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L’Ami commun/II/5

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 257-271).


V

OÙ MERCURE EST SOUFFLEUR


Mister Lammle était dans le vrai ; Fledgeby méritait les éloges qu’il lui avait donnés ; c’était bien le plus vil de tous les chiens à deux pattes qui eussent jamais vécu. Et l’instinct, un mot que vous comprenez tous, allant carrément sur quatre pattes, et la raison, sur deux pattes, la vilenie quadrupède n’est jamais aussi complète que la vilenie bipède.

Le père de Fledgeby était usurier ; il avait prêté de l’argent à la mère de ce gentleman, à une époque où celui-ci attendait, dans la sombre et vaste antichambre de ce monde, qu’il lui fût possible de naître. Incapable d’acquitter sa créance, la dame, qui était veuve, épousa le créancier ; et dans le délai voulu, Fledgeby fut sommé de comparaître devant le greffier qui enregistre les naissances. Il serait curieux de rechercher comment, sans cette opération usuraire, Fledgeby aurait employé ses loisirs jusqu’au jugement dernier.

Sa mère, en se mariant, avait offensé sa famille. Ici-bas, rien de plus facile que de blesser votre famille, quand votre famille a besoin de se débarrasser de vous. Celle de la mère de Fledgeby s’indignait de ce que la dame était pauvre, et rompit avec elle parce que la pauvre femme devint à peu près riche. Mistress Fledgeby tenait à une grande famille ; elle avait l’insigne honneur d’être cousine de lord Snigsworth ; cousine tellement éloignée, il est vrai, que le noble lord ne s’était pas fait scrupule de l’éloigner un peu plus, et de la chasser du cousinage. Mais elle n’en était pas moins cousine.

Parmi les affaires prématrimoniales que la dame avait faites avec le père de Fledgeby, était un emprunt désastreux, hypothéqué sur une somme réversible. La réversion s’étant produite aussitôt leur mariage, mister Fledgeby avait empoché la somme, et l’avait consacrée à ses bénéfices personnels. Il en était résulté subjectivement de graves divergences d’opinion ; et objectivement des échanges de tire-bottes, de tric-trac, et autres projectiles domestiques. En outre cette conduite avait poussé la femme à faire tout ce qu’elle pouvait pour dépenser de l’argent ; et le mari tout ce qu’il ne pouvait pas pour le lui interdire.

L’enfance de Fledgeby avait donc été fort orageuse ; mais les vents et les flots étaient descendus dans la tombe ; et resté seul Fledgeby avait prospéré. Il avait un appartement dans l’Albany[1], et affichait une certaine élégance. Mais le feu de sa jeunesse était composé d’étincelles arrachées par la meule ; et quand ces étincelles, dépourvues de chaleur, jaillissaient de toute part, on pouvait être sûr qu’il aiguisait ses outils, et qu’il surveillait cette opération d’un œil aussi économe qu’attentif.

Le lendemain de la soirée où les deux jeunes gens avaient été mis en présence, mister Lammle alla déjeuner avec Fledgeby. Il y avait sur la table un très-petit pain, deux très-petites plaques de beurre, deux toutes petites tranches de jambon, très-peu de thé, deux œufs détestables, et une masse de porcelaine de luxe, achetée de hasard.

— Que pensez-vous de Georgiana ? demanda mister Lammle.

— Je vais vous le dire, répliqua Fledgeby.

— Dites, mon bon.

— Vous vous trompez, si vous croyez que je vais vous répondre.

— Dites-moi ce qui vous plaira, mon cher.

— Vous vous trompez encore ; je ne veux rien dire du tout. »

Alfred lui jeta un regard étincelant et fronça les sourcils.

— Écoutez, dit l’autre, vous êtes profond ; mais vous êtes vif. Moi pas ; ai-je de la profondeur ? peu importe ; mais je suis calme ; et je sais me taire.

— Vous avez la tête carrée, Fledgeby.

— C’est possible ; dans tous les cas j’ai la langue courte, ce qui revient au même ; et je vous dirai, mister Lammle, que je ne réponds jamais aux questions qu’on m’adresse.

— La mienne était si simple !

— Elle en avait l’air ; mais les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent. J’ai vu un homme déposer comme témoin dans une affaire criminelle ; les questions qu’on lui faisait paraissaient très-simples, et se trouvaient fort graves quand il y avait répondu. En retenant sa langue il aurait évité une foule de piéges où elle l’a fait tomber.

— Si j’avais retenu la mienne, dit Alfred d’un air sombre, vous n’auriez pas connu l’objet de ma question.

— Paroles inutiles, répondit Fledgeby en se tâtant la joue avec calme. Vous ne me ferez pas discuter ; j’y suis mal habile ; mais je sais gouverner ma langue.

