L’Ami commun/IV/1

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 234-244).

QUATRIÈME PARTIE

PIÈGES ET TRAPPES



I

AU BORD DE L’EAU


C’était en été : rien de paisible et de charmant comme l’écluse de Plashwater le soir dont nous parlons. Un air tiède passait au milieu des arbres, en agitait les feuilles d’un vert tendre, glissait doucement sur la rivière, et plus doucement encore sur l’herbe qui s’inclinait devant lui. Le murmure de l’eau, ainsi qu’il arrive quand on écoute la voix de la mer, ou celle du vent, semblait évoquer le souvenir, et former à l’auditeur comme une seconde mémoire. Mais tout cela échappait à Riderhood, qui sommeillait sur l’un des leviers de ses portes d’écluse. Pour que le vin puisse jaillir du tonneau, il faut qu’on l’y ait mis d’abord par un moyen quelconque. Il en est de même du sentiment chez l’homme ; et aucune mesure n’ayant jamais été prise pour faire entrer le sentiment chez Roger Riderhood, rien au monde ne pouvait l’en faire sortir. À chaque balancement qui lui faisait perdre l’équilibre, il se réveillait avec colère, et poussait un grognement ; comme si, en l’absence de tout autre, il avait eu envers lui-même des intentions hostiles. Le cri : « Ho hé ! de l’écluse ! » qu’il entendit pendant un de ces sursauts, l’empêcha de se rendormir. S’étant levé, il se secoua comme une bête farouche qu’il était, donna à la fin de son grognement une inflexion qui en faisait une réponse, et jeta les yeux en aval pour voir qui le hélait. C’était un canotier, habile à manier la rame chose évidente, bien qu’il y mît une certaine nonchalance ; un amateur, au batelet tellement petit, que Riderhood fit cette remarque : « Un peu d’moins et c’serait comme une gageure. »

En disant ces mots, il se dirigea vers le cabestan et se mit en devoir d’ouvrir au canotier. Tandis que celui-ci, debout dans son esquif, le croc appuyé au bâti qui, de son côté, fermait l’écluse, attendait que la porte fût ouverte, Riderhood reconnut en lui « c’t’aut’ gouverneur, » c’est-à-dire Eugène Wrayburn, qui, trop indifférent, ou trop préoccupé, ne reconnut pas l’honnête homme.

Les lourdes portes s’entrebâillèrent en grinçant ; le petit canot passa dès qu’il eut assez de place ; et les portes regrincèrent en se refermant sur lui. Riderhood courut à l’autre bout de l’écluse ; il en tourna le cabestan, et, pesant de tout son corps sur le levier de la seconde porte, afin d’empêcher cette dernière de s’ouvrir tout à coup, il aperçut un batelier couché à l’ombre de la haie vive qui bordait le chemin de halage.

L’eau se précipita dans l’écluse, dispersa l’écume qui s’était formée derrière la porte, et fit monter le petit canot de telle façon, qu’Eugène apparut graduellement au batelier qui reposait au bord du chemin. Riderhood vit alors que celui-ci, pour qui Wrayburn se trouvait en pleine lumière, relevait la tête, s’appuyait sur un bras, et semblait avoir les yeux rivés sur le gentleman. Mais les portes étaient ouvertes, il y avait un droit à percevoir, et Riderhood se détourna pour toucher ce qui était dû. Eugène le lui jeta sur la rive, dans un morceau de papier, et en le lui adressant reconnut à qui il avait affaire. « Tiens ! c’est vous, l’honnête ami, dit-il en reprenant ses rames ; vous avez donc obtenu la place ?

— Oui, répondit l’éclusier d’un ton rogue, et j’ai pas à vous en remercier, pas pus que l’lawyer Lightwood.

