à la France !Oui.Comme un criminel ?
Vous n’avez pas le droit !

SEDLINSKY.

Vous n’avez pas le droit ! Mais nous le prendrons.

LE DUC.

Vous n’avez pas le droit ! Mais nous le prendrons.Ciel !

FLAMBEAU.

Il était immoral que tu t’accoutumasses
À ne jamais purger, Flambeau, tes contumaces !

SEDLINSKY, qui vient de consulter de nouveau le signalement.

Il n’est pas décoré, d’ailleurs. — Port illégal !
(À un policier, lui désignant la boutonnière de Flambeau.)
Ôtez-lui donc ce rouge !

FLAMBEAU.

Ôtez-lui donc ce rouge !Ôtez. Ça m’est égal.
(D’un géranium prestement cueilli, il refleurit le revers de son pardessus.)
Ça repousse tant que je veux sur ma pelure !

SEDLINSKY.

Ôtez-lui son manteau !

(On arrache à Flambeau le manteau qu’il avait emporté du bal, et il apparaît dans son uniforme de grenadier. Sedlinsky sursaute.)

Ôtez-lui son manteau !Hein ? Quoi ?

FLAMBEAU, souriant.

Ôtez-lui son manteau !Hein ? Quoi ?J’ai plus d’allure.

LE DUC, avec angoisse.

Mais que va-t-on te faire ?

FLAMBEAU, froidement.

Mais que va-t-on te faire ?À Ney, que lui fit-on ?

LE DUC.

Non ! ce n’est pas possible !

FLAMBEAU.

Non ! ce n’est pas possible !Un feu de peloton !
— Rrrran !

LE DUC, poussant un cri.

— Rrrran !Ah !

FLAMBEAU.

— Rrrran !Ah !J’ai toujours fait aux balles la risette ;
Mais ces françaises-là… non, pas de ça, Lisette !
(Et sa main, doucement, gagne sa poche.)

LE DUC, courant à Sedlinsky, suppliant.

Vous n’allez pas livrer cet homme ?

SEDLINSKY.

Vous n’allez pas livrer cet homme ?Sans surseoir !

FLAMBEAU.

Séraphin, c’est la fin ! Flambé, Flambeau ! Bonsoir !

(Sans qu’on s’en aperçoive, il a tiré et ouvert son couteau. Il a l’air de se croiser tranquillement les bras ; sa main droite, où brille la lame, disparaît sous son coude gauche, on voit les bras se resserrer sur la poitrine, pour appuyer. Et il reste debout, très pâle, les bras croisés.)

SEDLINSKY.

Marchons !

(On pousse Flambeau pour qu’il marche.)
LE DUC.

Marchons !Mais qu’a-t-il donc ? Il chancelle ?

UN POLICIER, grossièrement.

Marchons !Mais qu’a-t-il donc ? Il chancelle ?Il titube !

FLAMBEAU, envoyant d’un revers de main le chapeau du policier à vingt pas.

Le duc vous parle ! Ôtez cette espèce de tube !

(Dans le geste qu’il fait, il découvre sa poitrine : elle est tachée de rouge, à gauche.)

LE DUC.

Flambeau ! tu t’es tué !

FLAMBEAU.

Flambeau ! tu t’es tué !Pas du tout, Monseigneur !
Mais je me suis refait la Légion d’honneur !
(Il tombe.)

LE DUC, s’élançant devant lui et arrêtant Sedlinsky et les policiers qui vont pour le relever.

Je ne veux pas qu’un seul de vos hommes le touche !
Ce clair soldat touché par un policier louche !…
Je ne veux pas. — Laissez-nous seuls. — Allez-vous en !

FLAMBEAU, d’une voix étouffée.

Monseigneur…

SEDLINSKY, désignant à ses hommes le vieux paysan qui s’est approché de Flambeau avec émotion.

Monseigneur…Emmenez ce gueux de paysan !

(On sépare les deux vieux soldats et on entraîne l’Autrichien.)
LE DUC.

J’attendrai là mon régiment. L’aube est prochaine !…
L’étendard saluera de son bouquet de chêne
Sur l’air triste et guerrier que mes Hongrois joueront…
(Il regarde Flambeau.)
Et ce sont des soldats qui le ramasseront !

SEDLINSKY, bas à un policier.

Les chevaux ?

LE POLICIER, bas.

Les chevaux ?Supprimés.

SEDLINSKY.