— Vous le savez et vous le pouvez, dit Alfred, qui cherchait à le radoucir. Quand vous buvez avec les gens de notre connaissance, plus ils deviennent bavards, plus vous êtes silencieux ; plus ils s’épanchent, plus vous rentrez en vous-même.

— Je ne trouve pas mauvais que l’on me devine, répliqua Fledgeby avec un rire intérieur ; mais je ne veux pas qu’on m’interroge.

— Enfin quand chacun de nous raconte ses aventures, personne encore ne sait un mot des vôtres.

— Et n’en saura jamais rien, dit Fledgeby, qui de nouveau se mit à rire en lui-même.

— Assurément ! s’écria mister Lammle, avec un élan de franchise ; et il étendit les mains, comme pour montrer à l’univers cet homme supérieur qu’il était heureux de connaître. Si je n’avais pas su, poursuivit-il, ce dont mon Fledgeby était capable, je ne lui aurais pas proposé notre petit arrangement.

— Mister Lammle, dit Fascination en hochant lentement la tête, je ne m’y laisse pas prendre. Je n’ai pas de vanité, cela ne rapporte rien ; non, non, non ; les compliments ne font qu’augmenter ma réserve. »

Alfred repoussa son assiette ; (le peu qui s’y trouvait rendait le sacrifice léger). Il enfonça ses deux mains dans ses poches, s’étendit sur sa chaise, et contempla son vis-à-vis. Un instant après il retira sa main gauche, en rapprocha ses favoris cannelle, et du fond de cette broussaille, continua à regarder Fascination. Enfin rompant le silence, il dit avec lenteur :

« Que diable ce garçon-là a-t-il ce matin ?

— Voyez-vous, répondit Fledgeby en clignant d’une façon ignoble, ses ignobles yeux, qui, par parenthèse étaient trop près l’un de l’autre, voyez-vous, Lammle, je sais fort bien qu’hier au soir je ne me suis pas montré sous un heureux jour. Vous et votre femme, au contraire — une femme habile, extrêmement agréable — vous avez paru avec avantage. Je ne suis pas fait pour briller en pareille circonstance, et tous deux vous étiez sur votre terrain. Vous en avez profité, c’est à merveille ; mais il ne faut pas en conclure que vous pouvez me parler comme si j’étais votre pantin ; car je ne le suis nullement.

— Et tout cela, s’écria Alfred après avoir regardé cette bassesse, qui avait accepté le plus vil des concours, et poussait l’indignité jusqu’à se retourner contre ses aides, « tout cela au sujet de la question la plus simple !

— Vous deviez attendre le moment où je vous en aurais parlé, reprit Fledgeby. Je n’aime pas que vous m’attaquiez avec votre Georgiana, comme si elle et moi nous vous appartenions.

— Fort bien, répondit Alfred ; lorsque vous serez d’humeur assez gracieuse pour me dire quelque chose, veuillez n’y pas manquer.

— C’est ce que j’ai fait ; ne vous ai-je pas dit qu’hier, vous et votre femme, vous aviez conduit tout cela d’une manière remarquable. Continuez d’agir ainsi, et je remplirai mon rôle ; mais ne vous glorifiez pas. » — Mister Lammle haussa les épaules. — « Assez là-dessus, poursuivit Fascination ; rappelez-vous seulement que je sais me taire, quand je le trouve bon, et parler quand cela me convient. Voulez-vous un second œuf ? ajouta-t-il avec répugnance.

— Merci, répondit Alfred d’un ton bref.

— Peut-être avez-vous raison ; vous vous en porterez mieux, reprit Fledgeby, dont l’humeur en devint beaucoup plus douce. Vous offrir une seconde tranche de jambon serait encore moins raisonnable ; vous seriez altéré, jusqu’à ce soir ; mais voulez-vous un peu de pain et de beurre ?

— Merci, répéta Lammle.

— Moi je vais en prendre, » dit Fledgeby ; ce qui était la conséquence du refus précédent. Si Alfred avait accepté, le pain aurait subi aux yeux de Fascination un tel assaut qu’il aurait fallu ne plus y toucher, et peut-être s’abstenir de dîner.

