L’Ami commun/IV/14

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 362-372).


XII

ÉCHEC ET MAT


Le jour où mister et missis Harmon prenaient possession de leur nom légitime et de leur superbe hôtel, la dernière charretée du dernier monticule sortait de la cour du Bower. En la voyant cahoter sur la chaussée, mister Wegg se sentit délivré d’un poids énorme, et salua l’heureux moment où Nicodème Boffin, ce mouton noir, allait enfin être tondu.

Silas avait guetté d’un œil rapace le nivellement des monticules ; mais des yeux non moins avides en avaient autrefois surveillé la croissance et tamisé du regard les balayures dont ils étaient formés. Pas la moindre trouvaille ; l’ancien geôlier de la prison d’Harmonie avait, depuis longtemps, converti en espèces sonnantes jusqu’aux moindres épaves qu’ils auraient pu contenir. Malgré cette déception, mister Wegg éprouvait un soulagement trop réel de la fin de ce travail pour se plaindre d’une manière sérieuse. L’individu qui avait présidé à l’opération pour le compte de la société, acquéreur des monticules, l’avait réduit à rien. Quelques jours de plus, et Silas était mort. Usant du droit qu’avaient ses patrons de charroyer à la clarté du soleil, de la lune et des torches, ce contre-maître ne lui avait pas laissé de repos. Il fallait que cet homme n’eût pas besoin de dormir, car sa culotte de velours, son chapeau rabattu et sa figure enveloppée d’un mouchoir, comme s’il avait eu la tête brisée, reparaissaient aux heures les plus indues, les plus infernales.

Après avoir été en faction depuis le matin, par la pluie ou le brouillard, Silas venait-il de se glisser entre ses draps, qu’un bruit sourd, accompagné de secousses qui ébranlaient son oreiller, lui annonçaient l’approche d’un train de charrettes, escortées par ce démon de l’insomnie ; et le travail recommençait. Parfois il était réveillé dès son premier sommeil, parfois retenu au poste quarante-huit heures de suite. Et plus cet homme le priait de ne pas se déranger, plus Silas redoublait de vigilance, supposant que l’autre avait découvert une cachette, et s’efforçait de l’éloigner pour accaparer le trésor. Bref, se levant toujours sans jamais être couché, comme il se le disait d’un air piteux, il avait dépéri à tel point que sa jambe de bois était maintenant hors de toute proportion avec son malheureux corps, et paraissait presque dodue comparativement au reste.

Mais il était au bout de ses peines, et allait entrer aujourd’hui même en possession de ses biens. Depuis quelque temps, il fallait le reconnaître, c’était son propre nez qu’aiguisait la meule plutôt que celui de mister Boffin. Ainsi le projet qu’il avait eu de dîner chez ce ver de terre avait été déjoué par les manœuvres de ce contre-maître, et il avait dû confier à mister Vénus la surveillance de Boffin, pendant qu’il s’épuisait au Bower et y séchait sur pied.

La dernière charretée enfin partie, mister Wegg ferma sa porte et se rendit chez Vénus. C’était le soir ; il trouva l’anatomiste assis au coin du feu, comme il s’y attendait, mais ne noyant pas son puissant esprit dans des flots de thé, comme il s’y attendait également.

« Une bonne odeur ! dit-il en s’arrêtant pour renifler, et en ayant l’air de prendre la chose en mauvaise part.

— Oui, monsieur, répondit Vénus, une odeur excellente.

— Est-ce que vous employez du citron pour préparer vos bêtes ?

— Non, monsieur ; quand j’emploie ce condiment, c’est en général dans un punch de savetier.

— Qu’appelez-vous punch de savetier ? demanda Silas avec humeur.

— Il serait difficile de vous en donner la recette, répondit l’anatomiste ; d’ailleurs cela ne servirait à rien. Si exact que vous pussiez être dans le dosage, vous ne réussiriez pas : c’est un don personnel, il faut de l’inspiration ; mais le fond de la chose est du gin.

