L’Ami commun/II/6
VI
ÉNIGME INSOLUBLE
Mortimer Lightwood et Eugène Wrayburn se trouvaient chez eux, dans la maison où nous les avons déjà vus. Ce soir-là toutefois, ils n’étaient pas dans le cabinet de l’éminent solicitor, mais dans une autre pièce lugubre, au fond d’un appartement situé sur le même palier, et dont la porte noire, pareille à celle d’une prison, portait ces mots :
Appartement privé.
M. Eugène Wrayburn.
M. Mortimer Lightwood.
(Étude et cabinet de M. Lightwood en face.)
Tout annonçait une installation récente : les lettres de l’inscription qu’on vient de lire étaient d’un blanc parfait et sentaient fortement la peinture. La fraîcheur des meubles, comme celle de lady Tippins, était un peu trop vive pour que l’on pût croire à sa solidité. Les dessins des tapis, d’un relief et d’un éclat insolites, se détachaient de l’étoffe et sautaient aux yeux des spectateurs. Mais le Temple, habitué à faire baisser de ton les hommes et les choses qui ont de fréquents rapports avec lui, devait bientôt avoir raison de cet éclat.
« Eh bien ! dit Eugène, qui était assis à l’un des coins de la cheminée, je suis assez satisfait ; je voudrais que le tapissier le fût également.
— Pourquoi ne le serait-il pas ? demanda Mortimer, qui occupait l’autre coin.
— C’est vrai, dit Eugène d’un air pensif, il ne connaît pas l’état de nos finances ; il est donc possible qu’il n’ait pas d’inquiétude.
— Nous le payerons, dit Mortimer.
— Vraiment ? fit Eugène avec une indolente surprise.
— J’ai bien l’intention de lui payer ma part, reprit Mortimer, un peu blessé.
— Moi aussi, répliqua Eugène ; sois tranquille, je pense tellement à lui payer la mienne que j’y penserai probablement toujours. »
Mortimer, allongé dans son fauteuil, regarda son ami, qui, étendu dans le sien, avait les jambes placées devant le feu, et il prit cet air amusé qu’Eugène éveillait toujours chez lui, sans avoir rien fait pour cela.
« Dans tous les cas, dit-il, tu as grossi le mémoire par tes caprices.
— Appeler caprices des vertus domestiques ! s’écria Eugène en jetant les yeux au plafond.
— Cette cuisine, où jamais rien ne sera cuisiné, dit Lightwood, n’est-ce pas…
— Mon cher, interrompit l’autre en levant la tête avec nonchalance, combien de fois t’ai-je dit qu’il ne s’agit pas de l’utilité matérielle de ces objets de ménage, mais de leur influence morale.
— L’influence morale d’une batterie de cuisine sur ce garçon-là ! s’écria Mortimer.
— Fais-moi la grâce, dit Eugène d’un air sérieux, de venir examiner cette partie de notre logement que tu dénigres avec tant de légèreté. » Il prit une bougie et conduisit Mortimer dans une petite pièce transformée en cuisine, et dont le mobilier complet avait été choisi avec soin.
« Tu vois, dit-il : barillet à farine, boîte aux épices, rouleau à pâtisserie, moulin à café, tournebroche et lèchefrite, dressoir garni d’élégante vaisselle, poêles et casseroles, bouilloire charmante, cafetières de toute grandeur, arsenal de couvre-plats. Tous ces objets peuvent avoir sur mon esprit une énorme influence. Ils n’agissent pas sur toi, parce que ton état est désespéré ; mais sur moi, c’est différent. Je dirai même que je sens déjà poindre les vertus domestiques. Fais-moi le plaisir de passer dans ma chambre. Remarque ce secrétaire, meuble discret et solide en bel et bon acajou, autant de cases que de lettres dans l’alphabet. Je suppose que Jones m’adresse un papier quelconque : j’étiquette soigneusement, et je mets dans le casier J. C’est presqu’une recette ; l’opération est des plus satisfaisantes. Mortimer, poursuivit-il en s’asseyant sur son lit, et du ton d’un philosophe qui instruit son disciple, je souhaite que mon exemple t’amène à contracter des habitudes d’ordre et de méthode, et que les moyens d’influence morale que j’ai réunis autour de nous t’encouragent à la culture des vertus domestiques. »
L’autre se mit à rire et accompagna cet élan de gaieté de ses commentaires habituels : « Que tu es ridicule, Eugène ! que tu es absurde ! » Mais quand son rire fut achevé, quelque chose de sérieux, sinon d’inquiet, se peignit sur son visage. En dépit de cette pernicieuse affectation d’indifférence et de lassitude, qui était devenue chez lui une seconde nature, il avait pour son ancien camarade un profond attachement. Du jour où, bien jeunes tous les deux, ils s’étaient connus en pension, Mortimer avait pris Eugène pour modèle en même temps que pour ami, et à l’heure dont nous parlons, il ne l’imitait pas moins, ne l’admirait pas moins, ne l’aimait pas moins qu’autrefois.