Ce jeune homme, car il n’avait pas plus de vingt-trois ans, joignait-il à l’avarice d’un vieillard l’une ou l’autre des passions de la jeunesse ? Personne ne pouvait le dire, tant le secret qu’il s’était promis à lui-même était fidèlement gardé. Il savait ce que valent les apparences ; c’est un placement avantageux ; et il était mis et logé d’une façon élégante. Mais tout ce qu’il possédait, depuis l’habit qu’il avait sur le dos, jusqu’à la porcelaine qu’on voyait sur sa table, provenait d’une extorsion ; et chacun de ces objets lui rappelant la ruine de quelqu’un, tout au moins une perte pour celui qui l’avait cédé, acquérait à ses yeux un charme tout spécial. Il entrait dans ses calculs de prendre part, d’une façon restreinte, aux gageures des courses. S’il gagnait, il faisait de nouvelles affaires, et se montrait plus dur que jamais. S’il perdait, il se mettait à la portion congrue, et mourait à peu près de faim jusqu’à ce qu’il fût rentré dans ses fonds.

Que l’argent ait tant de prix aux yeux d’un âne assez vil et assez inepte pour ne pas savoir l’échanger contre une satisfaction quelconque, c’est assurément bizarre ; mais il n’est pas d’animal qui soit aussi sûr d’en avoir sa charge, que l’être stupide qui ne voit écrit sur la face de la terre et du ciel que les trois lettres L. S. D. Non pas les initiales de Luxure, Sensualité, et Débauche, qu’elles représentent souvent. Mais celles de Livres, Schellings et Deniers. Pas de renard que l’on puisse comparer à cet âne qui concentre sur l’argent tout ce qu’il a de force et de chaleur, afin d’en obtenir la multiplication.

Fledgeby se donnait pour un gentleman vivant de ses rentes ; mais il plaçait des fonds à gros intérêts dans diverses entreprises, et faisait une espèce de courtage interlope. Tous ses intimes, d’ailleurs, à commencer par mister Lammle, avaient quelque chose d’interlope dans leur parcours sous bois de la forêt de l’Agiot, situé sur les confins de la Bourse et de Dividende-Market.

« Je suppose, dit Fledgeby, tout en mangeant son pain et son beurre, que vous avez toujours fréquenté les femmes.

— Toujours, répondit mister Lammle, très-assombri par sa dernière rebuffade.

— Par goût ? demanda Fledgeby.

— Il a toujours plu au sexe de me rechercher, dit Alfred avec humeur, mais de l’air d’un homme qui n’a pu s’en défendre.

— Une jolie chose que le mariage, du moins pour vous, mister Lammle. »

Alfred sourit méchamment, et se donna une tape sur le nez.

« Pour feu mon père, continua Fledgeby, ce fut une chose assez triste ; mais Geor…, comment s’appelle-t-elle ?

— Georgiana, répondit Alfred.

— Ce nom-là m’est inconnu ; j’y pensais hier ; on devrait dire Georgine.

— Pourquoi ? demanda mister Lammle.

— Parce que, répondit Fascination d’un air méditatif, vous avez la scarlatine, quand vous la gagnez. Vous descendez de ballon en parach… Non ; cela ne va pas. Disons donc Georgette ; c’est-à-dire Georgiana.

— Vous faisiez une remarque à son sujet, insinua l’autre après un instant de silence.

— Je disais que Georgiana, répondit Fledgeby très-mécontent d’être remis sur la voie, ne me paraissait pas d’humeur violente.

— La douceur d’une colombe, mon cher.

— C’est tout simple, vous ne direz pas autrement, répliqua Fascination, qui retrouvait sa finesse dès qu’on touchait à ses intérêts ; mais c’est ce que je pense et non ce que vous dites qui importe. Je disais donc, en songeant au ménage de mon père, que Georgiana ne me semblait pas du genre querelleur. »

Mister Lammle était bravache par nature, non moins que par habitude. Voyant que les affronts se multipliaient, et que tous les moyens de conciliation avaient échoué, il lança un regard menaçant dans les petits yeux de Fledgeby. Ce qu’il aperçut dans les prunelles du jeune homme l’ayant satisfait, il se leva, et frappant sur la table de manière à faire danser la porcelaine :

« Vous êtes un insolent, monsieur, cria-t-il avec fureur ; que signifie cette conduite ?

— Je disais… Ne vous fâchez pas ! balbutia Fledgeby.

— Vous êtes un insolent, vous dis-je ; un insolent coquin, répéta Lammle.

— Vous savez… gémit Fascination, je disais seulement.

— Grossier vagabond, vulgaire impudent ! Si votre domestique était là, je lui demanderais six pence de votre bourse, afin de payer le nettoyage de mes bottes, car vous ne valez pas qu’on en fasse la dépense, et je vous donnerais un coup de pied.

— Vous ne le feriez pas, j’en suis sûr, plaida Fledgeby.

— Je le ferais parfaitement, répondit Alfred, en s’avançant vers le jeune homme ; vous allez en avoir la preuve : donnez-moi votre nez. »

Fledgeby se couvrit la figure, et dit en reculant : « Je vous en prie ! ne le faites pas.

