L’Aiglon/Acte IV
ACTE IV
LES AILES MEURTRIES
Le rideau s’ouvre, au murmure des violons et des flûtes, sur une fête dans les Ruines Romaines du parc de Schœnbrunn.
Ces ruines sont, naturellement, aussi fausses que possible ; mais construites par un agréable archéologue, adossées le plus heureusement du monde à une colline boisée, vêtue de mousses abondantes, caressées d’admirables feuillages, elles sont belles dans la nuit, qui les agrandit et les poétise.
Au fond, au milieu de pittoresques décombres, une large et très haute porte romaine s’arrondit, et laisse voir, en perspective, sous son arc ébréché, une avenue de gazon qui s’élève, comme un chemin de velours, jusqu’à un lointain carrefour bleuâtre, où semble l’arrêter un geste blanc de statue.
Devant cette porte s’allonge un petit vivier d’eau dormante, et des divinités de pierre se cachent dans des roseaux.
Et ce sont des colonnades à demi écroulées à travers lesquelles on voit passer des masques ; des escaliers que montent et descendent tous les personnages de la Comédie Italienne. Car la fête est costumée, la mode étant aux redoutes, aux dominos, aux capes vénitiennes, aux étranges chapeaux chargés de plumes, aux grandes collerettes, aux loups noirs barbus de dentelle, sous lesquels on aime à s’intriguer.
Deux gros orangers taillés en boules ; contre une de leurs caisses, un banc rustique.
Un peu partout, des fragments de bas-reliefs, des fûts de colonne enthyrsés de lierre, des têtes gisantes, de marbres décapités.
Les lampions sont rares et d’un vert discret de ver luisant ; on n’a pas abîmé le clair de lune.
La partie du parc réservée à la fête a été close par du treillage, et on aperçoit, à droite, la sortie, où des valets de pied remettent aux gens qui partent leurs manteaux.
À gauche, au tout premier plan, une porte de branches enguirlandées est celle d’un petit théâtre. C’est de ce côté, vers le fond, que s’étend la fête ; c’est par là qu’on danse, il arrive de la coulisse une lumière plus vive et des bouffées de musique.
L’orchestre invisible joue des valses de Schubert, de Lanner, de Strauss, — et les joue à la Viennoise, avec la plus énervante grâce.
Scène première
Quel est ce fou ?
Je ne sais pas !
Ce monsignore ?
Je ne sais pas !
Et ce mezzetin ?
Je l’ignore !
Mais c’est délicieux !
Le grand incognito !
Votre oreille ?
Pourquoi ?
Chut ! mon secret !
Watteau…
Votre oreille ?
… eût aimé ces fuites de basquines…
Pourquoi ?
(Il l’embrasse et se sauve.)
… dans ce décor de ruines !
Tout est incertitude et tout est trémolo,
La musique, nos cœurs, le clair de lune, et l’eau !
(Metternich, en habit de cour sous un grand domino noir, entre avec l’attaché militaire français qui est aussi en habit et domino ; il lui explique la fête avec condescendance.)
Donc, Monsieur l’attaché d’ambassade de France,
Ici de la pénombre et du demi-silence…
(Il désigne le fond à gauche.)
Et, dans la lumière et dans du bruit, là-bas,
Le bal…
Oh ! c’est vraiment…
(Montrant la droite.)
Par là…
Quoi ! vous daignez être mon cicerone ?
Mon cher, je suis moins fier du Congrès de Vérone
Que d’avoir réussi ce bal dans ces jardins,
Et d’avoir mélangé tous ces parfums mondains
À cette âpre senteur nocturne et forestière !
— Donc, par là, la sortie. Au fond, le vestiaire,
De sorte qu’en partant, tout de suite, on pourra
Reprendre sa roulière, ou bien sa witchoura.
(Montrant la porte de gauche.)
Enfin, dans un salon de boulingrin bleuâtre,
Là, près de la Fontaine aux Amours, le théâtre,
Un bijou de petit théâtre, sur lequel
Des amateurs princiers vont nous jouer Michel
Et… je ne sais plus quoi… — piécette à l’eau de rose
D’un Français qui s’appelle Eugène… quelque chose !
On soupe ?…
Ici.
Comment ?
Va neiger une nappe et pleuvoir un couvert !
Ah ! bah ! les orangers ?…
Ici tous ceux du parc ; sous chaque grosse boule
Deux couples prennent place, affamés et légers…
Enfin, c’est un souper par petits orangers !
C’est admirable !
(À un laquais.)
Allez dire que c’est assez de danses slaves !
(Le laquais sort en courant par la gauche. Revenant à l’attaché :)
Je ne les remets pas à demain, moi. Je pars
Avant souper. Je dois répondre aux Hospodars
On m’attend.
(À un autre laquais, lui désignant l’intérieur du théâtre :)
Les festons par là sont un peu pingres !
(Revenant à l’attaché :)
Organiser un bal, c’est mon violon d’Ingres ;
Puis, quand le bal est bien bondissant et riant,
Je vais te retrouver, Question d’Orient !
J’aime régler des sorts de peuples et des danses,
Arbitre de l’Europe…
Et de ses élégances !
C’est très juste !… Arbiter elegantiarum !
Tiens ! vous parlez latin ? Qu’avez-vous bu ?
Du rhum.
On a dû, chez Fanny, rester longtemps à table !
Oh ! cette liaison !… Vous n’êtes plus sortable !
Moi, Fanny ?… C’est fini !
(Apercevant le préfet de police qui le cherche.)
Sedlinsky !
Fini !
Un mot !
(Il lui parle bas.)
Fini !
(Le domino qui était avec lui vient le prendre sous le bras. Il se retourne et changeant de ton :)
Si l’on savait que grâce à moi… Quelle imprudence !
Une danseuse…
(Elle pirouette. L’attaché français la regarde avec admiration.)
On te reconnaîtra ! Tâche de danser mal !
Un complot, dites-vous ?
Pour le duc, dans ce bal.
Je n’ai plus peur…
Pourquoi tu voulus tant venir ici ?
Caprice !
Je n’ai plus peur du duc. J’ai tué son orgueil.
On ne le verra pas au bal. Il est en deuil.
Mais on conspire !
Ah ! bah !
Des femmes.
Quelques pecques !
De grandes dames !…
Oh !…
La princesse Grazalcowich !
C’est terrible !
(À un laquais qui passe.)
Donnez-moi donc une sandwich !
Vous riez ?… Chut !…
(Il lui désigne un groupe de dominos mauves qui entrent mystérieusement.)
Les voici, cherchant l’ombre, et chuchotant…
Scène II
Que c’est doux de courir pour lui quelque danger !