Les chevaux ?Supprimés.Bien. Alors qu’on le laisse !
Il ne peut fuir.
Il ne peut fuir.(Haut, avec une affectation de douceur.)
Il ne peut fuir.On peut céder à Son Altesse…

LE DUC, violemment.

Allez-vous-en !

SEDLINSKY, reculant, et d’un ton de condoléances.

Allez-vous-en !Oui… oui… je comprends votre émoi !

LE DUC, le balayant du geste.

Je vous chasse !

SEDLINSKY, voulant se redresser.

Je vous chasse !Pardon…

LE DUC, montrant la plaine de Wagram.

Je vous chasse !Pardon…Je suis ici chez moi !

(Sedlinsky et ses hommes s’éloignent.)



Scène V

LE DUC, FLAMBEAU
FLAMBEAU, se soulevant sur les poignets.

C’est drôle tout de même, — ici — sur cette terre,
Où je me suis déjà fait tuer pour le père,
De venir retomber pour le fils aujourd’hui !

LE DUC, agenouillé près de lui, avec désespoir.

Non ! ce n’est pas pour moi que tu meurs, c’est pour lui !
Pas pour moi ! pas pour moi ! je n’en vaux pas la peine !

FLAMBEAU, avec égarement.

Pour lui ?

LE DUC, vivement.

Pour lui ?Mais oui, pour lui !
Pour lui ?Mais oui, pour lui !(Et dans une brusque inspiration.)
Pour lui ?Mais oui, pour lui !C’est Wagram, cette plaine !
(Il lui crie tout bas.)
Wagram !

FLAMBEAU, rouvrant des yeux vagues.

Wagram !Wagram !…

LE DUC, d’une voix pressante, essayant de ramener dans le passé cette âme qui vacille.

Wagram !Wagram !Vois-tu Wagram ?… Reconnais-tu
La plaine, la colline et le clocher pointu ?

FLAMBEAU.

Oui…

LE DUC.

Oui…Sens-tu, sous ton corps, la terre qui tressaille ?
C’est le champ de bataille !… Entends-tu la bataille ?

FLAMBEAU, dont les yeux se réveillent.

La bataille !…

LE DUC.

La bataille !…Entends-tu ces confuses rumeurs ?

FLAMBEAU, se cramponnant à cette belle illusion.

Oui… Oui… c’est à Wagram, n’est-ce pas, que je meurs ?

LE DUC.

Vois-tu passer, traînant son cavalier par terre,
Ce cheval schabraqué d’une peau de panthère ?
(Il se relève, et il raconte à Flambeau couché dans l’herbe :)
Nous sommes à Wagram. L’instant est solennel.
Davoust s’est élancé pour tourner Neusiedel.
L’Empereur a levé sa petite lunette.
On vient de te blesser d’un coup de baïonnette.
Je t’ai transporté là sur ce talus, et j’ai…

FLAMBEAU.

Est-ce que les chasseurs à cheval ont chargé ?

LE DUC, montrant du doigt de lointains brouillards.

Tout ce bleu qui du blanc des baudriers se raye,
Ce sont des tirailleurs, là-bas !

FLAMBEAU, avec un faible sourire.

Ce sont des tirailleurs, là-bas !Général Reille.

LE DUC, ayant l’air de suivre la bataille.

Mais l’Empereur devrait envoyer Oudinot !
Mais il laisse enfoncer sa gauche !

FLAMBEAU, clignant de l’œil.

Mais il laisse enfoncer sa gauche !Ah ! le finaud !

LE DUC.

On se bat ! on se bat ! Macdonald se dépêche,
Et Masséna blessé passe dans sa calèche !

FLAMBEAU.

Si l’Archiduc s’étend sur sa droite, il se perd !

LE DUC, criant.

Tout va bien !

FLAMBEAU, vivement.

Tout va bien !On se bat ?

LE DUC, avec une fièvre croissante.

Tout va bien !On se bat ?Le prince d’Auersperg
Est pris par les lanciers polonais de la Garde !

FLAMBEAU, essayant de se soulever.

Et l’Empereur ? que fait l’Empereur ?

LE DUC.

Et l’Empereur ? que fait l’Empereur ?Il regarde !

FLAMBEAU, soulevé sur les poignets.

L’Archiduc se prend-il au piège du Petit ?

LE DUC.

Tu vois, cette poussière, au loin, c’est Nansouty !

FLAMBEAU, avidement.

L’Archiduc étend-il l’aile de son armée ?

LE DUC.

Tu vois, c’est Lauriston, là-bas, cette fumée !