— Votre nez, monsieur ! » répéta l’autre.

Le nez toujours couvert, Fledgeby réitéra sa supplique en nasillant.

« Ce drôle ! reprit Alfred qui fit saillir sa poitrine, ce drôle ! Il s’autorise de ce que je l’ai choisi entre tous pour le faire profiter d’une bonne occasion ; il se prévaut de ce que j’ai dans le coin de mon pupitre, un sale billet où il reconnaît me devoir une misérable somme, payable après un certain événement, qui ne peut s’accomplir que par mon entremise et celle de ma femme ; il s’en autorise pour être impertinent envers un homme comme moi ! Votre nez, monsieur !

— Non ; arrêtez ! je vous demande pardon, s’écria Fledgeby.

— Que dites-vous, monsieur, reprit Lammle, feignant une colère qui ne lui permettait pas d’entendre.

— Je vous demande pardon, répéta Fledgeby.

— Parlez plus haut, monsieur. La juste indignation du gentleman outragé me fait bouillir le sang dans la tête ; et je ne vous entends pas.

— Je vous demande pardon, expliqua laborieusement Fledgeby.

— En homme d’honneur, répondit mister Lammle après une pause, et en se jetant sur une chaise, en homme d’honneur, je m’avoue désarmé. »

Fledgeby s’assit également, bien que d’une façon moins bruyante, et découvrit son nez peu à peu. Toutefois, après le rôle délicat et personnel, pour ne pas dire public, que venait de jouer cet organe, Fascination n’osa pas le moucher immédiatement. Ce ne fut que plus tard qu’il surmonta ses scrupules, et prit modestement cette liberté, avec excuse sous-entendue.

« Lammle, dit-il d’un air bas et rampant, lorsque la chose fut terminée, j’espère que nous revoilà bons amis.

— N’en parlons plus, répondit Alfred.

— J’ai été trop loin, continua Fascination ; je me suis rendu désagréable ; mais je ne voulais pas vous blesser.

— N’en parlons plus, répéta mister Lammle d’un air magnanime. Donnez-moi — Fledgeby frissonna. — Donnez-moi votre main. » Les mains se pressèrent, à la grande joie des deux amis ; car Alfred n’était pas moins lâche que l’autre ; il avait été bien près de demander grâce, quand la frayeur qu’il aperçut dans les yeux de Fascination, lui rendit fort à propos le courage de changer de rôle.

Le déjeuner s’acheva au milieu de l’entente la plus cordiale. Fascination reconnut son incapacité dans l’art de plaire, et réclama l’assistance de ses coadjuteurs. Il fut donc arrêté que mister et missis Lammle poursuivraient leurs manœuvres ; qu’ils feraient tous deux la cour pour Fledgeby, et que rien ne serait épargné pour lui assurer la victoire.

Mister Podsnap est loin de soupçonner les filets et les piéges qui sont tendus à sa jeune personne. Il la croit en sûreté, au fond du Temple de la Podsnaperie, attendant l’époque où elle prendra le Fitz-Podsnap qui l’enrichira de tous ses biens.

Ce serait appeler la rougeur au front de cette jeune personne modèle, que de supposer qu’elle puisse avoir à se mêler de pareille matière, si ce n’est pour épouser celui qu’on lui présentera, et pour recevoir, par acte en bonne forme, le douaire considérable qui lui sera attribué. Qui donne en mariage cette femme à cet homme ? Moi, Podsnap ! Périsse l’audacieuse pensée qu’une créature quelconque puisse se placer entre moi et ma jeune personne.

Fascination n’a recouvré son assiette, et la température habituelle de son nez, qu’après le départ de mister Lammle. Bien que ce soit un dimanche il se dirige vers la Cité, et marche en sens contraire du flot vivant qui s’en échappe. Il arrive ainsi aux environs de Sainte-Mary-Axe, dans un quartier où la tranquillité domine. La maison jaune, aux étages surplombants, à la façade recouverte de plâtre, devant laquelle il s’arrête est d’un calme profond. Tous les volets sont fermés, et les mots Pubsey et Cie semblent dormir sous la fenêtre du bureau qui se trouve au rez-de-chaussée, et donne sur la rue assoupie.

Fascination a frappé et sonné, refrappé, resonné ; personne ne paraît. Il traverse la rue qui est étroite, et lève son regard sur les fenêtres de l’étage supérieur : personne n’abaisse les siens vers lui. Fledgeby s’impatiente ; il retraverse la rue, et tire le bouton de la sonnette, comme si c’était le nez de la maison, et qu’il voulût se venger sur elle de la scène du matin. L’oreille collée au trou de la serrure, il paraît cependant acquérir la certitude qu’on a remué à l’intérieur. Son œil, appliqué au même endroit, confirme sans doute le témoignage de son oreille ; car il tire avec colère le nez de la maison, et le tire, et le tire, et continue de tirer jusqu’au moment où un nez humain apparaît sous le portail.

