L’Ami commun/II/15
XV
TOUT LUI DIRE !
Le maître de pension tenait plus que jamais à revoir Lizzie. En lui demandant une nouvelle entrevue, il avait obéi à un sentiment voisin du désespoir ; et la même influence le dominait toujours. Ce fut peu de temps après l’entretien qu’il avait eu avec Rokesmith, que, par une soirée nébuleuse, Bradley sortit avec son élève, sans être remarqué de miss Peecher, et se dirigea vers l’endroit où il devait parler à la sœur d’Hexam.
« Cette habilleuse de poupées, dit-il à Charley, ne nous est favorable ni à l’un ni à l’autre,
— Je m’en doutais, monsieur ; une petite sorcière, maligne et tortue. Dans tous les cas, elle aurait trouvé le moyen de se mêler à la conversation, et de dire des impertinences. C’est pour cela que je vous ai proposé de venir dans la Cité, où nous rencontrerons Lizzie.
— Je l’ai pensé, dit Bradley, qui tout en marchant gantait ses mains nerveuses.
— Il n’y avait que ma sœur, reprit l’élève, pour se choisir une pareille amie. Un de ses caprices ; une fantaisie de dévouement ; elle me l’a dit elle-même, le soir où nous sommes allés chez elle.
— Quelle raison avait-elle de se dévouer à cette petite ?
— Toujours la même chose ; ses idées romanesques, dit Charley en rougissant. J’ai essayé de lui prouver qu’elle avait tort ; mais je n’ai pas réussi. Toutefois, cela n’a pas d’importance ; que nous ayons ce soir une réponse favorable, et tout le reste ira bien.
— Vous espérez toujours, Hexam ?
— Assurément ; nous avons tout pour nous. » Excepté votre sœur, peut-être, pensa Bradley. « Tout absolument, reprit le frère, avec une confiance juvénile : respectabilité, excellente position, énorme avantage pour moi ; rien n’y manque.
— Il est certain que votre sœur vous est toute dévouée, dit le maître, en essayant de trouver dans cette phrase un motif d’espoir.
— Naturellement, répondit l’élève. J’ai sur elle une très-grande influence ; et du jour où vous m’avez fait l’honneur de me confier vos intentions, je n’ai pas douté du succès. Tout n’est-il pas de notre côté ? »
Excepté votre sœur, peut-être, pensa de nouveau Bradley.
Rien de moins encourageant que l’aspect de la Cité de Londres en automne, par une soirée grise et poudreuse. Les comptoirs et les magasins fermés ont un air de mort ; l’effroi national qu’inspire la couleur met tout en deuil. Les églises, que des maisons pressent de toute part, les clochers et les tours, sombres et enfumés, se confondant avec un ciel de plomb qui semble tomber sur eux, ne diminuent pas la tristesse de l’effet général. Un cadran solaire, tracé sur le mur d’un temple, paraît, dans son ombre inutile, avoir manqué son entreprise et suspendu ses payements pour toujours. Des portiers et des ménagères, épaves mélancoliques, balayent dans le ruisseau de mélancoliques épaves : chiffons de papier, débris de cuisine, riens de toute espèce, que d’autres épaves mélancoliques, attentives et courbées, fouillent, retournent, examinent dans l’espoir d’y ramasser quelque chose qui pourra se vendre. Le flot humain qui s’échappe des rues désertées ressemble à une bande de prisonniers sortant de la geôle ; et Newgate paraît aussi bien convenir au puissant lord-maire que le palais qu’il habite.
C’est par une soirée de cette espèce, alors que la poussière sableuse se met dans vos cheveux, dans vos yeux, dans votre peau ; par une de ces soirées où les feuilles des quelques arbres de l’endroit s’abattent, dans les coins, fouettées et broyées qu’elles sont par le vent, que Bradley et son élève gagnèrent la région de Leadenhall-street, pour arrêter Lizzie au passage. Arrivés trop tôt, ils allèrent se mettre dans un angle en attendant qu’elle parût. Le plus charmant des hommes caché et transi dans un coin n’y aurait pas très bon-air ; et Bradley y fit réellement une assez piètre figure.
« La voilà, monsieur ; allons à sa rencontre. »
Lizzie les aperçut et parut un peu troublée ; elle fit néanmoins à Charley son accueil habituel, et toucha la main que lui tendait le maître de pension.
« Où vas-tu, chéri ? demanda-t-elle à son frère.
— Nulle part ; nous sommes ici pour te rencontrer.
— Moi, Charley ?
— Oui ; nous venons te prendre pour faire un tour de promenade. Ne suivons pas ces grandes rues pleines de monde et où l’on ne peut pas causer ; allons dans un endroit plus calme ; tiens, à côté de l’église nous y serons plus tranquilles.
— Mais ce n’est pas mon chemin, dit-elle.
