L’Air et la Vitesse/05
Sur tout véhicule roulant en marche, on retrouve, à chaque instant, deux éléments qui caractérisent cet état de marche : c’est le vecteur qui représente la vitesse, en intensité et en direction, et celui qui représente la force s’opposant au déplacement, ou résistance à l’avancement. Lorsque, et c’est le cas général, un moteur actionne le véhicule, à chaque instant, le produit du vecteur Vitesse par le vecteur Force représente ce qu’on appelle la Puissance utile qui, multipliée par un certain coefficient qui tient compte de la déperdition de travail dans les organes de transmission, donne la Puissance effective du moteur.
Il est avantageux de faire développer constamment au moteur sa pleine puissance ; mais, pour des raisons diverses (démarrages, rampes, etc…), la résistance à l’avancement varie d’un instant à l’autre, et la vitesse varie en sens inverse. Il faut s’arranger pour que le produit de ces deux variables reste aussi constant que possible ; or, la courbe représentative d’une fonction de deux variables, dont le produit est constant, est une hyperbole rapportée à ses asymptotes comme axes de coordonnées. Supposons que l’on porte en abcisses les vitesses de translation du véhicule, et en ordonnées les résistances à l’avancement, ou les efforts de traction, l’action étant égale à la réaction. À chaque point de l’hyperbole correspondra un régime de marche théorique pour lequel la puissance motrice sera toujours constante.
Mais le moteur ne s’accommode pas complètement de ce diagramme théorique ; s’il voulait bien modifier la valeur du couple qu’il développe, de telle façon qu’il varie en raison inverse de la vitesse angulaire, tout irait pour le mieux, et le diagramme des efforts de traction à la jante pourrait se superposer intégralement au diagramme théorique. On aurait ainsi réalisé le moteur idéalement souple.
Dans la pratique, ce moteur n’existe pas. Le moteur à vapeur et le moteur électrique, employés à la traction, sont ceux qui se rapprochent le plus des desiderata théoriques et, en les utilisant avec des transmissions judicieuses, on peut, entre certaines limites, et au prix d’une diminution de rendement pendant les démarrages, obtenir des allures à puissance sensiblement constante.
Quant au moteur à explosions, particulièrement intéressant puisque c’est le moteur de l’aéronautique, voyons d’abord comment il se comporte, au point de vue traction, sur un véhicule roulant. Son couple moteur est presque immuable, et sa vitesse angulaire ne peut varier qu’entre des limites assez restreintes ; d’où, nécessité de modifier l’agencement de la transmission du travail aux roues parce que l’on appelle un changement de vitesse. À chaque combinaison d’engrenages, correspond une partie du diagramme des efforts de traction et on enveloppe l’hyperbole théorique par une série d’éléments de droites parallèles à l’axe des vitesses, constituant le diagramme des efforts pratiques et affectant la forme d’un escalier dont les sommets de marches sont sur l’hyperbole et dont le nombre de marches est le nombre de combinaisons que comporte la boîte des vitesses.
C’est une solution approchée, empirique, qui donne de bons résultats pratiques, mais qui ne satisfait pas l’esprit amateur de solutions élégantes. Aussi combien d’inventeurs ont-ils cherché le changement de vitesse progressif pratique, qui est encore à trouver, la solution électrique, assez séduisante, ayant elle-même fait plus ou moins faillite.
Tout ceci est relatif à la traction en prenant appui sut terre. Voyons, maintenant, ce qu’il advient, lorsqu’on prend appui sur un fluide, tel que l’air.
L’organe de propulsion habituellement employé est l’hélice, généralement calée sur l’arbre moteur.
Le diagramme des efforts de traction de l’hélice en fonction des vitesses a été étudié théoriquement et par l’expérience. Ce n’est plus une hyperbole, ni un escalier, mais une simple ligne droite, Oblique, descendant vers l’axe des vitesses qu’elle rencontre. Le point sur l’axe des ordonnées, pour lequel la vitesse de translation est nulle, correspond au travail de l’hélice au point fixe. À mesure que la vitesse de translation prend une valeur de plus en plus grande, l’effort développé par l’hélice diminue, la théorie et la pratique le démontrent (en supposant que le régime des vitesses de rotation reste sensiblement constant) ; la courbe s’infléchit vers l’axe des vitesses, avec l’allure d’une droite et vient couper cet axe en un point qui correspond à une poussée nulle. Pour ce point, la vitesse de déplacement du véhiculé est précisément ce crue l’on appelle le déplacement de l’hélice, ou produit du pas par la vitesse de rotation ; c’est la vitesse du flux gazeux que souffle l’hélice et qui donne la poussée. Dans ces conditions, la vitesse absolue des molécules d’air devient nulle puisqu’elle se compose de deux vitesses égales et de sens contraires. À cette vitesse nulle, correspond une quantité de mouvement nulle, donc un effort nul.
