L’Ami commun/IV/3

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 253-262).


III

RECHUTE DU BOUEUR DORÉ


Le jour du départ des Lammle était jour de lecture au Bower ; mister Boffin, aussitôt après le dîner, qui avait eu lieu à cinq heures, embrassa la vieille lady, sortit de l’hôtel, et s’en alla en trottinant, sa grosse canne dans les bras, comme il faisait autrefois ; de telle sorte que le bâton avait l’air de lui parler à l’oreille. Dans tous les cas son visage était si attentif, que les discours de la grosse canne paraissaient être peu lucides. Noddy Boffin avait l’air d’un homme à qui l’on communique une affaire embrouillée, et tout en trottinant, il lançait de temps à autre au bâton le regard qui d’habitude accompagne ces mots : qu’entendez-vous par là ?

Le boueur doré et sa canne allèrent ainsi jusqu’à un certain carrefour où l’on devait rencontrer tout individu, qui, à la même heure, se serait rendu de Clerkenwell au Bower. Noddy s’arrêta et regarda à sa montre. « Il s’en faut, dit-il, de cinq minutes qu’il soit l’heure indiquée par Vénus ; je suis un peu en avance. »

Mais Venus était un homme ponctuel, et mister Boffin n’avait pas remis sa montre dans son gousset qu’il aperçut le monteur de squelettes. Celui-ci pressa le pas en voyant mister Boffin, et fut bientôt arrivé.

« Merci, Vénus, dit le vieux boueur, merci, merci, merci. » On aurait pu se demander pourquoi il remerciait l’anatomiste, n’étaient les paroles suivantes qu’il se hâta d’ajouter. « Depuis que vous êtes venu chez moi, et que vous consentez à garder les apparences, pendant un certain temps, je me trouve comme un soutien, et me sens plus à mon aise ; merci, Vénus, merci, merci, merci. »

Vénus serra d’un air modeste la main qui lui était offerte, et s’achemina vers le Bower en compagnie de mister Boffin.

« Croyez-vous, demanda celui-ci d’un air pensif, que Wegg ait l’intention de m’attaquer ce soir ?

— Je le crois, monsieur.

— Est-ce que vous avez une raison pour cela ?

— Le fait est, monsieur, qu’il est venu chez moi afin de vérifier l’état de ce qu’il appelle notre fonds disponible ; il m’a dit que rien au monde ne l’empêcherait d’ouvrir le feu la première fois que vous viendriez ; et cette fois, insinua Vénus, étant la première depuis lors…

— Vous supposez donc qu’il va tourner la meule ? interrompit le vieux boueur.

— Oui, monsieur. »

Mister Boffin prit son nez dans sa main, comme si cet organe était déjà entamé, et que les étincelles eussent commencé à en jaillir. « C’est un homme terrible, dit-il, un homme terrible. Je ne sais pas comment j’ai pu m’y laisser prendre ; moi qui l’aimais ! Vous me soutiendrez n’est-ce pas ? franchement et loyalement ; vous ferez au moins tout votre possible ?

Vénus répondit d’une manière affirmative ; et mister Boffin garda le silence jusqu’à ce qu’il eût tiré la sonnette du Bower.

La jambe de bois ne tarda pas à se faire entendre, et la porte ayant roulé sur ses gonds, mister Wegg, la main sur la serrure, apparut aux arrivants. « Mister Boffin ! s’écria-t-il avec une feinte surprise ; vous n’êtes plus ici qu’un étranger.

— C’est vrai ; il y a longtemps que je ne suis venu, Silas ; j’ai eu de l’occupation.

— Vraiment ? fit l’autre avec ironie. Eh ! bien, moi, je vous attendais, et je peux dire d’une façon toute spéciale.

— Pas possible, Wegg ?

— Tellement possible, que si vous n’étiez pas venu ce soir, je serais allé vous trouver demain matin.

— Pas de malheur, Wegg ?

— Non, monsieur, oh ! non ; quel malheur pourrait-il arriver dans ce séjour des Boffin ? Entrez, monsieur, entrez.

Si vous voulez venir au Bower, que j’ai gardé pour vous,
Voire lit ne sera pas de roses ; mais sera bien plus doux ;
Voulez-vous, voulez-vous, voulez-vous,
Voulez-vous,
Entrer dans le Bower ?
Oh ! monsieur, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas,
Ne voulez-vous pas,
Entrer dans ce galetas ?

