L’Ami commun/II/16

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 32-43).

XVI

DOUX ANNIVERSAIRE


Tandis qu’il s’habille au-dessus des écuries de Duke-street, quartier Saint-James, l’estimable Twemlow entend que les chevaux d’en bas sont à leur toilette, et comparant sa position à celle de ces nobles bêtes, il trouve la sienne bien moins avantageuse. Non-seulement il n’a pas de valet de chambre, qui, le frappant du plat de la main, lui dise d’une voix bourrue de se tourner à droite ou à gauche ; mais il n’a aucun valet, et toutes ses articulations étant rouillées quand il se lève, il lui serait agréable d’être même attaché par la tête à la porte de sa chambre, et de s’y voir frotté, brossé, peigné, lavé à grande eau, épongé, essuyé, habillé, en ne prenant part à ces obligations fatigantes que d’une manière passive.

Quant à la façon dont procède la séduisante Tippins lorsqu’elle se prépare à troubler les sens des hommes, sa femme de chambre et les Grâces en ont seules connaissance. Mais bien qu’elle n’en soit pas réduite comme Twemlow à se servir elle-même, cette fascinatrice pourrait simplifier notablement la restauration quotidienne de ses charmes ; car, sous le rapport du cou et du visage, cette diva est une espèce de langouste, qui, chaque matin, fait peau neuve, ce qui l’oblige à se tenir dans un endroit retiré jusqu’à ce que la nouvelle croûte ait suffisamment durci.

Twemlow finit cependant par se mettre un col, une cravate et des manchettes qui lui retombent sur les doigts, et il va déjeuner en ville.

Chez qui ce déjeuner peut-il avoir lieu, sinon chez ses voisins, les Lammle de Sackville-street, où il doit rencontrer Fledgeby, son parent éloigné. L’imposant Snigsworth peut mettre Fledgeby à l’index, et lui interdire sa présence ; mais le pacifique Twemlow se dit avec raison : « S’il est mon parent, ce n’est pas ma faute ; d’ailleurs ce n’est pas connaître un homme que de se trouver avec lui. »

Il y a déjà un an qu’Alfred et Sophronia sont mariés, et si l’anniversaire de cet heureux événement n’est célébré que par un déjeuner, c’est qu’un repas du soir, avec toute la pompe qu’exigerait la circonstance, ne pourrait se donner que dans le palais imaginaire dont la splendeur fait tant d’envieux.

Twemlow traverse donc Piccadilly, non sans difficulté. Il a conscience d’avoir eu la jambe plus ferme, la taille plus droite, et moins peur d’être écrasé par les voitures. C’était dans le temps où il espérait obtenir du redoutable Snigsworth la permission de faire ou d’être quelque chose, et avant que cet impérieux tartare eût publié cet ukase : « Incapable de se distinguer dans une carrière quelconque, Twemlow restera pauvre toute sa vie, sera pensionné par moi, et devra se rappeler sans cesse qu’il est mon obligé. »

Ah ! pauvre Twemlow ! pauvre petit vieillard, faible et doux, que penses-tu maintenant de l’adorable qui t’a brisé le cœur, alors qu’il était jeune, et que tes cheveux étaient bruns ? Est-il moins pénible de la regretter aujourd’hui telle que tu la rêvais, que de la connaître telle qu’elle a toujours été : un crocodile avide, cuirassé contre toute émotion, et non moins incapable de se figurer la délicatesse du point sensible et tendre qui bat sous ton gilet, que d’y arriver tout droit avec son aiguille à tricoter ? Dis-nous, pauvre Twemlow, est-il moins rude d’être le parent pauvre d’un lord que de donner à boire aux chevaux, et de se tenir en plein hiver dans la boue de cette place de fiacres où ton pied chancelant a failli glisser tout à l’heure ?

Twemlow ne répond pas et continue sa route. Comme il arrive à la porte des Lammle, s’arrête une petite voiture renfermant lady Tippins. La divinité baisse la glace, et, d’un air folâtre, vante la vigilance de son chevalier qui l’attend pour lui donner la main. Twemlow s’approche, l’aide à sortir de voiture avec une politesse non moins sérieuse que s’il s’agissait d’un être réel, et tous deux montent l’escalier : Tippins, toutes jambes dehors, cherchant à faire comprendre que ces objets tremblants sautillent d’eux-mêmes avec autant d’élasticité qu’autrefois.

