L’Ami commun/II/14

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 5-17).

XIV

DE FERME PROPOS


Le travail que Rokesmith avait fait toute la nuit n’était pas de nature à lui procurer un sommeil paisible. Il dormit cependant un peu vers le matin, et se leva plus affermi que jamais dans sa résolution. C’était bien décidé : le repos de mister et de missis Boffin ne serait troublé par aucun revenant. Muet et invisible, le spectre de John Harmon veillerait quelque temps encore sur la fortune qu’il avait abandonnée, puis il quitterait ces lieux où l’on menait une existence à laquelle il ne pouvait prendre part.

Le secrétaire repassa dans son esprit tout ce qu’il s’était dit la veille. Ainsi qu’il arrive à bien des gens, il en était venu là sans s’apercevoir des forces accumulées de tous les incidents qu’avaient fait naître les circonstances. Lorsque dominé par la crainte qu’il devait au souvenir de ses premières années, lorsque effrayé du mal dont la fortune de son père avait toujours été la cause ou le prétexte, il avait conçu l’idée de sa première supercherie, ses intentions étaient pures. Le fait en lui-même paraissait innocent : cela durerait à peine quelques jours, peut-être quelques heures. La seule personne qui s’y trouvât mêlée était la jeune fille que lui imposait un caprice ; et il n’avait à l’égard de miss Wilfer que les projets les plus honnêtes. S’il avait vu, par exemple, qu’elle en aimait un autre, que la pensée de ce mariage la rendait malheureuse, il se serait dit : n’employons pas cette fortune maudite à créer de nouvelles misères, et laissons-la aux seuls amis que nous ayons eus, ma sœur et moi, quand nous étions enfants.

Lorsque plus tard, par suite du piège où il était tombé, il vit sa mort affichée sur tous les murs, il accepta vaguement le concours que les circonstances apportaient à ses projets, sans voir qu’il consacrait ainsi le passage de sa fortune entre les mains de mister Boffin. Quand il eut retrouvé ses anciens amis plus fidèles, plus dévoués que jamais ; quand, du poste de confiance qu’il occupait auprès d’eux, il put apprécier leur âme généreuse et ne leur découvrit pas de défauts, il se demanda s’il devait les dépouiller d’un argent dont ils faisaient si bon usage, et ne vit aucune raison de leur infliger cette épreuve.

Il avait entendu dire à miss Wilfer elle-même, le soir où il était venu arrêter son logement, que ce mariage n’aurait été pour elle qu’une affaire d’intérêt. Après un an de relations quotidiennes, il avait essayé de lui ouvrir son cœur ; et non-seulement elle avait rejeté ses avances, mais elle s’en était offensée.

Lui convenait-il d’avoir assez peu de fierté pour acheter celle qu’il aimait, ou d’être assez lâche pour la punir de ce qu’elle ne l’aimait pas ? Et cependant s’il se faisait connaître il ne pouvait recouvrer son héritage qu’en ayant cette honte, ou y renoncer qu’en commettant cette bassesse.

Une autre chose qu’il n’avait pas prévue, c’était l’implication d’un innocent dans le meurtre dont on le croyait victime. Il forcerait l’accusateur à se rétracter, il réparerait autant que possible le tort qu’il avait causé par son silence ; mais évidemment ce tort n’aurait pas eu lieu sans la supercherie à laquelle il avait donné suite. Quel que fût donc le chagrin ou la perte qui dût en résulter pour lui, le secrétaire l’acceptait comme conséquence de la situation qu’il s’était faite, et croyait devoir le supporter sans se plaindre. Ce fut ainsi que le matin John Harmon fut enterré plus profondément encore qu’il ne l’avait été pendant la nuit.

Sorti plus tôt qu’à l’ordinaire, Rokesmith rencontra Rumty sur le seuil de la porte. Comme ils allaient d’abord dans la même direction, ils firent route ensemble pendent quelques instants. Impossible de ne pas remarquer le changement survenu dans le costume du Chérubin ; celui-ci en avait conscience, et répondant à l’observation dont il se sentait l’objet, il dit avec modestie : « Un présent de ma fille, mister Rokesmith. »

Le secrétaire, en entendant ces paroles, eut un mouvement de joie ; il se rappelait les cinquante livres, et il aimait toujours Bella ; c’était une faiblesse, une très-grande faiblesse, diront certaines autorités ; mais enfin il l’aimait.