Un éclair de méchant triomphe brilla dans les yeux de Wegg, lorsqu’après avoir introduit le vieux boueur dans la cour, il ferma la porte, et donna un tour de clé à la serrure.

« Regardez-moi ce ver de terre, ce mignon de la fortune, dit-il à l’oreille de Vénus, en lui montrant le boueur doré, qui marchait devant d’un air abattu.

— Je vous ai préparé les voies, répondit Vénus je lui ai annoncé la chose ; c’est pour cela qu’il a l’oreille basse. »

Entré dans la salle, mister Boffin posa sa canne sur le banc qui lui était réservé, mit ses mains dans ses poches ; et les épaules hautes, le chapeau en arrière, attacha un regard désolé sur son littérateur.

« Mister Vénus, mon ami et mon associé, lui dit cet homme puissant, me donne à entendre que vous êtes averti du pouvoir que nous avons sur vous. Quand vous vous serez découvert, nous en viendrons à l’explication du fait. »

Le vieux boueur secoua la tête de manière à faire tomber son chapeau derrière lui, et continua à regarder Silas d’un air éperdu.

« Je vous préviens d’abord qu’à partir de ce moment je vous appelle Boffin tout court. Si ça vous déplaît, il vous est permis d’être mécontent.

— Ça m’est égal, répondit le vieux boueur.

— Tant mieux pour vous, Boffin. Désirez-vous qu’on vous fasse la lecture ?

— Ce soir, je n’y tiens pas, Wegg.

— C’est que, voyez-vous, poursuivit Silas, un peu désappointé, si vous le demandiez, on vous le refuserait net. J’ai été assez longtemps votre esclave ; je ne veux plus être foulé aux pieds par un boueur. La place me déplaît. Je renonce à tout, excepté aux profits. Mais passons à l’article suivant ; il faut déblayer le terrain, avant de parler d’affaires. Vous avez placé dans la cour un de vos chiens de valets, rampant et reniflant…

— Quand je l’ai envoyé, dit le vieux boueur, il n’était pas enrhumé du cerveau.

— Pas de plaisanteries avec moi, Boffin ; ça ne prendra pas, je vous en avertis. »

Ici l’anatomiste crut devoir intervenir, et fit observer qu’il comprenait que mister Boffin eût pris les paroles de Wegg au pied de la lettre ; d’autant mieux que lui, Vénus, avait pensé d’abord que le susdit valet était affligé d’une affection, ou d’une habitude nasale, très-désavantageuse dans les rapports sociaux, jusqu’à ce qu’il eût découvert que la description de Wegg devait être prise au figuré.

« Peu importe, dit Silas, d’une manière ou de l’autre ce garçon-là est ici ; et j’entends qu’il s’en aille. Je somme donc Boffin, avant d’aller plus loin, d’appeler ce drôle, et de lui ordonner de faire son paquet. »

En ce moment, le confiant Salop était dans la cour, où il faisait prendre l’air à ses nombreux boutons. Mister Boffin ouvrit la fenêtre, et lui fit signe de venir.

« Je somme Boffin, reprit Wegg, le poing sur la hanche et la tête de côté, d’apprendre à ce valet que c’est moi qui suis le maître ici. »

Conséquemment lorsqu’entra le jeune homme, l’obéissant Boffin lui dit : « Mon brave garçon, mister Wegg est ici le maître ; il n’a pas besoin de vous, et il faut vous en aller.

— Pour tout à fait, dit Wegg d’un ton sévère.

— Pour tout à fait ; répéta le boueur. »

Les yeux écarquillés, et les boutons dehors, Salop resta bouche béante ; mais sans perdre de temps, mister Wegg le conduisit jusqu’au portail ; et le poussant dans la rue par les épaules, referma la porte avec fracas.

« La smotphère, dit-il en rentrant, le visage un peu rougi par cette expulsion, la smotphère est plus pure, et l’on respire plus librement. Mister Vénus, veuillez, monsieur, prendre un siège. Vous pouvez vous asseoir, Boffin. »

Le pauvre Noddy, les mains dans les poches, se posa sur le bord de son banc, de manière à occuper le moins de place possible, et attacha sur le puissant Silas des regards conciliateurs.