— Nous avons gardé notre apostille, mon honnête camarade, pour celui qui se présentera lorsqu’on vous aura pendu ; ayez la bonté de ne pas trop le faire attendre. »

Il avait dit ces paroles avec un sérieux tellement imperturbable, que Riderhood le regarda s’éloigner bouche béante. Ce ne fut qu’en lui voyant dépasser la ligne d’objets, qui, pareils à d’énormes totons, reposent à fleur d’eau le long du barrage, et au moment où le gentleman allait disparaître derrière les arbres, que l’éclusier fut en mesure de lui répondre ; mais Eugène était trop loin pour qu’il pût s’en faire entendre ; et l’honnête homme en fut réduit à maudire, et à grommeler entre ses dents.

Il referma les portes de l’écluse, et revint du côté de la Tamise où était le sentier de halage ; chemin faisant, il revit le batelier qui avait déjà attiré son attention, et l’examina, sans toutefois en avoir l’air. Il se coucha lui-même au bord de l’écluse, s’étendit négligemment, le dos tourné vers l’individu qui l’occupait, cueillit quelques brins d’herbe, et se mit à les mâcher.

Son oreille ne percevait presque plus le bruit des rames d’Eugène, lorsqu’il vit passer le batelier ; cet homme rasait la haie vive, laissant entre eux le plus d’espace qu’il lui était possible. Riderhood attacha sur lui un regard attentif, et se mit à crier : « Ohé ! de l’écluse ! ohé de l’écluse de Plashwater ! » Le batelier se retourna.

« Plashwater Weir Mill ! troisième gouverneu-eu-eu-eur ! » cria Riderhood en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

Le batelier revint sur ses pas et montra que c’était bien ce troisième gouverneur, c’est-à-dire Bradley Headstone, vêtu d’habits de marinier achetés d’occasion.

« J’veux mouri, dit Riderhood en riant et en se frappant la jambe droite, j’veux mouri si vous n’avez pas voulu m’singer, troisième gouverneur ; tout mon portrait, quoi ! J’me croyais pas si joli qu’ça. »

Effectivement, Bradley avait étudié le costume de Riderhood pendant la course qu’ils avaient faite ensemble. Il avait dû l’apprendre par cœur et s’en était souvenu, car celui qu’il avait alors en reproduisait les moindres détails ; et, chose bizarre, tandis qu’avec son costume d’instituteur il avait l’air de porter les habits d’un autre, maintenant qu’il avait ceux de plusieurs autres, il semblait n’avoir jamais porté que ceux-là.

« C’est votre écluse ? fit-il avec un étonnement qui parut être sincère. Quand j’ai demandé où elle se trouvait, on m’a dit que c’était la troisième, et celle-ci n’est que la seconde.

— M’est avis, gouverneur, répondit Riderhood avec un hochement de tête et un clignement d’œil, qu’vous en aurez compté une de moins. C’est pas aux écluses que vous avez la tête ; non, non, non. »

Comme en disant cela il jeta l’index d’une manière significative dans la direction qu’avait prise le canot, une rougeur d’impatience monta au visage de Bradley, qui lança un regard soucieux en amont de la rivière.

« Non, non, reprit Riderhood, c’est pas les écluses qui vous occupent.

— À quoi supposez-vous que je pense ? aux mathématiques ?

— Un mot qu’je n’connais pas, et qu’est trop long pour la chose ; après tout, si vous appelez ça comme ça… dit l’éclusier en mâchant son herbe d’un air bestial.

— De quelle chose parlez-vous ?

— Disons les choses, c’sera pus juste, grogna Riderhood.

— Je ne sais pas ce que voulez dire.

— Eh ! ben donc, les affronts, les sottises, les injures ; les provocations à mort, quoi ! »

Bradley eut beau faire ; il ne put empêcher la fureur de lui jaillir au visage, ni ses yeux de remonter la Tamise.

« Soyez tranquille, reprit Riderhood ; il va cont’ le courant, et ne s’foule pas la rate ; vous pouvez l’rattraper si ça vous plaît. J’ai pas besoin d’vous l’dire, vous savez mieux qu’moi l’avance qu’vous avez prise sur lui, une fois qu’la marée l’a eu quitté ; autant dire d’puis Richemond.

— Est-ce que vous supposez que je l’ai suivi ?

— Pas besoin, répondit Riderhood : j’en suis sûr.

