L’Ami commun/IV/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 244-253).


II

LE BOUEUR DORÉ SE RELÈVE


Mister et mistress Lammle sont venus pour déjeuner avec mister et mistress Boffin ; non pas qu’on les ait invités, mais leur affection pour le couple doré est tellement vive, qu’il aurait été difficile de décliner l’honneur ou le plaisir de les recevoir.

On n’est pas d’une humeur plus charmante ; et leur tendresse pour ces vrais amis ne le cède qu’à l’amour qu’ils ressentent l’un pour l’autre.

« Chère madame, dit Sophronia, cela me fait revivre de voir mon Alfred parler confidentiellement avec mister Boffin. Ils sont nés pour être intimes. D’une part tant de simplicité, unie à tant de force de caractère ; de l’autre un esprit, une sagacité naturelle, jointe à une amabilité, à une distinction…

— Ma Sophronia, interrompt mister Lammle en quittant la fenêtre pour s’approcher de la table, votre partialité pour votre pauvre mari…

— Non, ne dites pas partialité.

— Eh bien ! mon ange, l’opinion avantageuse — vous opposez-vous à ce mot-là ?

— Comment le pourrais-je, Alfred ?

— Cette opinion, chère âme, est injuste à l’égard de mister Boffin, et m’est trop favorable.

— J’ai eu tort au sujet de votre ami, je le reconnais, mais en ce qui vous concerne, non, non, non.

— Injuste envers mister Boffin, reprend mister Lammle d’une voix éloquente, parce qu’elle abaisse ce gentleman à mon faible niveau. Trop favorable pour moi, cher ange, parce qu’en me plaçant à côté de cet homme généreux, elle m’élève à une hauteur que je ne saurais atteindre. Mister Boffin a montré plus de patience qu’il ne m’aurait été possible d’en avoir.

— Même si l’affaire vous eût été personnelle ?

— La question n’est pas là, mon amour.

— Pas là ? reprend mistress Lammle ; oh ! savant légiste, dit-elle avec finesse.

— Non, cher ange. Du niveau inférieur où je me trouve, Sophronia ! mister Boffin m’apparaît comme un homme trop généreux, trop clément à l’égard d’êtres indignes de lui, et qui ne l’ont payé que d’ingratitude. Je ne saurais prétendre à cette magnanimité ; au contraire, elle excite mon indignation.

— Alfred !

— Oui, cher trésor, mon indignation contre les infâmes qui en sont l’objet ; indignation qui fait naître en moi l’ardent désir de me placer entre mister Boffin et ceux que vous connaissez. Pourquoi cela, direz-vous ? parce qu’étant d’une nature inférieure, je suis moins délicat, moins détaché de ce monde ; parce que, n’ayant pas sa grande âme, je suis plus froissé des torts qu’on a envers lui qu’il ne saurait l’être lui-même, et me sens plus capable de venger ses injures. »

Décider mister et missis Boffin à prendre part à la conversation ne paraît pas du tout facile ; missis Lammle en est frappée. Jusqu’à présent elle a discouru avec son mari de la manière la plus affectueuse ; mais elle n’a pas eu un mot du boueur, ni de sa femme. Elle vient encore de jeter quelques amorces, et ni l’un ni l’autre n’ont mordu à l’appât. Il est probable que le vieux couple est impressionné par ce qu’il entend, mais on aimerait à en avoir l’assurance ; d’autant plus qu’on s’adresse parfois à l’une des chères créatures, et qu’il est singulier de n’en pas avoir de réponse. Dans tous les cas, si la timidité, ou la conscience de leur peu de valeur empêche ces braves gens de se mêler à l’entretien, il faut les prendre par les épaules et les y faire entrer de force.

« Dans son admiration pour l’homme qu’il brûle de servir, dit Sophronia s’adressant au vieux couple, ce cher Alfred oublie ses revers momentanés ; et je vous le demande, cher monsieur, n’est-ce pas là faire preuve d’une nature généreuse ? Je n’ai jamais su discuter ; mais cela me paraît évident : ne trouvez-vous pas, chère madame ? »

Toujours pas de réponse. Le cher monsieur regarde son assiette, et continue de manger son jambon. La chère madame a les yeux sur la bouilloire, et ne s’en détourne pas. Voyant s’évanouir son éloquent appel, qui va se mêler à la vapeur de l’urne, Sophronia jette un coup d’œil sur le couple doré, et hausse légèrement les sourcils, comme pour dire à son Alfred : Est-ce que la chose tournerait mal ? Mister Lammle, qui, en mainte occasion, a obtenu de sa poitrine d’heureux effets, manœuvre son vaste devant de chemise de la façon la plus expressive, et répond en souriant : « Mister et missis Boffin, chère Sophronia, vous rappellent ce vieil adage : l’éloge de soi-même n’est pas une recommandation.