« Eugène, dit-il, si tu pouvais être sérieux une minute, j’essayerais de te parler sérieusement.
— Sérieusement ! s’écria Eugène ; premier effet. Parle, mon ami, parle.
— Je vais le faire, répondit l’autre, bien que tu ne sois pas sérieux.
— Dans ce besoin de gravité, murmura Eugène d’un air méditatif, je reconnais l’heureuse influence du baril à farine ; c’est très-satisfaisant.
— Eugène, reprit Mortimer sans faire attention à ces paroles, et en posant la main sur l’épaule de son ami, tu me caches quelque chose. »
Eugène le regarda, mais sans répondre.
« Il y a déjà longtemps, poursuivit Mortimer. Au début, quand il a été question de nos arrangements de vacances, tu étais tout entier à nos projets de canotage. Jamais, depuis que nous vivons ensemble, tu n’avais eu autant d’ardeur pour un plaisir quelconque. Au moment d’en jouir, tu ne t’en es plus soucié ; au contraire, c’était pour toi une chaîne que tu brisais sans cesse. J’ai pu te croire six fois, dix fois, vingt fois quand tu me répondais, comme toujours, que c’était par prudence, pour ne pas nous lasser l’un de l’autre. Mais à la fin j’ai pensé naturellement que cette défaite recouvrait quelque chose. Je ne te demande pas ce que c’est, puisque tu n’as pas jugé à propos de me le dire ; mais avoue que j’ai raison.
— Ma parole d’honneur, répondit Eugène après un instant de silence et avec un sérieux réel, je n’en sais rien, je t’assure.
— Tu n’en sais rien, Eugène ?
— Sur mon âme. De tous les gens de la terre, c’est moi que je connais le moins ; et je ne peux pas te répondre.
— Quelque chose te préoccupe.
— Tu crois ?
— Un intérêt que tu n’avais pas jadis.
— Je ne sais réellement pas, dit Eugène en secouant la tête, après une nouvelle pause. Quelquefois je pense que oui, quelquefois je pense que non. Tantôt je me sens entraîné vers un certain objet, tantôt je sens que la chose est absurde, elle me fatigue et m’embarrasse. Franchement, je ne saurais te répondre ; je te le dis en conscience, je le ferais si je le pouvais. » Il mit la main sur l’épaule de Lightwood, et se leva. « Il faut prendre les gens comme ils sont, dit-il ; tu me connais, Mortimer, tu sais que lorsqu’il m’arrive d’être assez raisonnable pour voir que je suis une énigme vivante, je m’abrutis en essayant de me deviner. Tu sais que je n’y réussis jamais. Comment te répondrais-je, puisque je ne trouve pas ce que tu me demandes ? Devinez, devinette : qu’est-ce que ceci veut dire ? tu connais la formule : « Peut-être ne me le direz-vous pas ? » Assurément, je suis forcé d’en convenir. »
Il y avait dans ces paroles quelque chose de tellement vrai, que Mortimer fut obligé d’y croire. Il connaissait trop son insouciant ami, pour ne voir dans sa réponse que le désir d’éluder sa question ; elle était faite, d’ailleurs, avec un air de franchise affectueuse, qui ne permettait pas d’en soupçonner la sincérité.
« Ami, dit Eugène, essayons d’un cigare. Si je puise dans sa fumée quelque renseignement, je t’en ferai part sans réserve. »
Ils revinrent dans le salon ; et, trouvant qu’il y faisait trop chaud, ils se mirent à la fenêtre. Le cigare à la bouche, ils regardèrent la petite cour qui se trouvait au-dessous d’eux, et qui alors était éclairée par la lune.