« Enfin ! s’écrie-t-il ; vous jouez là un vilain jeu. »

Celui auquel il s’adresse est un vieux juif, revêtu d’une ancienne houppelande, à longue jupe et à larges poches. Un homme vénérable, à tête chauve et luisante, garnie, sur les côtés, de longs cheveux gris flottants qui se mêlent avec la barbe. Un vieillard, qui, d’un geste oriental plein de grâce, incline le front et avance les mains, la paume tournée vers la terre, comme pour apaiser le courroux d’un supérieur.

« Où étiez-vous donc ? reprend Fledgeby dont la colère éclate.

— Généreux chrétien, répond le juif, c’est aujourd’hui fête ; je n’attendais personne.

— Au diable les fêtes ! dit Fledgeby en entrant. Est-ce que le dimanche vous regarde ? Fermez la porte. »

Le vieillard s’incline et s’empresse d’obéir. Sur le carré, pendu à un clou, est son chapeau à forme basse, à larges bords, aussi vieux que la houppelande, et rouillé par le temps. Son bâton est dans le coin, près du chapeau ; non pas une canne, un vrai bâton. Fledgeby entre dans la pièce où est la caisse. Il se perche sur un tabouret, et retrousse le bord de son chapeau. Quelques boîtes légères sont posées sur les planches dont la pièce est garnie. Des rangs de fausses perles, accrochées de côté et d’autre ; des horloges de pacotille, des vases de fleurs communes, différents objets, rien que des bibelots de fabrique étrangère, sont là comme échantillons. Perché sur son tabouret, le chapeau sur la tête, et les jambes pendantes, le jeune Fascination n’a guère meilleur aspect que le vieux juif qui est près de lui, tête découverte et les yeux baissés. Les vêtements du vieillard ont pris cette teinte de rouille que nous a présenté le feutre accroché sur le carré ; ils sont pauvres, mais n’ont pas l’air ignoble ; tandis que pour Fledgeby c’est justement le contraire.

« Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez, reprend celui-ci en se grattant la tête avec le bord de son chapeau.

— Je prenais l’air, monsieur.

— Dans la cave, sans doute, que vous n’entendiez pas sonner ?

— Non, monsieur ; j’étais sur la maison.

— Est-ce là qu’on fait des affaires ?

— Monsieur, répond le vieillard d’un air grave et patient, pour faire des affaires il faut être au moins deux ; et la fête me laissait seul.

— On n’est pas à la fois l’acheteur et le vendeur, reprend Fledgeby, n’est-ce pas comme cela que disent les Juifs ?

— Je n’en sais rien, monsieur ; dans tous les cas ce serait la vérité, répond le vieillard avec un pâle sourire.

— Il faut bien la dire quelquefois ; vous mentez assez souvent.

— Le mensonge, monsieur, réplique le vieillard avec calme, est trop commun chez les hommes, quelle que soit leur nation. »

Un peu déconcerté, Fledgeby se gratte de nouveau la tête avec son chapeau pour se donner le temps de réfléchir.

« Par exemple, ajoute-t-il, comme si c’était lui-même qui eût parlé le dernier, qui a jamais entendu dire qu’un juif ait été pauvre ?

— Les juifs, monsieur, répond le vieillard en souriant avec grâce. Ils entendent souvent parler de juifs qui sont dans la misère, et ils s’empressent de les secourir.

— Au diable ! riposte Fledgeby ; vous me comprenez de reste. Vous voudriez me faire accroire que vous êtes dans la débine ; mais si vous me disiez combien vous avez tiré de mon père, cela me donnerait meilleure opinion de vous que tous vos semblants de pauvreté. » Le vieillard courbe la tête, en avançant les mains comme il a fait au début.

« Pas de poses de sourd et muet, dit Fledgeby ; exprimez-vous en langage de chrétien, et répondez.

— Le malheur et la maladie se sont abattus sur moi, dit le vieillard, et je me suis vu si pauvre, que j’ai dû à votre père les intérêts avec le principal. Son fils, en héritant de la créance, a eu la générosité de me faire remise de la dette, et de me placer ici. »

Il fait le geste de saisir le bord d’une robe imaginaire, dont il revêt le noble jeune homme, et de la porter à ses lèvres. L’action est pleine d’humilité, mais accomplie d’une manière pittoresque, et sans avilir celui qui s’en acquitte.