« Avez-vous jamais lu quelque relation de voyage ? continua Rumty.

— Plusieurs, répondit le secrétaire.

— Vous savez qu’il y a toujours un roi quelconque du nom de George, de Sambo, de Rum ou de Junk, suivant le caprice des matelots qui le baptisent.

— Où cela ? demanda Rokesmith.

— N’importe où ; en Afrique ou ailleurs, car les rois à peau noire sont très-communs, et fort sales ; du moins je le présume, ajouta Rumty d’un air apologétique.

— Moi aussi, répliqua le secrétaire. Vous vouliez dire à ce sujet… ?

— Je voulais dire qu’en général ce roi a pour unique vêtement soit un chapeau venu de Londres, soit des bretelles de Manchester, une épaulette, un habit d’uniforme dont les manches lui servent de pantalon, ou quelque chose d’approchant.

— Oui, dit Rokesmith.

— Eh bien ! monsieur, poursuivit le Chérubin (ceci est une confidence), je vous assure qu’à l’époque où j’avais chez moi un grand nombre d’enfants qu’il me fallait pourvoir je pensais énormément à ce roi quelconque. Vous n’avez pas d’idée, vous qui êtes célibataire, de la difficulté que j’avais alors à posséder à la fois deux articles de toilette qui fussent en bon état.

— Je le crois, monsieur.

— Je n’en parle que pour montrer ce qu’il y a de délicat et d’affectueux dans cette attention de ma fille, reprit l’excellent homme, chez qui la joie débordait. Quand sa nouvelle existence l’aurait un peu gâtée, je n’en aurais pas été surpris ; mais non ; pas le moins du monde. Et elle est si jolie ! vous le trouvez comme moi, n’est-ce pas ?

— Assurément ; tout le monde est de votre avis.

— Je l’espère, continua le Chérubin ; je dirai même que je n’en doute pas. C’est pour elle un grand avantage ; cela lui permet de compter sur un bel avenir.

— Miss Wilfer a trouvé d’excellents amis dans mister et missis Boffin, dit Rokesmith ; elle ne peut pas en avoir de meilleurs.

— Impossible, répondit le Chérubin ; je commence à croire que les choses ont bien tourné. Si John Harmon avait vécu…

— Il vaut mieux qu’il soit mort, interrompit Rokesmith.

— Non, répliqua Rumty, qui n’approuvait pas le ton décisif et impitoyable de cette réponse ; non, je ne vais pas jusque-là ; mais il aurait pu déplaire à ma fille, qui ne lui aurait peut-être pas convenu ; vous savez, il y a de ces choses… Tandis que maintenant elle pourra choisir.

— La confiance que vous me témoignez en me parlant de cela, me fait espérer, monsieur, que vous excuserez cette question : n’aurait-elle pas déjà fait son choix ? balbutia le secrétaire.

— Oh ! ciel non ! répondit le Chérubin.

— Les jeunes filles, insinua Rokesmith, choisissent quelquefois sans le confier à leurs pères.

— C’est possible, monsieur mais moi j’ai toute la confiance de ma fille ; il existe même entre nous un pacte en vertu duquel je reçois ses confidences. La ratification de ce traité date précisément du même jour que tout cela, dit le Chérubin en tirant les pans de son habit, et en fourrant ses mains dans les poches de son pantalon. Vous pouvez en être sûr, poursuivit-il, elle n’a encore choisi personne. Il est certain qu’à l’époque où mister John Harmon…

— Plût au ciel qu’il n’eût jamais vécu ! » dit Rokesmith d’un air sombre.