« Pas la moindre information, dit Eugène, après un instant de silence. Je le regrette sincèrement, et t’en fais mes excuses ; mais rien n’arrive.
— Je souhaite qu’il n’en arrive rien, répondit Mortimer ; rien de fâcheux pour toi, ou… »
Eugène lui posa la main sur le bras ; et, prenant un peu de terre dans un vieux pot de fleur qui se trouvait sur la fenêtre, il la lança avec adresse à un petit point lumineux qui était en face de lui ; puis, ayant touché le but, il reprit sous forme de question : « Rien de fâcheux pour moi, ou ?…
— Pour un autre, répondit Lightwood.
— Comment ? » dit Eugène, en prenant une nouvelle motte de terre, et en la jetant au même endroit avec la plus grande précision ; pour quel autre ?
« Je ne sais pas, » répliqua Lightwood.
La troisième boulette à la main, Eugène posa de nouveau les doigts sur le bras de son ami ; il le regarda d’un air légèrement soupçonneux ; mais le visage de Mortimer n’annonçait aucune arrière-pensée. « Deux vagabonds attardés dans le labyrinthe judiciaire, » dit Eugène en prêtant l’oreille à des pas qui retentissaient au dehors, et en se penchant à la fenêtre. « Ils entrent dans la cour, et cherchent un nom à la porte no 1. Ne la trouvant pas, ils se dirigent vers la suivante. J’envoie ma boulette au no 2 de ces vagabonds, c’est-à-dire au moins grand. Ayant touché le fond du chapeau, je fume avec sérénité, et m’absorbe dans la contemplation des astres. »
Les deux individus levèrent les yeux vers la fenêtre ; ils échangèrent un ou deux grognements, et reprirent la lecture des noms qui étaient sur la porte. Probablement ils découvrirent ce qu’ils cherchaient, car ils entrèrent sous le portail.
« Quand ils reparaîtront, dit Eugène, je les bombarderai tous deux. » Et il prépara deux boulettes à cette intention.
Que le nom de Mortimer ou le sien pût être l’objet des recherches de ces deux personnages, ne lui était pas venu à l’esprit. Il fallait néanmoins que ce fût l’un ou l’autre, car, peu de temps après, on frappa violemment à leur porte. « Je suis de service ; ne bouge pas, dit Mortimer, je vais ouvrir. »
Eugène resta à la fenêtre sans se faire prier ; et, peu curieux de savoir qui arrivait, il continua de fumer tranquillement, jusqu’à ce que Mortimer lui eut dit quelques mots en lui touchant l’épaule. Il retourna la tête, et reconnut dans les visiteurs Charles Hexam et le maître de pension.
« Vous rappelez-vous ce garçon-là, Eugène ? dit Mortimer en lui montrant l’écolier.
— Oui, » répondit-il froidement, après avoir regardé Charley.
Cette fois, il n’avait pas songé à lui prendre le menton ; mais Charley, qui en avait eu peur, s’était caché le bas de la figure avec son bras, en tressaillant de colère. Eugène se mit à rire, et du regard il interrogea son ami au sujet de cette étrange visite.
« Il a quelque chose à communiquer, dit Lightwood.
— Probablement à vous, Mortimer.
— Je l’avais cru d’abord ; mais c’est vous qu’il demande.
— Oui, c’est vous que je demande, dit Charley, et vous saurez tout ce que j’ai à dire, mister Wrayburn. »
Passant des yeux sur l’écolier, comme s’il n’y avait eu personne à cet endroit-là, Eugène arrêta son regard sur Bradley ; puis, se tournant vers Mortimer : « Quel est celui-ci ? demanda-t-il avec une suprême indolence.
— Je suis l’ami d’Hexam, son maître de pension, répondit Bradley Headstone.
— Mon cher monsieur, reprit Eugène, vous devriez donner à vos élèves de meilleures manières. »
Chose remarquable, ni l’un ni l’autre ne s’occupaient d’Hexam, et pendant toute la visite ils se regardèrent, quel que fût celui qui prît la parole, ou à qui on l’adressât. Ils avaient tous les deux, intérieurement, la perception claire et nette de leur rivalité.
« Il est des circonstances, mister Wrayburn, répondit Bradley d’une voix frémissante, où les sentiments de mes élèves parlent plus haut que mes leçons.