— Si, répondit l’écolier avec pétulance ; c’est la route que je prends ; et ma route est la tienne. »
Lizzie, qui lui tenait toujours la main, le regarda d’un air étonné. Il détourna la tête pour éviter ce regard, et appela mister Headstone. Bradley vint se mettre à côté de lui, non près d’elle ; le frère et la sœur continuèrent de se tenir par la main.
La cour où ils étaient entrés les conduisit à un cimetière, espèce de square entouré d’une grille, et s’élevant d’environ quatre pieds au-dessus de la place dont il occupait le centre. Là, convenablement et sainement installés au-dessus des vivants, gisaient les morts sous leurs pierres sépulcrales, dont quelques-unes s’écartaient de la perpendiculaire et le front courbé, semblaient honteuses des mensonges qu’elles énonçaient. Les promeneurs avaient déjà fait une fois le tour de la place ; ils marchaient d’un air contraint, et avec un malaise évident, lorsque Charley s’arrêta, et dit tout à coup : Lizzie, mister Headstone a une communication à te faire ; je ne veux pas vous gêner, et vais flâner dans les environs ; je reviendrai tout à l’heure. »
Ils avaient fait quelques pas, laissant Bradley derrière eux. « Je sais, d’une manière générale, ajouta Charley, ce dont il va t’entretenir. J’approuve hautement ses intentions ; et j’espère, ou plutôt je suis sûr que tu consentiras à ce que nous désirons, lui et moi. Je n’ai pas besoin de te rappeler que j’ai à mister Headstone les plus grandes obligations, et que je souhaite de toute mon âme que ses projets réussissent. Tu partages mes sentiments, ce qui est d’une bonne sœur ; je n’ai aucun doute à cet égard.
— Ne t’éloigne pas, Charley, dit-elle en serrant la main qu’il voulait lui retirer ; mister Headstone ferait mieux de ne rien dire.
— Tu ne sais pas ce que c’est, reprit l’élève.
— Peut-être bien ; mais cependant…
— Non, non ; si tu le savais tu ne parlerais pas comme cela. Voyons, laisse-moi partir ; sois raisonnable ; tu oublies qu’il nous regarde. »
Elle lui lâcha la main, et Charley s’éloigna après lui avoir recommandé de nouveau d’agir en « fille sensée, de se conduire en bonne sœur. »
Resté seul auprès d’elle, Bradley ne se décida à rompre le silence que lorsqu’elle eut relevé les yeux. « La dernière fois que je vous ai vue, commença-t-il, je vous ai dit qu’il me restait à vous communiquer certaine chose qui pourrait avoir de l’influence sur votre conduite. C’est pour vous en parler que je suis venu ce soir. J’espère que vous ne me jugerez pas d’après l’hésitation qu’il y a dans mes paroles. Vous me voyez à mon grand désavantage ; c’est bien malheureux pour moi, qui voudrais tant briller devant vous, et qui me fais voir sous le jour le plus défavorable. »
Elle se mit à marcher lentement ; et Bradley, mesurant son pas sur le sien, marcha à côté d’elle.
« Il semble égoïste de ma part de m’occuper de moi tout d’abord, reprit-il ; mais quand je vous parle tout ce que je dis est bien loin de ce que je sens, bien différent de ce que je voudrais dire. C’est comme cela ; je ne peux pas l’empêcher. Oh ! vous êtes ma ruine ! »
L’accent passionné de ces derniers mots, et le geste désespéré qui les accompagna, la firent tressaillir. « Oui, poursuivit-il, vous m’avez perdu ; je n’ai plus de ressources dans l’esprit, plus de confiance en moi, plus d’empire sur moi-même quand vous êtes là, ou que je pense à vous ; et j’y pense sans cesse ! Vous ne m’avez pas quitté une seconde depuis l’instant où je vous ai vue. Quel malheureux jour pour moi !
— Je suis désolée, monsieur, de vous avoir fait du mal ; c’est bien sans intention, je vous assure.
— Voyez ! s’écria-t-il avec désespoir ; je voulais vous montrer l’état de mon cœur, et j’ai l’air de vous adresser des reproches ! Soyez indulgente pour moi ; j’ai toujours tort quand il s’agit de vous ; c’est là ma destinée. »
Bien que toujours auprès d’elle, il fit le tour de la place sans rien dire, luttant contre lui-même, et regardant les fenêtres abandonnées, comme s’il y avait eu sur leurs vitres noires quelque phrase qui pût lui venir en aide.
« Il faut pourtant vous montrer ce que j’ai dans l’âme ! Malgré la nullité dont je fais preuve, il faut que ce soit exprimé. C’est vous qui paralysez tous mes moyens. Je vous supplie de croire que beaucoup de gens ont bonne opinion de moi, qu’il en est qui m’ont en grande estime, que je me suis fait une position que l’on considère comme étant digne d’envie.
— Je n’en doute pas, monsieur ; je le sais depuis longtemps par Charley.