Rumty le regarda avec surprise, ne s’expliquant pas cette animosité à l’égard du défunt. « À l’époque où ce malheureux jeune homme apprit la mort de son père, continua Rumty, il est certain que George Sampson faisait la cour à Bella, et qu’elle n’y mettait point d’obstacle. Mais ce n’était pas sérieux ; et aujourd’hui elle y pense moins que jamais ; car elle est ambitieuse. Je crois, monsieur, pouvoir prédire qu’elle épousera de la fortune. Cette fois elle verra la personne, et pourra se décider en connaissance de cause. Je suis désolé de vous quitter, monsieur ; mais il faut que je prenne cette rue ; au plaisir de vous revoir. »

Satisfait de cet entretien, le secrétaire poursuivit sa route, arriva à l’hôtel Boffin, et y trouva missis Higden.

« Je vous serais bien obligée, Monsieur, dit la vieille femme, si je pouvais vous dire un mot. » Il l’emmena dans son cabinet, la fit asseoir, et lui dit de parler autant qu’il lui ferait plaisir.

« C’est au sujet de Salop, reprit-elle ; voilà pourquoi je suis venue moi-même. Je ne voulais pas qu’il eût connaissance de ce que j’ai à vous dire ; alors je suis partie de bon matin, et j’ai fait la route à pied.

— Vous avez une incroyable énergie, dit Rokesmith ; vous êtes vraiment aussi jeune que moi. »

Elle secoua gravement la tête. « Je suis forte pour mon âge, dit-elle ; mais je ne suis plus jeune, Dieu merci !

— Vous en êtes contente ?

— Oui, monsieur. Si j’étais jeune, il faudrait refaire tout le chemin par où j’ai passé ; la course est longue, et cela devient fatigant ; mais peu importe. Je suis donc venue pour vous parler de Salop.

— À quel propos, Betty ?

— Voilà ce que c’est, monsieur : il croit qu’il peut répondre à l’obligeance de votre bonne dame, et travailler en même temps pour moi. J’ai beau lui dire que non ; il n’y a pas moyen de lui ôter cela de la tête ; aucun raisonnement n’y fait. Il est clair qu’il ne pourrait pas ; c’est impossible. Pour qu’on le mette en mesure de bien gagner sa vie, il faut qu’il me laisse, il n’y a pas à dire ; et il ne veut pas en entendre parler.

— Je l’en estime, dit le secrétaire.

— Vraiment, monsieur ? Moi je ne sais pas ; je ne connais rien aux actions des autres, et ne peux juger que des miennes. Comme il ne me semble pas juste de lui laisser faire à sa tête ; je me suis dit, puisqu’il ne veut pas me quitter, c’est moi qui le planterai là.

— Comment ferez-vous, Betty ?

— Je me sauverai de la maison.

— Vous vous sauverez ! dit Rokesmith en regardant cette vieille figure, dont les yeux brillants exprimaient une énergie indomptable.

— Oui, monsieur, répliqua Betty. Elle appuya cette réponse d’un signe, qui, pas plus que son visage, ne laissait de doute sur la fermeté de sa résolution.

— Allons, allons, reprit le secrétaire ; nous reparlerons de cela ; il faut y réfléchir, et voir les choses sous leur véritable jour.

— C’est bientôt vu, mon chéri — excusez cette familiarité ; je suis d’un âge à être votre arrière-grand’mère. C’est bientôt vu : le travail que je fais est rude, et ne rapporte pas grand’chose. Si je n’avais pas eu Salop, je n’aurais jamais pu continuer ; et c’est tout juste, s’il nous donne assez de pain. À présent que je suis seule, n’ayant même plus Johnny, il sera meilleur pour moi d’aller et de venir que de rester au coin du feu ; je vais vous dire pourquoi : il y a des moments où il me vient comme un engourdissement, qui me prend des pieds à la tête, et que le repos favorise ; ça ne me va pas. Il me semble tantôt que j’ai mon Johnny dans les bras, tantôt sa mère, ou la mère de sa mère. Tantôt je crois, moi-même, être revenue à mon enfance, et je me retrouve dans les bras de ma pauvre mère. Alors je deviens tout engourdie ; je n’ai plus ni sentiment, ni pensée, jusqu’à ce que je me lève de ma chaise, par la peur de ressembler au pauvre monde qu’ils enferment dans les work-houses. (On peut le voir quand il leur est permis de sortir de leurs quatre murs pour se chauffer au soleil, et qu’ils se traînent dans la rue d’un air tout ébaubi). Dans mon temps il n’y avait pas de jeune fille plus leste que moi ; j’ai été une femme active ; et je fais encore mes vingt milles quand il le faut, comme je l’ai dit à votre bonne dame, la première fois que je l’ai vue. Marcher me vaudra mieux que de rester là. Je suis habile tricoteuse, je sais faire bien des petites choses. Une vingtaine de schellings que me prêterait votre bonne dame pour m’acheter un petit assortiment, dont je garnirais un panier, seraient pour moi une fortune. J’irais dans la campagne vendre mes petites marchandises ; cela m’empêcherait de m’engourdir, je n’en serais que mieux, et je gagnerais mon pain moi-même ; je n’en demande pas davantage.