— Eh bien ! oui, confessa Bradley ; mais il peut aborder, ajouta-t-il en regardant la rivière avec inquiétude.

— N’ayez pas peur ; et puis d’abord, i’n’serait pas perdu, son bateau resterait là ; i’n’peut pas en faire un paquet, et l’mett’ sous son bras.

— Il vous a parlé ? qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda Bradley en posant un genou sur l’herbe à côté de l’éclusier.

— Tchique !

— Hein ! fit Bradley.

— Tchique ! répéta Riderhood, qui jura avec colère ; é’-ce qui peut dire aut’ chose ? j’aurais dû sauter su lui, faire un bon saut, et l’neyer comme un chien. »

Bradley détourna la tête pour ne pas laisser voir sa figure convulsive ; et après un moment de silence : « Qu’il soit damné ! dit-il en arrachant une poignée d’herbe.

— Hourahr ! cria Riderhood ; ça vous fait honneur : hourahr ! et moi je dis tout comme vous.

— Quelle tournure, demanda Bradley en faisant un effort qui l’obligea de s’essuyer la face, quelle tournure son insolence a-t-elle prise aujourd’hui ?

— Celle-là d’espérer, vous n’le croirez pas, répondit l’honnête homme d’un air féroce, qu’j’étais prêt à me faire pend’.

— Qu’il y prenne garde ! reprit l’autre ; ce sera fâcheux pour lui quand ceux qu’il a insultés ne craindront pas d’être pendus. Que lui aussi, le misérable ! se prépare à son sort ; il n’a pas cru si bien dire : quand ceux qu’il a bafoués seront prêts à se faire pendre, la cloche des morts sonnera un glas funèbre, et ce ne sera pas pour eux. »

Tandis que Bradley proférait ces paroles d’une voix étranglée par la haine, Riderhood, les yeux fixés sur lui, s’était relevé graduellement. Lorsque les derniers mots s’éteignirent, l’éclusier avait, lui aussi, un genou en terre, et son regard rencontra celui du maître de pension.

« Ah ! j’devine, dit-il en crachant lentement l’herbe qu’il avait mâchée ; ça n’serait-i pas qu’i va la voir, troisième gouverneur ?

— Il a quitté Londres hier, et cette fois, je n’en doute pas, répondit Bradley.

— Alors, vous n’en êtes pas sûr ?

— Aussi sûr, dit-il en empoignant sa chemise grossière, aussi sûr que si c’était écrit là ; et son poing crispé indiquait le ciel.

— Autant que j’peux en juger, reprit Riderhood en crachant son dernier brin d’herbe, et en s’essuyant la bouche avec sa manche, vous avez déjà cru en êt’ sûr, et vous vous êtes trompé ; ça s’voit à vot’ mine.

— Écoutez, dit Bradley à voix basse, en posant la main sur l’épaule de Riderhood, je suis en vacances.

— Par saint Georges, murmura l’autre en regardant cette figure ravagée, si c’est là vos jours de fête, qué qu’c’est qu’vos jour’ouvriers ? i’doiv’ êt’ joliment rudes.

— Je ne l’ai pas quitté, poursuivit Bradley dont la main impatiente écarta l’interruption, et je ne le quitterai pas que je ne l’aie surpris avec elle.

— Et après qu’vous les aurez vu’ ensemb’ ? demanda Riderhood.

— Je reviendrai vous trouver. »

L’honnête homme roidit le genou sur lequel il s’appuyait, et se releva en attachant un regard farouche sur son nouvel ami. Après avoir marché pendant quelques instants, à côté de Riderhood, dans la direction qu’avait prise le petit canot, Bradley laissa l’éclusier un peu en arrière. Il tira de sa poche une bourse pimpante (un présent de ses élèves), et Riderhood se décroisa les bras pour salir le revers de sa manche en se le passant sur la bouche d’un air méditatif.

« J’ai une livre à vous donner, dit Bradley.

— Vous en avez deux, » répondit Riderhood.