— Veuillez croire, je vous le demande, que si j’offrais ma position telle qu’elle est aujourd’hui, et les sentiments que j’éprouve, à l’une des jeunes femmes les plus estimées, les plus capables, parmi celles qui se livrent à l’instruction, il est probable qu’ils seraient acceptés, même avec empressement.
— Pourquoi ne le faites-vous pas ? demanda Lizzie.
— Il est bien heureux que je ne l’aie pas fait ! dit-il avec exaltation, et en répétant ce geste qui semblait puiser dans son cœur, en prendre le sang et le jeter devant elle. C’est la seule pensée consolante qui me soit venue depuis bien des semaines ; car si je l’avais fait, et que je vous eusse rencontrée, j’aurais brisé ce lien comme un fil. »
Lizzie le regarda avec terreur.
« Pas volontairement, poursuivit Bradley ; pas plus que je ne suis là par l’effet de ma volonté. Vous m’attirez sans que je le veuille. Je serais en prison que vous m’en feriez sortir, je renverserais les murailles pour aller droit à vous. Je serais sur mon lit de mort, qu’attiré par vous, je me lèverais en chancelant, et j’irais tomber à vos pieds. »
L’énergie affolée de cet homme qui ne se contenait plus était vraiment terrible. Il s’arrêta, posa la main sur le petit mur qui entourait le cimetière, et sembla vouloir en arracher les dalles.
« Jusqu’à ce que le moment soit venu, reprit-il avec désespoir, nul ne sait quels abîmes sont en lui. Il est des hommes pour qui ce moment-là ne vient jamais. Qu’ils restent paisibles, et en rendent grâces à Dieu. Pour moi, c’est vous qui l’avez évoqué. Vous avez paru, et le fond de cette mer orageuse a été soulevé, — il se frappa la poitrine — et ne s’est pas calmé depuis lors.
— Assez, monsieur ; permettez que je vous arrête ; cela vaudra mieux pour vous et pour moi ; allons retrouver mon frère.
— Non ; pas encore. Il me faut tout dire ; j’ai souffert mille tortures pour ne m’être pas expliqué. Je vous fais peur… ! C’est l’une de mes misères de ne pas pouvoir vous parler, ni même parler de vous, sans hésiter à chaque syllabe, à moins de rompre mon frein et d’arriver à la démence. Voici l’allumeur du gaz ; il partira bientôt. Je vous en prie, encore un tour de place. Ne vous effrayez pas ; je vais me contenir, je vous le promets. »
Elle céda à cette prière ; pouvait-elle faire autrement ? Et gardant le silence, ils refirent le tour du square.
Les lumières jaillirent une à une, repoussant dans l’ombre la vieille tour de l’église qui parut s’éloigner ; puis l’homme au gaz s’en alla ; et les promeneurs se retrouvèrent seuls. Bradley continua de marcher en silence jusque’à ce qu’il fut revenu à l’endroit où il avait parlé d’abord. Il s’arrêta près du mur, et saisissant la pierre de ses doigts crispés, il reprit la parole sans cesser de regarder la dalle que sa main essayait de tordre.
« Ce que je vais vous dire, vous le savez : je vous aime. J’ignore ce que pensent les autres quand ils prononcent ce mot-là. Pour moi, il signifie que je suis sous l’influence d’une attraction effroyable, à laquelle j’ai essayé de résister, mais qui me domine complètement. Vous pouvez m’attirer dans l’eau, dans le feu, à la potence ; m’attirer vers le genre de mort qu’il vous plaira de me choisir ; m’attirer à ce que j’aurais fui avec le plus d’horreur : à tous les scandales, à toutes les hontes ! Cet abandon de moi-même, la confusion de mes pensées, qui fait que je ne suis plus bon à rien, est ce qui me faisait dire tout à l’heure que vous m’aviez perdu. Mais si votre réponse m’était favorable, si vous acceptiez ma personne et mon nom, vous pourriez, avec la même force, m’attirer vers le bien. J’ai une belle aisance et rien ne vous manquera. Ma réputation est excellente, elle protégera la vôtre. J’accomplirais ma tâche comme je peux la remplir ; et me voyant capable et respecté, recevant sous vos yeux les témoignages de l’estime de tous, peut-être seriez-vous fière de moi ; je ferais tant d’efforts pour cela ! Tout ce qui pouvait me détourner de ce mariage, je l’ai réduit à néant, et l’ai fait de tout mon cœur. Votre frère me favorise de tous ses vœux ; nous pourrions vivre ensemble, associer nos travaux ; dans tous les cas, mon influence et mon appui lui seraient assurés. Je ne sais pas ce que je pourrais dire. Ce n’est pas assez, je le sens ; mais tout ce que j’ajouterais ne ferait qu’en affaiblir l’expression. Je dirai seulement que si la sincérité a quelque poids auprès de vous, tout cela est bien vrai — effroyablement vrai. »
Le mortier qui scellait la pierre ébranlée par sa main, grêla sur le pavé en confirmation de ses paroles.