— De soi-même, Alfred ? Est-ce parce que vous et moi ne faisons qu’un ?

— Ma chère enfant, je veux dire que vous méritez pour votre part, le compliment que vous voulez bien me faire ; car vous éprouvez pour madame, ce que je ressens pour mister Boffin ; vous me l’avez confié, chère oublieuse.

— Quel habile avocat ! dit tout bas mistress Lammle à missis Boffin ; me voilà battue ; je n’ai plus qu’à l’avouer ; car la chose est vraie. »

Missis Boffin lève seulement les yeux, avec un semblant de sourire ; et les repose sur la bouilloire. Plusieurs marques blanches vont et viennent près du nez de mister Lammle.

« Eh bien ! Sophronia, admettez-vous l’accusation ? demande Alfred d’un ton railleur.

— Hélas ! dit-elle gaiement, j’en suis réduite à réclamer la protection de la Cour. Dois-je répondre à cette question, milord ! (elle s’adresse à mister Boffin.)

— Comme il vous plaira, madame. »

Le vieux boueur a l’air grave, et tire quelque dignité du déplaisir qu’il éprouve de cette conversation. Les sourcils de missis Lammle demandent de nouveaux ordres ; un léger signe répond qu’il faut encore essayer.

« Pour me défendre contre le soupçon d’éloge personnel, dit Sophronia d’un air badin, il faut que je vous dise, chère madame, comment c’est arrivé.

— Non, interpose le vieux boueur ; non madame, je vous en prie.

— La Cour s’y oppose ? dit en riant mistress Lammle.

— Lacour, madame, si c’est moi que vous appelez comme ça, répond mister Boffin, Lacour s’y oppose, et ça pour deux raisons : premièrement il ne croit pas que ce soit honnête ; en second lieu ça tourmente la vieille lady, mistress Lacour, puisqu’elle se nomme comme moi.

— Qu’est-ce qui paraît à la Cour avoir peu d’honnêteté ? demande Sophronia d’un air qui tient à la fois de la supplique et du défi.

— De vous laisser continuer, répond mister Boffin en hochant doucement la tête ; ce n’est pas jouer cartes sur table, et c’est manquer de franchise. Quand la vieille lady est mal à son aise, croyez-le, ce n’est pas sans motif. Je la vois qui se tourmente ; je vois aussi qu’il y a de bonnes raisons pour ça. Avez-vous déjeuné, madame ? »

Sophronia repousse son assiette d’un air dédaigneux, regarde son mari et se met à rire ; mais cette fois d’une manière peu joyeuse.

— Et vous, monsieur, avez-vous fini ? demande le vieux boueur.

— Encore une tasse de thé, si madame le veut bien, dit Alfred en montrant toutes ses dents.

Il répand un peu du liquide sur cette poitrine qui devait faire tant d’effet, et n’en a produit aucun ; mais en somme il boit avec aisance, bien que les taches mobiles qui marquettent sa figure soient aussi larges que si elles étaient dues à la pression de la petite cuiller. « J’ai fini et vous remercie mille fois. »

— Maintenant, reprend mister Boffin, en tirant son portefeuille, qui de vous deux tient la bourse ?

— Chère Sophronia, dit Alfred qui se renverse sur sa chaise, étend la main droite vers sa femme, et introduit le pouce de sa main gauche dans l’entournure de son gilet, c’est vous qui en serez chargée.

— J’aurais préféré que ce fût votre mari, dit mister Boffin ; oui, madame, parce que… Peu importe ; j’aimerais mieux avoir affaire à lui. Enfin, je tâcherai de dire ce que j’ai à dire avec le moins d’offense possible. Vous m’avez rendu service en faisant ce que vous avez fait ; ma vieille lady connaît l’affaire. J’ai mis dans cette enveloppe un billet de cent livres ; le service que vous m’avez rendu vaut bien ça, et je donne cet argent avec plaisir. Voulez-vous me faire la grâce de le prendre, et recevoir mes remerciements ? »

Sophronia tend la main d’un air de hauteur, sans regarder mister Boffin, et reçoit le petit paquet. Alfred, qui jusque-là n’avait pas cru à la possession des cent livres, paraît soulagé et respire plus librement.

« Il est possible, continue le vieux boueur en s’adressant à mister Lammle, que vous ayez eu comme une vague idée de remplacer Rokesmith.