— Dans une bouteille hollandaise ? observa mister Wegg, plus maussade que jamais.

— Ah ! très-bien, s’écria Vénus, très-bien, très-bien. Voulez-vous y goûter, monsieur ?

— Si je le veux ! reprit l’autre avec aigreur ; mais naturellement. Est-ce qu’un homme, qui a été torturé nuit et jour, à en perdre les sens, peut refuser un verre de n’importe quoi ?

— Ne vous fâchez pas, dit Vénus. Qu’avez-vous ce soir ? vous n’êtes pas dans votre assiette ordinaire.

— Ni vous non plus, grommela Silas ; vous tournez à la gaieté (circonstance qui parut blesser l’aigre personnage), et vous avez fait couper vos cheveux.

— Oui, monsieur ; mais calmez-vous.

— Que le ciel me bénisse ! voilà que vous engraissez.

— Ah ! mister Wegg, répondit l’anatomiste avec un sourire plein de chaleur, vous ne le devinerez jamais.

— Je n’en ai que faire, riposta Silas ; tout ce que je peux dire, c’est qu’il est heureux pour vous que le travail ait été divisé ; votre part a été si légère, et la mienne si lourde… vous avez dormi tout votre content, je le parierais.

— Oui, monsieur, dit Vénus ; je vous remercie, je n’ai jamais mieux reposé.

— J’aurais voulu vous y voir, grogna mister Wegg. Si vous aviez été comme moi, toujours en l’air, ne pouvant ni dormir, ni manger, ni penser à votre aise pendant je ne sais combien de mois, vous ne seriez pas de si belle humeur, ni en si bon état.

— Il est certain que cela vous a mis très-bas, dit Vénus en l’examinant d’un œil d’artiste ; la peau qui vous couvre les os est tellement jaune et sèche, que l’on dirait que c’est à ce gentleman français — là-bas dans le coin — et non à moi que vous êtes venu parler. »

Mister Wegg, ayant tourné les yeux vers le squelette français, parut observer quelque chose de neuf qui lui fit prendre ses lunettes, et regarder avec surprise dans tous les coins de l’obscure boutique. « Mais cela a été nettoyé ! s’écria-t-il.

— Oui, mister Wegg, et par la main des grâces.

— Je devine alors, vous allez vous marier.

— Vous l’avez dit, monsieur. »

Trop irrité de la joie de son associé pour en supporter la vue, Silas ôta ses lunettes, et demanda si c’était avec l’ancienne que le mariage…

« Mister Wegg, interrompit Vénus pris d’une colère subite, la dame en question est jeune.

— Je voulais dire, expliqua Wegg, la jeune personne qui avait refusé anciennement…

— Vous comprendrez, monsieur, dit Vénus, que, dans un cas d’une telle délicatesse, je tienne à connaître le sens de vos paroles. Il y a de ces cordes auxquelles il ne faut pas toucher ; non, monsieur, à moins qu’on ne le fasse avec harmonie et respect ; et miss Plaisante Riderhood est formée de ces cordes mélodieuses.

— C’est donc la jeune dame qui avait d’abord refusé ?

— Ainsi modifiée, j’accepte la phrase, répondit Vénus d’un air digne ; c’est en effet cette jeune lady.

— Et quand cela se fait-il ? »

Nouvelle colère de Vénus. « Je ne peux pas permettre, mister Wegg, que cette question soit posée dans les mêmes termes que s’il s’agissait d’une affaire. Veuillez donc modifier vos paroles ; je vous le demande fermement, bien que d’un ton modéré.

— À quelle époque, reprit l’homme de lettres, qui étouffa sa mauvaise humeur, en souvenir du dépôt confié à Vénus, à quelle époque cette dame doit-elle donner sa main à qui possède déjà son cœur ?