— C’est là votre projet ? dit Rokesmith.

— Donnez-m’en un autre, mon chéri ; un autre qui soit meilleur. Je sais très-bien que votre excellente dame m’établirait comme une reine pour le reste de mes jours, si la chose me convenait. Mais c’est impossible ; je n’ai jamais reçu l’aumône, ni personne de ma famille ; ce serait me renier moi-même, renier les enfants que j’ai perdus, et les enfants de leurs enfants que de me contredire aujourd’hui.

— Cependant, insinua Rokesmith, il pourra venir un moment où des secours vous seront indispensables, et il sera tout simple que vous les acceptiez.

— J’espère que ça n’arrivera jamais. Ce n’est pas que je veuille être ingrate ou orgueilleuse, dit-elle d’un air modeste ; mais je voudrais me suffire jusqu’à la fin.

— D’ailleurs ajouta le secrétaire, Salop fera pour vous ce que vous avez fait pour lui.

— Vous pouvez en être sûr, répondit-elle gaiement. Il ne refuserait pas de s’y engager, bien que la charge puisse lui arriver d’un jour à l’autre, car me voilà vieille ; mais Dieu merci ! j’ai de la force ; et le mauvais temps ne m’effraye pas plus que la marche. Ayez la bonté de parler pour moi à votre Monsieur et à votre dame, et de leur dire ce que j’attends de leur obligeance ; vous leur expliquerez pourquoi. »

Le secrétaire pensa qu’il n’y avait pas à contrarier cette vieille femme héroïque. Il alla donc trouver missis Boffin, et lui recommanda de laisser faire à Betty ce qu’elle voudrait, au moins pendant quelque temps. « Il vous serait bien plus doux, je le sais, dit-il, de pourvoir à ses besoins ; mais il faut respecter cette nature indépendante. »

Missis Boffin le comprenait à merveille, son mari également ; leur conscience et leur honneur étaient sortis sans tache du balayage ; et ce n’étaient pas eux qui pouvaient manquer au respect dû à cette volonté honorable.

« Oui, Betty, dit missis Boffin, qui avait accompagné le secrétaire, et dont la radieuse figure souriait à missis Higden, je suis d’accord avec vous ; seulement je partirais, et je ne m’enfuirais pas.

— Comme vous voudrez, répliqua Betty ; mais en se sauvant, cela serait moins pénible pour Salop, et pour moi, ajouta-t-elle en secouant la tête.

— Quand voulez-vous partir ?

— Le plus tôt possible, chère dame ; aujourd’hui ou demain. J’y suis bien habituée ; il n’y a guère d’endroits que je ne connaisse autour de chez nous ! J’ai travaillé plus d’une fois dans les houblonnières et dans les jardins, quand je n’avais pas d’ouvrage.

— Si je consens à votre départ, Betty, ce qui vous est dû, à ce que prétend mister Rokesmith… (la vieille femme remercia le secrétaire par une gracieuse révérence), c’est à condition que vous nous donnerez de vos nouvelles.