— Très-possible, répond Alfred avec un brillant sourire.

— Peut-être bien, poursuit mister Boffin en regardant Sophronia, peut-être, madame, que vous avez eu la bonté de songer à ma vieille lady, et de lui faire l’honneur de penser qu’un de ces jours, vous pourriez devenir pour elle une sorte de miss Wilfer, ou quelque chose de plus ?

— Je présume, monsieur, répond mistress Lammle d’un air de mépris et d’une voix très-haute, que si jamais j’étais quelque chose pour votre femme, je ne pourrais manquer d’être un peu plus que miss Wilfer, comme vous l’appelez.

— Et vous, madame, comment la nommez-vous ? » demande mister Boffin.

Elle ne daigne pas répondre, et bat du pied avec impatience.

« Enfin, reprend le vieux boueur, je dis que vous avez pu y songer ; n’est-il pas vrai, monsieur ?

— Assurément, répond Alfred avec un nouveau sourire.

— Eh bien ! dit mister Boffin d’un ton grave, ça ne se peut pas. Je voudrais, pour beaucoup, ne pas dire un mot qui vous serait désagréable ; mais ça ne se peut pas.

— Sophronia, dit Alfred d’une voix railleuse, vous l’entendez, ma chère : ça ne se peut pas.

— Non, répond mister Boffin, dont l’air est toujours grave, c’est comme je le dis. Excusez-nous ; allez de votre côté, nous irons du nôtre, la vieille lady et moi ; et tout sera terminé à la satisfaction commune. »

Sophronia proteste par un regard on ne peut moins satisfait ; mais ne prononce pas un mot.

« Le meilleur parti à prendre, continue le vieux boueur, c’est de considérer la chose comme une affaire, et de nous dire que c’est une affaire faite. Vous m’avez rendu un service ; je l’ai payé, tout est dit ; à moins que le prix ne vous convienne pas. »

Les deux époux se regardent, mais ne font aucune objection ; Alfred hausse les épaules, Sophronia reste immobile.

« Très-bien, reprend le boueur doré. Vous reconnaîtrez, nous l’espérons, ma vieille lady et moi, que nous avons pris le chemin le plus court et le plus honnête qu’offrait la circonstance. La vieille lady et moi, nous en avons causé avec beaucoup de réflexion, et nous avons senti que de vous tenir plus longtemps le bec dans l’eau, ça ne serait pas juste. Alors je vous ai donné à entendre que… » Mister Boffin cherche un nouveau tour de phrase, et n’en trouvant pas de meilleur, répète que ça ne se peut pas. Si j’avais su dire la chose d’une façon plus agréable, je l’aurais fait avec plaisir. J’espère néanmoins ne pas vous avoir blessés ; dans tous les cas, ce n’était pas mon intention… Et vous souhaitant bonne chance sur la route que vous allez prendre, je finis en vous disant qu’il faut nous séparer. »

Mister Lammle se lève de table avec un rire impudent ; sa chère âme avec le regard dédaigneux qui lui appartient. En ce moment un pas rapide s’entend dans l’escalier, la porte s’ouvre, et Georgiana, tout en larmes, se précipite dans la chambre sans qu’on l’annonce.

« Oh ! ma Sophronia ! s’écrie-t-elle en se tordant les mains et en se jetant dans les bras de missis Lammle ; penser que vous êtes ruinés, vous et Alfred ! Qu’on a vendu chez vous ! pauvre chère Sophronia ! après toutes les bontés que vous avez eues pour moi. Oh ! mister et missis Boffin, je vous souhaite le bonjour ; veuillez me pardonner ; vous ne savez pas combien je l’aimais quand on m’a défendu de la voir, et tout ce que j’ai souffert depuis que j’ai entendu dire à Ma qu’ils n’avaient plus de position dans le monde. Vous ne savez pas combien d’heures j’ai passées la nuit sans dormir, à pleurer pour ma Sophronia, ma première et ma seule amie. »

La figure et les manières de missis Lammle ont complètement changé. Elle est extrêmement pâle, et adresse à mister Boffin et à sa femme un regard suppliant, qu’ils comprennent tous les deux avec plus de promptitude que ne l’auraient fait beaucoup de gens mieux élevés, dont la pénétration vient moins directement du cœur.