FLAMBEAU, haletant.

Et l’Archiduc ?… que fait l’Archiduc ?… le vois-tu ?

LE DUC.

L’Archiduc élargit son aile !

FLAMBEAU.

L’Archiduc élargit son aile !Il est foutu !
(Il retombe.)

LE DUC, avec ivresse.

Cent canons au galop !

FLAMBEAU, se débattant sur le sol.

Cent canons au galop !Je meurs !… J’étouffe !… À boire !
— Et… que fait… l’Empereur ?

LE DUC.

— Et… que fait… l’Empereur ?Un geste.

FLAMBEAU, fermant doucement les yeux.

— Et… que fait… l’Empereur ?Un geste.La victoire !
(Silence.)

LE DUC.

Flambeau !…

(Silence. Puis le râle de Flambeau s’élève. Le Duc regarde autour de lui avec effroi. Il se voit seul dans cette immense plaine avec ce mourant. Il frissonne, il recule un peu.)

Flambeau !…Mais ce soldat couché là, maintenant,
Me fait peur ! — Eh bien ! quoi ! ça n’a rien d’étonnant
Qu’un grenadier français dans cette herbe s’endorme,
Et cette herbe connaît déjà cet uniforme !
(Il se penche sur Flambeau en lui criant :)
Oui, la victoire !… Au bout des fusils, les shakos !

FLAMBEAU, dans son râle.

À boire !

DES VOIX, dans le vent.

À boire !À boire !… À boire !

LE DUC, tressaillant.

À boire !À boire !… À boire !Oh ! — Quels sont ces échos ?

UNE VOIX, très loin.

À boire !

LE DUC, essuyant une sueur à son front.

À boire !Dieu !

FLAMBEAU, d’une voix rauque.

À boire !Dieu !Je meurs…

DES VOIX, de tous côtés, dans la plaine.

À boire !Dieu !Je meurs…Je meurs… Je meurs…

LE DUC, avec épouvante.

À boire !Dieu !Je meurs…Je meurs…Je meurs…Son râle
Se multiplie au loin…

UNE VOIX, se perdant.

Se multiplie au loin…Je meurs…

LE DUC.

Se multiplie au loin…Je meurs…… sous le ciel pâle !
— Ah ! je comprends !… Le cri de cet homme qui meurt
Fut, pour ce val qui sait tous les râles par cœur,
Comme le premier vers d’une chanson connue,
Et quand l’homme se tait, la plaine continue !

LA PLAINE, au loin.

Ah !… ah !…

LE DUC.

Ah !… ah !…Ah ! je comprends !… plainte, râle, sanglot,
C’est Wagram, maintenant, qui se souvient tout haut !

LA PLAINE, longuement.

Ah !…

LE DUC, regardant Flambeau qui s’est raidi dans l’herbe.

Ah !…Il ne bouge plus !
Ah !…(Avec terreur.)
Ah !…Il ne bouge plus !Il faut que je m’en aille !
Il a vraiment trop l’air tué dans la bataille !
(Sans le quitter des yeux, il s’éloigne, à reculons, en murmurant.)
Ce devait être tout à fait comme cela !
Cet habit bleu… ce sang…

(Et tout d’un coup il prend la fuite. Mais il s’arrête, comme si le soldat mort était encore devant lui.)

Cet habit bleu… ce sang…Un autre…

(Il veut s’enfuir d’un autre côté, mais il recule encore en criant)

Cet habit bleu… ce sang…Un autre…Un autre, là !…

(Une troisième fois il est arrêté.)
Là…
Là…(Il regarde autour de lui.)
Là…Partout, s’allongeant, les mêmes formes bleues…
Il en meurt !…
(Reculant toujours comme devant un flot qui monte, il s’est réfugié au sommet du tertre d’où il découvre toute la plaine.)
Là…Il en meurt !…il en meurt ainsi pendant des lieues !

TOUTE LA PLAINE.

Je meurs… Je meurs… Je meurs…

LE DUC.

Je meurs… Je meurs… Je meurs…Ah ! nous nous figurions
Que la vague immobile et lourde des sillons
Ne laissait rien flotter ! Mais les plaines racontent,
Et la terre, ce soir, a des morts qui remontent !

LA TERRE, sourdement.

Ah !…
(Un murmure de voix indistinctes grossit, se rapproche dans les herbes mystérieusement agitées.)

LE DUC, grelottant la fièvre.

Ah !…Et que disent-ils, dans cette ombre, en rampant ?