— Soyez tranquille, chère dame ; je ne vous enverrai pas de lettre, parce que dans ma jeunesse on n’apprenait guère à écrire ; mais je viendrai de temps en temps. N’ayez pas peur que je manque l’occasion de voir votre aimable figure. Ensuite, ajouta Betty dans sa probité, j’ai de l’argent à vous rendre, que je vous remettrai par petites sommes ; et cela me ramènerait toujours, quand même je ne viendrais pas pour autre chose.

— Il faut donc que cela se fasse ? demanda missis Boffin d’un air de regret.

— Je le crois, » dit Rokesmith.

La chose étant convenue, Bella fut appelée pour prendre note des objets qui devaient composer le fonds de commerce de missis Higden.

« Ne vous inquiétez pas pour moi, chère demoiselle, dit la vieille femme en observant la figure de Bella. Quand je m’assiérai, propre et alerte, sur un marché pour y vendre mon fil et mes aiguilles, je vous gagnerai une pièce de six pence en un tour de main comme pas une des fermières qui seront là. »

Rokesmith profita de l’occasion pour avoir quelques renseignements sur les aptitudes de Salop.

« Si on avait eu de l’argent pour lui faire apprendre un état répondit missis Higden, ç’aurait été un fameux ébéniste. »

Elle l’avait vu plus d’une fois manier des outils qu’il avait empruntés, soit pour raccommoder la manivelle, soit pour rafistoler un meuble, et il s’en acquittait d’une manière surprenante. Quant à fabriquer avec son couteau des joujoux pour les minders il le faisait tous les jours. Une fois, plus de douze personnes étaient réunies devant la porte pour voir avec quelle adresse il avait réparé l’orgue tout brisé d’un montreur de singes.

« Très-bien, dit le secrétaire ; il ne sera pas difficile de lui trouver un état. »

Ayant complété les funérailles de John Harmon, et accumulé des montagnes sur sa fosse, Rokesmith s’occupa le jour même de terminer les affaires du défunt pour n’avoir plus à y penser. Il rédigea la déclaration détaillée que devait signer Riderhood, signature qu’il obtint dans une courte visite ; puis la chose faite, il se demanda à qui la pièce devait être envoyée. Était-ce le fils qui devait posséder ce document ? Non ; mieux valait que ce fût la fille. Mais la prudence exigeait que le secrétaire n’allât pas chez miss Hexam ; le frère de celle-ci avait vu Jules Handford ; en causant de Rokesmith, les observations de la sœur pouvaient réveiller les souvenirs du frère, et avoir des conséquences qu’il fallait éviter. « On irait peut-être, se dit-il, jusqu’à m’accuser de mon propre meurtre. » Il jugea donc plus sage de se servir de la poste. Plaisante Riderhood lui avait donné l’adresse ; il n’y avait rien à expliquer ; le papier fut mis sous enveloppe, et envoyé à destination.

Tout ce que le secrétaire savait de miss Hexam lui avait été dit par missis Boffin, qui le tenait elle-même de mister Lightwood. Celui-ci avait une réputation d’agréable conteur, et il s’était approprié cette histoire.

Les détails qu’il avait eus sur Lizzie l’ayant intéressé, Rokesmith aurait été bien aise d’en apprendre davantage. Il aurait voulu savoir, par exemple, si elle avait reçu le papier qui réhabilitait son père, et si elle en avait été satisfaite. Mais à qui s’adresser ? Mister Lightwood connaissait Jules Handford, il l’avait vu, avait fait faire des recherches à son égard ; de tous les hommes c’était lui que le secrétaire fuyait avec le plus de soin. « Et pourtant le cours ordinaire des choses, se disait Rokesmith, peut me mettre en face de lui d’un moment à l’autre. » Mais le jeune Hexam, se destinant au professorat, travaillait chez un instituteur. Rokesmith le savait par missis Boffin ; car l’influence que Lizzie avait eue sur la carrière de son frère faisait partie de l’histoire que racontait Lightwood et semblait être ce qu’il y avait de plus honorable à dire sur le compte de la famille. D’autre part Salop avait besoin de s’instruire ; en prenant pour lui donner des leçons l’instituteur chez qui se trouvait Hexam, le secrétaire pourrait avoir sur la sœur de ce dernier les détails qu’il désirait.