« Je n’ai qu’une minute, dit la pauvre Georgiana ; il faut que je m’en aille. Je suis sortie avec Ma pour visiter les magasins ; j’ai dit que j’avais mal à la tête afin de rester dans le phaëton. J’ai couru chez Sophronia ; nous en étions tout près ; — on m’a dit qu’elle était ici. Alors Ma est allée voir une atroce vieille femme à Portland-Place, qui a un turban ; j’ai dit qu’elle me faisait peur, et que je ne voulais pas monter, que pendant ce temps-là j’irais avec la voiture déposer des cartes chez les Boffin… Excusez-moi, ce n’était pas bien parler ; mais, bonté du ciel ! ma pauvre tête ! et le phaéton qui est à la porte ! Si Pa le savait ! miséricorde !

— Rassurez-vous, chère enfant, dit mistress Boffin ; vous êtes venue me voir et…

— Eh ! non, s’écrie la pauvre petite. C’est très-impoli, je le sais bien ; mais je suis venue pour Sophronia, ma seule amie. Que j’ai souffert de notre séparation, avant de savoir que vous étiez ruinés ; et que je souffre bien plus maintenant ! »

La pauvre petite miss au cœur tendre, à la tête faible, se jette au cou de missis Lammle, et de vraies larmes jaillissent des yeux de l’arrogante créature.

« Mais je suis venue pour affaire, reprend Georgiana qui sanglote, s’essuie les yeux et fouille dans un petit sac. Si je ne me dépêche pas, tout sera manqué. Bonté divine ! que dirait Pa, s’il le savait ? Et Ma ! que dira-t-elle si je la laisse attendre à la porte de ce turban ? Et il n’y a jamais eu de chevaux comme les nôtres pour piaffer et me faire perdre l’esprit, quand j’en ai le plus besoin. Quand je pense qu’ils vont et viennent, en piaffant, dans la rue de mister Boffin, où ils ne devraient pas être ! Mais où est-ce donc, où est-ce donc ? Je ne le trouve pas ! »

Et sanglotant, et fouillant toujours dans le petit sac,

« Qu’est-ce que vous ne trouvez pas, ma chère ? demande mister Boffin.

— Bien peu de chose : parce que Ma me traite toujours comme une enfant. — Je voudrais bien l’être encore ; je serais avec une gouvernante au lieu d’être avec elle ; — mais je ne dépense rien, et cela monte à quinze livres. C’est bien peu, Sophronia ; mais prenez-les tout de même. Cela vaut mieux que rien. Encore autre chose : bonté divine ! je l’ai perdu ! Oh ! non : le voilà. »

Et pleurant, sanglotant, fouillant dans le petit sac, Georgiana tire un collier.

« Les enfants et les bijoux ne vont pas ensemble, dit toujours Ma, ce qui fait que je n’en ai pas d’autres. C’est ma tante Hawkinson qui me l’a donné par testament. J’avais coutume de penser qu’on aurait bien fait de l’enterrer avec elle, puisqu’il est toujours au fond d’une boîte, enveloppé dans du coton ; mais le voilà ; il va enfin servir ; j’en suis bien reconnaissante. Vous le vendrez, Sophronia, et vous achèterez des affaires avec.

— Je m’en charge, dit mister Boffin en prenant le collier.

— Oh ! que vous êtes bon ! vous êtes donc l’ami de Sophronia ? Mais il y avait encore autre chose ; bonté divine ! cela m’est sorti de la tête. Oh ! non, je me rappelle ; voilà ce que c’est : la fortune de grand’mère est à moi ; elle me reviendra quand je serai majeure ; on n’aura pas de compte à me demander ; Pa et Ma pas plus que les autres ; et je veux signer un papier pour qu’on m’avance de l’argent. Il me faut une grosse somme, bien grosse : je veux qu’ils reprennent leur position dans le monde. Vous m’aiderez, n’est-ce pas, cher monsieur, vous qui êtes l’ami de Sofronia ?

— Oui, dit mister Boffin ; je veillerai à cela également.

— Oh ! que vous êtes bon ! merci mille fois. Un mot suffira ; vous le remettrez à ma femme de chambre, avec une demi-couronne. J’irai avec elle chez le pâtissier, et je donnerai ma signature ; ou bien dans le square, si quelqu’un voulait venir, et tousser pour que je lui ouvre ; il apporterait une plume et de l’encre, et un morceau de papier buvard. Ô ciel ! il faut que je m’en aille ! Pa et Ma le sauraient. Chère Sophronia, ma seule amie, adieu ! adieu ! »

Puis s’arrachant des bras de cette dernière : « Adieu cher mister Lammle ; c’est Alfred que je veux dire. Rappelez-vous quelquefois que je ne me suis pas éloignée de vous, ni de Sophronia, parce que vous n’aviez plus de position dans le monde. Seigneur ! j’ai tant pleuré, que j’en ai les yeux tout rouges ; et Ma, pour sûr, va me demander ce que c’est. Oh ! conduisez-moi, je vous en prie, conduisez-moi. »

Mister Boffin la conduit jusqu’à sa voiture, et la regarde s’éloigner avec ses pauvres petits yeux rouges, et son petit menton faible qui apparaissent au-dessus du grand tablier soupe-au-lait. On dirait un enfant qu’on a envoyé coucher dans le jour, en punition d’une désobéissance, et qui montre au-dessus de la couverture son malheureux petit visage, où se voit un mélange d’abattement et de repentir.