Conspirons !
Ses cheveux sont d’un or si léger !
Oui, ma chère, on dirait que son front s’environne
D’un halo… dans lequel commence une couronne !
Oh ! et son double charme inattendu, troublant,
De Bonaparte blond, ma chère, et d’Hamlet blanc !
Conspirons !
De faire faire, en or, chez Stieger, une abeille !
À Vienne ?… Ce serait tout à fait idiot !
Faisons faire à Paris cela, chez Odiot !
Et je propose, moi, sur toutes nos toilettes
D’avoir toujours un gros bouquet de violettes !
Oh ! c’est cela, Princesse !
Vers les modes Empire !
Oh ! le soir ! pas le jour !
Ah ! ma chère, ces tailles courtes sont infâmes !
Les ruchés !… les bouillons !… Mais, ma chère !…
Ah ! Mesdames !
Ah ! Dieu !
Conspirez !… conspirez !… ah ! ah !…
(Il sort en riant toujours, suivi de Sedlinsky. Son rire se perd. Aussitôt les conspiratrices, dispersées comme pour une fuite, se rapprochent sur la pointe du pied, se mettent en bouquet autour de celle qu’on a appelée Princesse.)
Que grâce à ce petit papotage frivole
Le soupçon éveillé par Sedlinsky s’envole,
Prouvons-leur qu’auprès des Machiavels féminins
Les Metternich les plus Metternich sont des nains !
Oui.
Chacune sait bien, ce soir, quel est son rôle ?
Oui.
Disséminons-nous dans le bal !
Scène III
Ce doit être Sandor ! — Non ! non ! c’est Furstemberg !
Et cet ours, qui, là-bas, valse sur du Schubert !
En quoi, la triste Elvire ?
En étoile.
En veilleuse.
Et Thécla, l’hypocrite ?
En Fanchon la Mielleuse.
Pas moyen de savoir quel est ce domino !
Est-ce une Anglaise ?
Ya.
Une Allemande ?
No !
Le vicomte est en Doge ?
Oui… grande dalmatique !…
Mais alors, la baronne est en Adriatique ?
(Tiburce est entré avec Thérèse. Il est en Capitan Spezzafer. Thérèse porte une souple tunique d’un bleu glacé d’argent, sur laquelle retombent des lys d’eau et de longues herbes luisantes : elle est en source.)
Ma sœur, vous n’allez plus à Parme ?
Voir ce bal, la duchesse a retardé d’un jour.
(Montrant une femme masquée qui passe dans le fond, accompagnée d’un homme en domino.)
C’est elle, avec Bombelles… oui… cette cape verte !
Tant mieux que vous partiez ! Noblesse oblige !… et certe
Je n’aurais plus longtemps souffert vos aparté
Avec votre petit Monsieur Buonaparte !
Plaît-il ?
N’aient pas, avec les rois, toujours été bégueules,
Car l’on peut ramasser un mouchoir sans déchoir
Lorsqu’un lys est brodé dans le coin du mouchoir !
Mais l’honneur ne saurait admettre une batiste
Portant la fleur ou le frelon bonapartiste.
(Menaçant.)
Malheur au fils de l’Ogre…
Hein ?
S’il croquait nos sœurs !
Mon frère, vous avez des mots…
Avertisseurs.
À quoi donc voyez-vous que je suis diplomate ?
Mais à votre façon d’arrondir votre patte !
Lorsque vous m’aimerez…
Vous vendez votre peau !
Oh !
Mais cette bergère a mangé son troupeau !
Votre oreille ?
Pourquoi ?
Mon secret !
(Il l’embrasse et se sauve. On entend sa voix, plus loin, dans les arbres, qui demande à une autre :)
Votre oreille ?
(Gentz et son groupe suivent le Polichinelle, très intéressés. Depuis un instant, le Duc est entré avec Prokesch. Prokesch est en habit et domino. Le Duc s’enveloppe d’un grand manteau violet. Quand le manteau s’ouvre, on le voit en uniforme blanc. Tenue de bal : bas de soie blanche et escarpins. Il tient à la main son masque, dont il s’évente nerveusement. Il s’appuie sur Prokesch qui le regarde avec inquiétude. Il a la figure défaite, le geste découragé, un pli mauvais à la lèvre. On sent que l’Aiglon traîne des ailes meurtries.)
Scène IV
des masques passent de temps en temps.
Quoi ! parmi ces gaîtés une langueur pareille ?
Qu’a donc fait Metternich ?
(Mouvement du duc.)
Je vous trouve énervé !
Mais que portez-vous donc sous le bras ?
Mon pavé.
Le complot va très bien si j’en crois plusieurs signes.
(Il tire de sa poche un billet.)
Ne m’a-t-on pas remis, ce matin, ces deux lignes ?
(Il lit.)
Dites-lui de venir de bonne heure et qu’il ait
Son uniforme sous un manteau violet !
— Prince, c’est pour ce soir, car ce billet…
D’une femme qui veut au bal me reconnaître !
J’ai suivi le conseil, d’ailleurs, n’étant ici
Venu que pour chercher aventure.
Non !
Si !
Mais alors, le complot…
Que de faire monter, pays clair et sublime,
Sur ton splendide petit trône impérial
Un être de malheur, d’ombre et d’Escurial !
Et si, lorsque plus tard, je serai sur ce trône,
Le Passé m’allongeant dans l’âme sa main jaune,
Venait y déterrer, de ses ongles hideux,
Je ne sais quel Rodolphe ou quel Philippe Deux ?…
J’ai peur qu’au bruit flatteur et doré des abeilles,
Monstre qui dors peut-être en moi, tu te réveilles !
Mais voyons, Monseigneur, vous êtes fou !
Tu crois ?
Bonté du ciel !
Dans leur retraite castillane ou bohémienne,
Ils ont tous eu la leur !… Quelle sera la mienne ?…
Voyons, décidons-le ! Je me résous, tu vois.
Mais voici le moment de choisir.
(Avec un rire amer.)
J’ai le choix.
Des aïeux prévenants m’ouvrent le catalogue !
Serai-je mélomane ? oiseleur ? astrologue ?
Marmonneur d’oremus ? ou souffleur d’alambic ?
Je ne comprends que trop ce qu’a fait Metternich !
(Baissant la voix.)
Des malheureux Habsbourg, il vous dressa la liste ?
Ah ! dame, ils ont tous eu la démence un peu triste !
Mais des parfums mêlés font des parfums nouveaux,
Et mon cerveau, bouquet de ces sombres cerveaux,
Va peut-être en produire une autre, plus jolie !
