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L’Ami commun/IV/4

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 262-271).


IV

MARIAGE CLANDESTIN


Un matin, de fort bonne heure, ayant devant lui un jour de congé, Pa-Chérubin quitte aussi doucement que possible le côté de la majestueuse Ma. Il est attendu par la jolie femme ; mais non pour sortir avec elle. Bella, qui était debout avant quatre heures, n’a pas même son chapeau ; elle est assise au bas de l’escalier, et paraît n’avoir d’autre but que de faire partir le Chérubin.

« Votre déjeuner est prêt, lui dit-elle à demi-voix, en l’embrassant ; mangez vite et sauvez-vous. Comment cela va-t-il, cher Pa ?

— Comme un voleur novice, mon ange, qui vient de commettre une effraction, et qui ne se sentira à l’aise qu’après s’être éloigné de la scène du crime. »

Elle sourit gaiement, lui donne le bras ; et marchant tous deux sur la pointe du pied, ils se dirigent vers la cuisine : Bella s’arrête à chaque palier pour mettre le bout du doigt sur ses lèvres roses, et de là sur celles du Chérubin, suivant sa manière de baiser Pa.

« Et toi, mon amour, comment vas-tu ? demande Rumty en mangeant.

— Comme si la bonne aventure allait se réaliser à l’égard du petit homme blond.

— De lui seulement, cher ange ? »

Elle lui met de nouveau un baiser sur les lèvres ; puis s’agenouillant auprès de lui : « Voyons, dit-elle, qu’ai-je promis de vous donner si vous étiez bien sage ?

« Je n’en sais plus rien, mon ange ; ah ! si, je me rappelle : n’était-ce pas une de ces admirables nattes ? dit-il en lui caressant les cheveux.

— L’avoir oublié ! répond Bella en prétendant faire la moue. Savez-vous bien, monsieur, que le tireur de cartes donnerait au moins cinq mille guinées (si ce n’était pas de sa part une inconvenance) cinq mille guinées de ce que j’ai coupé à votre intention. Vous ne sauriez croire le nombre de fois qu’il a baisé une petite mèche grande comme ça, que je lui ai donnée ; et il la porte toujours ; oui, monsieur, sur son cœur, ajoute Bella en secouant la tête. Néanmoins vous avez été bien sage, un bon garçon, le meilleur, le plus aimé de tous les enfants de la terre ; et voici la chaîne que j’ai faite de cette admirable natte. Laissez-moi vous la passer autour du cou. »

Tandis que le cher Pa baisse la tête, elle verse quelques larmes, appuie son front sur la poitrine du Chérubin, découvre qu’elle s’essuie les yeux à son gilet blanc, rit de cette énormité, et, reprenant son sérieux : « Cher Pa, dit-elle, donnez-moi vos mains, que je les joigne, et répétez ce que je vais dire : Ma petite Bella,

— Ma petite Bella, répète Wilfer.

— Je vous aime de tout mon cœur.

— De tout mon cœur, chère mignonne.

— N’ajoutez rien, monsieur ! vous n’oseriez pas ajouter aux répons de l’office, et vous devez faire comme à l’église.

— Je retire la chère mignonne, mon ange.

— Très-bien ; c’est d’un enfant pieux. Continuons : Vous avez toujours été…

— Toujours été, dit-il.

— Un petit animal exigeant, capricieux…

— Pas du tout ! s’écrie le Chérubin.

— Capricieux, tourmentant, égoïste et ingrat ; mais j’espère qu’à l’avenir vous serez meilleure ; et dans cet espoir je vous pardonne et vous bénis. »

Elle lui saute au cou et l’embrasse avec effusion, oubliant que c’est à lui de dire ces paroles.

« Si vous saviez, cher Pa, comme ce matin je pense au vieil Harmon, à la première fois qu’il m’a vue. J’étais bien en colère, n’est-ce pas ? vous me l’avez dit souvent ; je frappais du pied, je criais, je vous battais avec mon petit chapeau. Eh bien ! il me semble que je n’ai pas fait autre chose depuis que je suis au monde, que de frapper du pied et de vous battre avec mon affreux chapeau.