Revenu dans la salle à manger, mister Boffin retrouve mister et missis Lammle toujours à côté de la table.

« Ils seront bientôt rendus, je m’en charge, » dit le vieux boueur, en montrant l’argent et le collier.

Missis Lammle, qui a son ombrelle à la main, suit les contours des arabesques de la nappe, comme elle a esquissé les fleurs du papier de mister Twemlow. « J’espère, monsieur, que vous ne la détromperez pas, dit-elle d’une voix douce, et en tournant la tête vers mister Boffin, mais sans le regarder.

— Non, madame, répond le vieux boueur ; je tâcherai de faire entendre à sa famille qu’elle a besoin d’être protégée d’une manière affectueuse ; mais je n’en dirai pas davantage, soyez tranquille ; et ce ne sera pas devant elle.

— Mister et missis Boffin, dit Sophronia, en dessinant toujours et en paraissant y apporter un grand soin, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de gens qui, en pareille occasion, auraient eu pour nous la même bienveillance ; consentez-vous à être remerciés ?

— Les remercîments valent toujours qu’on les reçoive, répond missis Boffin avec son affabilité ordinaire.

— En ce cas, je vous remercie tous les deux.

— Sophronia, dit Alfred d’un air railleur, allez-vous devenir sentimentale ?

— Allons, mon cher monsieur, réplique mister Boffin, c’est une bonne chose de penser du bien de quelqu’un ; et une très-bonne quand les autres pensent du bien de vous ; madame n’en vaudra pas moins pour ça.

— Très-obligé, dit Alfred ; mais c’était à missis Lammle que s’adressait ma question. »

Elle continue son dessin et garde le silence.

« C’est que voyez-vous, ajoute-t-il, je me sens moi-même disposé à m’attendrir en pensant aux bank-notes et au bijou que vous nous prenez, mister Boffin. Comme disait notre petite Georgiana, quinze livres sont peu de chose ; mais cela vaut mieux que rien ; et avec le prix du collier on achète des affaires.

— Pour cela, il faudrait l’avoir, » dit mister Boffin en mettant le bijou dans sa poche.

Alfred suit le collier d’un œil avide, ainsi que les trois billets de cinq livres qui vont rejoindre les perles dans le paletot du vieux boueur ; puis il regarde sa femme d’un air à la fois ironique et furieux.

La lutte qu’elle subit intérieurement se trahit par les lignes profondes que son ombrelle a tracées, et des larmes lui coulent sur le visage. « Que le diable l’emporte ! la voilà sentimentale, » s’écrie mister Lammle.

Reculant devant la colère avec laquelle il l’examine, elle se dirige vers la fenêtre et regarde au dehors pendant quelques instants : puis elle se retourne, et d’un air parfaitement calme : « C’est la première fois, dit-elle, que vous avez à vous plaindre de ma sensibilité ; ce sera la dernière. Alfred ; n’y faites pas attention ; cela n’en vaut pas la peine. N’allons-nous pas à l’étranger ?

— Il le faut, vous le savez bien.

— N’ayez pas peur que j’emporte là-bas un sentiment quelconque ; je m’en débarrasserai avant de partir ; c’est déjà fait. Êtes-vous prêt Alfred ?

— Je n’attends que vous, Sophronia.

— Eh bien ! allons-nous-en. »

Elle est sortie la première, son mari derrière elle. Le couple doré ouvre une fenêtre et les suit des yeux, tandis qu’ils descendent la rue. Ils se donnent le bras, et marchent d’une allure triomphante, sans toutefois échanger une parole. On pourrait se tromper en supposant que, sous leur air d’assurance, il y a quelque chose de la confusion de deux fourbes enchaînés l’un à l’autre par des menottes invisibles ; mais on serait dans le vrai en pensant qu’ils sont horriblement fatigués l’un de l’autre, fatigués d’eux-mêmes, fatigués de tout au monde. Ils tournent le coin de la rue, et pourraient aussi bien passer de vie à trépas, sans qu’il y eût la moindre différence pour mister et missis Boffin ; car ces derniers ne reverront jamais ni mister ni missis Lammle.