« Ce gentleman, dit mister Wegg en désignant Vénus, a été plus doux à votre égard que je ne le serai bien certainement. Mais il n’a pas, comme moi, porté le joug de l’empire romain, ni été forcé de complaire à votre goût dépravé pour les histoires d’avares.

— Je n’ai jamais pensé, mon cher Wegg…

— Taisez-vous, Boffin ; vous parlerez quand on vous questionnera ; peut-être qu’alors vous ne serez pas si pressé de le faire. Vous jouissez d’une fortune qui ne vous appartient pas, mais pas du tout ; vous le savez sans doute.

— Vénus me l’a dit, soupira le vieux boueur.

— Eh bien ! reprit Silas, voici ma canne et mon chapeau ; ne badinez pas, ou je les prends l’un et l’autre, et, au lieu de faire marché avec vous, je vais m’entendre avec le véritable propriétaire. À présent, qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis, répliqua le vieux boueur, les deux mains sur les genoux, le corps penché en avant, que je ne badinerai pas ; je l’ai même dit à Vénus.

— Oui, monsieur, confirma l’anatomiste.

— Vous êtes trop doux pour lui, objecta Silas en hochant sa tête ligneuse, beaucoup trop doux, mon cher, du lait coupé ! Ainsi donc, Boffin, vous désirez un accommodement ?

— Oui, Silas, j’accepte…

— Qui vous parle d’accepter ? Je vous demande si vous désirez qu’on vous accorde la faveur de vous permettre d’en venir à un accommodement ? »

Wegg se plaça de nouveau le poing sur la hanche, et regarda Boffin par-dessus l’épaule.

« Oui, murmura le vieux boueur.

— Oui ne me suffit pas ; je veux toute la phrase, reprit l’inexorable Wegg.

— Bonté divine ! s’écria le malheureux, suis-je assez tourmenté ? Eh ! bien donc, je désire que l’on m’accorde la faveur d’en venir à un accommodement, si toutefois le testament est valable.

— Ne craignez rien, dit Silas en jetant brusquement la tête dans la direction du boueur, on vous le montrera. Posons d’abord les conditions. Est-ce le chiffre de la somme que vous désirez savoir ? Voulez-vous répondre, ou ne le voulez-vous pas ?

— Miséricorde ! c’est à en perdre l’esprit ; vous me pressez tant ! Dites-moi vos conditions, Wegg.

— Écoutez bien, répondit Silas ; c’est au bas mot, et à prendre ou à laisser. Le petit monticule, celui que vous avez en propre, sera mis avec le reste, et le tout sera divisé en trois parts ; de sorte que vous irez de pair avec nous autres. »

La figure du boueur doré s’allongea, et mister Vénus, qui ne s’attendait pas à une pareille demande, se tortilla la bouche d’un air surpris.

« Attendez, Boffin, ce n’est pas tout, continua Silas ; vous avez mangé beaucoup d’argent, ça doit être à votre compte ; par exemple, vous avez acheté une maison, vous en rembourserez les deux tiers.

— Il me ruine, murmura le vieux boueur.

— Autre chose, poursuivit le rapace ; je surveillerai seul l’enlèvement des monticules, et si par hasard il s’y trouve des valeurs, elles seront confiées à ma garde. Vous produirez les contrats de vente de ces monticules, afin qu’on sache à un penny près ce qu’ils peuvent valoir. Vous donnerez également la liste des propriétés et objets de toute nature qui composent la fortune ; et quand la dernière pelletée de cendre aura été enlevée le partage aura lieu.

— C’est une horreur, s’écria Noddy en se prenant la tête à deux mains, une horreur, une horreur ! je mourrai dans un work-house.

— Enfin, reprit mister Wegg, vous avez fureté dans cette cour, vous y avez fouillé illégalement. Deux paires d’yeux, que le hasard avait mises sur vos traces, vous ont vu, parfaitement vu déterrer une bouteille hollandaise.

— Elle m’appartient, dit mister Boffin, c’est moi qui l’y avais mise.

— Qu’y avait-il dans cette bouteille ? demanda Silas.

— Ni espèces, ni bijoux, ni bank-notes ; rien dont on puisse tirer profit, je vous en réponds, sur mon âme. »

Wegg se retourna vers son associé, et d’un air capable et finaud : « M’attendant bien, dit-il, à une réponse évasive, je me suis arrêté à un chiffre, qui, je l’espère, obtiendra votre approbation : j’ai taxé ladite bouteille à mille livres. »

Mister Boffin poussa un gémissement.