Voyons, quelle sera la mienne, de folie ?
Eh ! pardieu, mes penchants vaincus jusqu’à ce jour
Nous le disent assez : moi, ce sera l’amour !
Je veux aimer, aimer,
(De son poing fermé, il frappe rageusement sa lèvre.)
écraser avec haine,
Sous des baisers d’amour cette lèvre autrichienne !
Monseigneur !
C’est logique, Don Juan fils de Napoléon !
C’est la même âme, au fond, toujours insatisfaite,
C’est le même désir incessant de conquête !
Ô magnifique sang qu’un autre a corrompu
Et qui, voulant éclore en César, n’a pas pu,
Ton énergie en moi n’est donc pas toute morte :
Cela fait un Don Juan, lorsqu’un César avorte !
Oui, c’est une façon d’être encore un vainqueur !
Ainsi, je connaîtrai cette fièvre de cœur
Fatale, dit Byron, à ceux qu’elle dévore…
Et c’est une façon d’être mon père encore !
— Bah ! qui sait, après tout, s’il est plus important
De conquérir le monde ou d’aimer un instant ?
Soit ! soit ! c’est bien qu’ainsi finisse la Légende,
Et que ce conquérant de cet autre descende !
Soit ! je serai le reflet blond du héros brun,
Qui s’en allait les battant tous l’un après l’un,
Et tandis que je les vaincrai l’une après l’une,
Mes soleils d’Austerlitz seront des clairs de lune !
Ah ! taisez-vous, car c’est trop tristement railler !
Oui, je sais bien, j’entends des spectres me crier,
Spectres aux habits bleus, tordus par la rafale :
« Eh bien ! alors, cette épopée impériale ?…
« Nos travaux, nos clairons, la gloire ?… Eh bien ! alors,
« Cette neige, ce sang, l’Histoire… et tant de morts
« Sur tant de champs où tant de fois nous triomphâmes,
« Cela te sert à quoi, petit ? » — « À plaire aux femmes ! »
C’est beau, sur le Prater, parmi les voiturins,
De monter un cheval de trois mille florins
Que l’on peut appeler Iéna ! C’est une aigrette
Certaine, qu’Austerlitz, aux yeux d’une coquette !…
Vous n’aurez pas le cœur, ainsi, de la porter !
Mais si, mais si, mon cher, et je ferai monter
— Car c’est, sur un amant, une chose qui flatte ! —
L’aigle rapetissée en épingle à cravate !
(L’orchestre, qui s’était tu un moment, reprend au loin.)
De la musique !… Et tu n’es plus, fils de César,
Qu’un Don Juan de Mozart !
(Ricanant.)
Pas même de Mozart
De Strauss !
(Il salue gravement Prokesch.)
Je vais valser.
(Et pirouettant avec une gaieté désespérée.)
Il faut que je devienne
Inutile et charmant, comme un objet de Vienne !
Ma tante… Tiens ?…
Oh ! non, pas cela !
Je veux voir.
(Et repoussant Prokesch qui s’écarte à regret, il s’avance d’un pas traînant vers l’Archiduchesse. L’Archiduchesse porte un costume très simple : jupe courte, corsage à basques, fichu, tablier, bonnet ; enfin, tout à fait pareille au fameux tableau de Liotard, elle tient avec conviction devant elle un petit plateau sur lequel sont posés une tasse de chocolat et un verre d’eau.)
Scène V
Oh ! le profond parfum qu’ont les tilleuls, ce soir !
As-tu vu mon petit plateau ?… J’en suis très fière !
Vous êtes déguisée en ?…
De Dresde.
Doit bien vous ennuyer.
Mais non !
Mettez-vous là !
Eh bien, Franz ! aimons-nous un petit peu la vie ?
J’aime être le neveu d’une tante jolie.
Moi j’aime être la tante, aussi, d’un grand neveu.
Trop jolie.
Et trop grand !
Oui, pour jouer ce jeu.
Quel jeu ?
D’intimités tendres qui sont les nôtres.
Je n’aime pas vos yeux, ce soir.
Moi si, les vôtres.
Ah ! je comprends ! ce soir, tout se masque à la cour,
Et l’amitié doit prendre un domino d’amour !
Oh ! d’abord, l’amitié, tante aux yeux de cousine,
L’amitié, de l’amour, est toujours trop voisine
Entre les tantes et les neveux, les filleuls
Et les marraines — oh ! sentez-vous les tilleuls ? —
Entre les colonels et les chocolatières
Pour qu’il n’y ait jamais d’incidents de frontières.
Je n’aime plus votre amitié.
Ces sentiments auxquels on ne comprend plus rien,
Dans lesquels tout se mêle et s’embrouille…
(Elle s’éloigne.)
Oh ! bien ! Si vous prenez vos airs d’archiduchesse !
Adieu, Franz !… Tu m’as fait beaucoup de peine !
Dans la claire amitié cette goutte tomba,
Qui fait qu’en amour trouble elle se précipite !
Attendons !
(Il aperçoit Thérèse de Lorget qui, depuis un instant arrêtée au fond, joue distraitement à tremper dans l’eau du bassin, les longues herbes qui pendent de ses épaules. — Avec étonnement.)
Tiens !… Comment ! Vous êtes là, petite ?
Vous ne roulez donc pas vers le ciel Parmesan ?
(Il regarde le déguisement de Thérèse)
Mais que d’herbe ! En quoi donc êtes-vous ?
Petite…
(Mélancoliquement)
Sur sa roche lointaine.
Mon père, pour amie, avait une fontaine.
Elle le consolait d’un geôlier. C’est pourquoi
Il fallait qu’à Schœnbrunn, ma Sainte-Hélene à moi,
Mon âme ne fût pas tout à fait sans ressource,
Et qu’ayant le geôlier elle eût aussi la Source !
Vous évitiez pourtant, vers moi, de vous pencher ?
Parce que je songeais à m’enfuir du rocher.
Mais c’est fini !
Comment ?
Tout rêve !
Vous souffrez ?
Ma Source, — sa fraîcheur, son murmure !…
Elle est là.
Et même si je veux la troubler ?
Troublez-la.
Viens ce soir. Tu sais bien, la maison tyrolienne,
Sous bois, mon pavillon de chasse…
Que je vienne ?…
Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.
Mais…
Songe combien je suis malheureux désormais
J’ai perdu tout espoir de jouer un grand rôle.
Je n’ai plus qu’à pleurer : j’ai besoin d’une épaule.