— Il est probable, reprit Eugène en savourant son cigare, que cela arrive souvent, quelles que soient les circonstances. Mais vous prononcez mon nom d’une manière très-correcte, monsieur ; quel est le vôtre, s’il vous plaît ?
— Peu vous importe de le connaître ; ce n’est…
— Vous avez raison, interrompit Eugène, il ne m’importe pas du tout ; je peux vous appeler Maître de pension, ce qui suffit parfaitement ; le titre est fort honorable. »
Cette réponse était d’autant plus amère pour Headstone, que c’était son emportement qui la lui avait attirée. Il essaya d’empêcher ses lèvres de frémir, mais elles n’en tremblèrent qu’un peu plus fort.
« Mister Wrayburn, dit Charles Hexam, j’ai besoin de vous parler, tellement besoin, que nous avons cherché votre adresse dans l’annuaire. Nous sommes allés à votre cabinet, et ne vous y trouvant pas, nous sommes venus ici.
— Vous vous êtes donné beaucoup de peine, Maître de pension, dit Eugène, en faisant tomber la cendre de son cigare ; j’espère que vous en serez dédommagé.
— Et je suis bien aise de vous parler en présence de mister Lightwood, continua Charley, puisque c’est par lui que vous avez connu ma sœur. »
Eugène détourna un moment les yeux du maître de pension pour voir l’effet que ces paroles avaient produit sur Mortimer. En les entendant, celui-ci, qui était debout de l’autre côté de la cheminée, avait baissé la tête, et il regardait le feu.
« C’est encore mister Lightwood qui a fait que vous l’avez revue, poursuivit Charley, car vous étiez avec lui quand on a retrouvé mon père ; si bien que le lendemain, lorsque je suis arrivé, vous étiez près d’elle. Depuis cette époque vous l’avez vue souvent, très-souvent, et je veux savoir pourquoi.
— Cela valait-il la peine que vous avez prise, Maître de pension ? demanda Eugène d’un air complètement désintéressé. Vous le savez mieux que moi ; mais il me semble que c’est beaucoup de dérangement pour rien.
— Je ne sais pas pourquoi, mister Wrayburn, répondit Bradley avec une fureur croissante, vous vous adressez à moi plutôt…
— Soyez tranquille, Maître de pension, je ne vous parlerai plus, » dit Eugène.
Il proféra ces mots avec une placidité si provocante, que la respectable main droite, saisissant le respectable cordon qui tenait la respectable montre, l’en aurait volontiers étranglé. À partir de ce moment Eugène garda le silence, et toujours debout au coin de la cheminée, la tête sur la main et le cigare à la bouche, il continua de fumer en regardant mister Bradley, qui, les doigts crispés autour du cordon de sa montre, se sentait devenir fou.
« Mister Wrayburn, reprit Charley, non-seulement vous allez voir ma sœur, mais nous savons encore autre chose. Ce n’est pas elle qui nous l’a dit, elle ignore même que nous l’avons découvert ; mais ce n’en est pas moins vrai. Nous avions pris des mesures pour la faire instruire ; son éducation devait être dirigée par mister Headstone, dont l’autorité est plus compétente que la vôtre. Vous aurez beau penser ce que vous voudrez en fumant votre cigare, il est plus fort que vous là-dessus. Et qu’est-ce qui arrive ? Vous ne le savez pas, mister Lightwood ? Nous découvrons que ma sœur prend des leçons en cachette de nous ; que ma sœur, qui fait la sourde oreille aux plans que nous imaginons pour son bien, moi, son frère, et mister Headstone, l’autorité la plus compétente, comme le prouvent tous ses diplômes, nous trouvons que ma sœur accepte les propositions d’un autre, et qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour apprendre, car il faut se donner du mal, je le sais bien, moi, et mon maître aussi. Mais on n’a pas de leçons gratis ; l’idée nous en vient tout de suite : qu’est-ce qui paye ? Nous faisons des recherches, et nous découvrons que c’est mister Wrayburn. De quel droit paye-t-il pour ma sœur ? Voilà ce que je lui demande. Quelles sont ses intentions ? Est-ce qu’il devait prendre cette liberté sans mon consentement ? Quand je m’élève dans l’échelle sociale par mes propres efforts et les bontés de mister Headstone, il est bien juste qu’on ne nuise pas à mon avenir et à ma respectabilité en déshonorant ma sœur. »
Faiblesse de forme, égoïsme du fond, ce discours était pitoyable. Mais habitué au cercle restreint d’une classe, et aux idées mesquines, Bradley se montra fier de l’éloquence de son élève.