UNE VOIX, dans les hautes herbes.

Mon front saigne !

UNE AUTRE.

Mon front saigne !Ma jambe est morte !

UNE AUTRE.

Mon front saigne !Mon front saigne !Mon bras pend !

UNE AUTRE, plus oppressée.

J’étouffe sous le tas !

LE DUC, avec horreur.

J’étouffe sous le tas !C’est le champ de bataille !
Je l’ai voulu, — c’est lui !

(Les voix montent et se précisent. On entend un grouillement sinistre : des plaintes, des râles, des imprécations.)

UNE VOIX.

Je l’ai voulu, — c’est lui !De l’eau sur mon entaille !

UNE AUTRE.

Regarde, et dis-moi donc ce que j’ai de cassé !

UNE AUTRE.

Ne me laissez donc pas crever dans le fossé !

LE DUC.

Ah ! des buissons de bras se crispent sur la plaine !
(Il veut marcher.)
Et je foule un gazon d’épaulettes de laine !

UN CRI, à droite.

À moi !

LE DUC, chancelant.

À moi !J’ai glissé sur un baudrier de cuir !

(Il va vers la gauche, faisant à chaque instant le mouvement d’enjamber.)
UNE VOIX, à gauche.

Dragon ! tends-moi les mains !

UNE AUTRE, répondant froidement.

Dragon ! tends-moi les mains !Je n’en ai plus.

LE DUC, éperdu.

Dragon ! tends-moi les mains !Je n’en ai plus.Où fuir ?

UNE VOIX MOURANTE, tout près.

À boire !

CRI AU LOIN.

À boire !Les corbeaux !

LE DUC.

À boire !Les corbeaux !Oh ! c’est épouvantable !
Oh ! les soldats de bois alignés sur ma table !

L’OMBRE, LE VENT, LES BROUSSAILLES.

Oh !…

LE DUC, avec désespoir.

Oh !…Spectres chamarrés de blessures, vos yeux
M’épouvantent ! — Du moins, vous êtes glorieux !
Vous portez de ces noms dont la patrie est fière !
(À l’un de ceux qu’il croit voir.)
Comment t’appelles-tu ?

UNE VOIX.

Comment t’appelles-tu ?Jean.

LE DUC, à un autre.

Comment t’appelles-tu ?Jean.Toi ?

UNE VOIX.

Comment t’appelles-tu ?Jean.Toi ?Paul.

LE DUC.

Comment t’appelles-tu ?Jean.Toi ?Paul.Et toi ?

UNE VOIX.

Comment t’appelles-tu ?Jean.Toi ?Paul.Et toi ?Pierre.

LE DUC, fiévreusement, à d’autres.

Et toi ?

UNE VOIX.

Et toi ?Jean.

LE DUC.

Et toi ?Jean.Et toi ?

UNE VOIX.

Et toi ?Jean.Et toi ?Paul.

LE DUC.

Et toi ?Jean.Et toi ?Paul.Et toi, dont les pieds nus
Saignent sans cesse ?

UNE VOIX.

Saignent sans cesse ?Pierre.

LE DUC, pleurant.

Saignent sans cesse ?Pierre.Ô noms, noms inconnus !
Ô pauvres noms obscurs des ouvriers de gloire !

UNE PLAINTE, derrière lui.

Soulève-moi la tête avec mon sac !

UNE VOIX MOURANTE.

Soulève-moi la tête avec mon sac !À boire !

LE CHAMP DE BATAILLE, dans un râle fait de milliers de râles.

Ah !…

TUMULTE DE VOIX.

Ah !…Les chevaux m’ont piétiné sous leurs sabots !
Je meurs ! — Je vais mourir ! — Au secours !

CRI AU LOIN.

Je meurs ! — Je vais mourir ! — Au secours !Les corbeaux !

UNE VOIX, râlante et gouailleuse.

Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! mon compte, tu le règles !

CRIS AU LOIN.

Les corbeaux ! Les corbeaux !…

LE DUC.

Les corbeaux ! Les corbeaux !…Hélas ! où sont les aigles ?

DIALOGUE DANS LE VENT.

De l’eau ! — Mais c’est du sang, le ruisseau ! — Donne-m’en !
J’ai soif !

CRIS DE TOUS LES CÔTÉS.

J’ai soif !J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !

UNE VIEILLE VOIX ENROUÉE.

J’ai soif !J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !Sacrénom !

UNE JEUNE VOIX.

J’ai soif !J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !Sacrénom !Maman !