« Cher mister, chère missis Lammle ! Comment cela va-t-il ? Quand partez-vous donc pour ce fameux endroit : Guy ou Comte-de-Warwick, ou Vache-Brune, — vous savez ce que je veux dire, — pour remporter le prix du mât de cocagne ? Est-ce bien Mortimer, lui que sa trahison a fait rayer de ma liste d’adorateurs ? vous allez bien, misérable ? Et mister Wrayburn ! Que venez-vous faire ici ? car il est certain d’avance que vous ne direz pas un mot. Et Vénéering, M. P. ? bonjour, qu’est-ce qu’on fait à la Chambre ? Nous donnerez-vous la voix de tous ces gens-là ? Et vous, missis Vénéering ? est-il vrai, ma chère, que vous allez tous les soirs vous étouffer là-bas pour entendre la prose de ces messieurs ? À propos, Vénéering, quand donc prendrez-vous la parole ? Vous n’avez pas encore ouvert la bouche depuis que vous êtes au Parlement ; nous mourons d’envie de vous entendre. Miss Podsnap ! enchantée de vous voir. Pa est ici ? Comment, il n’y est pas ! Ma non plus ? Oh ! mister Boots, enchantée. Mister Brewer ? Partie complète. »

Examinant Fledgeby, regardant tout le monde à travers son lorgnon, Tippins murmure en tournant la tête avec l’étourderie naïve dont elle a le secret : « Personne autre, que je sache ; non, je ne crois pas. Personne ici, personne là, personne nulle part. »

Mister Lammle, tout resplendissant, amène son ami Fledgeby, qui meurt du désir d’être présenté à lady Tippins. Fledgeby a l’air de vouloir dire quelque chose, l’air de ne vouloir rien dire ; puis successivement un air de méditation, de résignation et de désolation. Il recule, tombe sur Brewer, fait le tour de Boots, et disparaît dans le fond de la pièce, cherchant ses favoris, comme s’ils avaient pu se produire en cinq minutes. Il ne s’est pas complètement assuré de la stérilité du sol, qu’il est ressaisi par Lammle, et paraît être dans un état fâcheux, car il est dépeint à Twemlow comme se mourant du désir de lui être présenté. Twemlow est enchanté de le voir, et lui serre la main. « Votre mère, monsieur, était une de mes parentes, lui dit-il.

— Je le crois, répond Fledgeby ; mais ma mère et sa famille faisaient deux.

— Restez-vous à Londres, monsieur ? reprend Twemlow.

— Je l’habite toujours, dit Fledgeby.

— Vous aimez la ville ? demande l’aimable cousin. Mais Fledgeby le prend en mauvaise part, et lui assène brutalement cette réponse : « Non ; je n’aime pas la ville. »

Lammle essaye d’amortir le coup en faisant cette remarque judicieuse qu’il y a des gens à qui la ville ne plaît pas. Fledgeby riposte qu’il ne connaît que lui qui soit dans ce cas-là ; et le gentleman est renversé.

« Y a-t-il, ce matin, quelque chose de neuf ? demande Twemlow qui revient bravement à la charge.

Fledgeby n’en sait rien.

« Pas de nouvelles, dit Lammle.

— Pas la moindre, dit Brewer.

— Pas l’ombre, dit Boots. »

Toutefois l’exécution de ce petit concerto semble réveiller chez les convives le sentiment du devoir, et leur donner des forces. Chacun paraît être plus en état de supporter la société des autres ; même Eugène, qui est près de la fenêtre, et balance d’un air sombre le gland d’un rideau, imprime à cet objet un élan plus vigoureux qui dénote que son état s’améliore.

Le déjeuner est servi. Tout ce qui est sur la table est fastueux et brillant, mais sent le provisoire, quelque chose de nomade qui affirme que ce sera bien plus brillant, bien plus fastueux dans l’hôtel princier vers lequel on se dirige. Derrière mister Lammle est son domestique personnel. Derrière Vénéering se tient le chimiste ; preuves vivantes que ce genre de serviteurs se divise en deux catégories : l’une se défiant de son maître, l’autre des connaissances du sien. Le valet de mister Lammle appartient à la première de ces divisions, et semble non moins surpris qu’affligé de ce que la police tarde tant à s’emparer de celui qu’il a l’honneur de servir.