Cette courbe des efforts de traction de l’hélice épouse assez bien la forme de l’hyperbole théorique. Lorsque le pas et la vitesse de rotation sont judicieusement combinés et adaptés au régime du moteur, elle est également inclinée sur les axes et, entre certaines limites, la branche d’hyperbole et l’élément de droite se confondent sensiblement.
Et nous arrivons à cette conclusion curieuse : L’hélice donne une souplesse assez grande à l’ensemble du groupe de propulsion. Appliquée à la traction sur terre, elle permettrait la suppression du changement de vitesse, et aussi de l’embrayage et du différentiel. Cela est assez séduisant et, s’il n’y avait pas un revers à la médaille : diminution de rendement, encombrement, dangers inhérents au champ de l’hélice, etc…, nous verrions peut-être nos automobiles poussées et, de préférence, tractées par une hélice. La chose a, d’ailleurs, été essayée maintes fois avec un succès relatif.
Mais du point de vue exclusif de l’aviation, que peut-on conclure de ces considérations sur le régiriie des poussées de l’hélice ?
L’hélice se prête bien aux variations de régime de vitesse, elle permet de développer de très grands efforts aux faibles vitesses, et, en particulier, elle convient très bien pour effectuer des démarrages très accélérés ; de même, elle permet de monter des rampes très accentuées et de donner une grande vitesse ascensionnelle aux avions. Voilà bien des qualités précieuses et il semble difficile de demander mieux. Voyons, cependant, ce qui caractérise l’aéro-propulsion à très grande vitesse.
Pour prendre appui sur l’air dynamiquement, il faut mettre cet air en mouvement, le déplacer, le souffler par un procédé quelconque et, cela, qu’il s’agisse de sustentation aussi bien que de propulsion, car une surface portante n’est, après tout, qu’un élément d’hélice fictive dont l’axe de rotation, vertical, est rejeté à l’infini ; ce n’est, en somme, qu’un morceau de palette d’hélice d’hélicoptère qui a sa propulsion propre.
Dans tout aéro propulseur, on trouve une certaine masse d’air, mise en mouvement à une certaine vitesse Si l’air n’était pas un fluide compressible, si l’on pouvait délimiter nettement la masse mise en mouvement, on aurait des données assez sûres pour établir théoriquement les conditions du problème. La considération de la quantité de mouvement nous donnerait la poussée : celle de la puissance vive, l’énergie cinétique mise en jeu pour obtenir cette poussée. Le quotient de la deuxième par la première, critérium où la vitesse figure à la 1re puissance mesurerait le coût de l’effort en énergie, ce que M. Marcel Desprez appelle le prix de l’effort statique. Ce prix varie en raison directe de la vitesse et pour l’abaisser on est conduit à agir avec les plus faibles vitesses possibles, sur les plus grandes masses possibles. Théoriquement, on peut concevoir un propulseur, une hélice par exemple, de diamètre infiniment grand, de pas et de vitesse de rotation infiniment petits, développant un effort infiniment grand avec une dépense d’énergie infiniment faible. Le voilà bien, l’Hélicoptère Géant ! Il est parfaitement inconstructible et parfaitement instable. Il a encore un inconvénient : il ne permet que des vitesses de déplacement infiniment petites.
Dès qu’il ne s’agit pas d’effort statique, dès qu’il doit y avoir déplacement, il faut que la vitesse du flux d’air produit ait une valeur notable et cette vitesse doit être de plus en plus grande, à mesure que l’on désire obtenir des vitesses de translation de plus en plus grandes.
Reprenons le diagramme des efforts de traction d’une hélice en fonction des vitesses de translation. Un point quelconque représente un certain régime de marche et le pied de l’ordonnée partage le déplacement de l’hélice en deux tronçons dont l’un est la vitesse de translation du régime considéré et l’autre le recul, ou quantité dont l’hélice « foire » en se vissant dans l’air, de telle sorte que la vitesse de translation, ajoutée au recul, donne toujours une somme constante qui est le déplacement de l’hélice.
Le produit de la vitesse de translation par l’effort de traction, c’est-à-dire l’aire du rectangle construit avec les coordonnées du point représente le travail utile. La courbe représentative est une parabole dont l’axe est parallèle aux ordonnées et le soumet correspondant au travail maximum, a pour abcisse le demi-déplacement. Pour ce point, la vitesse de translation est égale au recul et, chacune, au demi-déplacement de l’hélice,
Si ce travail du moteur était soumis à un régime absolument constant et si le diagramme des efforts de traction était rigoureusement une ligne droite, la même parabole représenterait, à une autre échelle, la courbe du rendement pratique. Mais la réalité est assez différente et la courbe du rendement, qui a même base que la parabole est désaxée : le sommet est rejeté vers les vitesses de translation croissantes, en un point qui correspond à un recul de 25 à 30 % seulement, au lieu de 50 %, chiffre théorique.