LE DUC, immobile, glacé, — deux filets de sang lui coulant des lèvres.

Ah !…

UN GÉMISSEMENT SUR LA ROUTE.

Ah !…Par pitié ! le coup de grâce, dans l’oreille !

LE DUC.

Ah ! je comprends pourquoi la nuit je me réveille !…

UN RÂLE DANS L’HERBE.

Mais ces chevau-légers sont d’ignobles tueurs !

LE DUC.

Pourquoi d’horribles toux me mettent en sueurs !…

UN CRI DANS UN BUISSON.

Oh ! ma jambe est trop lourde ! il faut qu’on me l’arrache !

LE DUC.

Et je sais ce que c’est que le sang que je crache !

TOUTE LA PLAINE, hurlant de douleur.

Ah !… ah !…

(Dans les ombres blêmissantes qui précèdent l’aube, au grondement d’un orage lointain, sous des nuages bas et noirs qui courent, tout prend une forme effrayante ; des panaches ondulent dans les blés, les talus se hérissent de colbacks fantastiques, un grand coup de vent fait faire aux buissons des gestes inquiétants.)

LE DUC.

Ah !… ah !…Et tous ces bras ! tous ces bras que je vois !
Tous ces poignets sans mains, toutes ces mains sans doigts !
Monstrueuse moisson qu’un large vent qui passe
Semble coucher vers moi pour me maudire !…

(Et défaillant, jetant en avant des mains suppliantes.)

Semble coucher vers moi pour me maudire !…Grâce !
Grâce, vieux cuirassier qui tends en gémissant
D’atroces gants crispins aux manchettes de sang !
Grâce, pauvre petit voltigeur de la Garde
Qui lèves lentement cette face hagarde !

— Ne me regardez pas avec ces yeux ! — Pourquoi
Rampez-vous, tout d’un coup, en silence, vers moi ?
Dieu ! vous voulez crier quelque chose, il me semble !…
Pourquoi reprenez-vous haleine tous ensemble ?
Pourquoi vous ouvrez-vous, bouches pleines d’horreur ?
(Et courbé par l’épouvante, voulant fuir, ne pas entendre :)
Quoi ? Qu’allez-vous crier ? Quoi ?

TOUTES LES VOIX.

Quoi ? Qu’allez-vous crier ? Quoi ?Vive l’Empereur !

LE DUC, tombant à genoux.

Ah ! oui ! c’est le pardon à cause de la gloire !
(Il dit doucement et tristement à la Plaine :)
Merci.
Merci.(Et se relevant :)
Merci.Mais j’ai compris. Je suis expiatoire.
Tout n’était pas payé. Je complète le prix.
Oui, je devais venir dans ce champ. J’ai compris.
Il fallait qu’au-dessus de ces morts je devinsse
Cette longue blancheur, toujours, toujours plus mince,
Qui, renonçant, priant, demandant à souffrir,
S’allonge pour se tendre, et mincit pour s’offrir !
Et lorsque entre le ciel et le champ de bataille,
Là, de toute mon âme et de toute ma taille,
Je me dresse, — je sens que je monte, je sens
Qu’exhalant ses brouillards comme un énorme encens,
Toute la plaine monte afin de mieux me tendre
Au grand ciel apaisé qui commence à descendre,
Et je sens qu’il est juste et providentiel
Que le champ de bataille ainsi me tende au ciel,
Et m’offre, pour pouvoir, après cet Offertoire,
Porter plus purement son titre de victoire !

(Il se dresse en haut du tertre, tout petit dans l’immense plaine, et se détachant les bras en croix, sur le ciel.)

— Prends-moi ! prends-moi, Wagram ! et, rançon de jadis,
Fils qui s’offre en échange, hélas, de tant de fils,
Au-dessus de la brume effrayante où tu bouges,
Élève-moi, tout blanc, Wagram, dans tes mains rouges !