La première chose à faire était de se procurer le nom du professeur ; missis Boffin ne le connaissait pas ; mais elle savait où était le pensionnat ; il n’en fallait pas davantage. Le secrétaire écrivit immédiatement, et le soir même vit arriver Bradley.

Rokesmith expliqua au maître de pension que mister et missis Boffin, s’intéressant à un jeune homme qu’ils voulaient mettre en état de gagner sa vie, désiraient lui faire donner des leçons qui seraient prises dans la soirée. Mister Bradley ne demandait pas mieux que d’avoir un pareil élève. Les conditions furent réglées, et ce fut une affaire faite.

« Maintenant, demanda Bradley, puis-je savoir quelle est la personne qui m’a recommandé auprès de vous ?

— Ce n’est pas à moi que vous l’avez été, répondit Rokesmith ; je ne suis ici que le secrétaire de mister Boffin, l’héritier de mister Harmon, dont vous avez pu entendre parler.

— Mister Harmon ! dit Bradley, qui aurait été bien plus surpris s’il avait su à qui il avait affaire, mister Harmon celui qui a été assassiné et retrouvé dans la Tamise ?

— Précisément.

— Ce n’est pas lui…

— Non, interrompit le secrétaire en souriant, ce n’est pas lui qui vous a recommandé. Mister Boffin a su qui vous étiez par mister Lightwood, un solicitor que vous connaissez probablement.

— Très-peu ; et ne désire pas le connaître davantage. Non pas que j’aie à lui reprocher quelque chose ; mais j’ai des griefs réels contre son meilleur ami. » Il parvint à se contenir, toutefois à grand’peine, et ce fut avec difficulté qu’il articula ces mots, tant la colère le gagnait chaque fois que le souvenir d’Eugène lui revenait à l’esprit.

Le secrétaire devinant qu’il y avait là quelque blessure se disposait à changer de conversation ; mais Bradley s’y cramponna avec sa maladresse habituelle. « Je n’ai, dit-il, aucun motif de cacher le nom de cet individu : la personne dont j’ai à me plaindre est un mister Wrayburn : » Rokesmith n’avait pas oublié ce gentleman. Parmi les souvenirs confus qu’il avait gardés de sa démarche au bureau de police, alors qu’il se débattait contre l’influence du narcotique, il ne revoyait pas les traits d’Eugène ; mais il se rappelait son nom, sa manière de parler et d’agir, l’examen qu’il avait fait du corps, la place qu’il occupait, les paroles qu’il avait dites. « Et la sœur du jeune Hexam, comment l’appelle-t-on ? demanda le secrétaire pour parler d’autre chose.

— Elle se nomme Lizzie, répliqua le maître de pension, dont la figure se contracta vivement.

— N’est-ce pas une jeune fille remarquable, sous le rapport du caractère ? reprit Rokesmith.

— Assez pour être bien supérieure à mister Wrayburn, répondit Bradley. À vrai dire, il suffirait pour cela d’une personne médiocre. Mais puis-je vous demander, monsieur, pourquoi vous avez rapproché ces deux noms ? J’espère que ma question n’est pas indiscrète.

— Simple hasard, répondit Rokesmith. Croyant voir qu’il vous était peu agréable de parler de mister Wrayburn, j’ai voulu changer de conversation, et ne l’ai pas fait d’une manière satisfaisante.

— La connaissez-vous ? demanda Bradley.

— Pas du tout.

— Alors ce n’est pas ce qu’il aurait dit qui a été cause du rapprochement de ces deux noms ?

— Vous pouvez-en être sûr.

— Si je prends la liberté de vous demander cela, dit Bradley après avoir regardé le tapis, c’est que, dans son insolente fatuité, il est capable de tenir les propos les plus extravagants. J’espère, monsieur, que vous ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Je… Je porte le… plus grand intérêt au frère ainsi qu’à la sœur ; et ce sujet éveille en moi des sentiments très-profonds et très-vifs. » Il tira son mouchoir et s’essuya le visage. Le secrétaire pensa qu’il venait en effet de s’ouvrir un canal par lequel il aurait sur miss Hexam tous les renseignements qu’il pourrait désirer ; mais que selon toute apparence c’était un canal plein d’orages et difficile à sonder. Tout à coup Bradley domina ses émotions tumultueuses, et affrontant le regard du secrétaire, parut lui demander ce qu’il apercevait en lui.