(Il a presque laissé tomber sa tête sur l’épaule nue de la Petite Source, lorsque le bruit d’un pas sur le gravier les fait se séparer vite. C’est Tiburce, drapé dans sa cape de spadassin, qui passe au fond, ayant au bras une femme. En les voyant, il cesse de causer, et arrête sur Thérèse un regard de menace. Elle lui répond d’un œil dédaigneux, et disparaît vers le bal. Tiburce, reprenant sa galante conversation, s’éloigne. Le Duc, qui n’a même pas reconnu Tiburce, appelle d’un signe un des laquais debout à la sortie de droite, et tire de son frac un feuillet de papier qu’il griffonne sur son genou.)
Scène VI
Au château, pour mes gens. Je ne rentrerai pas.
Je vais au pavillon. Vite quelqu’un là-bas.
Voilà. Rapporte-moi que la chose est comprise.
C’est tout ?
C’est tout. — Demain matin, la jument grise.
(Le laquais sort. Fanny Elssler, toujours masquée, repasse en courant, se retournant pour regarder si elle est poursuivie. Elle s’arrête en apercevant le Duc, dont le manteau violet laisse voir l’uniforme blanc.)
… Son uniforme sous un manteau…
(Ironiquement.)
Il était d’une femme, ô Prokesch, le billet !
Le temps de dépister ce masque qui m’obsède,
Et je reviens !
J’attends.
Aimons !
Aimons…
(Il montre un couple très tendre qui se dirige vers le banc.)
comme ceux-là !… comme tous !
(Mais, soudain, il tressaille et se jette derrière un oranger, qui le cache ; car le couple parle, se croyant seul ; et dans ce couple qu’il a désigné d’un geste méprisant, il reconnaît Marie-Louise et son chambellan Bombelles.)
Scène VII
Très épris ?
C’est de lui que vous parlez encore ?
Oui.
Bombelles !… ma mère !…
Il vous aimait ?
Mais je sentais très bien que je l’intimidais.
Même sur son estrade aux lauriers d’or pour dais,
Il se sentait moins haut que moi par la naissance ;
Alors, il m’appelait, pour prendre un air d’aisance
« Bonne Louise ! »… Eh ! mon Dieu ! oui !… C’était d’un goût !
— J’aime le sentiment !… Je suis femme, après tout !
Avant tout !
(D’un petit ton sec et léger.)
On s’est mis en colère
Pour un mot que j’ai dit quand ce bon Saint-Aulaire
M’annonça le désastre, à Blois. J’étais au lit ;
Mon pied nu dépassait et, sur le bois poli,
Posé comme ces pieds que cisèle Thomire,
Du meuble Médicis faisait un meuble Empire.
Soudain, voyant glisser les yeux de l’envoyé,
Je souris et je dis : « Vous regardez mon pied ? »
— Et malgré les malheurs de sa patrie, en somme,
C’est parfaitement vrai qu’il regardait, cet homme ! —
Je fus coquette ?… eh bien ! le grand crime ! Mon Dieu,
Que voulez-vous ? c’est vrai, je restais femme un peu,
Et dans l’écroulement trop prévu de la France,
La beauté de mon pied gardait son importance !
— et saisissant l’oranger pour ne pas tomber.
Oh ! je voudrais m’enfuir ! oh ! je reste !
Ce caillou gris que vous portez en bracelet ?
Ah ! je ne peux le voir qu’avec des yeux humides !
Ça… voyez-vous… c’est un morceau…
Des Pyramides ?
Mais non, voyons ! C’est un vrai morceau du tombeau
Où Juliette dort auprès de Roméo !
(Elle soupire.)
Ce souvenir me vient…
Me parler de Neipperg !
Pourquoi parler de l’autre, alors ?
(Et avec plus de curiosité que de jalousie.)
Vous, — l’aimiez-vous ?
Qui donc ?
L’Autre !
Ça vous reprend ?
Un si grand homme, on doit…
Quant à cela, je nie
Qu’on ait jamais aimé quelqu’un pour son génie !
Et puis, ne parlons plus de lui, parlons de nous
(Coquettement.)
Cela vous plaira-t-il, Parme ?
Était-il jaloux ?
Jusqu’à chasser Monsieur Leroy, tailleur-modiste,
Parce qu’en m’essayant un péplum, cet artiste
N’avait pu voir, sans un cri d’admiration,
(Elle a laissé glisser derrière elle, sur le banc, la grande cape qui couvrait sa robe décolletée.)
Mes épaules.
(Et ses épaules, couvertes de diamants, apparaissent.)
Jaloux ?… Alors, Napoléon…
Chut !…
Vos épaules, — ce soir… Il n’aurait pas…
Bombelles !
Aimé m’entendre dire à Votre Majesté…
Oh ! mon père, pardonnez-moi d’être resté !
… Qu’elle est coiffée un peu comme nos filles d’Arles,
Mais qu’elle est bien plus belle, étant plus blonde ?…
Charles !
Il n’aurait pas aimé que me penchant ainsi…
(Mais ses lèvres n’ont pas atteint l’épaule de Marie-Louise qu’il a été saisi à la gorge, arraché du banc, jeté à terre par le Duc de Reichstadt bondissant et criant.)
Pas ça ! Je ne veux pas ! Je vous défends !
(Il recule, étonné de ce qu’il vient de faire, épouvanté ; passe la main sur son front, et tout à coup :)
Merci ! Je suis sauvé !
Franz !
Ne furent pas de moi !… Moi, toujours, il me reste
Le respect de ma mère — et de sa liberté !
C’est donc… c’est donc Celui dont j’étais habité,
Qui vient, là, hors de moi, de bondir avec force !
Merci ! je suis sauvé ! c’était un sursaut corse !
Monsieur…
Rien entre nous !
Au palais de Sala retournez vivre en paix !
Ce palais n’a-t-il pas deux ailes, dont une aile
Est un petit théâtre et l’autre une chapelle ?
Vous allez vous sentir, habitant au milieu,
Dans un juste équilibre entre le monde et Dieu !
— Mes respects ! mes respects !
Mon fils !
Mais oui ! c’est votre droit de n’être qu’une femme !
Allez être une femme au palais de Sala !
Mais dites-vous, dites-vous bien, et que cela
Soit la revanche amère et triste de sa gloire,
— Veuve qui n’a pas su garder la robe noire ! —
Dites-vous, désormais, qu’on ne fait les yeux doux
Qu’au prestige immortel qu’il a laissé sur vous,
Et que vous n’êtes belle, et que vous n’êtes blonde,
Que parce qu’autrefois il a conquis le monde !
Mais… Bombelles, venez !… ne restons pas ici !
Retournez à Sala ! Je suis sauvé ! Merci !
Adieu, Monsieur !