« Vous ne voulez pas en dire davantage, reprend Fledgeby, en regardant le vieillard avec des yeux cruels, comme s’il avait le désir de lui arracher une dent. Tout ce que je fais à cet égard est inutile. Vous avouerez du moins, Riah, que personne ne vous croit pauvre.

— Non, personne, répond le vieillard en secouant la tête d’un air grave. Si je leur disais que rien de tout cela n’est à moi, ils le prendraient pour un mensonge. Si je leur affirmais que tout ce qu’il y a ici est à un gentleman chrétien, dont je ne suis que le serviteur, et à qui je dois compte du moindre grain de verre, ils se mettraient à rire. Lorsqu’à propos d’affaires plus importantes, je dis à ceux qui empruntent…

— J’espère, vieux drôle, interrompt Fledgeby que vous n’oubliez pas ce qu’il faut dire ?

— Quand je leur assure (jamais je n’en dis davantage) qu’il m’est impossible d’accorder telle chose, de répondre à telle autre ; qu’il faut que je voie le patron ; que je ne suis qu’un pauvre homme sans argent, sans crédit, ils s’impatientent, n’en veulent rien croire, et me maudissent au nom de Jéhovah.

— Parfait ! dit Fledgeby, parfait !

— Il en est d’autres qui me répondent : À quoi bon ces détours ? Ne pouvez-vous pas traiter les affaires sans cela ? Allons, allons, mister Riah ; nous connaissons les ruses de votre peuple ; (mon peuple) ! Si l’argent doit être prêté, donnez-le ; s’il ne doit pas l’être, gardez-le ; mais soyez franc.

— Parfait, tout cela, parfait ! s’écrie Fascination.

— Nous savons bien, disent-ils, nous savons bien ; il suffit de vous regarder pour savoir à quoi s’en tenir. »

En effet, pense Fledgeby en le regardant, vous avez le physique de l’emploi ; tout ce qui convient ; je suis un habile homme de l’avoir découvert. Je n’ai pas l’esprit vif ; mais je l’ai sûr. » Pas un de ces mots n’échappe à Fledgeby ; il craindrait, en laissant voir le prix qu’il attache à son juif, que celui-ci ne pensât à faire augmenter ses gages ; ce qui serait doublement fâcheux. En examinant le vieillard, qui a la tête et les yeux baissés, il a compris qu’il n’y fallait rien changer ; que rogner d’un pouce ses cheveux blancs, son bâton, son chapeau, sa houppelande, que rendre son front moins chauve, ses habits moins râpés, serait diminuer de plusieurs centaines de livres les bénéfices qu’il procure. « Pensez-y, Riah, dit-il enfin, attendri par cette considération, je veux encore acheter de ces créances ; occupez-vous-en.

— Ce sera fait, monsieur.

— En jetant les yeux sur les comptes, je vois que cette branche de commerce est assez productive. Je désire qu’elle se fasse sur une plus grande échelle. D’ailleurs, j’aime à connaître les affaires des autres ; soyez donc à l’affût.

— J’y serai, monsieur.

— Faites savoir dans les bons endroits que vous achèterez ce genre de papiers en masse ; par livres s’il le faut, en supposant que l’examen du paquet vous fasse flairer une bonne affaire. Encore un mot : n’oubliez pas de m’apporter les livres pour l’inspection périodique, mardi matin vers les huit heures. »

Riah tire de sa poitrine un vieux portefeuille, et prend note de cet ordre.

« Plus rien à vous dire, ajoute Fledgeby en se levant ; si ce n’est que je vous recommande de prendre l’air dans un endroit où vous entendrez la sonnette. À propos, comment se fait-il que vous preniez l’air sur la maison ? Grimpez-vous dans une cheminée, placez-vous votre tête dans le pot qui la surmonte ?

— Il y a, monsieur, un endroit qui est couvert en plomb ; et j’y ai fait un petit jardin.

— Pour y enterrer votre argent, vieux drôle ?

— Un carré grand comme l’ongle, dit Riah, suffirait pour cacher mon trésor. Douze shillings par semaine trouvent bien à s’enterrer d’eux-mêmes.

— J’aimerais à connaître le chiffre de votre avoir, reprend Fledgeby, qui caresse cette fiction des économies du vieillard, et se plaît à supposer que le juif a dû s’enrichir avec ce qu’il lui donne. Mais avant que je m’en aille, poursuit-il, montrez-moi votre jardin.

— C’est que, dit le vieillard avec hésitation, à vous parler franchement… j’y ai de la compagnie.

— Par saint Georges ! s’écrie le maître, à qui appartient la maison ?

— Elle est à vous, monsieur ; et je n’y suis que votre serviteur.

— Je pensais que vous l’aviez oublié, reprend Fledgeby, qui cherche sa barbe en regardant celle de Riah. Ainsi vous recevez chez moi ?