Vénéering, M. P., est à la droite de missis Lammle, qui a Twemlow à sa gauche. Missis Vénéering, É. M. P. (Épouse d’un Membre du Parlement) et Lady Tippins sont l’une à droite, l’autre à gauche de l’amphitryon. Mais soyez sûrs qu’à portée de l’influence fascinatrice du regard et du sourire d’Alfred est la petite Georgiana, et qu’auprès de cette dernière, sous l’inspection du même gentleman à favoris cannelle, se trouve Fledgeby.

Deux ou trois fois, même davantage, dans le courant du déjeuner, Twemlow tourne subitement la tête vers Sophronia, en lui disant : « Pardon ! » comme si elle lui avait parlé, et qu’il n’eût pas entendu. Ce n’est pas dans ses habitudes ; d’où vient qu’il le fait aujourd’hui ? À chaque fois il s’aperçoit qu’il s’est trompé, que Sophronia ne lui dit rien, et qu’elle regarde Vénéering. Il est bizarre que cette impression persiste après ces démentis ; mais elle n’en persiste pas moins.

Lady Tippins, qui a copieusement absorbé de tous les produits de la terre, y compris le jus de la grappe, devient de plus en plus piquante, et s’applique à tirer des étincelles de Lightwood. Il est sous-entendu, parmi les initiés, que Mortimer doit toujours être en face de lady Tippins, qui lui arrache alors une de ces histoires qu’il raconte si bien.

Entre deux déglutitions, la divine créature regarde cet amant sans foi, et lui rappelle que c’est à la table de ces chers Vénéering, en présence des mêmes convives, qu’il leur a parlé de cet homme de quelque part, devenu depuis lors si horriblement intéressant, et d’une popularité vulgaire.

« Oui, lady Tippins, répond Lightwood ; c’est ainsi, comme on dit au théâtre.

— Eh ! bien, reprend l’enchanteresse, il faut soutenir votre réputation, et nous conter quelque chose ; tout le monde attend cela de vous.

— Je me suis épuisé ce jour-là ; je vous assure, lady Tippins ; et pour jamais ; plus rien à tirer de moi. »

En faisant cette réponse, Mortimer a la conscience de n’être que la doublure d’Eugène, qui partout ailleurs tient le dé de la conversation, et qui dans le monde s’obstine à garder le silence.

« Mais, affreux parjure, reprend lady Tippins, je suis bien résolue à tirer quelque chose de vous. N’ai-je pas entendu parler d’une nouvelle disparition ?

— Puisque vous l’avez entendu dire, répond Mortimer, vous allez nous conter cela.

— Monstre abominable, s’écrie l’adorable créature, votre boueur doré m’a renvoyé vers vous. »

Mister Lammle prend ici la parole, et annonce que l’histoire d’Harmon a une suite ; d’où il résulte un profond silence.

« Je vous assure que je n’ai rien à vous conter, » reprend Lightwood en jetant les yeux autour de la table ; mais Eugène ayant murmuré tout bas : « Tu peux le dire, va » il ajoute ce correctif : « Rien qui soit digne de votre intérêt. »

Boots et Brewer découvrent immédiatement que c’est d’un intérêt immense, et profèrent d’instantes clameurs. La même cause produit le même effet chez Vénéering ; mais son attention, blasée maintenant, est difficile à captiver ; ce qui ne surprend personne, car c’est de ton à la Chambre.

« Ne vous donnez pas la peine de chercher une pose d’auditeur, je vous en prie, dit Mortimer ; avant que vous ayez trouvé une attitude convenable, ce sera fini depuis longtemps. Cela ressemble….

— À ce conte de nourrice, interrompt Eugène avec impatience :

Je vais vous raconter la gloire
De Jack de Manory ;
Ainsi commence mon histoire.
Je vais vous en conter une autre,
De Jack le bon apôtre.
Voilà mon histoire finie.

Dépêche-toi, Mortimer. »

Eugène profère ces mots d’un ton vexé ; il se renverse sur sa chaise, et jette un regard farouche à lady Tippins, qui le contemple en hochant sa longue figure, l’appelle son cher ours, et ajoute d’un air badin, qu’à eux deux « ils représentent la Belle et la Bête. » Elle est persuadée, quant à elle, de la réalité de son rôle.