« Attendez ! je vous en supplie ; marchons un peu, cela vous donnera le temps de réfléchir, et à moi de prendre des forces. Voulez vous ? »
Elle céda encore ; ils firent un nouveau tour de place, et revenu au même endroit, il ébranla de nouveau la pierre. « Maintenant, dit-il en concentrant toute son attention sur ce qu’il allait entendre, répondez : oui ou non.
— Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur ; je suis bien reconnaissante ; j’espère que vous trouverez avant peu une femme digne de vous, qui vous donnera tout le bonheur que vous méritez ; mais c’est non.
— N’est-il pas nécessaire que vous réfléchissiez… quelque temps, une semaine, un jour ? demanda-t-il à demi suffoqué.
— Non, monsieur.
— Êtes-vous bien décidée ? bien sûre de ne pas changer d’avis ? N’y a-t-il aucun espoir ?
— Aucun, monsieur, j’en suis sûre.
— En ce cas, reprit-il en se tournant vers elle, et en frappant la pierre avec tant de force que les os de ses doigts en furent mis à nu, je souhaite de ne pas le tuer ! »
La haine, la soif de vengeance qui éclatèrent dans son regard, en même temps que ces mots tombaient de ses lèvres pâles, tandis que sa main sanglante paraissait avoir donné la mort, effrayèrent tellement Lizzie qu’elle voulut fuir ; mais il la retint par le bras.
« Laissez-moi, monsieur, laissez-moi ! ou je vais appeler au secours.
— C’est moi, dit-il, qui devrais en demander ; vous ne savez pas comme j’ai besoin d’être secouru. »
Les contractions de sa figure, au moment où il la vit se détourner et chercher où était son frère, auraient fait partir le cri qu’elle avait sur les lèvres, si elle avait pu le voir. Mais tout à coup il arrêta ces mouvements tumultueux, et fixa l’expression de son visage avec autant de fermeté que si la mort l’eût fait elle-même, « Vous voyez, je suis calme, dit-il ; écoutez-moi. »
Elle réclama de nouveau la liberté, le fit avec autant de dignité que de courage ; et dégageant son bras de l’étreinte qui s’était peu à peu relâchée, elle regarda Bradley en face. Jamais elle ne lui avait paru si belle ; il voulut soutenir son regard ; mais il sentit ses yeux se voiler comme si elle en avait attiré la lumière.
« Cette fois j’aurai donc parlé ! reprit-il en croisant les mains pour s’interdire les gestes qui pouvaient lui échapper. Cette fois, j’aurai dit tout ce qui me torture. Mister Eugène Wrayburn…
— C’était à lui que vous pensiez dans cet accès de rage ? » demanda Lizzie d’une voix ferme. Il se mordit les lèvres, et la regarda sans répondre. « C’était à mister Wrayburn que s’adressaient vos menaces ? » Il la regarda, toujours sans répondre, et en se mordant les lèvres. « Vous m’avez demandé de vous entendre, mais vous n’avez rien à dire ; et je vais retrouver mon frère.
— Oh ! restez ! Je n’ai menacé personne. » Voyant qu’elle regardait sa main, il en essuya le sang sur sa manche, puis la recroisa avec l’autre. « Mister Wrayburn, reprit-il.
— Encore ce nom, monsieur ! pourquoi le répéter ?
— Parce qu’il est le sujet de ce qui me reste à vous dire. Remarquez-le bien : je ne menace pas. Si cela m’arrive, arrêtez-moi, et faites-m’en des reproches. Mister Wrayburn ! » La manière dont il proféra ces mots renfermait à elle seule une menace que des paroles n’auraient guère mieux exprimée. « Vous recevez ses visites, poursuivit-il ; vous acceptez ses bienfaits, vous l’écoutez avec plaisir, lui.
— Mister Wrayburn a été plein de bontés et d’égards pour moi à l’époque où mon père est mort, répliqua Lizzie avec fierté.
— Oh ! naturellement ; c’est un homme plein de bontés et d’égards, que mister Wrayburn.
— Il vous est étranger, d’ailleurs, poursuivit-elle avec indignation.
— Vous vous trompez ; il me touche de près, au contraire.
— Que peut-il vous être ?
— Un rival d’abord.
— Mister Headstone, reprit Lizzie le visage en feu, ce que vous venez de dire est une lâcheté ; mais cela me permet de vous répondre que je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais ; que vous m’avez déplu dès votre première visite ; et que personne n’entre pour rien dans l’effet que vous m’avez produit. »
Il releva la tête qu’il avait courbée sous le poids de ces paroles, et après s’être humecté les lèvres : « Je savais tout cela, dit-il ; et vous ne m’en attiriez pas moins. J’avais beau penser à mister Wrayburn, j’avançais toujours. Ce soir je songeais à lui, et je suis venu ; même actuellement je l’ai sous yeux, et je vous parle encore. C’est pour lui qu’on m’éloigne, qu’on me rejette.