Ô mains tristes encor de leur anneau qui tombe,
Mains où posa le front de celle qui jadis
Sanglotait parce que je n’étais pas son fils,
Mais dont je sens les doigts sur mon âme orpheline,
Je vous baise en pleurant, ô mains de Joséphine !
La Créole !… Et crois-tu donc qu’à la Malmaison
Elle n’a pas ?…
Silence !
De plus, raison de plus pour moi d’être fidèle !…
(Marie-Louise gagne la sortie de droite, quittant la fête avec Bombelles. Et le duc reste là transformé, redressé, frémissant d’indignation et d’énergie, — sauvé comme il vient de le dire. Ce n’est plus, ainsi que tout à l’heure, l’être d’ennui et de volupté, le blondin d’une grâce perverse : c’est, de nouveau, le jeune homme ardent et douloureux. À ce moment reparaît Metternich, achevant sa conversation avec Sedlinsky.)
Scène VIII
Oui, j’ai brisé l’orgueil de cet enfant rebelle !
(Mais il pousse un cri en apercevant, debout devant lui, le prince qu’il a laissé, la nuit dernière, gisant au pied d’un miroir.)
Hein ? — Vous ici !
(Et comme le prince, en bondissant sur Bombelles, a laissé glisser son manteau, Metternich ajoute, choqué de le voir en colonel autrichien dans cette fête masquée :)
Dans cet uniforme ?… Comment ?
Ne doit-on pas venir sous un déguisement ?
Cet orgueil, qu’hier soir brisa Votre Excellence
Garde, même en morceaux, toute son insolence !
À quoi donc vient rêver ici, fuyant le bal
Le petit colonel ?
Au petit caporal.
Oh ! je…
(Se calmant, à Sedlinsky.)
Mais le courrier, là-bas, qui me réclame !
(Et il sort par la droite, au bras du préfet de police, en disant entre ses dents)
C’est à recommencer !
Prince…
Scène IX
PASSAGE DE MASQUES.
Non ! Je ne veux plus…
Fuir ?
(Changeant de ton et se rapprochant.)
Comment ?
Quand ?
C’est grave. Écoutez bien. Mais souriez sans cesse.
(Et elle lui dit en minaudant :)
Votre cousine est là, dans ce bal.
La Comtesse ?
Oui.
(Elle prend la main du Duc et la met sur son cœur.)
— Tiens, j’ai — comme un soir de première — le trac !
— Elle a sous son manteau ton habit blanc, ce frac
Avec lequel l’Aiglon a l’air d’une mouette !
Elle te ressemblait déjà de silhouette
Mais depuis qu’elle a teint en blond ses cheveux noirs,
Prince, elle te ressemble à tromper les miroirs !
Donc, pendant qu’on jouera,
(Elle montre, à gauche, la porte du petit théâtre.)
là, Michel et Christine,
Tu changes de manteau, vite, avec ta cousine…
Je me masque…
Tu disparais comme en un truc…
Cependant qu’apparaît un faux duc !
Sort ostensiblement…
(Elle montre la sortie de gauche.)
Des agents qui, dehors, m’attendent pour me suivre…
Rentre à Schœnbrunn…
S’enferme en ma chambre avec soin…
Et s’éveille si tard demain…
— Seulement…
Vous voyez un seulement ?
Si, voyant le faux duc sortir en uniforme,
Quelque masque, croyant me parler, lui parlait ?
Impossible. Tout est réglé comme un ballet.
Pour qu’il sorte sans crainte et puis que tu te sauves,
Douze femmes sont là, — douze dominos mauves ;
Elles vont, coquetant, riant, jouant de l’œil,
L’accaparer, l’une après l’autre, jusqu’au seuil,
— Et, comme un volant blanc de raquette en raquette,
Le faux duc sortira de coquette en coquette !
Quel est ce loup ?
Hou ! hou !
Quel est ce fou ?
Tzing ! tzing !
Puis, toi, tu sors du parc…
Par la porte d’Hietzing ?
Non !
Par où ?
Regardez l’éventail de votre humble servante…
Eh ! bien ?
Voyez-vous le chemin ? En rouge. Il fait un arc.
Suivez-vous ? Les petits carrés blancs sont des marbres,
Et les petits pâtés vert pomme sont des arbres.
On évite, par là, les gardes malfaisants.
On tourne à gauche. On prend du côté des faisans…
Les hachures, qu’est-ce que c’est ?
— On redescend. On tourne au gros triton de fonte.
Et l’on sort Empereur par ce petit portail…
Tout est-il bien compris ? Je ferme l’éventail.
Empereur !
Tout de suite !
Et l’on trouve à ce portail ?
Un fiacre.
Hein ?
Très bien attelé ! Ne sois pas inquiet !
Et qui me mène ?
Au lieu de rendez-vous !
Qui est ?
À deux heures d’ici — c’est vrai, ça vous écarte, —
Mais la comtesse y tient Wagram !
— Et Prokesch ?
Prévenu par moi. Sera là-bas.
Et Flambeau ? Vais-je le revoir ?
Je ne sais pas.
(Tout en causant, elle l’a conduit vers la gauche. Il y a, de ce côté, au pied d’une grande urne antique d’où retombent de longues branches de lierre, un tas de décombres parmi des touffes d’herbe. Un fût de colonne, au coussin de mousse, offre une sorte de siège, et — près d’un fragment de bas-relief posé sur le sol, à plat, comme une large dalle — la tête énorme et barbue d’une statue cassée ouvre ses yeux blancs et sa bouche d’ombre.)
Il faut attendre… Asseyons-nous, au clair de lune,
Vous, sur ce bloc…
(Et elle désigne le fût de colonne.)
Moi, sur la tête de Neptune.
(S’adressant à la tête de pierre, avec une révérence comique.)
Neptune, c’est permis de s’asseoir ?
(Fanny fait un bond en arrière, et la tête ajoute d’une voix cordiale.)
Seulement, vous savez, il y a des fourmis !
Dieu !… la tête qui parle !…
C’est vrai, qu’on sort du trou…
Par une fourmilière !
Flambeau !
Scène X
DES MASQUES, de temps en temps.
Dans la cachette à Robinson…
Ohé !
Chut ! des masques !
Bravo ! Très drôle !
Crusoé.
Quoi ! depuis hier soir ?…
Oui, je fume ma pipe…
Dans ce trou ?…
Inventeur du bonnet à poil, à ce qu’on dit,
Et dont le Mameluck s’appelait Vendredi !
Je ne retrouve plus la place exacte !
Juste où je souffle, avec ma pipe, un peu d’ouate !
(Et par une fente de la grosse pierre posée à plat, on voit s’élever une fumée qui se met à floconner dans l’air calme.)