Un souverain brillait entre les mains du maître de pension. Riderhood, les yeux à terre et le regard de côté, allongea le bras gauche. Bradley prit dans sa bourse un second souverain, et les deux pièces d’or tintèrent dans la main de Riderhood, qui les mit promptement dans sa poche.

« Il faut maintenant que je le suive, dit Bradley Headstone. L’insensé ! en prenant la rivière il a cru me faire perdre sa trace ; mais avant de se débarrasser de moi, il faudra qu’il devienne invisible. »

Riderhood s’arrêta. « Si c’te fois vous n’êtes pas trompé, c’est donc à l’écluse que vous allez r’venir ?

— Oui, » répondit Bradley.

Riderhood ayant fait un signe de tête, le faux batelier continua sa route d’un pas rapide, marchant sur l’herbe qui bordait le sentier de halage, et serrant la haie d’aussi près que possible.

De l’endroit où les deux hommes s’étaient séparés, on découvrait la rivière sur une grande étendue. Un étranger aurait pu croire que, çà et là, sur la ligne que décrivait la haie, quelqu’un guettait le batelier, et l’attendait pour revenir avec lui. Tout d’abord Headstone l’avait cru lui-même, avant que ses yeux fussent habitués aux poteaux, qui, décorés des armes de la Cité de Londres, portent la dague avec laquelle fut tué Wat Tyler.

Pour Riderhood, il n’y avait pas de différence entre cette dague historique et toutes les autres. Pour Bradley, qui aurait pu réciter sans manquer un mot tout ce qui concernait Wat Tyler, y compris Walworth et le roi, tous les instruments de mort n’avaient ce soir-là qu’un seul objet au monde. Ainsi Riderhood qui le regardait s’éloigner, et Bradley, qui, les yeux fixés sur le canot d’Eugène, posait, en passant, une main furtive sur les dagues des écussons, Riderhood et lui étaient à peu près au même niveau.

Poursuivant sa course, la petite barque filait sous les arbres qui surplombaient la rivière, et glissait sur leur ombre paisible, entraînant derrière elle le batelier, qui, de l’autre côté du fleuve, marchait toujours sans s’écarter de la haie. Des points d’une lumière étincelante montraient à Riderhood où le canotier plongeait ses rames. Le soleil descendit à l’horizon ; le paysage fut enveloppé d’une teinte rouge ; puis cette couleur parut s’effacer de la terre, et se diriger vers le ciel, où, dit-on, monte le sang criminellement versé.

Tout en regagnant son écluse, Riderhood était pensif, et méditait aussi profondément qu’un homme de sa trempe était capable de le faire. « Pourquoi qu’il a copié mes habits ? se demandait-il ; j’y comprends rien. Il aurait pu avoir l’air de c’qu’il voulait paraît’ sans s’habiller comme moi. »

De temps à autre, une idée confuse surgissait dans son esprit, comme il arrive à ces épaves que charrie la rivière, et qui, à demi flottant, à demi enfonçant, paraissent et disparaissent tour à tour. L’idée finit cependant par être saisissable, et Riderhood se posa cette question. « C’est-i’ un hasard ? » Puis, il se dit qu’il fallait arriver à le savoir ; et il chercha quelque ruse qui lui en fournît le moyen.

Rentré dans sa loge, il prit le coffre où étaient ses vêtements, il le porta dehors ; et s’asseyant sur l’herbe, à la clarté grisâtre du crépuscule, il sortit un à un tous les objets renfermés dans la caisse, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un mouchoir d’un rouge vif, noirci par l’usage en différents endroits. Il l’examina avec attention, parut plus réfléchi que jamais, dénoua le tortillon crasseux qui lui entourait la gorge, et y substitua la cravate rouge, dont il laissa flotter les bouts. « Maintenant, dit-il, s’ i’ m’ voit avec c’ mouchoir-là, et qu’après il en ai’ un pareil au cou, ça n’ sera pas du hasard. »

Ravi du piége qu’il venait de tendre à ce troisième gouverneur, il reporta le coffre dans sa loge, et se mit à souper.