— Si vous interprétez ainsi mon refus et les remercîments que je vous adresse, ce n’est pas ma faute, dit-elle avec douceur ; car elle était non-moins émue qu’effrayée de la lutte qu’il soutenait contre lui-même.
— Je ne me plains pas, dit-il ; je constate un fait. J’ai dû lutter contre le respect de moi-même, lorsque je me suis laissé entraîner vers vous en dépit de mister Wrayburn. Vous ne vous figurez pas à quel point je suis tombé dans ma propre estime. »
Elle était blessée, irritée ; mais elle garda le silence en considération de ce qu’il avait fait pour son frère et de ce qu’elle lui voyait souffrir.
« Ce respect de moi-même, auquel je tenais tant, il est sous ses pieds ! dit-il avec désespoir ; sous les pieds de cet homme qui le foule et qui triomphe !
— Vous vous trompez, monsieur.
— Non, je ne me trompe pas ; il m’a écrasé de son mépris ; car il savait d’avance ce qui m’arriverait ce soir.
— Voire esprit s’égare, monsieur.
— Jamais il n’a été plus lucide, jamais ; je sais trop bien le sens de mes paroles. Maintenant j’ai dit tout ce que j’avais à dire ; rappelez-vous que je n’ai pas fait de menace, que je vous ai seulement exposé la chose. »
En ce moment Charley vint à paraître. Elle s’élança vers son frère, et fut suivie de Bradley, dont la main pesante tomba sur l’épaule de l’élève. « Je m’en vais, dit-il à celui-ci ; je retournerai seul à la maison, je m’enfermerai dans ma chambre. Laissez-moi une demi-heure d’avance ; et ne cherchez pas à me voir avant demain matin, où je serai à mon poste, comme à l’ordinaire. » Il joignit les mains, proféra un cri étouffé qui n’avait rien de terrestre, et s’éloigna rapidement.
Restés seuls, à côté d’un bec de gaz, le frère et la sœur se regardèrent en silence ; puis un nuage passa sur la figure de l’écolier, et d’une voix rude : « Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il ; qu’as-tu fait à mon meilleur ami ? allons vite, et de la franchise.
— Un peu plus d’égards, Charley !
— Je ne suis pas d’humeur à songer aux égards, ni à d’autres balivernes ; qu’est-ce qui est arrivé ? Pourquoi M. Headstone est-il parti de cette manière-là ?
— Il m’a proposé — mais tu dois le savoir — de me marier avec lui.
— Eh bien ? fit Charley avec impatience.
— J’ai été forcée de lui répondre que cela ne se pouvait pas.
— Forcée ! dit le frère entre ses dents, et en la repoussant avec rudesse ; lui répondre que cela ne se pouvait pas ! Sais-tu bien qu’il vaut cent fois mieux que toi ?
— Ce n’est pas difficile, Charley ; mais c’est égal ; je ne peux pas l’épouser.
— Tu sens que tu n’es pas digne de lui ; c’est là ce que tu veux dire, je suppose ?
— Ce que je veux dire est bien simple : je ne l’aime pas, et ne l’épouserai jamais.
— Sur mon âme, s’écria l’écolier, tu es une sœur modèle, un type de désintéressement ! Ainsi tout ce que je fais pour effacer le passé, pour m’ouvrir une carrière et t’élever avec moi, est détruit par tes extravagances.
— Je ne veux pas te faire de reproches, Charley ; mais tu avoueras…
— L’entendez-vous ! interrompit le frère en jetant les yeux autour de lui. Elle s’efforce de briser mon avenir, elle perd le sien, et veut bien ne pas m’adresser de reproches ; c’est heureux, vraiment ! Tu vas me dire aussi que tu n’en feras pas à mister Headstone pour être descendu de la sphère dont il est l’une des gloires, et s’être mis à tes pieds, d’où tu le repousses ?
— Non, Charley ; je te dirai ce que je lui ai dit à lui-même : que je le remercie sincèrement de ses offres généreuses. Je suis fâchée qu’il me les ait faites ; j’espère qu’il trouvera une femme plus digne de lui, et qui le rendra aussi heureux que je le désire. »
Le regard de Charley s’arrêta. En voyant la patiente petite mère qui avait protégé son enfance ; l’amie courageuse et douce qui l’avait dirigé et soutenu ; la sœur oublieuse d’elle-même qui l’avait sauvé de l’abjection et de la misère, l’écolier eut un léger remords, dont son cœur, chaque jour plus dur, fut ébranlé ; sa voix se radoucit, et prenant le bras de la jeune fille : « Voyons, dit-il, ne nous disputons pas ; soyons raisonnables ; causons tranquillement, comme on le doit entre frère et sœur. Veux-tu m’écouter, Liz ?
— Oh ! répondit-elle au milieu de ses larmes, est-ce que je ne t’écoute pas, Charley, même pour entendre des choses bien dures ?
