L’Ami commun/IV/13

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 354-362).


XIII

EXPLICATION


Au milieu du vertige que lui causaient toutes ces merveilles, ce qui paraissait de plus merveilleux à Bella c’était la figure du boueur. Que missis Boffin éprouvât une joie sincère, qu’elle fût toute expansion et franchise, que son visage ne reflétât que des sentiments nobles et généreux, n’avait rien d’étonnant pour la jeune femme : c’était ainsi qu’elle l’avait toujours connue. Mais que le vieux boueur eût cet air de jubilation, qu’il les regardât, elle et John, avec cette bonne figure rougeaude, ces yeux pétillants de gaîté, comme un gros bon génie d’humeur joviale, c’était miraculeux. Quelle différence avec la physionomie qu’il avait lors de cette affreuse scène, qui s’était passée là, dans cette même pièce ! Qu’étaient devenues ces lignes creusées par le soupçon, la cupidité, l’avarice, et qui le défiguraient ?

Placée entre John et Bella, qu’elle avait fait asseoir sur l’ottomane en face du vieux boueur qui rayonnait de plus en plus, missis Boffin laissa déborder sa joie. Elle battit des mains, se frappa les genoux en se balançant, prit sa toute belle dans ses bras, et, passant d’un accès de gaieté à un accès de tendresse, ne cessait de l’embrasser que pour éclater de rire.

« Vieille lady, vieille lady ! s’écria enfin mister Boffin, si tu ne commences pas, il faudra qu’un autre s’en mêle.

— Je commence, Noddy, je commence : c’est que, vois-tu, dans un pareil bonheur, la chose n’est pas facile ; on ne sait par où s’y prendre. Bella, ma chère, qui ai-je à côté de moi ?

— Mon mari, dit Bella.

— Je le sais bien ; mais comment s’appelle-t-il ?

— Rokesmith.

— Pas du tout, répliqua missis Boffin en battant des mains et en secouant la tête.

— C’est donc Handford ? reprit Bella.

— Pas du tout, répéta l’excellente femme en frappant dans ses mains et en secouant de nouveau la tête, pas du tout, pas du tout.

— Je suppose au moins qu’il s’appelle John, dit Bella.

— Je crois bien, dit l’excellente créature ; je l’ai appelé John assez de fois dans ma vie. Mais ce n’est pas du petit nom que je parle ; c’est de l’autre. Voyons, ma charmante, quel est son vrai nom ?

— Je ne devine pas, dit-elle en les regardant tour à tour.

— Eh bien ! moi je l’ai deviné, s’écria missis Boffin, deviné tout d’un coup, un beau soir, comme par un éclair. N’est-ce pas, Noddy ?

— C’est pourtant vrai ! dit le boueur avec orgueil.

— Écoutez-moi, mignonne, poursuivit l’excellente femme en prenant la main de Bella entre les siennes, et en la frappant de temps à autre. C’était un soir où le pauvre John était bien triste ; le lendemain du jour où il avait ouvert son cœur à une certaine jeune fille qui avait refusé ses offres. Dans son chagrin, il avait résolu de partir pour aller je ne sais où ; et c’était le soir même qu’il devait nous quitter. Mon Noddy avait besoin d’un papier qui se trouvait chez le secrétaire, et je lui dis : reste-là, je vais aller le demander. Je frappe à la porte ; il ne m’entend pas. J’entre tout doucement ; je le vois assis près de la cheminée, et regardant la braise d’un air pensif. Quand il releva les yeux, il se mit à sourire, comme si ma compagnie ne lui avait pas déplu. Alors tous les grains de poudre qui s’étaient amassés dans ma tête, depuis la première visite qu’il nous avait faite, s’enflammèrent tout à coup. Je l’avais vu trop de fois assis comme cela, tout seul, quand il était enfant, pauvre ange ! tirant la pitié du cœur ; je l’avais vu trop de fois ayant besoin d’être consolé, bien trop de fois pour que ce fût une méprise. Non, non, je ne me trompais pas. Je jette un cri : « Je vous reconnais, que je lui dis, vous êtes John ! » et il me retient au moment où j’allais tomber. De sorte qu’à présent, ma belle, dit l’excellente femme avec le plus radieux sourire, vous savez le nom de votre mari.

— Cela ne peut pas être Harmon, balbutia Bella ; c’est impossible.

— Pourquoi cela, quand il y a tant de choses impossibles qui existent ? demanda missis Boffin.

— Mais il a été tué, murmura la jeune femme.