— Une plaisanterie, ma belle ; et vos chapeaux ont toujours été charmants, car je ne vous en ai jamais vu qui ne vous allât à ravir ; à moins que ce ne fût toi qui leur allât bien, mon trésor.

— Vous ai-je fait beaucoup de mal, pauvre Pa ? » Malgré ses remords elle ne peut s’empêcher de rire en se voyant frapper le Chérubin avec son petit chapeau.

« Non, mon enfant, tu n’aurais pas blessé une mouche.

— Hélas ! je le crains bien, je ne vous aurais pas battu si je n’avais pas cru vous faire mal. Et je vous pinçais les jambes ?

— Pas très-fort, mignonne. Mais je pense qu’il est temps…

— Oh ! oui, s’écrie-t-elle ; si je continue à jaser vous serez pris. Sauvez-vous, Pa, bien vite, bien vite. »

Ils remontent sur la pointe du pied ; elle tire sans bruit les verrous de la porte ; et le Chérubin, ayant reçu une dernière accolade, quitte la maison. Il se retourne quand il a fait quelques pas ; elle lui envoie un nouveau baiser, et lance son petit pied en avant pour lui rappeler sa parole. Il fait le même geste pour dire qu’il y sera fidèle, et s’éloigne le plus vite possible.

Après avoir rêvé dans le jardin pendant une heure environ, Bella regagne sa chambre où Lavinia dort toujours. Elle met un petit chapeau qu’elle a fait la veille, et qui pour être fort simple n’en est pas moins coquet.

« Je vais me promener, » dit-elle, en embrassant Lavinia.

Celle-ci fait un bond, murmure qu’il n’est pas encore temps de se lever, et retombe dans un profond sommeil.

Bella est à pied ; la voyez-vous, la charmante fille ? vive et légère, elle franchit les rues d’un pas rapide. Voyez le Chérubin : il l’attend derrière une pompe, à trois milles, au moins, du toit paternel.

Regardez-les maintenant ; les voyez-vous sur le bateau de Greenwich ? Y seraient-ils attendus ? Probablement. Du moins Rokesmith est depuis trois heures au débarcadère, et semble radieux quand il les voit sur le petit vapeur enfumé, qui, pour lui, brille d’un éclat sans égal. Probablement ; car à peine a-t-elle sauté sur la rive qu’elle s’est emparée du bras de John, sans témoigner le moindre étonnement. Ils marchent l’un et l’autre d’un air éthéré, comme soulevés par la brise, et entraînent dans leur sillage un vieux pensionnaire de Greenwich : deux jambes de bois, un visage rude et bourru. Une minute avant que Bella fût arrivée et passât son petit bras confiant sous celui de Rokesmith, le vieux loup de mer ne voyait plus au monde d’autre objet que le tabac ; il était échoué dans la vase. Elle paraît, il est remis à flots à l’instant même, et suit à la dérive.

« Sur quel endroit va-t-on mettre le cap ! » Tout en se faisant cette question, notre invalide est pris d’un intérêt si vif qu’on lui voit tendre le cou et se mettre, pour ainsi dire, sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les gens qui l’en séparent.

Le Chérubin ouvre la marche ; Rude-et-Bourru l’observe, et s’aperçoit qu’on a mis le cap sur l’église de Greenwich, où le séraphique personnage va sans doute voir ses parents ; car bien que la plupart des faits ne produisent chez lui d’autre résultat que d’y condenser les chiques, Rude-et-Bourru est frappé de l’air de famille qu’il y a entre ce Chérubin à gilet blanc et ceux qui décorent l’église. Il est possible que cette ressemblance lui remette en mémoire d’anciens Valentins[1], dans lesquels un chérubin, vêtu d’une façon moins appropriée au climat anglais, conduit les amants à l’autel ; et que ce souvenir communique à ses jambes de bois l’ardeur qui les enflamme. Toujours est-il qu’il a brisé ses amarres et qu’il s’est mis en chasse.