— J’accepte de pareils termes, répondit Vénus, et le fais avec plaisir. C’est mardi prochain que cette dame donnera sa main à cet heureux mortel.

— Ainsi, plus d’objection ? demanda Silas.

— Vous en connaissiez le motif ; je vous l’ai dit une fois, peut-être plusieurs…

— Nombre de fois, interrompit Wegg.

— Eh bien, cette objection, — je peux le dire sans violer aucune des tendres confidences qui, depuis lors, se sont échangées entre Elle et moi, — cette objection a été détruite par deux de mes amis, dont l’un connaissait déjà miss Riderhood. Lors donc que ces deux bons amis m’ont rendu l’immense service d’aller trouver miss Plaisante, et de voir si notre union ne pourrait pas s’accomplir, ils ont demandé s’il ne suffirait pas que je prisse l’engagement de me restreindre à l’articulation des hommes, des enfants et des animaux, afin que miss Plaisante, en sa qualité de femme, n’eût pas la crainte d’être considérée au point de vue de son squelette. Cette heureuse idée, monsieur, a pris racine, et a porté ses fruits.

— Il parait que vous avez des amis puissants, dit Wegg d’un ton soupçonneux.

— Très-puissants, répondit Vénus d’un air de mystère.

— Dans tous les cas, reprit Wegg en le regardant avec défiance, je vous souhaite bien du bonheur. Chacun dépense sa fortune comme il l’entend ; les uns d’une manière, les autres de l’autre. Vous tâtez du mariage ; et moi, je compte voyager.

— Vraiment, mister Wegg ?

— J’en ai besoin ; le changement d’air et le repos me remettront, il faut l’espérer, de tout ce que m’a fait souffrir cet odieux contre-maître : un démon dont on ne voyait seulement pas les traits. Une rude corvée ! mais la voilà finie ; plus rien dans la cour ; le moment est venu d’expulser le Boffin ; demain matin, à dix heures, je compte donner un dernier tour de meule au nez de ce ver de terre. Cela vous va-t-il ?

— Parfaitement, répondit Vénus.

— Vous l’avez surveillé de près, j’espère ?

— Je l’ai vu tous les jours.

— En ce cas, vous ne feriez pas mal d’y aller ce soir, et de lui ordonner de ma part, je dis de la mienne, parce qu’il sait bien qu’avec moi on ne badine pas, de lui ordonner d’être prêt pour la circonstance, d’avoir là ses papiers, ses comptes, son argent pour quand nous arriverons. Avant de partir, — j’irai avec vous un bout de chemin, bien que je n’aie plus de forces, — avant de partir, je crois vous plaire en vous demandant de jeter un coup d’œil sur notre document. »

Vénus, ayant montré le précieux dépôt, s’engagea à porter ce papier le lendemain chez mister Boffin et à se trouver à la porte de celui-ci au coup de dix heures.

La nuit avait été affreuse ; le temps ne s’était pas amélioré ; les rues étaient si détrempées, si glissantes, que mister Wegg se rendit en voiture chez ce ver de terre, se disant que lorsqu’on allait à la Banque toucher une fortune on pouvait faire un petit extra.

Vénus, ponctuel au rendez-vous, arriva en même temps que Silas, qui se chargea de mener la conférence. Il frappa à la porte :

« Boffin y est-il ? »

Le domestique répondit que mister Boffin était chez lui, et demanda à Wegg si monsieur l’attendait.

« Pas tant de paroles, jeune homme, cela ne me va pas, dit Wegg. Je demande Boffin. »

On les conduisit dans une antichambre, où Wegg, le chapeau sur la tête, se mit, en sifflant, à tourner de l’index les aiguilles de la pendule, et s’amusa à faire aller la sonnerie. Quelques minutes après, on l’introduisait, ainsi que Vénus, dans la chambre de mister Boffin. Il y trouva le boueur doré assis devant un bureau, prit une chaise, et, sans se découvrir, alla se mettre à côté de lui. Immédiatement il se sentit la tête nue, et vit son chapeau lancé par une fenêtre qui venait de s’ouvrir tout exprès.