— On l’a cru, mignonne ; voilà tout. Si jamais il y a eu sur terre un John Harmon, c’est bien celui dont le bras vous entoure, ma jolie. Si John Harmon a jamais été marié, c’est avec vous, ma belle ; et si la femme de ce cher John a un joli bébé, c’est bien celui-ci. »

Par un coup de maître la porte venait de s’ouvrir, et le merveilleux bébé apparaissait dans l’air au moyen de quelque truc invisible. Missis Boffin s’élança vers lui et le déposa sur les genoux de sa mère, où Noddy lui-même vint le couvrir de caresses. Cette apparition opportune empêcha Bella de s’évanouir, et John put lui expliquer comment il avait passé pour mort et avait été accusé de son propre meurtre ; enfin de quelle fraude il s’était rendu coupable à son égard, fraude pieuse qui l’avait tant tourmenté depuis qu’approchait l’instant de la révélation, car il ne savait pas si elle accepterait le motif qui l’y avait fait recourir.

« Bah ! s’écria missis Boffin en frappant dans ses mains, elle nous a donné raison ; soyez bénie, ma charmante. Et puis, d’ailleurs, il n’était pas seul à vous tromper : nous en étions tous.

— Je ne comprends pas, dit Bella.

— Naturellement ; il faut d’abord qu’on vous explique. Donnez-moi vos deux mains, c’est cela, entre les miennes, et vous allez tout savoir, dit l’excellente femme en l’embrassant. Que vous êtes donc jolie avec ce petit portrait de vous-même sur les genoux ! Oui, ma belle, je commence : un, deux, trois, et les chevaux sont partis. Voilà donc que je m’écrie ce certain soir : « Je vous reconnais, vous êtes John ; » ce sont-là mes vraies paroles.

— Je les entends encore, dit John en posant la main sur celle de missis Boffin.

— Très-bien ! dit la bonne créature : laissez votre main là, John, et, puisque nous étions tous les trois, Noddy va mettre sa main sur la vôtre ; on ne se retirera que quand l’histoire sera finie. »

Mister Boffin prit une chaise, et ajouta sa large main brune à la pile qui venait de se former.

— Parfait ! dit sa femme en baisant cette bonne grosse main, c’est comme un bâtiment de famille ; ne trouvez-vous pas ? mais je reprends mon histoire. Je vous reconnais que je lui dis, vous êtes John, et le voilà qui me rattrape au moment où je tombais ; mais je ne suis pas mince, et, le ciel le bénisse ! il est obligé de m’étendre par terre. Noddy entend du bruit, et le voilà qui arrive en trottant. Dès que je reviens à moi, je l’appelle, en lui disant : Noddy, je peux bien dire comme j’ai dit le jour où il est venu au Bower : « Que le Seigneur soit béni ! car voilà John. » Là-dessus il fait un haut-le-corps, et va rouler sous le bureau. Ça me remet tout à fait, je me relève ; et nous voilà pleurant de joie tous les trois.

— Oui, mon ange, ils pleuraient de joie ! comprends-tu ? dit John Harmon ; ces deux êtres que mon retour dépouillait, pleuraient de joie en me revoyant. »

Bella regarda son mari d’un air confus, et reporta ses yeux sur la figure rayonnante de missis Boffin.

« Très-bien, ma chère ne faites pas attention à lui, dit l’excellente femme, c’est moi qu’il faut écouter. Nous nous asseyons ; on se remet peu à peu, et l’on entre en conférence. John nous raconte son désespoir au sujet d’une certaine jolie personne, et comme quoi, si je ne l’avais pas reconnu, il s’en allait au loin pour ne plus revenir, laissant là sa fortune qui nous serait toujours restée. Vous n’avez pas vu d’homme plus effrayé que Noddy ; il y avait de quoi. Penser qu’il aurait eu cette fortune entre les mains, et l’aurait retenue injustement, bien que sans le savoir, jusqu’à son dernier soupir, ça le rendait plus blanc qu’un linge.

— Toi aussi, dit mister Boffin.

— Ne l’écoutez pas, ma chère, c’est moi qui ai la parole. Cela nous amena à causer de la certaine jolie personne, et à s’occuper de ce qu’il y avait à faire. Les circonstances l’ont peut-être un peu gâtée ; c’est naturel, disait Noddy ; mais ce n’est qu’en dessus ; elle a un cœur d’or ; j’en mets la main au feu.

— Tu le disais comme moi, la vieille.

— Ne l’écoutez pas. Je continue : oh ! si j’en avais la preuve, s’écria John. Et moi de lui répondre avec Noddy, éprouvez-la, et vous verrez. »

Bella tressaillit et lança un coup d’œil à mister Boffin, qui souriait d’un air pensif, en regardant sa large main, sans détourner les yeux.