« Que mister Wrayburn le sache bien, continua Hexam, qui désespérant d’attirer l’attention d’Eugène s’adressait à Mortimer, je m’oppose formellement à ce qu’il aille chez ma sœur. Il ne faut pas pour cela qu’il se figure qu’elle s’intéresse à lui ; ce n’est pas à craindre. » — Il se mit à ricaner ; Bradley en fit autant. Eugène souffla sur son cigare pour en détacher la cendre. — « Mais je ne veux pas qu’il la voie, cela suffit. Elle tient plus à moi qu’à lui. Je lui ferai une position quand j’aurai fait la mienne ; elle le sait bien et n’ignore pas de qui dépend son avenir. Mister Headstone l’a compris tout comme elle. C’est une bonne fille ; mais elle a des idées romanesques ; non pas au sujet de mister Wrayburn, mais au sujet de la mort de mon père, et il l’encourage dans ses idées pour se faire valoir. Elle s’imagine qu’elle lui doit de la reconnaissance ; elle n’en est peut-être pas fâchée, mais moi cela ne me va pas ; c’est à mister Headstone et à moi seulement qu’elle doit être reconnaissante. Et je le dis à mister Wrayburn, si elle ne m’écoute pas, tant pis pour elle ; qu’il se mette cela dans la tête. »
Il y eut un instant de silence pendant lequel Bradley parut très-gauche et très-embarrassé.
« Maître de pension, dit Eugène, en examinant son cigare qu’il avait retiré de sa bouche, ne pensez-vous pas qu’il serait temps d’emmener votre élève ?
— Mister Lightwood, reprit Charley, le visage enflammé par cette dernière insulte, j’espère que vous tiendrez note exacte de mes paroles, quand même votre ami dirait le contraire. Vous y êtes forcé, mister Lightwood ; car, je le répète, c’est vous qui lui avez fait connaître ma sœur, et Dieu sait qu’on n’avait pas plus besoin de lui qu’on ne le regrettera quand on ne le verra plus. Maintenant que j’ai dit tout ce que j’avais à dire, et que mister Wrayburn a été obligé de l’entendre, nous n’avons plus rien à faire ici.
— Allez m’attendre en bas, Hexam, » lui ordonna Bradley. L’élève obéit d’un air indigné et le plus bruyamment possible.
Lightwood alla se mettre à la fenêtre, s’y appuya et regarda dans la cour.
« Vous ne m’estimez pas plus que la boue de vos souliers, commença Bradley avec une certaine réserve, car sans cela il n’aurait pas dit un mot de plus.
— Je vous assure, maître de pension, répondit Eugène, que je ne songe nullement à vous.
— Ce n’est pas vrai, dit l’autre ; vous le savez bien.
— C’est grossier, répliqua Eugène ; mais vous ne le savez pas.
— Je sais au moins, mister Wrayburn, qu’il me serait impossible de lutter d’insolence avec vous. Le jeune homme qui vient de sortir pourrait vous battre en quelques minutes sur une demi-douzaine de points scientifiques, et vous l’avez mis de côté comme un inférieur ; vous voudriez, je n’en doute pas, agir de même à mon égard.
— C’est possible, dit Eugène.
— Mais je ne suis pas un enfant, reprit Bradley en serrant le poing, et je veux être écouté, monsieur.
— En votre qualité de professeur, vous êtes bien sûr de l’être ; cela doit vous satisfaire.
— Non, monsieur, répliqua l’autre en blêmissant. Parce qu’on s’est plié aux exigences des fonctions que je remplis, et qu’on s’observe chaque jour pour s’acquitter de ses devoirs avec honneur, supposez-vous, monsieur, qu’on ait abdiqué tout sentiment humain ?
— Je suppose, répondit Eugène, que vous êtes trop violent pour un maître de pension.
— Violent avec vous, monsieur, j’en conviens ; et je m’estime de l’être en pareille circonstance. Avec mes élèves je n’ai pas d’emportement.
— Non ; c’est avec vos maîtres.
— Mister Wrayburn !
— Maître de pension.
— Je m’appelle Bradley Headstone, monsieur.