« La chose à laquelle fait allusion mon honorable et charmant vainqueur, dit Mortimer, est sans doute l’aventure suivante : il y a quelques jours Lizzie Hexam, fille de feu Jessé Hexam, autrement dit Gaffer, qui, on s’en souvient, trouva le corps de l’homme de tel ou tel endroit, reçut mystérieusement, sans savoir d’où cela pouvait venir, la rétractation formelle des faits dont un certain Riderhood avait accusé son père. L’accusation était tombée d’elle-même ; car Riderhood, — je ne puis m’empêcher de penser au service que le loup du petit Chaperon rouge, cet animal philanthrope, eût rendu à la société en dévorant dans leur enfance, le père et la mère de cet honnête homme, — Riderhood n’avait pas soutenu les charges qu’il avait d’abord produites, et semblait y avoir renoncé. Toujours est-il que la rétractation dont je parlais tout à l’heure tomba mystérieusement chez miss Hexam, — envoi d’un anonyme ; sans doute chapeau rabattu, manteau couleur de muraille, — et fut adressée par la jeune fille à mister Boffin, mon client. Vous excuserez ce terme de boutique. N’ayant jamais eu d’autre client, et, selon toute probabilité, ne devant pas en avoir d’autre, je suis fier de lui, comme d’un objet rare, d’une curiosité unique dans son genre. »

Au fond, bien qu’il n’en laisse rien voir, Mortimer n’a pas son aisance habituelle. Sans paraître se préoccuper d’Eugène, il n’est pas sans inquiétude de ce côté-là, et sent que la question est brûlante.

« L’objet curieux dont se compose tout mon musée professionnel, continue Lightwood, ayant reçu ladite déclaration, pria son secrétaire, une espèce de crustacé du genre Bernard l’Hermite, qui, je crois, s’appelle Chokes… mais, peu importe, nommons-le Artichaut, — mon objet curieux, dis-je, pria son secrétaire de se mettre en rapport avec miss Hexam. Artichaut proteste de son empressement, s’efforce de tenir parole, et n’y réussit pas.

— Pourquoi cela ? demande Brewer.

— Comment cela ? dit Boots.

— Pardon, réplique Lightwood, je me vois contraint de différer ma réponse ; autrement l’histoire n’aurait plus d’intérêt. Artichaut ayant complètement échoué, son mandat me fut transféré par mon client. Je pris mes mesures pour me mettre en rapport avec la jeune fille ; j’avais même pour cela des moyens spéciaux, dit Mortimer en lançant un regard à Eugène ; mais je ne réussis pas davantage, car elle avait disparu.

— Disparu ! profère l’écho général.

— Évanouie comme une ombre, ajoute Mortimer. Où est-elle allée ? Quand et comment est-elle partie ? on l’ignore. Ainsi finit l’histoire à laquelle mon honorable et charmant vis-à-vis a fait allusion. »

Tippins jette un petit cri enchanteur : « Nous finirons par être égorgés dans notre lit, » dit-elle.

Eugène la regarde comme s’il désirait l’achever tout de suite. Missis Vénéering fait observer qu’avec ces histoires mystérieuses on a vraiment peur de quitter bébé.

L’honorable Vénéering, qui a l’air de voir dans l’honorable préopinant le chef du ministère de l’intérieur, voudrait demander si la jeune fille en question a disparu de plein gré, ou si le fait est le résultat d’une violence ? Cette fois ce n’est pas Lightwood, mais Eugène qui prend la parole. « Non, non, dit-il vivement et d’un air vexé ; disparition complète, absolue, mais volontaire. »