« Éprouvez-la, John, poursuivit missis Boffin ; détruisez vos doutes, et soyez heureux ; ce sera la première fois, mais jusqu’à la fin de vos jours. Le voilà tout en l’air ; rien de plus sûr. Alors nous lui disons : qu’est-ce qui vous contentera ? Si, par exemple, elle prenait votre parti quand on vous dira des choses dures, si, révoltée par l’injustice, elle montrait qu’elle est noble et généreuse, et vous fût dévouée au mépris de ses intérêts : ça suffirait-il ? Me suffire ! s’écria John ; cela me porterait au ciel. Eh bien, reprit mon Noddy, car c’était lui qui disait ça, préparez vous à l’ascension ; je vous ferai monter là-haut. »

Bella vit mister Boffin cligner de l’œil tout en regardant sa large main.

« Il faut dire que, tout d’abord, poursuivit missis Boffin en hochant la tête, vous avez été le bijou de Noddy ; c’est certain, et si j’étais jalouse, je ne sais pas ce que je vous aurais fait ; mais la jalousie et moi nous ne nous connaissons pas ; puis à moi aussi, ma beauté (elle rit de tout son cœur et embrassa Bella), vous étiez mon bijou chéri. Mais attention, les chevaux vont tourner le coin. Pour lors mon Noddy, se tenant les côtes, et riant jusqu’à n’en pouvoir plus, dit à John : attendez-vous à recevoir des sottises, et à être mené rudement ; jamais il n’y aura eu de maître plus dur que je ne le serai pour vous. Et il a tenu parole, cria missis Boffin avec admiration. Dieu le bénisse ! le voilà qui commence. »

Bella était à demi-effrayée, à demi-souriante.

« Dieu le bénisse ! si vous l’aviez vu le soir, assis dans ce coin-là, et pouffer de rire en nous disant : j’ai été aujourd’hui un vrai ours brun ; et se presser dans ses bras en riant de plus belle, à la pensée de la brute dont il remplissait le rôle. Et ajoutant chaque soir : de mieux en mieux, la vieille ; tu verras, elle en sortira pure comme l’or ; ce sera le meilleur travail que nous ayons jamais fait. Demain, je serai encore plus féroce ; un vieux ours gris. Et il se remettait à rire ; si bien que John et moi nous étions forcés de lui taper dans le dos, et de le faire boire pour l’empêcher de suffoquer. »

Mister Boffin regardait toujours sa grosse main ; il ne soufflait mot, mais agitait les épaules d’un air joyeux, comme enchanté de ce que racontait la vieille.

« Alors, ma belle et bonne, continua celle-ci, vous l’avez épousé ; et nous étions-là, cachés dans l’orgue par votre mari, qui n’a pas voulu terminer le jeu comme c’était convenu. Elle est si heureuse, disait-il, si pleinement satisfaite, que je ne peux pas demander autre chose. Bébé s’est annoncé ; John reculait toujours.

« C’est une si gentille ménagère, si courageuse et si gaie ! je ne peux pas me décider à être riche ; il faut encore attendre. Bébé est venu. Mais elle a tant gagné, répondait John ; chaque jour elle devient meilleure ; attendons encore. Et toujours, et toujours ; si bien que j’ai fini par lui dire : si vous ne me fixez pas l’époque où nous l’installerons chez elle, je vous préviens que je vous dénonce. Il nous dit alors qu’il n’attendait plus que d’avoir triomphé de cette accusation, à laquelle il avait toujours pensé. Il voulait, à son tour, nous la montrer plus parfaite que nous ne l’avions cru. Très-bien ! nous savons à présent tout ce que vous êtes. Les chevaux sont arrivés ; l’histoire est finie ; que Dieu vous bénisse, ma beauté, et qu’il nous bénisse tous ! »

La pile de mains s’écroula ; et Bella embrassa missis Boffin, au danger apparent du merveilleux bébé, qui, les yeux fixes, était couché sur les genoux de sa mère.

« L’histoire est-elle bien finie ? demanda Bella, d’un air rêveur ; êtes-vous sûre de n’avoir rien oublié ?

— Très-sûre, répliqua l’excellente femme.

— John ! dit Bella, vous tenez si bien Bébé, voulez-vous le prendre ? »

En disant ces mots, elle déposa la merveille dans les bras de ce cher John, et alla se mettre à genoux à côté de mister Boffin, qui, assis près d’une table, avait la joue sur sa main et détournait les yeux.