— Venez voir, monsieur, les personnes que je me permets d’y introduire, et vous reconnaîtrez qu’elles ne peuvent faire aucun mal. »

Passant le premier en faisant un salut, que, par parenthèse le gentleman n’aurait jamais pu obtenir de sa tête et de ses mains, le vieillard se mit à monter l’escalier. Tandis qu’il avançait, les doigts sur la rampe, traînant sa longue redingote noire, véritable manteau, dont il drapait chaque marche tour à tour, on l’aurait pris pour le chef d’une pieuse caravane, allant en pèlerinage au tombeau d’un prophète. À l’abri de pareilles idées, Fledgeby se demandait seulement quel âge pouvait avoir cet homme quand sa barbe avait commencé à poindre ; et il songea de nouveau à la part avantageuse que cet accessoire prenait au rôle du vieux juif.

Quelques marches de bois, placées sous un appentis qui les obligeait à se courber, les conduisirent au faîte de la maison. Arrivé à la dernière marche, le vieillard se retournant vers Fledgeby, lui désigna ses hôtes : Lizzie Hexam et Jenny Wren. Par un vieil instinct de sa race, le bon juif avait étendu pour elles un morceau de tapis sur le plomb de la toiture. Elles y étaient assises, et avaient pour dossier un groupe de tuyaux noirs sur lequel s’élevait une plante sarmenteuse qu’on y avait palissée. Les deux jeunes filles étaient penchées au-dessus d’un livre ; deux visages attentifs : celui de miss Wren plus intelligent ; celui de Lizzie plus appliqué. À côté d’elles étaient deux ou trois volumes, et deux paniers ; l’un renfermait quelques mauvais fruits ; l’autre, quelques rangs de perles, et des bouts de clinquant. Un petit nombre de caisses, où végétaient d’humbles fleurs, et quelques arbustes à feuilles persistantes, complétaient le jardin. Autour de cet oasis, océan d’antiques cheminées, vieilles douairières, qui faisaient tournoyer leurs capuchons, et balançant leurs panaches enfumés, avaient l’air de jouer de l’éventail en se rengorgeant.

Ayant détourné les yeux pour répéter de mémoire ce qu’elle venait d’apprendre, Lizzie aperçut le gentleman et se leva. Jenny, découvrant à son tour le chef du domaine, lui adressa ces paroles d’un ton peu respectueux : « Qui que vous soyez, je ne me lève pas ; j’ai le dos malade et les jambes faibles.

— Monsieur est mon maître, » dit Riah en s’avançant.

(Il n’en a pas l’air, pensa miss Wren en clignant l’œil et le menton.)

« Celle-ci, continua le vieillard, est une petite ouvrière. Expliquez au maître, Jenny.

— Habilleuse de poupées, dit miss Wren d’un ton sec. Très-difficile. Des formes si vagues ! On ne sait jamais où elles ont la taille.

— Son amie : aussi laborieuse que sage, reprit le vieux juif en désignant Lizzie. Mais elles le sont toutes les deux, autant l’une que l’autre. Toujours travaillant, depuis le matin de bonne heure jusqu’au soir bien tard ; et à temps perdu, les jours de fête, comme aujourd’hui par exemple, elles étudient dans les livres.

— On en tire peu de profit, dit le jeune homme.

— Cela dépend des gens, répliqua miss Wren.

— Je les ai connues, s’empressa de dire le vieillard, évidemment pour enlever la parole à Jenny, je les ai connues en vendant à miss Wren nos rognures et nos mauvais chiffons. Portés par sa petite clientèle aux joues roses, nos rebuts vont dans la meilleure compagnie. Elle leur en fait des robes, des chapeaux, des coiffures ; et il y en a qui, avec ces toilettes, sont présentées à la cour.

— Ah ! dit Fledgeby, dont cette information réveilla l’intelligence. Elle a, je suppose, acheté aujourd’hui ce qu’il y a dans son panier ?

— Et payé aussi, je suppose, ajouta miss Wren.

— Voyons ce que c’est, dit le soupçonneux jeune homme. Combien a-t-elle payé cela ?

— Bel et bien deux schellings, » répondit miss Wren.

Le vieillard fit deux signes de tête à Fledgeby qui le regardait : un par schelling.

— Pas mal vendu, reprit Fascination en fouillant de l’index le contenu du panier. Vous avez bonne mesure, miss Une-Telle.

— Essayez de dire Jenny, répondit la petite ouvrière.

— Bonne mesure, miss Jenny ; mais ce n’est pas mal vendu. Et vous, miss, ajouta Fascination en se tournant vers Lizzie, nous achetez-vous quelque chose ?