Souriant et radieux, Pa-Chérubin ouvre donc la marche ; Bella et John le suivent, et Rude-et-Bourru, le vieux loup de mer, s’attache à leurs pas. Il y a longtemps que son esprit a perdu ses ailes ; mais Bella les lui rapporte, et les revoilà qui se déploient. Il est mauvais voilier sous le vent du bonheur ; mais il prend la traverse, arpente le terrain avec la verve qu’il mettrait à marquer les points d’une orageuse partie de cribbage ; si bien qu’il arrive à temps pour voir l’ombre du porche engloutir ceux qui l’entraînent, et pour s’y engouffrer derrière eux.

Le Chérubin est tellement effrayé de cette entrée véhémente que, sans les deux jambes de bois qui le rassurent, il aurait cru voir sa majestueuse épouse, déguisée en pensionnaire de Greenwich, et arrivant traînée par des griffons, comme les mauvaises fées au baptême des princesses, pour troubler la cérémonie par quelque maléfice.

« Tu ne crois pas que ce soit ta mère ? n’est-ce pas mon ange, » dit-il à l’oreille de Bella. Cette fois sa pâleur est motivée par un frôlement mystérieux, comme un bruit de pas furtifs dans la région lointaine de l’orgue. Mais on n’entend plus rien, et personne ne paraît, bien qu’il y ait là un fait réel, comme on l’a su plus tard par le registre où sont inscrits les mariages.

« Qui prend cette femme ?

— Moi, John Rokesmith.

— Qui prend cet homme ?

— Moi, Bella Wilfer.

— Qui donne cette femme à cet homme ?

— Moi, R. Wilfer. »

Maintenant, mon vieux brave, que John et Bella sont unis par le lien du mariage, la cérémonie est terminée, et vos deux jambes de bois peuvent s’éloigner du temple.

Le porche de l’église n’a pas le pouvoir de restituer Bella Wilfer, qu’il a engloutie pour toujours ; mais il livre à sa place mistress John Rokesmith, qui passe de son ombre à l’éclat radieux du soleil, et qui, dans son extase, croit avoir fait un rêve. Elle tire de sa poche une petite lettre qu’elle lit à son père et à John, et dont voici la copie :

« Bien chère Ma,

« J’espère que vous ne m’en voudrez pas ; mais je suis mariée, très-heureusement, avec mister John Rokesmith, qui m’aime beaucoup plus que je ne le mériterai jamais, si ce n’est que je l’aime aussi de tout mon cœur. J’ai pensé qu’il valait mieux n’en rien dire, afin de ne pas troubler la maison, dans le cas où tout le monde ne l’aurait pas approuvé. Ayez la bonté, je vous prie, d’en informer ce cher Pa. Mille tendresses à Lavvy.

« Toujours, bien chère Ma, votre fille affectionnée,
« Bella (P. S. — Rokesmith). »

John applique la figure de la reine sur l’enveloppe (jamais sa gracieuse Majesté n’a paru plus souriante qu’à cette heure bénie), et la lettre est jetée à la poste.

« Maintenant, cher Pa, dit gaiement la jolie femme, vous pouvez être tranquille ; vous voilà en sûreté. »

Mais dans les profondeurs troublées de sa conscience, le cher Pa est si loin de se croire à l’abri de toute surprise, qu’il aperçoit à chaque minute, derrière les arbres innocents du parc, de graves matrones qui l’attendent au passage ; et il voit à la fenêtre d’où les familiers du Royal Astronomer guettent les astres, un visage entouré d’une fanchon bien connue, visage qui abaisse vers lui des regards sinistres. Toutefois, les minutes s’écoulant sans que missis Wilfer apparaisse sous une forme réelle, le Chérubin finit par se rassurer, et se dirige avec appétit vers la demeure de missis Rokesmith, où le déjeuner les attend. Un petit cottage situé à deux pas, réduit modeste, mais frais et lumineux ; et sur la nappe d’un blanc de neige, le plus joli petit déjeuner. Pour le servir, une jeune fille voltigeant, çà et là, comme une brise de mai ; toute couleur de rose, et toute enrubannée ; rougissante comme si elle-même elle venait de se marier ; et proclamant la supériorité de son sexe par un émoi joyeux et vainqueur, des regards qui semblent dire : « Voilà, messieurs, où il faut que vous en veniez tous, quand il nous plaît de vous mettre au pied du mur. » Cette jeune fille est la servante de Bella, et remet à celle-ci un trousseau de clefs, gardant une foule de trésors sous forme d’épices, de conserves, de salaisons, dont l’examen se fait après le déjeuner.