Là, — le petit Vésuve !
Oh ! tu dois être…
Mais
(Une bouffée.)
je vous avais dit
(Une bouffée.)
que je viendrais au bal !
Si l’on nous voit causer avec une fumée !
Aï !
Quoi donc ?
Fourmi !… Depuis hier, tout le temps on se bat !
— Ai ! — Elles ont le nombre et moi j’ai le tabac !
(On l’entend souffler très fort.)
En soufflant la fumée à flots…
Tu les canonnes !
Puis-je lever ma pierre une seconde ?
Oui !
(Alors un des côtés de la pierre se soulève lentement, entraînant ses tremblantes attaches de lierre, laissant pendre des cheveux d’herbe, et, de l’ombre humide du trou de Robinson, on voit sortir à demi un Flambeau mystérieux et cocasse, l’uniforme verdi, les moustaches pleines de brindilles, le nez terreux, l’œil gai.)
Nonnes !…
Chut !
J’ai l’air de me mettre au balcon du tombeau !
Fanny m’a tout conté. C’est pour ce soir, Flambeau.
Bon ! — Craignez Metternich, seulement ! L’œil du maître !
Il a quitté le bal.
Il n’y a plus personne, alors !
Tout ira bien.
Metternich est parti ?… Vous ne me dites rien ?
Mais…
Prendre un torticolis dans ma petite turne ?
Des masques !
(Flambeau rentre dans son trou. La scène est envahie par des masques qui dansent une ronde autour d’un magicien à grande barbe.)
— C’est Thalberg ! — Non, Thalberg est en mammamouchi !
— C’est Josika ! — Non ! c’est…
Il fuit ! qu’on le rattrape !
Partis ?
Partis.
Alors…
Hein ? quoi ?
Baissons la trappe !
Que va-t-on dire en te voyant ?
Rentrez vite !
(Les masques reparaissent au fond.)
Et celui-là ! Ho ! ho ! — en grognard de l’Empire !
Eh bien ! mais le voilà, tenez, ce qu’on va dire !
Bravo ! — Très bien !
Je suis tranquille maintenant !
(Il remet son bonnet et fume sa pipe. À ce moment, la scène est envahie. Tout le monde revient du bal, car la cloche du théâtre sonne et un laquais vient de suspendre aux branches de la porte une affiche sur laquelle on lit :
Vaudeville en un acte.
De MM. Eugène Scribe et Henri Dupin.
La plupart des masques, avant d’entrer au théâtre, s’arrêtent pour contempler Flambeau.)
Scène XI
As-tu vu le grognard ?
Oh ! il est étonnant !
(Le duc s’est un peu écarté, laissant Fanny avec Flambeau qui, en un clin d’œil, est entouré.)
Excellents, les petits anneaux d’or aux oreilles !
Et les gros sourcils gris, postiches ! Des merveilles !
(Elle se hausse sur la pointe des pieds et essaie de les toucher. Flambeau recule.)
Mais sans manteau, comment sortirai-je tantôt ?
Le numéro de Gentz, tiens : un très beau manteau !
Bonjour, grognard !
Honneur, plaisir.
Qui c’est ?
(Il s’avance, et bouffonnant.)
Pour lors, Sergent, vous serviez ?…
(On rit.)
Ils riaient moins du temps, chez eux, qu’elle hivernait !
(Il se promène, de long en large.)
C’est un Raffet ! — C’est un Charlet ! — C’est un Vernet !
Comme il est bien usé !… La poudre !… Les poussières !…
Le nom du costumier ?
Une vieille maison : Guerre et Victoire, Sœurs.
Ah ! oui ?
Nous n’avons pas les mêmes fournisseurs !
Parbleu ! mais c’est Zichy !…
(À Flambeau, en lui tendant la main.)
Cher comte…
Ma bouffarde.
Oui, son langage, ainsi que son museau, se farde !
En allant à Krasnoé
On avait soif ; on avait froué !…
C’est qu’il est excellent !…
(S’avançant et lui prenant le bras.)
En Russie, hein ! mon vieux,
Nous avons eu très froid au nez ?
(On rit.)
Oui… Pas aux yeux.
Mais, cristi, ça vous ravigote
Rien que de voir sa redingote !…
Dis donc, sa redingote a besoin de reprises ?
(On rit.)
Mais, dis donc, elle vous en a fait voir de grises !
Ha ! ha ! très drôle !…
Oui… très nature…
Très exact !
Mais vous ne trouvez pas qu’il manque un peu de tact ?
(Il les emmène vers le théâtre où, du reste, tout le monde entre peu à peu ; la scène se vide. Fanny Elssler, qui a rejoint le Duc, suit avidement des yeux les derniers masques qui se dirigent vers la petite porte.)
Sitôt qu’ils seront tous entrés pour voir la pièce…
Entrez !
… j’irai chercher votre cousine.
(À ce moment, le laquais que le duc avait envoyé porter une lettre au château reparaît et s’approche vivement de lui.)
Qu’est-ce ?
Entrez !
Passer la nuit au pavillon de la forêt.
Hein ?
Je passerai la nuit. C’est donc là qu’à ma place
La comtesse devra se rendre. Préviens-la.
Je la préviens et vous l’amène. Restez là.
Entrez !
Vous n’entrez pas ?
Non. Je pars.
À votre aise !
Mais elle va peut-être au rendez-vous !
Thérèse !
Non ! qu’elle y aille !… Il me sera doux de savoir
Qu’elle fut faible au point d’y aller !
À ce soir !
Scène XII
Surveille où l’on en est de la pièce de Scribe !
C’est l’heure !
(Flambeau entre au théâtre. Elle fait un signe au fond et l’on voit venir un jeune homme masqué enveloppé d’un grand manteau brun.)
Parce que Stanislas est triste et Polonais !
Duc, voici la comtesse !
(Le jeune homme se démasque : c’est la comtesse. Ses cheveux, teints en blond, sont coupés et courts comme ceux du prince, avec la raie et la grande mèche sur le front. En descendant vers son cousin, elle ouvre son manteau et apparaît svelte et blanche, dans le même uniforme que lui.)
C’est moi qui viens vers moi dans l’ombre qui s’étonne !
(Fanny fait le guet.)
Bonsoir, Napoléon.
Bonsoir, Napoléone.
Je suis très calme. Et toi ?
Que vous allez courir pour moi !
Oh ! pas pour vous.
Ah ?
Pour le nom, la gloire, et mon sang sur le trône !
Comme tu fais sonner ta cuirasse, Amazone !
Oui, ce serait moins beau si c’était par amour !