Ce qu’il faut retenir de ces considérations, c’est qu’à un système propulseur déterminé, correspond un régime de rendement maximum, et un seul, caractérisé par une vitesse de translation optima. Voyons maintenant comment varie le rendement du propulseur moteur-hélice lorsque cette vitesse optima va en croissant, c’est-à-dire lorsque l’on réalise des avions de plus en plus rapides.
La notion de coefficient de traction que l’on retrouve dans tout appareil de locomotion, autrement dit le rapport de l’effort de traction au poids du véhicule, est à considérer en aviation, tout comme sur route ou sur rail. Cette notion n’est pas encore d’une utilisation très courante parce qu’il règne toujours une incertitude sur la valeur des efforts développés par les hélices, en régime normal de marche.
A priori, il semble que le coefficient de traction doit croître rapidement avec la vitesse, puisque la résistance de l’air croît comme le carré, de cette vitesse. En réalité, il n’en est pas ainsi, et le coefficient de traction, sans rester absolument constant d’un avion à un autre et chacun étant à sa vitesse de régime optima, ne croît que très légèrement avec la vitesse, parce que, en même temps que la vitesse propre croît, la forme générale évolue, l’avion devient meilleur projectile. Dans les limites de vitesse actuellement usitées, il semble qu’on peut considérer ce coefficient comme sensiblement constant. Dans ces conditions, le travail moteur nécessaire pour mouvoir les aéroplanes devrait, toutes choses égales d’ailleurs, croître linéairement avec la vitesse. Or, en réalité, il n’en est rien et le travail nécessaire croît beaucoup plus vite que la vitesse.
Considérons une série d’avions de plus en plus rapides et construisons la courbe obtenue en portant en abcisses les vitesses optima et en ordonnées les puissances motrices nécessaires à l’obtention de l’unité d’effort de traction.
Ce diagramme n’a pas l’allure d’une droite ascendante, mais d’une branche de courbe tournant sa concavité vers l’axe des efforts de traction.
Vraisemblablement, elle n’a pas l’allure parabolique, mais présente une asymptote parallèle à l’axe des efforts de traction. Autrement dit, la puissance motrice nécessaire à l’obtention de l’unité d’effort de traction croît rapidement avec cette vitesse et augmente indéfiniment à mesure qu’elle se rapproche d’une limite de vitesse qu’il est pratiquement impossible d’atteindre avec le propulseur moteur-hélice.
Il est un fait certain : la puissance des moteurs d’aviation suit une courbe ascensionnelle qui va formidablement vite. Déjà, on nous laisse prévoir les moteurs de 1000 HP. Peut-être ira-t-on plus loin encore dans cette voie. L’intéressant est de suivre le progrès qui sera fait parallèlement dans la vitesse.
Sans préjuger de la façon dont peut et doit évoluer l’aéropropulseur destiné aux très grandes vitesses, on se rend compte néanmoins — par les considérations précédentes — que les conditions techniques de l’aéropropulsion à très grande vitesse deviennent assez différentes des conditions habituelles de la traction en général.
Le propulseur ordinaire doit permettre tout une gamme de régimes de marche, depuis la valeur 0 jusqu’à une vitesse maxima. Il doit pouvoir développer de très grands efforts lorsque les nécessités de la traction l’exigent : démarrages, rampes, etc…
L’aéro propulseur à très grande vitesse doit tendre, au contraire vers un régime unique, caractérisé par un effort de traction, indépendant autant que possible de la vitesse de translation. La droite qui représente le diagramme des efforts de traction se couche de plus en plus sur l’axe des vitesses, au fur et à mesure que, pour un même effort développé au point fixe, le déplacement, la vitesse du souffle de propulsion devient de plus en plus grand. Elle tend vers une parallèle à l’axe des vitesses, coupant les diagrammes de tous les autres propulseurs en des points correspondants à des vitesses de translation au-delà desquelles le rendement devient supérieur. Il ne s’agit plus de dire un propulseur de n chevaux, mais seulement un propulseur de n kgs d’efforts de traction. Le démarrage devient extrêmement laborieux et l’énergie du propulseur insuffisante pour l’opérer avec l’accélération désirable. Il faut admettre qu’une énergie étrangère vienne donner le coup de collier du départ. C’est le lancement préalable qui semble devoir s’imposer, pour cette raison de propulsion et pour d’autres encore qui seront développée ultérieurement.
La question de l’aéropropulsion à grande vitesse est donc intimement liée à celle de la production d’un souffle très puissant et très rapide. Examinons les moyens dont nous disposons et, tout d’abord, les Sources d’Énergie.