Il le faut, je le sais, je le sens, je le veux,
Puisqu’un souffle a passé ce soir dans mes cheveux,
Puisque par des frissons mon âme est avertie,
Et puisque mon costume est blanc comme une hostie !
(Il murmure comme si quelqu’un seulement devait l’entendre.)
Père ! à tant de malheur que peut-on reprocher ?
Chut !… J’ajoute tout bas Schœnbrunn à ton rocher !…
(Il reste un moment les yeux fermés, et dit :)
… C’est fait !…
(L’aube commence à poindre… Il reprend d’une voix forte :)
… C’est fait !…Mais à l’instant où l’aiglon se résigne
À la mort innocente et ployante d’un cygne,
Comme cloué dans l’ombre à quelque haut portail,
Il devient le sublime et doux épouvantail
Qui chasse les corbeaux et ramène les aigles !
Vous n’avez plus le droit de crier, champs de seigles !
Plus d’affreux rampements sous ces bas arbrisseaux :
J’ai nettoyé le vent et lavé les ruisseaux !
Il ne doit plus rester, plaine, dans tes rafales,
Que les bruits de la Gloire et les voix triomphales !
(Tout se dore. Le vent chante.)
Oui ! j’ai bien mérité d’entendre maintenant
Ce qui fut gémissant devenir claironnant !…
(De vagues trompettes sonnent. Une rumeur fière s’élève. Les Voix, qui gémissaient tout à l’heure, lancent maintenant des appels, des ordres ardents.)
De voir ce qui traînait de triste au ras des chaumes
S’enlever tout d’un coup en galops de fantômes !
(Des brumes qui s’envolent semblent galoper. On entend un bruit de chevauchée.)

LES VOIX, au loin.

En avant !

LE DUC.

En avant !Maintenant, le côté glorieux !
La poudre que la charge, en passant, jette aux yeux !…

LES VOIX.

Chargez !

(D’invisibles tambours battent des charges.)
LE DUC.

Chargez !Les rires fous des grands hussards farouches !

LES VOIX, poussant des rires épiques.

Ha ! ha !

LE DUC.

Ha ! ha !Et maintenant, ô Déesse aux cent bouches,
Victoire à qui je viens d’arracher tes bâillons,
Chante dans le lointain !…

LES VOIX, au loin, dans une Marseillaise de rêve.

Chante dans le lointain !…Formez vos bataillons !

LE DUC.

La Gloire !…

(Le soleil va paraître. Les nuages sont pleins de pourpres et d’éclairs. Le ciel a l’air d’une Grande Armée.)

La Gloire !…Oh Dieu ! me battre en ce flot qui miroite !…

LES VOIX.

Feu ! — Colonne en demi-distance sur la droite !

LE DUC.

Me battre en ce tumulte auquel tu commandas,
Ô mon père !…

(Dans le bruit de bataille qui s’éloigne, on entend, très loin, entre deux batteries de tambours, une voix métallique et hautaine.)

LA VOIX.

Ô mon père !…Officiers… Sous-officiers… Soldats…

LE DUC, en délire, tirant son sabre.

Oui ! je me bats !… — Fifre, tu ris ! — Drapeau, tu claques !
— Baïonnette au canon. — Sus aux blanches casaques !

(Et tandis que les fanfares de rêve s’éloignent et se perdent vers la gauche, dans le vent qui les balaye, tout d’un coup, à droite, une fanfare réelle éclate, et c’est, brusque comme un réveil, le contraste, avec les furieux airs français qui s’envolent parmi les dernières ombres, d’une molle marche de Schubert, autrichienne et dansante, qui arrive dans le rose du matin.)

LE DUC, qui s’est retourné en tressaillant.

Qu’est-ce qui vient de blanc, là, dans le jour levant ?
Mais c’est l’infanterie autrichienne !

(Hors de lui, entraînant d’imaginaires grenadiers.)

Mais c’est l’infanterie autrichienne !En avant !
Les ennemis ! — Qu’on les enfonce ! — Qu’on y entre !
Suivez-moi ! — Nous allons leur passer sur le ventre !

(Le sabre haut, il se rue sur les premiers rangs d’un régiment autrichien qui paraît sur la route.)

UN OFFICIER, se jetant sur lui et l’arrêtant.

Prince ! Que faites-vous ? C’est votre régiment !

LE DUC, réveillé, avec un cri terrible.

Ah ! c’est mon ?…

(Il regarde autour de lui. Le soleil s’est levé. Tout a repris un air naturel. De tant de morts il ne reste que Flambeau. Le Duc est au milieu d’une grande plaine calme et souriante. Des soldats blancs défilent devant lui. Il voit son destin, l’accepte ; le bras levé pour charger s’abaisse lentement, le poing rejoint la hanche, le sabre prend la position réglementaire, et, raide comme un automate, le duc, d’une voix machinale, d’une voix qui n’est plus que celle d’un colonel autrichien :)

Ah ! c’est mon ?…Halte ! — Front ! — À droite… alignement…

(Le commandement s’éloigne, répété par les officiers. — Et le rideau tombe pendant que l’exercice commence.)