— Comme vous le disiez tout à l’heure, mon cher monsieur, votre nom ne me regarde pas.
— Monsieur… commença Bradley ; puis s’essuyant le visage, et tremblant des pieds à la tête : Que je suis malheureux, s’écria-t-il, de ne pas pouvoir me dominer, et de paraître si faible, quand un homme, qui n’a pas souffert dans toute sa vie ce que j’ai subi en un jour, a tant d’empire sur lui-même ! » Il parlait avec désespoir, et agitait les mains comme pour se déchirer. Eugène l’examinait avec attention, et paraissait trouver qu’il devenait amusant.
Il y eut une pause. « Eh ! bien, Maître de pension, reprit Eugène avec un soupçon d’impatience, tandis que Bradley cherchait à surmonter sa colère, dites ce que vous avez à dire ; et laissez-moi vous rappeler que votre élève vous attend.
— En accompagnant le jeune Hexam, répondit Bradley avec effort, j’ai eu l’intention, dans le cas où vous le traiteriez légèrement, d’ajouter, en ma qualité d’homme qui saurait se faire entendre, que le sentiment qui a dicté ses paroles est juste et digne.
— Est-ce tout ? demanda Eugène.
— Non, monsieur, répliqua l’autre avec colère. Il fait bien de ne pas souffrir que vous alliez voir sa sœur, et de blâmer énergiquement les services, ou pis encore, que vous vous permettez de rendre à miss Hexam.
— Est-ce tout ? demanda Eugène.
— Non, monsieur. J’ai à vous dire que rien ne justifie vos procédés, et qu’ils sont injurieux pour miss Hexam.
— Êtes-vous son maître de pension, en même temps que celui de son frère, ou cherchez-vous à l’avoir pour élève ? »
Ce coup de poignard fit jaillir le sang au visage de Bradley, qui ne put que balbutier avec effort. « Qu’entendez-vous par là, monsieur ?
— Une ambition très-naturelle, dit froidement Eugène. Miss Hexam, dont vous parlez un peu trop, est si différente du milieu où elle a toujours vécu, et des gens obscurs et grossiers qui l’entourent, que votre désir n’a rien de surprenant.
— Prétendez-vous me jeter à la face l’obscurité d’où je suis sorti, mister Wrayburn ?
— Ne sachant rien à cet égard, et ne désirant pas en savoir davantage, l’intention que vous m’attribuez n’est guère probable.
— Vous faites allusion à ma naissance, monsieur ; vous me reprochez mon origine ; mais j’ai su me frayer un chemin en dépit de l’une et de l’autre ; j’ai donc le droit d’être plus fier que vous, et de me trouver plus de valeur.
— Comment vous reprocher ce que j’ignore, vous jeter des pierres que je n’ai pas dans la main ? Ce problème est digne d’intéresser un maître de pension. Est-ce tout ?
— Non, monsieur. Si vous croyez que ce jeune homme…
— Qui doit s’ennuyer d’attendre, dit poliment Eugène.
— Si vous croyez qu’il est sans appui, vous avez tort, mister Wrayburn. Je suis le protecteur et l’ami de Charles Hexam ; et vous ne tarderez pas à l’apprendre.
— En attendant, observa Eugène, il est toujours dans l’escalier.
— Vous avez cru n’avoir à faire qu’à un enfant sans expérience, et pouvoir agir comme bon vous semblerait. En faisant ce calcul déloyal, vous vous êtes trompé, monsieur. Ce n’est pas seulement à lui, mais à moi que vous devez répondre ; je le soutiendrai jusqu’au bout et j’exigerai, s’il le faut, la réparation qui pourra lui être due. Je suis tout dévoué à sa cause, et ma main lui est ouverte.
— La porte aussi, dit Eugène ; singulière coïncidence.
— Je méprise vos faux-fuyants, monsieur ; je vous méprise vous-même, répliqua Bradley. Votre nature basse et vile me reproche l’infériorité de ma naissance, cela me fait vous apprécier à votre juste valeur. Mais si vous ne tenez pas compte de cette vérité et de ce qui vous a été signifié, vous me trouverez toujours aussi animé contre vous que s’il s’agissait pour moi d’un fait personnel et que vous me parussiez digne d’occuper ma pensée. » Ayant dit ces mots, il partit avec une raideur et une mauvaise grâce dont il avait conscience, tandis qu’Eugène le regardait avec une tranquillité pleine d’abandon ; et la lourde porte se referma sur son ardente colère.