« Ohé ! de l’écluse ! ohé ! »

La lune était brillante ; une barge qui descendait la rivière, tira l’éclusier d’un long somme. Il avait fait passer le bateau, et surveillait la fermeture de ses portes, lorsque Bradley parut au bord de l’écluse. « D’jà r’venu ? s’écria Riderhood.

— Il est à l’auberge du Pêcheur, répondit l’autre d’une voix haletante. Je sais quand il doit repartir et je viens me reposer en attendant.

— C’est pas de trop, dit Riderhood.

— Bah ! répliqua Bradley avec impatience, j’aurais mieux aimé le suivre toute la nuit ; mais s’il ne veut pas marcher, il faut bien que je m’arrête. J’ai rôdé aux alentours afin d’apprendre le moment de son départ : c’est pour six heures. Si je n’avais pas pu le savoir, je serais resté là-bas. Mauvais endroit pour un homme qu’on y jetterait les mains liées, dit-il en regardant l’écluse. Entre ces murailles glissantes, il aurait peu de chance de salut. Est-ce que les portes, d’ailleurs, ne l’attireraient pas au fond ?

— Attiré ou r’poussé, dit Riderhood, i’ n’en sortirait pas, allez ; inutile d’lui attacher les mains. Qu’il y tombe quand les portes sont fermées, et j’ lui donne une pinte de vieille ale, si jamais j’le revois debout, à la place où vous êtes. »

Bradley regarda l’abîme avec une joie sinistre, et dit après un instant de silence : « Vous courez sur le bord, à cette clarté douteuse, vous allez d’un côté à l’autre sur cette planche étroite et pourrie, comme s’il n’y avait aucun péril ; vous ne craignez donc pas de vous noyer ?

— C’est impossib’, dit Riderhood.

— Comment cela ?

— Oui, reprit l’honnête homme en hochant la tête d’un air convaincu, c’est un fait : j’l’ai manqué une fois ; on m’a repêché ; à présent c’est fini. Je n’voudrais pas au moins que c’ souffleur ponté en eût connaissance ; ça pourrait nuire à ma réclamation ; mais, pour êt’ sûr, v’là qu’est sûr ; tous les gens comme moi, qui travaillent su la rivière, vous diront qu’un homme qu’on a r’pêché mort aux trois quarts ne peut pus s’neyer. »

Bradley sourit aigrement de cette ignorance qu’il aurait détruite chez un de ses élèves, et continua à regarder l’eau comme si elle exerçait sur lui une sorte d’attraction.

« L’endrêt paraît vous plaire, reprit Riderhood. »

Il ne fit aucune réponse, et demeura immobile comme s’il n’avait pas entendu : sa figure d’une expression indéfinissable pour Riderhood, avait quelque chose de féroce et d’arrêté ; mais la détermination qu’elle annonçait pouvait tourner aussi bien contre lui que contre l’objet de sa haine. Qu’il eût reculé d’un pas, et se fût élancé dans le gouffre, n’aurait point étonné le regard qui l’aurait vu en ce moment. Peut-être son âme troublée, résolue à quelque violence, flottait-elle alors entre celle-ci et une autre ?

« E’ c’ que, demanda Riderhood, après l’avoir regardé de côté pendant un instant, vous n’avez pas dit qu’ vous aviez une coup’ d’heur’ à vous r’poser ? »

Il fallut le pousser du coude avant d’en obtenir une réponse.

« Oui, dit-il enfin, comme réveillé en sursaut.

— En c’cas, vous feriez mieux d’entrer et d’faire un somme.

— Merci ; vous avez raison. »

Il suivit Riderhood, qui, arrivé dans la chambre, tira du buffet une tranche de bœuf salé, un demi pain, une bouteille où restait un peu de gin, prit une cruche, et la rapporta peu de temps après toute ruisselante de l’eau qu’il venait de puiser à la rivière.