Mais, à propos d’amour, lorsque tu seras pour
Me remplacer, ce soir, là-bas… si d’aventure,
Une femme venait…
Ah ! j’en étais bien sûre !
Raconte-lui ma fuite ; et tu vas me jurer…
Le vieux soldat se tait…
Bien ! bien !
…sans murmurer !
Si ce soir, elle vient, plus tard de me le dire !
Quoi ! s’occuper d’un cœur quand, demain, c’est l’Empire !
C’est parce que demain je vais être Empereur
Que j’attache, ce soir, tant de prix à ce cœur !
D’autres vous aimeront !
Comme la triste enfant prête à tomber sans gloire
Qui, parce qu’elle veut tomber en consolant,
Viendra ce soir, peut-être, à ce rendez-vous blanc ?
Vous aimerez encor !
À quelque rendez-vous, que, plus tard, je puisse être,
Je n’attendrai dans l’ombre et n’ouvrirai les bras
Comme à ce rendez-vous où je ne serai pas !
Je trouve Votre Altesse extrêmement émue !
Moins que si tu me dis plus tard : « Elle est venue ! »
Il faut se dépêcher, car les yeux vers le ciel,
Il chante quelque chose à son vieux colonel !
(Le duc et la comtesse se masquent rapidement.)
Changeons vite !
Attention !
(Il tire la baguette de son fusil qu’il lève solennellement.)
Par la vertu de ma baguette !…
Tu vas, peut-être, faire un César, songes-y !
C’est pourquoi ma baguette est celle d’un fusil !
(Le duc de Reichstadt est à droite. La comtesse est à gauche. Ils enlèvent simultanément leurs manteaux. Une seconde, il y a, dans un éclair blanc, deux Ducs de Reichstadt. Mais L’échange se fait : le duc s’enveloppe du manteau noir, rabat le capuchon sur sa tête ; la comtesse jette négligemment sur une épaule le domino violet de manière à ne pas cacher l’uniforme et les croix, reste tête nue pour bien laisser voir les cheveux blonds… Et il n’y a plus qu’un duc de Reichstadt, à gauche.)
Scène XIII
Il sort !
(Le Duc se sépare de la comtesse. Une musique bruyante éclate. La scène s’éclaire vivement. Car de tous côtés des laquais entrent, roulant devant eux des orangers dont le feuillage est criblé de verres lumineux. Sur chaque caisse verte on a posé deux planches que recouvre un napperon de dentelle laissant passer par un trou le tronc de l’oranger, et sur chacune de ces petites tables d’où jaillit un arbre illuminé, un somptueux petit couvert est mis. Vaisselle de vermeil. Cristaux irisés. Luxe de fleurs. Nuée de laquais poudrés qui, en un clin d’œil, flanquent chaque caisse de quatre chaises légères, et habillent les deux orangers qui étaient déjà en scène comme les nouveaux venus. — Cependant, tous les masques sortent du théâtre, en farandole, se tenant par la main, sur l’air de galop qu’attaque l’orchestre. En voyant la surprise que leur réservait Metternich, ils poussent des cris d’enthousiasme. La longue chaîne dansante, conduite par l’Archiduchesse et l’Attaché français, se met à serpenter autour des orangers et ce sont des éclats de rire, des appels, des interjections, parmi lesquels on entend à peu près :
— Vous marchez sur ma robe ! — Hop ! Hop ! — Je perds ma houppe !
— Bravo, les orangers ! — Dansons en rond ! — Baron !
— Marquise ! — Hop ! hop ! — Plus vite ! — Encor ! — Toujours ! — En rond !
— Attention ! Un, deux… à trois, on se sépare !
Trois !
Et la farandole se disloque.)
Hourrah !
Notre essaim de femmes l’accapare !
Prince ! — Duc ! — Monseigneur ! — Altesse !
Que pour le duc ce soir !
Sandor ! — Zichy ! — Mina !
On me reconnaît donc ?
À ce collier de jade !
Au dessert on pourra se faire une orangeade !
Duc !…
Sterlets du Danube ! — Et caviar du Volga !
Mimi de Meyendorf à la table d’Olga !
(Tout le monde est assis, excepté la comtesse qui, toujours debout à gauche, continue à marivauder avec un domino mauve. Le duc, sans la quitter des yeux, s’est attablé, avec Flambeau et Fanny, à l’un des orangers. — Rires. Murmures. Le souper commence.)
Mesdames et Messieurs…
Chut ! Chut !
Terrible !…
En l’honneur…
Elle va pour sortir…
Qui régla nos plaisirs et s’en fut nous laissant
Ces musiques, ces fleurs et ces sorbets aux pêches, —
— Travailler jusqu’à l’aube et dicter des dépêches !
(Applaudissements. La comtesse profite de ce que l’attention est attirée par Gentz et se dirige, parmi les tables, vers la sortie. À mesure qu’elle avance — en imitant l’allure distraite du duc et sans avoir l’air de se presser — il se lève, de chaque table, sur son passage, un domino mauve qui l’accompagne un instant en lui faisant des agaceries, et ne la quitte que lorsqu’un autre domino mauve vient à son tour l’accaparer coquettement.)
Elle a bien attrapé votre pas nonchalant !
Au Prince Chancelier, Conseiller, Chambellan !
Dédions ton premier grésillement, champagne,
À Metternich, prince d’Autriche et grand d’Espagne,
Seigneur de Daruvar et duc de Portella…
Elle avance ! Voyez l’air tranquille qu’elle a.
Chevalier de Sainte-Anne…
Ce Gentz, sans le savoir !
De l’Éléphant Danois et de la Toison d’or !…
Pourvu que Metternich ait des titres encor !
Curateur des Beaux-Arts, Magnat héréditaire…
Oh ! mon pas n’est pas si traînant… elle exagère !
Bailli de Malte…
Eh bien ! qu’attend-elle ?
Du Faucon, du Lion, de l’Ours, de Charles III !…
(Il s’arrête, s’épongeant le front.)
Ouf !…
Il va succomber ! Il faut que tu l’éventes !
Et Membre de plusieurs Sociétés savantes !
Hourrah !…
(Tout le monde est debout. Les verres se choquent. La comtesse est arrivée à la sortie avec le dernier domino mauve ; le pied sur le seuil, elle cause et rit nerveusement, s’attarde une seconde de peur de se trahir par un départ brusque, baise la main du domino mauve pour prendre congé.)
Prince, elle va sortir… elle sort !…
— à voix haute, de sa place.
Franz, tu pars ?
Tout est perdu !
Tonnerre !
Attends !
N’est pas du complot !
Franz !