« Je vous demande pardon, dit-elle, en lui posant la main sur l’épaule ; je vous ai dit de gros mots ; il faut me pardonner la méprise. Vous êtes bien meilleur que Dancer, que Blacberry Jones, que cet affreux Hopkins ; moi, qui vous disais pire ! ajouta-t-elle en riant d’une manière triomphante, et en luttant avec lui, pour le contraindre à la regarder. Vous n’avez jamais été avare, ni sans cœur une seconde. »

Missis Boffin poussa un cri de joie, battit des pieds et frappa dans ses mains, en se balançant comme un membre affolé de la famille des poussahs.

« Je vous comprends, dit Bella ; oui, monsieur, je n’ai pas besoin qu’on me le dise ; c’est moi qui raconterai la fin de l’histoire.

— Est-ce que vous le pouvez ? s’écria mister Boffin.

— Si je le peux ! répondit-elle en le prenant à deux mains par les revers de sa redingote. Quand vous avez vu à quelle petite misérable vous aviez donné asile, vous avez voulu lui apprendre comment la fortune gâtait les gens qui en faisaient mauvais usage ; et sans vous soucier de l’opinion de l’affreuse petite personne, vous lui avez montré chez vous les côtés odieux de la richesse. Vous vous êtes dit : cette vile créature ne le verrait pas en elle-même, fouillât-elle son âme cupide pendant des siècles ; mais un exemple frappant, qu’elle aura toujours devant elle, lui ouvrira les yeux, et la fera réfléchir : voilà ce que vous vous êtes dit.

— Pas du tout, s’écria mister Boffin avec joie.

— Si, monsieur répliqua Bella, en le secouant par l’habit et en l’embrassant sur les deux joues. Vous avez vu que l’argent me tournait la tête, et me desséchait le cœur (tête et cœur stupides), qu’il me rendait intéressée, avide, arrogante, insupportable, et vous vous êtes changé en poteau indicateur, le plus chéri, le plus précieux qui ait jamais indiqué aux gens la route qu’ils avaient prise et l’endroit où elle les conduisait. Avouez-le tout de suite.

— John, dit mister Boffin, rayonnant de la tête aux pieds, aidez-moi à sortir de là.

— Pas de conseil, monsieur ; répondez vous-même.

— Eh bien, ma chère, reprit mister Boffin, puisqu’il faut tout vous dire, il est certain que le jour où nous avons fait ce petit plan qui a été raconté par la vieille, j’ai demandé à John ce qu’il penserait d’un traitement général, comme celui que vous venez de désigner là ; mais pas dans les termes que vous dites, parce que ces termes-là ne me seraient pas venus à l’esprit. J’ai seulement dit à John : pendant que je serai en train de faire l’ours à votre égard, est-ce qu’il ne serait pas à propos de l’être pour tout le monde ?

— C’était pour me corriger, avouez-le, dit Bella.

— Il est certain, mon enfant, que je ne l’ai pas fait pour vous nuire ; je n’ai pas besoin de caution, j’espère. Je vous dirai en outre que John, aussitôt qu’il fut retrouvé par la vieille, nous fit savoir, à elle comme à moi, qu’il avait l’œil sur un ingrat personnage du nom de Wegg. Voulant alors punir ce coquin en le piquant à un jeu qu’il était en train de jouer — tout ce qu’il y a de plus déshonnête — je me suis fait lire tout haut, par le susdit coquin, les livres que j’achetais avec vous. »

Bella, toujours aux pieds de mister Boffin, se laissa glisser sur le tapis, où elle fut assise ; et regardant le vieux boueur d’un air pensif : « Il y a toujours deux choses que je ne comprends pas, dit-elle ; missis Boffin n’a jamais cru que vous étiez réellement changé.

— Oh ! ciel non ! s’écria l’excellente femme en donnant à la négative toute la rondeur possible.

— Cependant elle en paraissait malheureuse, dit Bella.

— Attention, John ! missis a la vue perçante, dit le vieux boueur émerveillé. Vous avez raison, ma chère ; elle a failli bien des fois éventer la mèche.

— Et pourquoi ? puisqu’elle était dans le secret.

— Une faiblesse, répondit mister Boffin ; et pour tout dire, j’en suis un peu fier. Cette vieille lady, mon enfant, a une si haute opinion de moi qu’elle ne supportait pas de me voir passer pour un ours, encore moins de faire semblant d’admettre que c’était pour de bon ; aussi, avec elle, on courait toujours le danger d’être vendu. »

Missis Boffin se mit à rire ; mais l’éclat humide, dont brilla son regard, prouva qu’elle n’était pas guérie de cette propension dangereuse.