« Pa, il faut goûter à toutes ces bonnes choses, pour nous porter bonheur ; n’est-ce pas, John ? » Et Pa se voit emplir la bouche de toutes sortes de provisions dont il est assez embarrassé.

Puis une charmante course en voiture ; et les voilà flânant parmi la bruyère en fleurs. Ils aperçoivent Rude-et-Bourru, le vieil invalide, qui assis par terre, les jambes de bois croisées, semble réfléchir aux vicissitudes de la vie. « Oh ! vous voilà ! quel bon cher homme vous êtes ! comment allez-vous ? »

À quoi il répond : « J’étais ce matin à votre mariage, ma beauté. Et si ce n’était pas une liberté trop grande, il lui souhaiterait beau temps et belle brise, et voudrait bien savoir à qui s’adressent ses félicitations. » Puis il remonte sur ses deux jambes de bois, se découvre, et salue galamment, en vieux marin au cœur de chêne.

Vue touchante que celle de ce vieux loup de mer, qui, tête nue au milieu des genêts d’or, ses cheveux blancs et rares flottant au vent, agite son chapeau en l’honneur de Bella, comme si elle le lançait de nouveau sur les eaux bleues.

« Vous êtes bien aimable, dit-elle ; et je suis si heureuse que je voudrais pouvoir vous rendre heureux aussi.

— Votre main à baiser, et ce sera fait, belle mignonne. »

La chose est faite, au contentement de chacun ; et ce jour-là si le vieux pensionnaire de Greenwich ne va pas carguer la voile de perroquet, ce n’est pas faute de pouvoir infliger cette honte au corps enfantin des mousses.

Mais, brochant sur le tout, le repas de noces est le grand succès du jour. Quelle attention pour le cher Pa ! c’est à l’endroit où la jolie femme et lui ont fait cette partie fine ; le même hôtel, le même cabinet. Elle est assise entre John et le Chérubin, et leur partage également ses attentions charmantes. Cependant elle croit nécessaire, en l’absence du garçon, de rappeler au cher Pa qu’elle ne lui appartient plus.

« Je ne l’oublie pas, mignonne, et je te cède volontiers.

— Comment, monsieur ! vous devriez être au désespoir.

— Oui, mon enfant, si je te perdais.

— Pauvre cher Pa ! mais je vous reste ; c’est un fils de plus que vous avez ; et il sera pour vous aussi tendre, aussi reconnaissant que je le suis moi-même. Regardez bien. » Elle met son doigt sur ses lèvres, le pose sur la bouche de son père, puis sur la sienne et sur celle de John. « Voilà, cher Pa ; maintenant nous sommes trois associés. »

L’arrivée du potage arrête Bella dans ses effusions ; d’autant mieux que la soupière se présente sous les auspices d’un gentleman à figure solennelle, habit noir et cravate blanche, qui a beaucoup plus l’air d’un prêtre que celui du matin, et parait occuper, dans tous les cas, un poste ecclésiastique infiniment plus élevé. Ce haut dignitaire conférant en secret avec John, au sujet des vins et du punch, incline la tête comme pour recevoir une confession d’après la coutume papiste. L’illusion est d’autant plus complète que sur une proposition de John, qui n’entre pas dans ses vues, Sa Grâce prend un air réprobateur, et semble infliger une pénitence.