— Je t’ai fait de la peine, je le regrette, Lizzie ; mais il ne faut pas m’exaspérer. Voyons : mister Headstone a pour toi un dévouement absolu ; il m’a dit, et dans les termes les plus forts, que du jour où nous sommes allés te voir ensemble, il n’avait pas été une seconde sans penser à toi. Miss Peecher, notre voisine, qui est maîtresse de pension, jeune et jolie, fort instruite, qui a tout pour elle, lui est très-attachée, le fait est connu ; eh bien ! il ne la regarde même pas. Or, l’affection qu’il a pour toi est très-désintéressée ; tu ne peux pas dire le contraire ; il aurait cent fois plus de bénéfices à prendre notre voisine ; qu’a-t-il à gagner en t’épousant ?
— Oh ! ciel, rien du tout.
— Cela prouve bien en sa faveur, continua Charley. Mais j’arrive au point capital : mister Headstone m’a toujours poussé ; il a beaucoup d’influence ; si j’étais son beau-frère il me favoriserait. Il est venu me trouver, et m’a dit de la façon la plus délicate : « J’espère, Hexam, qu’il vous serait agréable de me voir épouser votre sœur ; d’autant plus que cela vous serait utile. — Monsieur, lui ai-je répondu, c’est la chose qui me rendrait le plus heureux. — En ce cas, m’a-t-il dit, je peux compter sur vous pour m’appuyer auprès de votre sœur, et lui parler de moi d’une manière favorable. Certainement, ai-je répliqué ; soyez tranquille, monsieur, car j’ai sur elle beaucoup d’empire. N’est-il pas vrai, Liz ?
— Oui, Charley, beaucoup.
— Très-bien, Liz ; une bonne parole ; tu vois, nous commençons à nous entendre. Je continue ; fais bien attention. Mariée avec lui, la position que tu occuperas sera des plus respectables ; infiniment supérieure à celle que tu as maintenant. Elle te séparera enfin de la rivière, et de tout ce qui s’y rattache. Plus rien de la vie d’autrefois ; tu seras délivrée pour toujours des habilleuses de poupées, de leurs ignobles pères, et de tout ce qui s’en suit. Non pas que je veuille dénigrer miss Wren ; elle est très-bien pour une fille de son rang ; mais sa société ne convient pas à la femme d’un chef d’institution. Ainsi donc au point de vue de mon intérêt, de celui de mister Headstone et du tien, c’est tout ce qu’il y a de plus désirable. »
Il s’arrêta pour regarder sa sœur ; mais rien n’annonçait qu’elle eût changé d’avis. Il se remit à marcher auprès d’elle ; et bien qu’il s’efforçât de cacher son désappointement, ce fut d’un ton moins résolu qu’il reprit la parole.
« Avec l’influence que j’ai sur toi, j’aurais peut-être mieux fait, dit-il, de t’entretenir des projets de mister Headstone avant qu’il t’en parlât ; et de te disposer en sa faveur ; mais cette proposition est tellement généreuse, les avantages qu’elle offre sont d’une telle évidence, tu as toujours fait preuve de tant de raison, que je n’ai pas cru que ce fût nécessaire ; il paraît que je me suis trompé. Toutefois ce n’est pas irréparable ; il suffit de lui dire que la réponse qu’il a reçue tout à l’heure n’est pas définitive, que cela s’arrangera peu à peu, et que tu finiras par accepter. Je l’aurai bien vite rejoint ; et ce sera comme si tu n’avais rien dit. »
Il s’arrêta de nouveau ; la pâle créature le regarda d’un air affectueux et troublé ; mais elle secoua la tête d’une façon négative.
« Est-ce que tu as perdu la parole ? demanda-t-il avec aigreur.
— J’aurais mieux aimé ne rien dire, Charley ; mais puisqu’il le faut, je parlerai. Je maintiens la réponse que j’ai faite, et ne permets pas que tu dises le contraire. Ne lui parle pas de moi ; c’est inutile. Après la résolution dont je lui ai fait part ce soir, résolution, qui est inébranlable il ne reste rien à dire.
— Et cette fille-là s’appelle une bonne sœur ! s’écria l’écolier en la repoussant d’une manière brutale.
— Voilà deux fois, Charley, que tu m’as presque frappée — ne te blesse pas de mes paroles — je ne veux pas dire que ce soit avec intention Dieu m’en préserve ; tu ne t’en doutes pas, j’en suis sûre, mais tu m’as poussée bien fort, chéri.
— Dans tous les cas, poursuivit Charley sans faire attention à cette remontrance, je sais ce que cela signifie, et ne souffrirai pas que tu me déshonores.
— Cela signifie que ce mariage me déplaît ; pas autre chose.
— Ce n’est pas vrai, répondit-il brusquement. C’est ton Wrayburn qui en est cause.
— Charley, je t’en prie ! au nom des jours que nous avons passés ensemble, si tu te les rappelles…
— Je ne veux pas que tu me déshonores, reprit-il d’un ton bourru ; il ne sera pas dit qu’après m’être sorti de la fange, tu m’y feras retomber ; et pour que ta honte ne rejaillisse pas sur moi, je te le déclare, il n’y a plus rien de commun entre nous.