« Pas de façons insolentes en présence de ce gentleman, dit le propriétaire de la main qui avait fait le coup, ou je vous envoie rejoindre votre chapeau. »

Silas se frappa la tête par un mouvement instinctif, et resta bouche béante devant le secrétaire ; car c’était John, qui, entré sans bruit par une autre porte, lui parlait d’un air sévère.

« Très-bien ! dit Wegg, lorsqu’il fut revenu de sa surprise. J’avais donné l’ordre de vous congédier ; vous n’êtes pas parti ; nous allons voir à cela ; très-bien !

— Moi non plus, je ne suis pas parti, dit une autre voix. »

Mister Wegg tourna la tête, et se vit en face de son persécuteur, l’infatigable démon en chapeau rabattu, casaque de velours, pantalon du même, et qui, dénouant le mouchoir dont sa figure était bandée, montra le visage intact du cher Salop.

« Ah ! ah ! ah ! gentlemen, rugit le brave garçon en éclatant de rire, il ne savait pas que je pouvais dormir debout ; je l’ai fait assez souvent quand je tournais la manivelle, du temps que j’étais calandreur. Il ne savait pas que je prenais toutes sortes de voix quand je lisais les affaires de police à missis Higden. Ah ! je lui en ai fait voir de rudes, allez ! il a mené une drôle de vie ; vous pouvez en être sûr. » Et ouvrant une bouche d’une grandeur alarmante, le bon Salop jeta sa tête en arrière, éclata de rire, et montra une quantité de boutons incalculable.

« Très-bien ! Un et un font deux, reprit Wegg qui, d’abord un peu déconfit, ne tarda pas à se remettre. Voilà deux êtres qu’on devait renvoyer et qui ne le sont pas. Une question, Boffin : au service de qui était ce garçon-là, et qui lui a donné ce vêtement ?

— Vous tairez-vous ? s’écria Salop, en avançant la tête. Je vous jette dans la rue, moi, si vous parlez comme ça. »

Mister Boffin l’apaisa d’un geste, et répondit avec calme : « C’est moi qui l’ai employé.

— Vous, Boffin ? très-bien. Mister Vénus, rappelons nos conditions ; et pour cela entamons l’affaire. Mais avant tout, Boffin, jetez-moi à la porte ces deux vilenies.

— C’est impossible, répondit tranquillement le vieux boueur, tandis que le secrétaire s’asseyait devant la table.

— Impossible ! s’écria Wegg ; impossible, même au péril de votre bourse ?

— Oui, Silas, dit mister Boffin en secouant la tête d’un air enjoué ; même au péril de ma bourse.

Le littérateur sembla réfléchir. « Mister Vénus, dit-il après un instant de silence, voudriez-vous me passer le document ?

— Oui, monsieur, répondit l’anatomiste en lui tendant le papier avec politesse. Le voilà, monsieur ; et maintenant que je m’en suis dessaisi, permettez-moi une légère observation ; non pas qu’elle soit nécessaire, ou qu’elle exprime une opinion nouvelle, mais simplement pour soulager ma conscience : Vous êtes un odieux coquin, mister Wegg. »

Silas, qui, s’attendant à un compliment, battait la mesure avec le papier en écoutant Vénus, s’arrêta tout à coup.

« Sachez, mister Wegg, continua l’anatomiste, que je me suis permis de prendre mister Boffin pour associé, dès le commencement de l’affaire.

— C’est vrai, dit mister Boffin, j’ai même proposé à Vénus de partager avec lui afin de l’éprouver ; et j’ai eu le plaisir de reconnaître en lui un fort honnête homme.