« Vous désiriez, tout à l’heure, savoir qui vous a fait appeler dans cette maison, dit Rokesmith ; c’est au jeune Hexam que vous le devez. Mister Boffin a su par mister Lightwood qu’il était votre élève, et c’est ainsi qu’il vous a connu. Si je vous ai questionné à l’égard de ce jeune homme et de sa sœur, cela vient simplement de l’intérêt qu’ils m’inspirent ; intérêt qu’il m’est facile d’expliquer : vous n’ignorez pas que c’est leur père qui a trouvé le corps de John Harmon ?

— Je connais tous ces détails, monsieur, répondit Bradley, dont l’agitation était excessive.

— Dites-moi je vous prie, mister Headstone, miss Hexam a-t-elle eu à souffrir de cette accusation, dénuée de tout fondement, qui s’est élevée contre son père, et qui vient d’être anéantie par le dénonciateur lui-même ?

— Non, monsieur, répondit Bradley avec une sorte de fureur.

— Je m’en réjouis, dit le secrétaire.

— La sœur d’Hexam, reprit l’autre en s’arrêtant à chaque mot, et en ayant l’air de répéter une leçon, n’a encouru aucun reproche qui puisse empêcher un homme d’une renommée sans tache, un homme qui ne doit qu’à lui-même la carrière qu’il s’est faite, de partager avec elle la position qu’il s’est créée. Je ne dis pas, remarquez-le bien, de l’élever jusqu’à cette position ; mais de l’y placer avec lui. La sœur d’Hexam a une réputation que rien ne viendra ternir, à moins que ce ne soit par sa propre faute. Quand un homme tel que celui dont je viens de parler la considère comme son égale, et s’est convaincu par lui-même qu’il n’y a pas sur elle le moindre blâme, je pense que la chose peut être regardée comme certaine.

— Il se trouve donc un homme dans les conditions que vous venez de dire ? » demanda Rokesmith.

Bradley fronça les sourcils, affermit sa mâchoire, regarda fixement par terre avec une détermination que n’exigeait pas la circonstance, et répondit d’une voix sombre que cet homme existait. Il n’y avait aucun motif de prolonger l’entretien ; et la conversation finit là.

Ces diverses mesures avaient tellement absorbé Rokesmith qu’il ne revit miss Wilfer que le lendemain. Par une entente secrète, ils restèrent aussi éloignés l’un de l’autre que faire se pouvait sans être remarqués. Les préparatifs du départ de Betty leur en facilitèrent le moyen en occupant Bella, qui non-seulement s’intéressait à la chose, mais y travaillait d’une manière active. Chacun d’ailleurs ne pensait qu’à la vieille femme, et lui accordait toute son attention.

« Voyons, dit Rokesmith à missis Higden, comme elle finissait d’arranger son panier, vous consentirez bien à prendre une lettre que je vais écrire, et que je vous prierai d’avoir toujours dans votre poche. Elle sera datée de cet hôtel, et dira tout simplement que mister et missis Boffin sont vos amis, je ne mettrai pas vos patrons ; car je sais qu’ils s’y opposeraient.

— Oh ! oui s’écria Boffin ; pas de patronage ; gardons-nous du mot et de la chose.

— Il y en a assez comme cela, n’est-ce pas, Noddy ?

— Je te crois, ma vieille ; et je vais plus loin ; tu dis assez ; moi je dis beaucoup trop.

— Mais n’y a-t-il pas des gens qui aiment à être patronnés ? demanda Bella en regardant mister Boffin.

— Je ne sais pas, dit le vieux boueur ; si ça leur plaît, ils feraient bien de changer de goût. Patrons et patronnesses, vice-patrons et vice-patronnesses ; patrons défunts et patronnesses défuntes, ex-vice-patrons, ex-vice-patronnesses : qu’est-ce que ça signifie ? Parce que mister Tom Nookes, et missis Jack Style ont donné chacun cinq shillings pour une chose ou pour une autre, voilà un patron et une patronnesse ! Que diable y a-t-il là dedans ? Si ce n’est pas là une franche impudence, comment l’appellerez-vous ?