— Que de fois, par une soirée comme celle-ci, même souvent bien plus dure, je me suis assise dans la rue, pour tâcher d’apaiser tes cris ! Si tu ne l’as pas oublié, Charley, reprends tes dernières paroles. Ne me fais pas d’excuses ; dis seulement que tu ne le penses pas, et mes bras et mon cœur te seront toujours ouverts.
— Reprendre mes paroles ! C’est-à-dire que je les répète ; tu es une mauvaise fille ; foncièrement mauvaise ; une méchante sœur, hypocrite et sans âme. C’est fini entre nous, entends-tu bien ; et pour toujours. »
Il leva ses mains ingrates, comme pour dresser une barrière entre sa sœur et lui, et se mettant à courir, il eut bientôt disparu. Lizzie resta immobile et silencieuse à la place où il l’avait laissée, jusqu’au moment où elle fut réveillée par l’heure qui sonnait à l’église. Elle se détourna pour partir ; mais son immobilité, en se brisant, fit jaillir les larmes que le froid égoïsme et le cœur glacé de son frère avaient congelées.
« Que ne suis-je ici avec les morts ! O Charley ! Charley ! c’était donc ainsi que devait finir l’histoire dont nous regardions les images dans le feu ? »
Elle se couvrit la figure de ses mains, et tomba en sanglotant sur le mur du cimetière. Un homme passa près d’elle, la tête inclinée ; puis il se retourna, et s’arrêta pour la voir. C’était un vieillard à la démarche grave, vêtu d’une longue houppelande, et coiffé d’un chapeau à larges bords. Après un instant d’hésitation, il revint sur ses pas, s’approchant d’elle tout doucement, et d’une voix compatissante : « Pardonnez-moi, lui dit-il, de vous adresser la parole ; mais vous avez de grands chagrins, pauvre femme ! Je ne peux pas vous laisser pleurer toute seule, et continuer ma route, comme s’il n’y avait là personne. Puis-je vous être utile ? faire quelque chose qui aide à vous consoler ? » Elle releva la tête, et s’écria avec joie : « Mister Riah ! Oh ! c’est vous !
— Je n’en reviens pas, dit le vieillard. Je croyais parler à une étrangère, et c’était vous, ma fille ! Prenez mon bras ; venez avec moi. Qui vous a fait ce chagrin ? pauvre enfant !
— Mon frère s’est querellé avec moi, et il m’a reniée, sanglota Lizzie.
— Chien ingrat ! dit le vieux juif. Mais laisse-le partir ; secoue la poussière de tes pieds, et oublie jusqu’à sa trace. Venez, ma fille, venez chez moi ; c’est à deux pas ; vous reprendrez un peu de calme ; vous vous bassinerez les yeux ; puis je vous reconduirai. Il se fait tard ; vous êtes toujours rentrée à pareille heure ; et ce soir il y a beaucoup de monde dehors. »
Elle accepta le bras du vieillard, et ils sortirent de la place du cimetière ; ils venaient d’entrer dans la voie principale, quand un individu, qui flânait d’un air mécontent, et dont le regard fouillait la rue dans tous les sens, se précipita vers eux en s’écriant : « Lizzie ! mais d’où venez-vous ? »
Elle se serra contre le vieillard, et inclina la tête. De son côté, le vieux juif après avoir lancé un coup d’œil rapide sur le nouveau venu, baissa les yeux et garda le silence.
« Qu’est-il arrivé, Lizzie ?
— Je ne peux pas vous le dire à présent, mister Wrayburn, si même je vous le dis jamais. Laissez-moi, je vous en prie.
— Pas le moins du monde ; je suis venu exprès pour vous. J’ai dîné dans le voisinage, et sachant à quelle heure vous sortez de l’atelier, j’étais sûr de vous rencontrer ici. Mais qu’êtes-vous devenue ? Il y a des heures que je me promène de long en large, comme un recors ou un marchand de vieux habits, dit-il en regardant le juif. »
Celui-ci leva les yeux, et jeta un nouveau coup d’œil sur le jeune homme.
« Allez-vous-en, mister Wrayburn ; je ne suis pas seule, vous voyez, je n’ai rien à craindre. Un mot cependant : prenez garde, je vous en prie ; veillez sur vous.
— Mystères d’Udolphe ! s’écria Eugène d’un air étonné. Puis-je vous demander quel est ce protecteur ?
— Un ami dévoué, monsieur.
— Je vais prendre sa place, continua Eugène, et vous me direz ce qui vous arrive, Lizzie.
— Il s’agit de son frère, répondit le vieillard en regardant le gentleman.
— De notre frère ! reprit Eugène d’un ton méprisant ; il ne vaut pas un souvenir, encore moins une larme. Et qu’a-t-il fait, notre frère ? »
Le vieux juif attacha sur Eugène un regard profond et grave qu’il reporta sur sa compagne. Ce regard était tellement significatif qu’Eugène arrêta court l’expression légère qu’il avait sur les lèvres, et le transforma en un murmure rêveur.