— Dans son indulgence, mister Boffin veut bien parler ainsi, dit Vénus ; et pourtant, au début de cette sale affaire, mes mains n’ont pas été aussi pures que je le désirerais ; mais j’espère avoir prouvé de bonne heure mon repentir.

— Certainement, dit mister Boffin, certainement. »

Vénus s’inclina avec respect et gratitude. « Merci, dit-il, je suis très-reconnaissant, monsieur, de la manière dont vous m’avez accueilli, dont vous m’avez écouté ; de la bonne opinion que vous venez d’exprimer, et de l’influence que vous avez bien voulu exercer sur une certaine lady, de concert avec mister John Harmon. »

Vénus se tourna vers ce dernier, et salua profondément. Au nom d’Harmon, Silas avait dressé l’oreille ; il avait suivi du regard le salut de l’anatomiste, et quelque chose de rampant commençait à modifier son attitude fanfaronne, lorsque Vénus réclama son attention.

« Tout est fini entre nous, mister Wegg ; il est inutile d’en parler davantage, reprit le monteur de squelettes, la chose s’explique d’elle-même. Cependant, afin de prévenir tout malentendu, qui, plus tard, pourrait être désagréable, et pour que nos rapports soient nettement définis, je demande à mister Boffin et à mister Harmon la permission de répéter ce que j’ai déjà eu la satisfaction de vous dire, à savoir que vous êtes un odieux coquin.

— Et vous un imbécile, dit Wegg en faisant claquer ses doigts. Lâcher pied, et se flatter de le dire, c’est très-bien ; ça va à cette pompe anatomique ; mais ce n’est pas l’affaire d’un homme. Je suis venu ici pour qu’on m’achète ; vous connaissez mon chiffre ; c’est à prendre ou à laisser.

— Eh bien ! je vous laisse, dit le vieux boueur, qui se mit à rire.

— Boffin, s’écria Wegg d’un air sévère, je comprends votre hardiesse ; on voit le cuivre sous votre argenture ; vous vous êtes cassé le nez ; et comme vous n’avez plus rien au jeu, vous faites l’indépendant. Mais pour mister Harmon, c’est une autre paire de manches. J’ai vu dernièrement dans les journaux comme un avis de son retour, et je n’y comprenais rien ; maintenant, c’est moi qui vous laisse (vous ne méritez pas qu’on s’occupe de vous), et c’est à mister Harmon que je demande s’il connaît ce papier.

— Un testament de mon père, je le sais, dit John ; même de date plus récente que celui qui a été déposé par mister Boffin. Parlez encore à ce gentleman comme vous l’avez fait jusqu’ici, et vous aurez affaire à moi. Bref, ce testament lègue à la Couronne toute la fortune de mon père, continua John avec autant d’indifférence que le permettait une extrême sévérité.

— C’est exact, s’écria mister Wegg. Et pesant de tout son corps sur sa jambe de bois, la tête de côté, un œil fermé, l’autre ouvert, eh bien ! dit-il, je vous pose une question : Combien estimez-vous ce papier ?

— Rien du tout, » répondit John.

Wegg avait répété le mot en ricanant, et allait y ajouter quelque sarcasme, lorsqu’il fut saisi par la cravate, secoué jusqu’à en claquer des dents, et poussé dans un coin de la chambre où il se trouva cloué.

— Vil scélérat ! dit John Harmon, dont la poigne de marin le serrait comme un étau.

— Vous me cognez la tête contre le mur, objecta faiblement Silas.