« Voilà, dit l’éclusier en posant la cruche sur la table. Avant de faire vot’ somme, croyez-moi, mangez un morceau, mon gouverneur. »

En ce moment les bouts de la cravate rouge attirèrent l’attention de Bradley, ce dont s’aperçut Riderhood. « C’est bon pensa le digne homme ; vous la r’gardez ; vous allez la voir tout vot’ content. »

Il s’assit en face de Bradley, ouvrit sa veste, et renoua lentement sa cravate.

Bradley, tout en mangeant et en buvant, examina plusieurs fois, à la dérobée, cette cravate rouge, comme s’il eût rectifié les notes qu’il en avait prises, et qu’il en eût soufflé les détails à sa mémoire paresseuse.

« Quand vous s’rez prêt à faire vot’ somme, dit l’honnête éclusier, j’tez vous su mon lit qu’est dans l’ coin ; j’ vous appellerai dès qu’i’ f’ra jour.

— Cela ne sera pas nécessaire », répondit Bradley. Au bout d’un instant, il défit ses chaussures et se coucha tout habillé.

Riderhood, allongé dans son fauteuil de bois et les bras croisés sur la poitrine, le regarda dormir, jusqu’au moment où un voile lui tombant sur les yeux, il s’endormit à son tour. Quand il s’éveilla, le jour était venu, et son hôte, déjà sur pied, se dirigeait vers la rivière pour faire ses ablutions.

« Que j’sois béni, murmura l’honnête homme, qui l’observait du seuil de la porte, que j’sois béni, si j’pense que la Tamise donnerait assez d’eau pour vous rafraîchir. »

Cinq minutes après le faux marinier était parti, et s’éloignait par le chemin qu’il avait pris la veille. Lorsqu’un poisson venait à sauter, Riderhood le savait en voyant le marcheur tressaillir et regarder autour de lui.

« Ohé ! de l’écluse ! ohé ! » depuis le matin jusqu’au soir, à différents intervalles. « Ohé ! de l’écluse ! ohé ! » trois fois pendant la nuit ; mais pas de Bradley Headstone.

La seconde journée fut d’une chaleur accablante ; dans l’après-midi, l’orage se déclara, et au moment où la nuée crevait en une pluie furieuse, Bradley entra dans la loge avec la violence de l’ouragan.

« Vous l’avez vu, s’écria Riderhood en se levant tout à coup.

— Oui.

— Où ça ?

— Au but de son voyage. Son canot est hissé pour trois jours. Il est allé l’attendre, et l’a rencontrée. Je les ai vus hier ensemble ; ils marchaient l’un près de l’autre.

— Quéqu’vous avez fait ?

— Rien.

— Mais vous allez faire quéqu’chose ? »

Il tomba sur une chaise, éclata de rire ; et un jet de sang lui sortit des narines.

« D’où ça vient i’ ? demanda Riderhood.

— Je n’en sais rien ; cela m’est arrivé deux, trois, quatre, — je ne sais plus combien de fois depuis hier. J’en ai d’abord le goût, puis l’odeur, puis la vue, et cela jaillit comme vous voyez. »

Il sortit tête nue, par la pluie battante, se pencha au-dessus de la rivière, prit de l’eau à deux mains et se lava la figure, tandis que derrière lui un vaste rideau noir montait lentement vers le ciel. Il revint, trempé de la tête aux pieds et l’eau ruisselant du bas de ses manches, qu’il avait plongées dans la rivière.

« Vous avez l’air d’un spect’, dit Riderhood.

— En avez-vous jamais vu ? demanda-t-il d’un air sombre.

— J’veux dire qu’vous êtes fatigué.

— C’est possible ; je n’ai pas dormi depuis mon départ ; je ne crois pas même que je me sois assis. — Couchez-vous, dit Riderhood.

— Avant, il faut que je boive. »

La cruche et la bouteille apparurent sur la table. Il mêla un peu de gin avec de l’eau, et but deux rasades coup sur coup.

« Vous me demandiez quelque chose, dit-il en posant son verre.

— Non, fit Riderhood.

— Je vous dis, reprit-il en se tournant d’un air farouche vers l’éclusier, je vous dis que vous m’avez demandé quelque chose au moment où je sortais.