Mais quel dîner ! Des poissons de toutes les mers, venus pour ce grand jour. Si les spécimens de tous ceux qui, dans les Mille et une Nuits, ont fait un discours (véritable explication ministérielle sous le rapport de la clarté), et qui de la tribune ont sauté dans notre poêle, ne sont pas reconnaissables, malgré leurs teintes diverses, c’est que plongés dans la même pâte, ils ont tous pris la couleur des whitebaits[2], en cuisant avec eux. Ils n’en sont pas moins bons ; tous les plats, assaisonnés de bonheur, condiment précieux, dont on est quelquefois dépourvu à Greenwich, sont d’un goût parfait ; et les vins étincelants, mis en bouteille dans l’âge d’or, ont accumulé pour ce jour béni leur bouquet et leurs topazes.

Le plaisant de l’affaire, c’est que Bella, John et Rumty sont convenus entre eux de ne laisser voir à personne qu’il s’agit d’une noce. Or, l’archevêque du restaurant le sait aussi bien que si c’était lui qui eût célébré le mariage ; et l’air de hauteur avec lequel Sa Grâce, qui s’est mise dans la confidence sans y être invitée, affecte d’éloigner les gens de service, est tout ce qu’il y a de plus divertissant. Il y a parmi ses acolytes un jouvenceau, à la taille mince, aux jambes grêles, ne sachant rien encore des ruses du métier ; mais évidemment romanesque, et profondément épris d’une jeune fille, qui ne se doute pas de ce qu’il vaut. Cet innocent jeune homme sait lui-même à quoi s’en tenir ; il a tout deviné, et borne son service à regarder languissamment Bella du coin du buffet, quand elle n’a besoin de rien, et à fondre vers elle, quand elle doit changer d’assiette. Mais, au moment de l’atteindre il est repoussé du coude par l’archevêque, qui l’envoie honteusement chercher du beurre fondu, lui prend des mains le plat qu’il apporte, et lui ordonne de rester en arrière.

« Excusez-le, madame, je vous en prie, dit Sa Grâce, en parlant à demi-voix et d’un air pompeux ; c’est un enfant que nous avons pris par complaisance, et qui ne nous plaît pas du tout. »

Rokesmith, qui veut sauver la situation prend la parole, et d’un air qu’il croit très-naturel : « Bella, dit-il, ce repas d’anniversaire est tellement supérieur à ceux des années précédentes, que si vous voulez, mon amour, nous reviendrons ici tous les ans. » Ce à quoi Bella s’efforce de répondre en ancienne épouse, et dit sans le moindre succès :

« Je pense comme vous, John. »

Ici l’archevêque tousse d’une façon importante, afin d’appeler l’attention de trois de ses ministres, et leur jette un regard qui signifie : au nom de votre loyauté, je vous somme de croire à ces paroles. Il pose de ses propres mains le dessert sur la table, et semble dire à ses hôtes : « Enfin voici le moment où l’on peut renvoyer cette valetaille, qui n’est pas dans le secret. » Il se dispose lui-même à se retirer lorsqu’un acte d’audace du fluet jouvenceau le force à rester plus longtemps. Ayant trouvé quelque part un brin de fleur d’oranger, le pauvre garçon le met dans un verre à liqueur ; et, passant inaperçu, le place à la droite de Bella. Immédiatement l’archevêque repousse l’indiscret et l’excommunie ; mais la chose est faite.

« J’espère, madame, dit Sa Grâce, en revenant seule auprès de la table, que vous voudrez bien n’y pas faire attention ; c’est l’acte d’un très-jeune homme, qui n’est ici que par charité, et ne répondra jamais à nos soins. »

Il se retire après s’être incliné jusqu’à terre ; et n’a pas fermé la porte, que tous les trois rient de bon cœur, et pendant longtemps.

« Ils me devinent tous, dit Bella ; c’est peut-être parce que j’ai l’air trop heureux. »

Son mari lui ouvrant les bras, elle s’y cache avec obéissance, et du fond de sa retraite : « Cher Pa, dit-elle d’une voix émue, vous rappelez-vous notre babillage au sujet des navires ?

— Certainement.

— Comprenez-vous qu’il n’y eût pas de John dans tous ces navires-là ? comme c’est bizarre !