— Je le sais bien, répliqua John en cognant plus fort ; je donnerais mille livres pour avoir le droit de vous faire sauter la cervelle. Écoutez, scélérat que vous êtes, et regardez cette bouteille. Elle renferme le dernier des nombreux testaments de mon père. Ce testament donne tout, absolument tout, à mister Boffin, mon bienfaiteur et le vôtre, à l’exclusion de moi et de ma sœur, qui aujourd’hui n’existe plus. Lorsqu’il prit possession de l’héritage que la nouvelle de ma mort lui assurait, mister Boffin trouva cette bouteille, et se désola outre mesure de ce nouveau testament. Les termes dans lesquels mon malheureux père, bourreau de lui-même, nous déshéritait ma sœur et moi, jetaient sur notre mémoire un blâme qui navrait mister Boffin. Lui, qui avait connu notre enfance, savait que nous ne méritions pas cette injure ; il enterra donc la bouteille, et son contenu, dans le monticule dont il avait toujours été légataire ; et il est probable que vous en avez souvent approché dans vos fouilles impies, misérable ingrat ! L’intention de mister Boffin était de ne jamais montrer ce testament. Toutefois, si généreux que fût le motif qui lui faisait cacher cette pièce, il n’osa pas la détruire dans la crainte de faire une chose illégale. Lorsqu’il m’eut reconnu, mister Boffin, toujours inquiet au sujet de cette bouteille, m’en révéla l’existence sous certaines conditions qu’un chien de votre espèce ne saurait apprécier. J’insistai pour qu’il la déterrât, et pour que le testament fût produit et légalement reconnu. Vous avez assisté au premier de ces actes ; le second a été fait sans que vous en eussiez connaissance. Par conséquent le papier qui tremble dans vos mains quand je vous secoue, et puissé-je vous secouer à vous faire rendre l’âme, ne vaut pas plus que le bouchon de cette bouteille. »

À en juger par sa mine piteuse, et par la quasi défaillance qui venait de le saisir, Silas avait compris.

« Deux mots encore, reprit John en le retenant dans son coin ; si je les ajoute, c’est dans l’espoir qu’ils augmenteront votre dépit. Vous aviez fait une véritable découverte ; personne n’avait regardé à l’endroit où vous avez trouvé cette cassette, et ce n’est que par Vénus, qui l’a dit à mister Boffin, que nous avons connu votre aubaine. J’avais pourtant l’œil sur vous depuis mon entrée dans la maison, et Salop se faisait un devoir et un plaisir de ne pas vous quitter plus que votre ombre. Si nous avons demandé à mister Boffin de vous laisser votre illusion jusqu’au dernier moment, c’est afin que la chute fût plus lourde. Enfin, poursuivit John en secouant de nouveau le misérable pour lui maintenir l’intelligence ouverte, vous me croyez possesseur de la fortune de mon père, et vous avez raison ; mais je n’y avais aucun droit ; c’est à mister Boffin, à sa munificence que je la dois tout entière. Il ne m’a confié le secret de la bouteille que sous la condition que je prendrais l’héritage qui me revenait par le premier testament, et ne s’est réservé que son propre monticule. Tout ce que je possède je le dois à mister et à missis Boffin, à leur générosité, à leur grandeur, — je ne trouve pas de mot qui exprime ma reconnaissance. Et quand j’ai vu un misérable de votre espèce oser attaquer cette âme si noble, ce qu’il y a d’étonnant c’est que je ne vous aie pas étranglé sur l’heure, » ajouta John en tordant la cravate de Silas d’une façon inquiétante.

Mister Wegg étant lâché, se porta la main à la gorge, et toussa avec effort comme s’il avait avalé une grosse arête. Salop, pendant ce temps-là, se dirigeait du côté de mister Wegg en rampant le long du mur, dans l’attitude d’un portefaix qui se dispose à enlever un sac de farine.

« Wegg, dit mister Boffin dans sa clémence, je regrette que ma vieille lady et moi nous ne puissions pas conserver à votre égard une meilleure opinion que celle que vous nous avez forcé d’avoir, et qui vraiment n’est pas bonne. Mais je ne voudrais pas vous laisser dans une position plus fâcheuse que celle où je vous ai pris. C’est pourquoi je demande combien il en coûterait pour vous remonter un autre étal.

— Pas sous ces fenêtres, dit John Harmon, vous entendez.