« Ce fut au point, continua le vieux boueur, que le jour de ma grande démonstration (je parle de cette fameuse scène, vous savez : le chat fait miaou ! le canard couac, couac ! le chien, ouah, ouah !) certains mots qui m’étaient lancés à la face lui furent tellement sensibles, que je fus obligé de l’arrêter, sans quoi elle courait après vous pour me défendre, et vous dire que je jouais un rôle. »

Missis Boffin se remit à rire, et ses yeux brillèrent de nouveau. Il paraîtrait que les deux complices du vieux boueur avaient pensé que, ce jour-là, il était allé un peu loin ; mais ce n’était pas son opinion ; il trouvait que ce miaou et ce ouah, ouah étaient un coup de maître. « Je n’y aurais jamais songé, poursuivit-il ; mais quand John eut dit que s’il était assez heureux pour gagner votre affection et posséder votre cœur… je ne pensai plus qu’à une chose : il faut qu’il ait tous les deux ; et alors vous savez le reste : le chat fait miaou ! le canard couac, couac ! le chien ouah, ouah ! Je vous dirai bien que je m’étonnais moi-même, et que je fus joliment près d’éclater de rire en voyant la figure de John.

— Mais, reprit missis Boffin, il y avait encore autre chose que vous ne compreniez pas.

— Oh ! oui, s’écria Bella en se couvrant la figure de ses deux mains ; je ne pourrai jamais le comprendre : c’est que John ait pu m’aimer quand je le méritais si peu ; et que vous et mister Boffin vous ayez été assez bons pour chercher à me rendre meilleure, et pour l’aider à prendre une femme si peu digne de lui ; mais que j’en suis reconnaissante ! »

Ce fut alors le tour de John Harmon (Rokesmith n’existait plus) de demander qu’elle lui pardonnât sa fraude, de lui répéter cent fois que s’il ne l’avait pas enrichie plus tôt c’était par égoïsme, tant elle était charmante et l’avait rendu heureux dans cette humble position. Là-dessus nouvelles tendresses de part et d’autre et nouveaux signes de joie, au milieu desquels le merveilleux bébé, qui béait stupidement sur les genoux de missis Boffin, parut à tout le monde d’une intelligence phénoménale, et déclara, par la bouche de sa mère, en agitant son petit poignet difficile à détacher d’une taille extrêmement courte, déclara aux « Ladies et Gentlemen qu’il comprenait fort bien la situation, et en avait informé sa vénérable Ma. »

Il fut alors demandé à mistress Harmon si elle ne voudrait pas visiter sa demeure ? Un hôtel superbe, décoré avec une élégance du meilleur goût. Chacun se leva, et ils s’en allèrent en procession : John donnant le bras à sa femme ; derrière eux l’intelligent bébé porté par missis Boffin, et toujours le regard fixe ; enfin Noddy qui fermait la marche.

Sur la toilette de Bella, toilette exquise, un coffret en ivoire, rempli de bijoux comme jamais elle n’en avait rêvé ; puis au dernier étage une nursery de toutes les couleurs, véritable arc-en-ciel, qu’on avait eu beaucoup de peine, disait John, à faire achever en si peu de temps.

La visite terminée, on vint prendre l’intelligent bébé, dont les cris emplirent bientôt l’arc-en-ciel. Bella disparut immédiatement ; les cris cessèrent, et la paix souriante s’unit à cette jeune branche d’olivier.

« Allons la voir, Noddy, » s’écria missis Boffin.

Marchant sur la pointe du pied, Noddy se laissa conduire à la nursery, dont la porte était entr’ouverte, et regarda avec une immense satisfaction. Il n’y avait là pourtant rien autre chose que Bella assise au coin du feu sur une chaise basse, les yeux protégés contre la flamme par ses longs cils baissés, et qui, son enfant dans ses bras, était plongée dans une douce rêverie.

« Ne te semble-t-il pas, Noddy, que l’âme du bonhomme a enfin trouvé le repos ? chuchota missis Boffin.

— Oui, ma vieille.

— Comme si son argent, qui s’était rouillé dans l’ombre, redevenait brillant et commençait à luire au soleil.

— Oui, ma vieille.

— Un joli tableau, n’est-ce pas, Noddy ?

— Oui, ma vieille. »

Mais pensant qu’il fallait conclure, et trouvant l’occasion favorable, il reprit de sa voix la plus bourrue : « Un joli tableau ? miaou, couac couac, ouah ouah ! » Puis il s’éloigna en trottinant, la figure radieuse, et les épaules dans un état de commotion des plus vives.