Tout à l’heure, mais…
(Elle tressaille, en recevant à travers le masque un regard qu’elle ne reconnaît pas. Elle s’arrête, examinant de près le bas du visage, et presque sans voix :)
Ah !…
Perdu !
Mais…
À demain !
Ah ! Madame, — comment ?…
Baisez-moi donc la main !
(La Comtesse se ressaisit, baise tout à fait en duc de Reichstadt la main de l’Archiduchesse, se redresse, et sort.)
Scène XIV
Il part déjà, le duc ?
Oh ! il est si fantasque !
(L’Archiduchesse, en regagnant son oranger, passe devant celui où sont assis le Duc, Flambeau et Fanny.)
Votre main… comme au duc de Reichstadt ?
Tiens, — beau masque !
Et maintenant…
(Rires et protestations.)
Encore !
Un mot…
Gentz, allez-y !
Je voulais compléter mon petit brindisi.
J’ai commis tout à l’heure un oubli… volontaire.
Car le duc de Reichstadt étant là, j’ai dû taire
Le plus beau titre de Metternich. J’ai l’honneur
— Le Duc étant sorti — de boire : Au destructeur
De Bonaparte !
Au destructeur de Bonaparte !
(Mouvement du Duc. Tous les verres sont levés. Flambeau vide tranquillement le sien dans le canon de son fusil.)
Que fais-tu ?
Je le mouille un peu, de peur qu’il parte !
(Tout le monde se rassied. La conversation devient générale. On se parle d’un oranger à l’autre.)
Ce Bonaparte !…
En somme, un faux marbre !
Du stuc !
Hein ?
Songez qu’il y va de l’Empire, mon duc !
Très surfait.
Prenez garde !
Mais qu’en Égypte on a vu sur un dromadaire…
Alors !…
On dit que Gentz le fait très bien !
Cristi !
Fais-le !
(Gentz se lève. Mouvement du duc.)
N’oubliez pas que vous êtes sorti !
La mèche !
(Fronçant le sourcil.)
L’œil !
(Mettant la main dans son gilet.)
La main !
(Et satisfait.)
Voilà.
(Acclamations et rires.)
Oh !
Et même en se moquant c’est beau ! — car il l’évoque !
Vous savez qu’il tombait de cheval, — patatras !
Voilà ce que, sur lui, trouvèrent les ultras !
Un causeur très médiocre !…
Allez donc !
S’ils ne pouvaient entre eux dire du mal de l’aigle,
Que diraient le cloporte et le caméléon ?
Il ne s’appelait pas, d’ailleurs, Napoléon !
Hein ?
(C’est le duc maintenant qui le retient.)
On veut se faire un nom magnifique…
Imbécile !
Qui dans l’histoire, un jour, puisse être interpolé…
On prend trois petits sons clairs et secs : Na-po-lé…
Et puis un bruit sourd : on !
C’est extraordinaire !
Oui : Na-po-lé : l’éclair !… et puis on, le tonnerre !
Quel était son vrai nom ?
Ah ! vous ne savez pas ?
Mais non !
Il s’appelait Nicolas.
Nicolas ?
Ah ! bravo ! le grognard !
(Il lui passe un plat.)
Quelques cailles ?
Eh bien ! mais… Nicolas gagnait bien les batailles !
Et cette cour qu’en un clin d’œil il fagota !
Quand on y parlait titre, étiquette, Gotha,
Mon cher, pour vous répondre, il n’y avait personne !
Il n’y avait donc pas le général Cambronne ?
Mais… la guerre !…
Qu’y faisait-il ? Les bulletins !
Il se tenait sur des petits tertres lointains !
(Rires.)
Nom de…
Chut !
Pour venir le blesser au pied, à Ratisbonne
Juste de quoi fournir un sujet de tableau !
Du calme !…
Mais toi-même…
(Fanny le lui enlève.)
Bref…
Qu’il n’ajoute pas quelque chose de pire !
Vous le supporterez !
Oh ! — pas pour un Empire !
Bref — ce fameux héros — c’était…
Non, mon petit !
C’était un lâche !
Oh ! je…
(Brouhaha.)
Hein ? Qu’est-ce ? Quoi ? Comment ? Plaît-il ? Qui ça ?
Tumulte.
Tout est sauvé ! quelqu’un a relevé l’insulte !
Qui s’est permis ?
C’est moi.
Du maréchal Maison !
Vous qui représentez le Roi ?
C’est toujours drôle.
Il s’agit de la France, et je suis dans mon rôle.
C’est contre elle tenir des propos insultants
Que d’insulter celui qu’elle aima si longtemps.
Buonaparte ?
Veuillez prononcer Bonaparte.
Soit ! Bonaparte !
Non. L’Empereur.
Votre carte ?
Je pars demain. Donc, le duel, demain matin.
(Il s’éloigne et rejoint deux amis avec qui il se met à causer à voix basse. Les violons ont repris au loin et les groupes, en chuchotant, commencent à regagner le bal.)
Filons ! J’ai le manteau.
(Il l’ouvre et le referme.)
Dedans, c’est en satin.
De l’eau ?
Monsieur est dur pour le Corse !
Hein ?
Votre sœur, pour son fils !…
(Mouvement de Tiburce.)
Voulez-vous les surprendre ?
Quand ?
Ce soir.
Où ?
Je sais.
Attends-moi près d’ici !
Je vais débarrasser l’Autriche !
Vous, merci !
De quoi donc ?
Chut !
Le duc ?
Un complot.
Je m’étonne…
Je n’ai que mon secret, Monsieur : je vous le donne.
(Vite et bas.)
Rendez-vous à Wagram, ce soir. Soyez-y !
Moi ?
N’êtes-vous pas à nous ?
Je suis fidèle au roi.
C’est bien ! Mais tu te bats pour mon père, à ma place.
Et c’est en toi, ce soir, un peu de moi qui passe !…
(Il remonte, en le saluant.)
— À bientôt !
Vous croyez me gagner ?…
Mon père a bien conquis Philippe de Ségur !
Demain je rentre en France, et je tiens à vous dire…
Vous êtes un futur maréchal de l’Empire !
…Que si l’on fait, sur vous, marcher mon régiment,
Je saurai commander le feu.
(Il lui tend la main.)
Serrons-nous donc la main, avant de nous combattre.
(Les deux jeunes gens se prennent la main.)
Avez-vous pour Paris — car j’y serai le quatre —
Quelques commissions ? L’honneur me serait doux…
Je compte être rendu dans… l’Empire avant vous !
Si pourtant, avant vous, j’étais dans le… Royaume ?
Saluez de ma part la colonne Vendôme.