— Mister Boffin, répondit Wegg avec humilité, quand j’ai eu l’honneur de faire votre connaissance, je possédais une collection de chansons qui, je peux le dire, était sans prix.

— En ce cas elle ne saurait être payée, dit John.

— Pardon, mister Boffin, reprit Wegg en lançant un regard venimeux à l’ancien secrétaire, c’était à vous que je m’adressais, croyant, d’après mes oreilles, que c’était vous qui m’aviez parlé. J’avais alors une collection de chansons tout à fait de premier choix, et je venais de renouveler mon assortiment de pain d’épice. Je n’en dis pas davantage ; je laisse cela à votre discrétion.

— Pas facile à estimer, répliqua mister Boffin d’un air perplexe, et la main dans sa poche. Je ne voudrais pas donner plus qu’il ne faut ; car vous êtes réellement un mauvais homme ; vous avez été si ingrat, Wegg ! quand est-ce que je vous ai fait du tort ?

— J’avais aussi, continua l’ex-littérateur d’un air pensif, une place de commissionnaire qui me liait à de hauts personnages, et qui me valait beaucoup de respect ; mais je ne veux pas que vous puissiez me croire intéressé, et je laisse ça à votre discrétion.

— Qu’est ce que ça peut valoir ? murmura le boueur doré ; ma parole, je n’en sais rien.

— Il y avait aussi, reprit Wegg, une paire de tréteaux, dont un Irlandais (grand connaisseur) m’avait offert cinq schellings six pence que j’avais refusés net, car j’y aurais perdu. Il y avait encore un tabouret, un parapluie, un chevalet à battre les habits, une planche et un panier. Mais je laisse tout à votre discrétion. »

Mister Boffin paraissait plongé dans un profond calcul. Wegg, jugeant à propos de l’aider dans cette opération, ajouta les articles suivant : « Il y avait en outre miss Élisabeth, maître George, tante Jane, oncle Parker. Ah ! quand un homme a perdu un patronage comme celui-là, quand il a vu un si beau jardin ravagé par les cochons, il lui serait difficile d’évaluer cela en argent, mister Boffin ; mais je laisse le tout à votre discrétion. »

Salop avançait toujours.

« Il n’est pas facile non plus, continua Wegg d’un air mélancolique, d’apprécier le tort moral que m’a fait la lecture de ces histoire d’avares ; une lecture malsaine, alors que vous me donniez à entendre, ainsi qu’aux autres, que vous en étiez un vous-même, mister Boffin. Tout ce que je peux dire, c’est qu’à dater de cette époque j’ai senti que mon intelligence baissait. À quel prix doit-on estimer l’intelligence d’un homme… je laisse cela à votre discrétion. Plus un chapeau, que j’ai perdu tout à l’heure.

— Voyons, dit mister Boffin, voilà une couple de livres.

— Par égard pour moi-même, je ne puis accepter cela. »

À peine avait-il proféré ces paroles, que John Harmon fit un signe. Le brave Salop, qui était maintenant tout près de Wegg, et se trouvait avec lui dos à dos, courba les épaules, saisit à deux mains le derrière du collet de Silas, et enleva celui-ci comme un sac de farine. Mister Wegg, les boutons presque aussi en vue que ceux du cher Salop, et la jambe de bois dans une position fort gênante, exhiba un air de surprise et de mécontentement tout spécial, mais qui ne fut pas longtemps visible dans la chambre, car il en sortit lestement, précédé de Vénus, qui allait ouvrir les portes.

Salop n’avait pas d’autre mandat que de déposer Wegg sur le trottoir ; mais apercevant au coin de l’hôtel une charrette de boueur, qui précisément était arrêtée, sa petite échelle appuyée contre la roue, il ne put résister à la tentation d’y jeter son ignoble fardeau ; exploit assez difficile, qui fut accompli avec beaucoup d’adresse et un prodigieux éclaboussement.