Il n’est pas permis au bonheur de mister et de missis Lammle, touchant motif de la fête, de disparaître à son tour comme Jules Handford, miss Hexam, ou l’assassin d’Harmon, et Vénéering s’empresse de ramener au bercail les brebis égarées. Qui pourrait mieux que lui parler du bonheur des deux époux ? Ne sont-ils pas les plus chers et les plus anciens amis qu’il ait au monde ? Quel auditoire pourrait lui inspirer plus de confiance, que cette réunion composée de ses plus anciens et de ses plus chers amis ? Sans prendre la peine de quitter sa chaise, il se lance donc dans un petit discours familier ; et, tombant peu à peu dans la psalmodie parlementaire, « il voit à cette table son cher Twemlow, qui, l’année dernière, à pareil jour, mit la belle main de sa chère Sophronia dans celle de son cher Lammle. Il voit à cette même table ses chers amis Boots et Brewer, qui se rallièrent à lui dans une occasion où sa chère lady Tippins se rallia également à sa personne, circonstance qu’il n’oubliera jamais, tant que la mémoire gardera le siège qu’elle occupe dans son esprit. Mais il doit reconnaître qu’il manque à cette table son cher et ancien ami Podsnap, d’ailleurs si bien représenté par sa jeune et chère Georgiana. Il voit en outre à cette table, et annonce cette découverte avec pompe, comme si elle était due au pouvoir d’un télescope phénoménal, il voit son ami Fledgeby, — si toutefois celui-ci veut bien accepter cette qualification. Par tous ces motifs et par bien d’autres, qui auront été saisis (le fait n’est pas douteux) par des intelligences d’une pénétration aussi vive que celle que vous avez tous, il rappelle que le moment est venu, chers amis, où nous devons avec nos cœurs et nos verres, des larmes dans les yeux, des bénédictions sur les lèvres, et d’une manière générale avec un garde-manger affectif abondamment fourni d’épinards et de jambons émotionnels, que le moment est venu, je le répète, où nous devons boire à nos chers amis les Lammle, à qui nous souhaitons des années sans nombre, aussi heureuses que celle qui vient de s’écouler, et de nombreux amis offrant l’exemple touchant de la sympathie qui les unit l’un à l’autre. À quoi je veux ajouter qu’Anastasia (dont les larmes éclatent) est formée sur le modèle de sa chère Sophronia, sa plus ancienne amie ; qu’elle est comme cette amie de prédilection toute dévouée à celui qui a su gagner son cœur, et qu’elle remplit noblement tous les devoirs de l’épouse. » Ici, ne voyant pas d’autre moyen d’en sortir, Vénéering arrête court son Pégase et termine par cette chute oratoire : « Mon cher Lammle, que Dieu vous bénisse ! »

La parole est à ce cher Lammle. Beaucoup trop de lui-même sous toutes les formes : beaucoup trop de nez dans le visage et dans l’esprit, nez contrefait et grossier ; beaucoup trop de sourire pour être sincère ; trop de dureté dans le regard pour être feinte ; trop de grandes dents pour ne pas évoquer l’idée de morsure. Il vous remercie tous, nobles amis, des vœux touchants que vous venez de lui adresser ; il espère bien, à l’occasion du plus prochain de ces délicieux anniversaires, vous recevoir dans un séjour plus digne de l’hospitalité qui vous est due. Il n’oubliera jamais que c’est chez Vénéering qu’il a vu Sophronia pour la première fois ; Sophronia, de son côté, n’oubliera jamais que c’est chez Vénéering qu’elle a rencontré celui qui est devenu son époux. Ils en ont parlé quelque temps après leur mariage, et ils ont pris l’engagement solennel de ne jamais l’oublier. En effet, c’est à Vénéering qu’ils doivent le bonheur d’être unis. Ils espèrent bien lui prouver un jour ou l’autre qu’ils en gardent le souvenir. — Non, non, dit Vénéering. — Oh ! si, reprend l’orateur ; et ils le feraient dès aujourd’hui si la chose était possible. Leur mariage n’a pas été une affaire d’argent ; ils ont réuni leur avoir par la force des choses ; mais c’est un mariage de pure inclination, qui offrait toutes les convenances. Merci ! merci ! Sophronia et lui adorent la jeunesse ; mais il n’est pas sûr que leur maison puisse être fréquentée sans péril par ceux qui voudraient vivre dans le célibat, car la contemplation de ce bonheur domestique modifierait leurs idées. Il n’entend faire allusion à aucune des personnes présentes, et n’applique pas cette remarque à leur chère Georgiana, pas même à son cher Fledgeby. « Merci ! merci ! encore une fois merci à notre ami Vénéering de la manière affectueuse dont il a parlé de notre ami Fledgeby ; car ce gentleman nous inspire la plus profonde estime. Merci ! plus vous le connaîtrez, plus vous trouverez chez lui ce que vous désiriez connaître. Encore merci, au nom de ma chère Sophronia, et au mien. Merci ! merci ! »

Pendant cette harangue Sophronia est restée complètement immobile, les yeux attachés sur la nappe. Au moment où le discours s’achève, Twemlow, croyant toujours qu’elle lui adresse la parole, se tourne vers elle. Cette fois il ne se trompe pas. Vénéering s’occupe de sa voisine de droite ; Sophronia en profite pour dire à voix basse : « Mister Twemlow.