— Eh bien ! oui, répondit Riderhood en se reculant un peu, j’demandais c’que vous alliez faire.

— Est-ce que je le sais ? dit-il en agitant ses mains tremblantes avec une telle violence que l’eau tomba de ses manches comme s’il les avait tordues. Est-ce que dans ma position on a des projets ? Avant de penser, il faut que je dorme.

— C’est c’que j’disais, répondit l’autre.

— C’est possible.

— Dans tous les cas, mettez-vous là ; et pus vous dormirez, mieux vous saurez c’qui est à faire. »

La couchette que lui désignait Riderhood sembla lui revenir peu à peu à l’esprit ; il ôta ses souliers, éculés par la marche, et, tout mouillé qu’il était, il se jeta lourdement sur le grabat de l’éclusier. Riderhood alla s’asseoir près de la fenêtre, et regarda les éclairs ; mais l’orage était loin d’absorber sa pensée, car il se tournait fréquemment vers son hôte, et l’examinait d’un œil curieux.

Bradley, afin de se protéger contre la pluie, avait relevé le collet de sa veste, qui était boutonnée jusqu’en haut. N’en ayant pas plus conscience que d’autre chose, il s’était lavé la figure sans même rabattre le collet, et s’était couché ainsi, bien qu’il eût été plus à l’aise en défaisant sa veste.

L’orage continuait avec la même furie ; de toutes parts les éclairs sillonnaient le vaste rideau noir, et y entrecroisaient les déchirures bifurquées. Riderhood regardait maintenant la couchette. Parfois la lumière qui la lui faisait voir était rouge, parfois elle était bleue ; puis le dormeur s’effaçait presque dans l’ombre, ou disparaissait tout à fait sous une flamme palpitante d’un éclat éblouissant. L’honnête homme éloignait de son esprit toutes ces phases de l’orage, qui auraient interrompu son examen attentif.

« I’dort joliment, se dit-il en lui-même ; et c’pendant m’est avis qu’si j’quittais mon fauteuil, — j’dis pas si je l’touchais, — lui qui n’entend pas l’tonnerre, pourrait ben se réveiller. »

Néanmoins il se leva tout doucement. « Êtes-vou’ à vot’ aise ? demanda-t-il à voix basse. I’fait pas chaud, gouverneur ; faut-i’ que j’vous couv’ les pieds ? » Pas de réponse. « V’là un habit tout prêt, vous voyez ; si je l’posais su vous ? » dit-il en haussant un peu la voix. Le dormeur fit un mouvement. Riderhood se remit dans son fauteuil et fit semblant de regarder le ciel. Un spectacle grandiose, mais pas encore assez pour retenir l’honnête homme, dont les yeux, avant la fin de la minute, avaient repris leur ancienne direction. C’était sur le collet du dormeur qu’ils s’attachaient avec tant de curiosité ; ils y restèrent jusqu’au moment où le sommeil de celui qu’ils épiaient devint plus profond, et arriva à cette stupeur de l’homme épuisé de corps et d’esprit.

Riderhood, cette fois, quitta non-seulement son fauteuil, mais s’approcha du lit ! « Pauvre homme, murmura-t-il d’un air finaud, l’œil au guet et le pied levé, c’te jaquette, ça l’gêne, elle l’étrang’ ; si j’l’ouvrais, i’s’erait tout d’même pus à son aise. »

Il défit le premier bouton, et recula d’un pas : le dormeur resta d’une immobilité complète. Il défit les autres boutons d’une main plus assurée, par cela même plus légère ; puis il entr’ouvrit doucement la veste, l’écarta avec une extrême précaution. Les bouts flottants d’une cravate d’un rouge vif apparurent, et montrèrent qu’on avait pris la peine de tremper certaines parties de l’étoffe dans quelque liquide, pour lui donner l’apparence d’un long usage.

Riderhood promena son regard inquiet de cette cravate à la figure de son hôte, de celle-ci à la cravate, puis alla se rasseoir dans son fauteuil ; et le menton dans la main, regardant alternativement la cravate et le visage du dormeur, il tomba dans une sombre méditation.