— Pas du tout, mon ange : pouvons-nous savoir ce que nous apportent les vaisseaux qui arrivent des pays inconnus ? »

Bella restant silencieuse à la place qu’elle occupe, le Chérubin finit son dessert, en y mettant une sage lenteur ; puis il se rappelle qu’il est temps de reprendre la route d’Holloway. « Mais ce serait pécher, mes enfants, que de partir sans avoir bu à de nombreux anniversaires de cet heureux jour.

— Qu’ils soient sans nombre, dit Rokesmith ; je remplis mon verre, et celui de ma femme adorée.

— Gentlemen, dit le Chérubin, qui, dans sa tendance anglo-saxonne à épancher ses sentiments sous forme de speech, admet à son discours, sans le leur faire entendre, les gamins qu’on voit de la fenêtre se porter le défi de plonger dans la vase, pour une pièce de six pence, Gentlemen, et vous John et Bella, vous comprendrez sans peine que mon projet, dans cette circonstance, n’est pas de vous imposer de nombreuses observations, dont la longueur serait au moins importune. La nature du toast que je propose, à l’occasion de cet heureux jour, vous est d’ailleurs connue, et vous pouvez en induire les termes dans lesquels ce toast doit être formulé. John, Bella et Gentlemen, la circonstance actuelle est une circonstance empreinte de tels sentiments, que je ne saurais me fier à moi-même pour en tenter l’expression ; mais je veux au moins, John, Bella et Gentlemen, vous remercier de la part que vous m’y avez fait prendre, de la confiance que vous avez mise en moi, et de l’affectueuse bonté que vous avez eue de ne pas me trouver gênant, alors que je savais fort bien qu’il était impossible que je ne le fusse pas, à un degré quelconque ; je vous en remercie de tout mon cœur. Gentlemen, John et Bella, vous avez toute ma tendresse ; puissions-nous, comme en cette circonstance, nous réunir à pareil jour, pendant une longue série d’années ; c’est-à-dire, Gentlemen, John et Bella fêter de nombreux anniversaires de l’heureuse circonstance qui nous rassemble aujourd’hui. »

Ce discours terminé, l’aimable Chérubin embrasse sa fille, et se précipite vers le vapeur qui doit le ramener à Londres. Mais John et Bella n’entendent pas le laisser partir ainsi ; et les voilà tous deux sur le quai.

« Cher Pa ! crie la jolie femme en l’appelant avec son ombrelle.

— Qu’est-ce que c’est, mignonne ? »

Elle se penche gracieusement pour lui parler tout bas :

« Vous ai-je battu bien fort avec cet affreux petit chapeau ?

— Pas pour dire, mon enfant.

— Mais je vous pinçais les jambes !

— Rien qu’un peu, ma mignonne.

— Vous êtes sûr de m’avoir pardonné, bien sûr, n’est-ce pas ? »

Elle rit tout en pleurant, et met tant de charme et de naturel dans ses paroles, que le Chérubin, faisant la même figure que lorsqu’elle était enfant, lui dit : petite souris niaise ! du ton dont il la consolait de ses gros chagrins de bébé.

« Mais vous pardonnez tout ? les coups de chapeau et le reste ?

— Oui, mon ange.

— Et vous n’êtes pas triste de vous en aller tout seul ? Vous n’avez pas peur que je vous oublie, n’est-ce pas ?

— Non, chère enfant, sur mon âme ; et que le ciel te bénisse.

— Adieu, cher Pa.

— Au revoir, mon ange ; emmenez-la, John ; conduisez-la chez vous. »

Le soleil se couche, et colore tout en rose le sentier qui les ramène chez eux. Oh ! il y a de ces jours sur terre qui valent et qu’on vive et qu’on meure. Oh ! le bel et bon refrain que celui de cette vieille chanson :


C’est l’amour, l’amour, l’amour,
Qui fait le monde à la ronde.


  1. Tendres billets, qui, à l’occasion de la Saint-Valentin, s’écrivent à celle qu’on aime, et sont généralement ornés d’une vignette de circonstance.
    (Note du traducteur.)
  2. Espèce de clupe, très-renommée à Greenwich.