— Pardon ? reprend celui-ci, toujours incertain, car elle regarde d’un autre côté.

— Vous avez l’âme d’un gentleman, et je peux me confier à vous, je le sais. Voulez-vous tout à l’heure, quand vous remonterez au salon, me fournir le moyen de vous dire quelques mots ?

— J’en serai fort honoré.

— N’en ayez pas l’air, je vous en prie ; et ne vous étonnez pas si mes manières insouciantes sont en désaccord avec mes paroles ; je puis être surveillée. »

Excessivement surpris, Twemlow porte sa main à son front, et s’appuie au dos de sa chaise dans une pose méditative.

Missis Lammle se lève ; tout le monde en fait autant. Ces dames montent l’escalier, ces messieurs le franchissent peu de temps après. Fledgeby a consacré l’intervalle qu’il y a eu entre les deux départs, à l’examen des favoris de Boots, des favoris de Brewer, des favoris de Lammle, et s’est demandé lesquels il aimerait mieux reproduire, si le génie de la barbe voulait répondre à ses frictions.

Arrivés dans le salon, les convives se groupent, suivant leur habitude : Lightwood, Boots et Brewer voltigent comme des phalènes autour de lady Tippins — cette bougie de cire jaune qui fait pressentir le suaire. Quelques autres cultivent Vénéering, M. P. et missis Vénéering, épouse d’un membre du Parlement.

Alfred Lammle est dans un coin où, les bras croisés, il observe Georgiana et Fledgeby d’un air méphistophélique. Sophronia est sur le divan, à côté d’une petite table, et invite mister Twemlow à regarder les photographies qu’elle tient à la main. Le gentleman s’assied devant elle, et jette les yeux sur le portrait qu’elle lui montre.

« Je comprends que vous soyez étonné, lui dit tout bas missis Lammle ; mais n’en ayez pas l’air. » Twemlow s’efforce de cacher son émotion, et se trouble de plus en plus.

« Vous n’aviez jamais vu votre parent ? demande Sophronia.

— Jamais.

— Je ne crois pas que vous soyez fier de lui.

— À vrai dire, missis Lammle, je n’en suis pas très-flatté.

— Ce serait bien autre chose si vous le connaissiez davantage. Et ce portrait, qu’en pensez-vous ? »

Twemlow a bien juste assez de présence d’esprit pour répondre à haute voix : « Très-ressemblant, excessivement ressemblant.

— Vous avez remarqué sans doute à qui s’adressaient ses hommages ?

— Oui ; mais mister Lammle… »

Sophronia lui jette un regard qu’il ne peut pas comprendre et lui montre un nouveau portrait.

« Fort bien, dit-elle, n’est-ce pas ?

— Merveilleux, répond le doux vieillard.

— Oui ; d’une ressemblance à friser la charge. — Impossible de vous dire tout ce que je souffre, mister Twemlow ; et si je n’avais pas en vous la confiance la plus entière, la plus absolue, rien ne me ferait continuer. Promettez-moi que vous ne me trahirez pas, que vous respecterez mon secret, alors que vous me mépriserez moi-même ; ce sera pour moi comme si vous l’aviez juré.

— Sur l’honneur d’un pauvre gentleman…

— Merci ; je n’en demande pas davantage. Sauvez cette enfant, mister Twemlow, je vous en conjure.

— Quel enfant, madame ?

— Georgiana. Elle va être sacrifiée, mariée à votre parent ; une affaire en commandite. Elle est sans résistance, et va être vendue, livrée à jamais au sort le plus misérable.

— C’est effrayant ! mais comment l’empêcher ? dit Twemlow non moins indigné qu’éperdu.

— Et celui-ci ? il est mauvais, n’est-ce pas ? »

Stupéfait de la grâce insouciante avec laquelle elle rejette la tête en arrière pour regarder ce nouveau portrait, le gentleman a recours au même expédient ; mais il ne distingue pas plus la photographie qu’il a sous les yeux, que si elle était en Chine.