« Un curieux monomane, dit Eugène ; il semble persuadé que tout le monde a connu ses parents. »
Lightwood, qui, par discrétion, s’était mis à la fenêtre, revint dans la chambre et se promena de long en large.
« Je crains, reprit Eugène, en allumant un nouveau cigare, que cette visite, mon cher, ne t’ait paru ennuyeuse. Si, comme dédommagement, il te plaisait d’aller chez lady Tippins, je m’engage à lui faire la cour.
— Eugène ! Eugène ! dit Mortimer en pressant le pas, tout cela me désole. Et dire que j’ai été si aveugle !
— Comment cela, cher ami ?
— J’aurais dû m’en douter, ce certain soir, lorsque, dans cette taverne du bord de l’eau, tu m’as demandé si je ne me sentais pas coupable de trahison en pensant à cette jeune fille.
— Je crois me rappeler cette phrase, dit Eugène.
— Et que sens-tu maintenant quand tu penses à elle ? reprit Mortimer. »
Au lieu de répondre à cette question, Eugène tira quelques bouffées de son cigare, et dit simplement ;
« Il n’y a pas, dans toute la ville de Londres, de jeune fille qui vaille mieux qu’elle, pas de meilleure et de plus pure ni dans ma famille, ni dans la tienne.
— Je te l’accorde ; après ?
— Ah ! voilà, dit-il en regardant Mortimer d’un air d’incertitude ; c’est l’énigme que j’avais renoncé à résoudre.
— As-tu l’intention de l’abandonner après l’avoir séduite ?
— Non, cher ami.
— Songes-tu à l’épouser ?
— Non.
— As-tu le projet de retourner chez elle ?
— Mon cher, je n’ai aucun projet, aucune intention, je n’en ai jamais eu, je suis incapable d’en avoir. Si je faisais un projet quelconque, il ne me resterait plus de force pour le réaliser.
— Eugène ! Eugène !
— Ne prends pas cet air funèbre et ne me fais pas de reproche, mon ami… Je ne sais pas te répondre ; que puis-je faire de plus que d’avouer mon ignorance ? Rappelle-toi ce couplet qui, sous prétexte de gaieté, est bien ce que j’ai connu de plus triste :
Arrière la mélancolie ;
Ne permettons pas au chagrin
D’assombrir l’humaine folie ;
Et tous, gaiement, jusqu’à la fin,
Chantons tralla !
Ne chantons pas tralla, qui ne signifie rien ; mais chantons qu’il faut renoncer à deviner cette énigme.
— Es-tu vraiment en relation avec cette jeune fille, Eugène ? Tout ce que son frère a dit est-il vrai ?
— J’accorde ces deux points à mon honorable et savant ami.
— Qu’en arrivera-t-il ? Que vas-tu faire ? Où cela te conduira-t-il ?
— Est-ce que la manie interrogeante du maître de pension est contagieuse, Mortimer ? Tu es troublé par le besoin d’un cigare ; prends un de ceux-ci, je t’en conjure ; allume-le au mien, qui est d’un calme parfait : à merveille. Maintenant rends-moi justice ; avoue que je tâche de m’améliorer, et que nos ustensiles de ménage, dont tu parlais avec mépris, t’apparaissent sous un nouveau jour. Sachant ce qui me manque, je me suis entouré des objets qui peuvent me faire acquérir les vertus domestiques. Recommande-moi à leur salutaire influence et à la société fortifiante de mon meilleur ami. »
Ils étaient debout à côté l’un de l’autre, enveloppés tous les deux dans un léger nuage de fumée. « Ah ! dit Mortimer d’une voix affectueuse, que je voudrais que tu pusses répondre à mes trois questions : Que va-t-il arriver ? Que vas-tu faire ? Où cela te conduira-t-il ?
— Cher ami, répliqua Eugène en poussant la fumée pour que l’autre vît mieux la franchise qui se peignait sur son visage, crois-moi, je te répondrais si c’était possible ; mais il faudrait pour cela que j’eusse trouvé ce que je ne cherche même plus. Et se frappant le front et la poitrine : « Devinez, devinette ; me direz-vous ce que cela peut être ? Non, sur mon âme, je ne peux pas, et j’y renonce. »