— Ne t’échauffe pas, Noddy, objecta missis Boffin.

— Que je ne m’échauffe pas ! s’écria l’ancien boueur ; mais il y a là de quoi vous faire suer à en être tout fumant. Dire que je ne vais nulle part sans qu’on me patronne ! Si je prends un billet pour une exhibition de fleurs, de musique, ou de n’importe quoi, un billet qui me coûte gros, pourquoi suis-je patronné, comme si les patrons et les patronnesses me régalaient ? Si par elle-même la chose est bonne, est-ce qu’on ne peut pas la faire par amour de ce qui est bien ? Si elle est mauvaise, est-ce que c’est le patronage qui la rendra meilleure ? Pas du tout. Mais s’agit-il d’un nouvel établissement, on dirait que les briques et le mortier y sont de moindre importance que le patronage. Je voudrais que quelqu’un pût me dire si dans les autres pays on est patronné à ce point-là. Quant aux patrons et aux patronnesses je me demande s’ils n’ont pas honte d’eux-mêmes. Il n’y a pas de pilules, de pommade pour les cheveux, d’essence pour les nerfs qui ne soient pourris par leur moyen. »

Sa bile épanchée, Noddy reprit son allure habituelle, et retourna à la place d’où il s’était levé pour venir faire cette tirade. « Quant à la lettre, dit-il au secrétaire, vous avez raison ; c’est tout ce qu’il y a de plus juste ; écrivez-la, faites-la-lui prendre, fourrez-la dans sa poche, employez plutôt la force. Elle peut tomber malade ; c’est très-possible ; il n’y a pas à dire non, missis Higden ; vous pouvez être malade, vous le savez bien ; vous avez beau être obstinée, vous ne le nierez pas, je vous en défie. »

La vieille femme se mit à rire, dit qu’elle prendrait la lettre, et en serait reconnaissante.

« À la bonne heure, dit Boffin ; voilà qui est raisonnable. Ce n’est pas nous qu’il faut remercier ; car nous n’y pensions pas : c’est Rokesmith. »

Celui-ci écrivit la lettre, en fit la lecture à Betty, et la lui donna.

— Maintenant qu’en pensez-vous ? demanda missis Boffin.

— De la lettre, madame ? Elle est superbe.

— Non ; je parle de votre idée, reprit missis Boffin. Êtes-vous bien sûre d’être assez forte pour la mettre à exécution.

— J’aurai plus de force de cette manière-là qu’en faisant toute autre chose de ce qui m’est possible de faire.

— Ne dites pas cela, s’écria le boueur ; il y a une foule d’autres choses que vous feriez bien ; par exemple, tenir une maison. Est-ce que cela vous déplairait d’aller au Bower, et de connaître un littérateur du nom de Wegg, qui demeure là avec une jambe de bois ? »

La vieille femme était à l’épreuve même de cette tentation ; pour toute réponse elle ajusta son chapeau et son châle.

« Malgré tout, dit Boffin je ne vous laisserais pas partir si je n’espérais pas qu’on fera de Salop un bon ouvrier en aussi peu de temps qu’on n’en a jamais fait. Mais qu’est-ce que vous avez là, Betty ? on dirait une poupée ? »

C’était le brillant officier qui avait monté la garde sur le lit de Johnny. La pauvre grand’mère le fit voir ; puis le remit dans sa robe. Elle remercia mister et missis Boffin, ainsi que le secrétaire ; et passant ses deux bras ridés autour du cou frais et jeune de Bella, elle répéta les paroles de Johnny : « Un baiser pour la jolie dame. »

Caché entre deux portes, Rokesmith la vit embrassée en mémoire de l’enfant qu’on avait appelé John Harmon ; et la vieille femme cheminait d’un pas résolu, fuyant la paralysie et la mendicité, qu’il regardait encore Bella.