— Non, monsieur.

— Vous ne vendez rien ?

— Non, monsieur. »

Miss Wren lui jeta un regard de côté, et, posant sa main sur le bras de son amie, elle attira la jeune fille, qui s’agenouilla près d’elle, « C’est pour nous un grand bonheur de venir ici, dit la petite habilleuse ; nous en sommes bien reconnaissantes ; un endroit si paisible ! Vous ne savez pas ce que le repos est pour nous. N’est-ce pas, ma Lizzie, qu’on y est bien ? Tant de calme et tant d’air !

— Du calme ! répéta Fledgeby en tournant la tête d’une façon méprisante vers le bruit de la Cité. Et un air… Pouah ! fit-il en regardant les cheminées fumeuses.

— Puis c’est si haut, continua miss Wren ; on voit courir les nuages au-dessus des rues étroites, sans s’inquiéter de ce qui s’y passe. On voit les flèches d’or se dresser vers les montagnes qui sont dans le ciel, d’où les vents descendent, et l’on éprouve la même chose que si on était morte. » La pauvre créature leva les yeux et tendit ses petites mains transparentes vers les nuages.

« Que peut-on éprouver quand on est mort ? demanda Fledgeby avec embarras.

— Oh ! répliqua Jenny en souriant, on est si tranquille, si reconnaissante de la paix qui vous entoure ! Vous entendez crier les vivants qui travaillent, qui s’appellent les uns les autres, au fond des rues noires où l’on étouffe ; et vous avez tant pitié d’eux ! Vous êtes délivrée d’une chaîne si lourde ! vous sentez un bonheur si étrange, à la fois doux et triste, mais si grand ! »

Ses yeux tombèrent sur le vieillard, qui, les mains jointes, la regardait d’un air recueilli.

« Tout à l’heure, poursuivit-elle en le désignant, j’ai cru le voir sortir de la tombe. Il avait l’air si fatigué en se courbant pour passer sous la porte ! Puis il a repris haleine ; il s’est redressé, il a regardé le ciel, le vent a soufflé sur sa tête, et l’existence qu’il mène en bas a été finie. Puis on l’a fait rentrer dans l’ombre. C’est vous, dit-elle en jetant à Fledgeby un de ses regards incisifs. Pourquoi l’avez-vous fait redescendre ?

— Il y a mis le temps, murmura le maître.

— Mais vous n’êtes pas mort, vous, dit-elle ; allez vivre en bas. »

L’idée parut bonne à Fledgeby ; il salua de la tête, se retourna et repassa sous la porte. Comme le vieillard le suivait, la petite ouvrière cria de sa voix argentine au vieux juif : « Ne restez pas longtemps ; revenez vite, et soyez mort. »

Tout en descendant, ils entendaient la petite voix mélodieuse répéter d’un accent de plus en plus faible : « Revenez vite, et soyez mort. »

Au bas de l’escalier, Fledgeby s’arrêta ; il se mit à l’ombre du grand chapeau, et dit au vieillard, en balançant le gourdin qu’il avait pris machinalement :

« La grande est une jolie fille ; celle qui n’est pas folle.

— Et aussi bonne que belle, répondit Riah.

— Psitt ! fit sèchement Fascination. Dans tous les cas, j’espère qu’elle aura la bonté de ne pas introduire ici de jeune drôle qui pourrait briser les volets et forcer les serrures. Veillez-y bien, et ne faites pas d’autres connaissances, si jolies qu’elles puissent être. Vous n’avez pas dit qui j’étais, je suppose ?

— Je m’en garderais bien, monsieur.

— Si elles le demandent, répondez-leur que je me nomme Pubsey, ou Compagnie ; tout ce qu’il vous plaira, excepté mon nom. » D’une race chez qui la gratitude est profonde et à toute épreuve, le fidèle serviteur inclina la tête et porta réellement à ses lèvres le pan de l’habit du jeune homme, mais avec tant de délicatesse que l’autre n’en sut rien.

Tandis qu’en s’éloignant Fledgeby se glorifiait d’avoir eu l’habileté de mettre le doigt sur ce juif, le vieillard regagnait son jardin. À mesure qu’il montait, la douce voix résonnait à ses oreilles d’une façon plus distincte ; et levant la tête, il aperçut le visage de la petite ouvrière, qui, entouré de ses longs cheveux ainsi que d’une brillante auréole, se penchait vers lui en répétant, comme dans une vision : « Montez, et soyez mort ! »


  1. Série de maisons placées entre Piccadilly et les jardins de Burlington. Ces maisons sont louées, toutes garnies, à des personnes riches qui ne résident pas à Londres habituellement.(Note du traducteur.)