« Très-mauvais, dit Sophronia ; une pose roide, exagérée.

— Exa… » Impossible à Twemlow de prononcer le reste et il finit par dire « exactement.

— Son père, tout aveuglé qu’il soit, vous écoutera, mister Twemlow ; vous savez combien votre famille lui impose ; prévenez-le sans retard ; dites-lui de se méfier.

— Mais de qui ?

— De moi. »

La voix d’Alfred vient par bonheur aiguillonner le pauvre gentleman à l’instant où il va défaillir.

« Sophronia chérie, quels sont les portraits que vous regardez avec Twemlow ? dit mister Lammle.

— Ceux des hommes politiques.

— Montrez-lui donc le mien.

— Oui, cher Alfred. »

Elle prend un autre album, en tourne les feuillets, et met le portrait devant le gentleman.

« C’est le dernier qu’on ait fait ; le trouvez-vous bien ? — Dites à son père de se défier de moi ; je le mérite, car j’ai été du complot tout d’abord. Je vous dis cela pour vous montrer combien le danger est pressant. Hâtez-vous, sauvez la chère petite ; elle est si affectueuse ! Vous n’avez pas besoin de tout dire ; épargnez-moi, ainsi que mister Lammle ; car enfin, la célébration de cet anniversaire a beau être dérisoire, il est cependant mon mari. — Le trouvez-vous ressemblant ? »

Twemlow, frappé de stupeur, feint de comparer le portrait qu’il a sous les yeux avec l’original, tandis que celui-ci le regarde d’un air satanique. « Très-bien, finit par dire le pauvre homme, qui n’arrache cette réponse qu’avec une extrême difficulté.

— Je suis bien aise que vous pensiez ainsi. Quant à moi, c’est celui que je trouve le mieux ; les autres sont beaucoup trop noirs. Par exemple, en voici un…

— Mais je ne comprends pas, balbutie Twemlow, qui, son lorgnon dans l’œil, paraît examiner ce qu’elle lui montre. Comment avertir le père, sans lui dire ce qui en est ? Où faut-il s’arrêter pour ne pas aller trop loin ?… Je… je ne vois pas…

— Dites-lui que je brocante des mariages, que je suis une femme dangereuse, pleine de ruse et d’astuce, que vous en avez la preuve, et que sa fille doit absolument rompre avec moi. Dites-lui à cet égard tout ce qu’il vous plaira ; ce sera la vérité. Vous savez quel homme gonflé de lui-même ; il sera facile d’alarmer son orgueil. Dites-lui tout ce qui, en l’effrayant, pourra le faire veiller sur sa fille. Quant au reste, épargnez-moi. Vous me méprisez, mister Twemlow. Si dégradée que je sois à mes propres yeux, je sens vivement combien j’ai perdu dans votre estime ; mais je n’en ai pas moins en vous la même confiance. Si vous saviez combien de fois aujourd’hui j’ai essayé de vous parler, vous auriez pitié de moi. Je ne vous demande pas de nouvelles promesses ; celle que vous m’avez faite me suffit. Je n’en dis pas davantage, car on me surveille. Si vous consentez à la sauver en parlant à son père, fermez cet album ; je saurai ce que cela voudra dire ; j’aurai l’esprit en repos, et je vous remercierai du fond du cœur. — Alfred, mister Twemlow, est de notre avis ; le dernier portrait lui paraît beaucoup mieux que les autres. »

Alfred s’approche ; les groupes se divisent. Tippins, la charmante, se lève pour prendre congé. Missis Vénéering suit son chef de file. Missis Lammle regarde Twemlow, qui, le lorgnon dans l’œil, est revenu au portrait d’Alfred, et l’examine encore. Tout à coup le lorgnon s’échappe, retombe de toute la longueur de la chaîne, et Twemlow ferme l’album avec une énergie qui fait tressaillir Tippins, ce produit fragile de la baguette des fées.

Puis les adieux : Une réunion délicieuse ! Un motif charmant, digne de l’âge d’or ! Quelques mots sur le mât de cocagne ; telle et telle chose du même genre ; et Twemlow, la main au front, retraverse Piccadilly en chancelant, est presque renversé par la malle de la petite-poste, arrive enfin sain et sauf, et tombe dans son fauteuil, le front dans sa main, la tête dans un tourbillon.