Les yeux baissés, mais conservant toujours le bras de Lizzie, le vieillard garda le silence, et resta immobile d’un air patient et résigné. Habitué à l’obéissance passive, il aurait passé là toute la nuit, sans paraître désirer qu’il en fût autrement.
« Si mister Aaron veut bien me céder sa place, dit Eugène qui commençait à trouver la chose fatigante, il sera complétement libre de vaquer aux devoirs qui peuvent l’appeler à la synagogue. » Le vieux juif demeura comme un terme. « Bonsoir, monsieur, reprit Eugène, nous ne voulons pas vous retenir. » Puis, se tournant vers Lizzie, il ajouta : « Est-ce que notre ami est un peu sourd ?
— Non, gentleman chrétien, j’ai l’oreille fine, répondit tranquillement le vieillard ; mais il n’y a qu’une voix qui puisse me faire entendre que je doive quitter cette jeune fille avant de l’avoir reconduite.
— Puis-je savoir pourquoi ? dit Eugène avec la même aisance.
— Pardon, répliqua le juif ; si elle le demande, je le dirai ; mais à elle seule, non à d’autre.
— Je ne le demande pas, dit-elle, et vous prie de me reconduire. J’ai été bien éprouvée ce soir, mister Wrayburn ; ne me croyez pas ingrate, dissimulée, ou changeante ; ce n’est pas cela ; je suis seulement bien malheureuse. Mais, je vous en prie, n’oubliez pas ce que je vous disais tout à l’heure ; prenez garde à vous, prenez garde !
— À quel propos, chère Lizzie ? demanda-t-il à voix basse, en se penchant vers elle. De qui ou de quoi faut-il me défier ?
— De quelqu’un que vous avez vu dernièrement, et qui vous en veut beaucoup. »
Eugène fit claquer ses doigts et se mit à rire. « Voyons, reprit-il, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, nous allons partager le mandat, et vous reconduire chez vous, mister Aaron d’un côté, et moi de l’autre. »
Il connaissait le pouvoir qu’il avait sur elle, et savait bien qu’elle n’exigerait pas qu’il s’éloignât. Il savait, qu’ayant des craintes à son égard, elle serait inquiète si elle le perdait de vue ; car, en dépit de sa légèreté et de sa nonchalance, il savait tout ce qu’il voulait savoir de ce qu’elle pouvait penser et sentir.
Si joyeux auprès d’elle, si indifférent au péril, si dévoué, alors qu’elle ne trouvait qu’ingratitude dans sa propre famille ; tellement supérieur par son esprit, son calme et son aisance, à l’être guindé, sombre et violent qui la poursuivait, au frère égoïste et brutal qui l’avait reniée, quel immense avantage, quelle influence entraînante n’avait-il pas en ce moment ! Ajoutez à cela qu’elle venait, pauvre fille ! de l’entendre vilipender à propos d’elle ; qu’elle avait souffert à cause de lui ; et vous comprendrez que le sérieux qu’il mêlait à ses paroles insouciantes, comme pour lui montrer que celles-ci n’avaient d’autre but que de la distraire ; vous comprendrez que son plus léger attouchement, son moindre regard, sa seule présence au fond de ces rues obscures, que tout cela fût pour elle comme le rayonnement d’un monde enchanté, aux abords défendus par la haine, la jalousie, la colère, par toutes les passions mauvaises, qui, ne pouvant en supporter l’éclat, devaient naturellement l’attaquer et le maudire.
Il ne fut plus question de s’arrêter chez l’Israélite, et le petit groupe se dirigea vers Smith’s Square. Un peu avant de gagner sa demeure, Lizzie dit adieu au gentleman et au Juif, et rentra seule chez elle.
« Merci, mister Aaron, dit alors Eugène, merci mille fois de votre compagnie ; il ne me reste plus qu’à vous quitter, et je le regrette.
— Je vous souhaite le bonsoir, monsieur, répondit le vieillard, et désirerais vous voir moins insouciant.
— Je vous souhaite le bonsoir, reprit Eugène, et désirerais vous voir un peu moins soucieux. »
Mais lorsqu’il eut fini de jouer son rôle, et qu’ayant tourné le dos au Juif, il eut quitté la scène, il parut à son tour avoir de graves soucis. « Quelles étaient donc les questions de Lightwood ? murmura-t-il. Ne demandait-il pas ce qui allait arriver, ce que j’allais faire, où tout cela me conduirait ? Nous allons bientôt le savoir. » Et il poussa un profond soupir.
Une heure après, ce soupir fut répété comme par un écho, lorsque Riah, qui s’était assis dans un coin, en face de la maison de Jenny Wren, se leva et reprit sa marche résignée, glissant par les rues, dans son costume antique, semblable au fantôme d’une époque évanouie.