« En outre, vous avez à votre service un faux chien nommé Rokesmith ; nous n’entendons pas qu’il ait à se mêler de nos affaires ; il devra être congédié.

— Il l’est déjà, répondit d’une voix sourde le malheureux Boffin, qui, la tête dans ses mains, se balançait comme une personne en proie à une vive douleur.

— Il l’est déjà ! répéta Wegg avec surprise. Eh bien ! alors, je crois que c’est tout. »

Le malheureux Boffin continuait à se balancer et à gémir ; Vénus le supplia d’avoir du courage, lui disant qu’il s’accoutumerait peu à peu à l’idée de changer de position ; qu’on lui laisserait le temps de s’y habituer ; et qu’à la longue…

Mais il n’entrait pas dans les vues de Silas d’accorder le moindre délai. « C’est oui ou non, dit-il ; pas de demi-mesures ! » Il le répéta plusieurs fois en agitant le poing devant le nez de sa victime, et en frappant le carreau de sa jambe de bois.

À la fin mister Boffin sollicita un répit d’un quart d’heure, et demanda qu’il lui fût permis de se promener dans la cour pendant ces quelques minutes. Mister Wegg n’y consentit qu’avec difficulté, et seulement à condition qu’il accompagnerait le boueur, ne sachant pas ce qu’il pourrait déterrer si on l’abandonnait à lui-même.

Chose risible que de voir le malheureux Noddy, en proie à la plus vive agitation, trottiner légèrement à côté de Silas Wegg, et celui-ci, haletant et sautillant, s’efforcer de le suivre, guettant d’un œil avide le moindre battement des cils du boueur, car cela pouvait indiquer l’endroit où dormait quelque trésor. Jamais scène plus grotesque ne s’était passée à l’ombre des monticules.

Le quart d’heure écoulé, mister Wegg clopina vers la salle, et rentra n’en pouvant plus. Quant à mister Boffin, il se jeta sur son banc d’un air de désespoir, et les mains si profondément enfouies dans ses poches, que celles-ci paraissaient défoncées.

« Que faire ? s’écria-t-il ; à quoi bon résister, puisque je ne trouve rien ! Il faut en passer par là ; mais je voudrais voir le testament. »

Silas, qui ne demandait qu’à terminer l’affaire, répondit à Boffin qu’on allait le contenter. Il lui planta son chapeau derrière la tête, puis s’arrogeant sur le vieux boueur, corps et âme, un droit absolu, il le prit par le bras, et le conduisit de la sorte chez Vénus, dont la collection ne renfermait pas d’objets plus hideux que cet affreux mister Wegg.

L’anatomiste aux cheveux roux, complètement ébouriffé, marchait derrière Boffin, qui, trottinant de toutes ses forces, entraînait Silas dans de fréquentes collisions avec les passants, ainsi que l’aurait fait, à l’égard de son maître, un chien d’aveugle préoccupé.

Ils gagnèrent enfin Clerkenwell, où ils arrivèrent quelque peu échauffés par la vitesse de la course, surtout la jambe de bois. Suant et haletant, mister Wegg se bouchonna la tête avec son mouchoir de poche, et resta quelques minutes sans pouvoir prendre la parole.

Pendant ce temps-là, Vénus, qui avait laissé les grenouilles ferrailler à la lueur de la chandelle, pour la délectation du public, alla fermer les contrevents, et une fois la porte close, dit à Silas, toujours en nage :

« Je crois, monsieur, que le papier en question peut être produit.

— Un instant, répliqua Silas, un instant ; voudriez-vous avoir l’obligeance de me pousser la caisse de fragments divers, qui m’a servi de siège plus d’une fois, et de la mettre ici. » Mister Vénus poussa la caisse au milieu de la boutique, ainsi qu’il lui était demandé. « Très-bien, dit Wegg en jetant les yeux autour de lui ; voudriez-vous, monsieur, me passer la chaise qui est près de vous. »

Il prit cette dernière des mains de l’anatomiste, la posa sur la caisse, et ordonna au boueur de s’y asseoir. Mister Boffin, comme s’il se fût agi de faire son portrait, de l’électriser, de le recevoir franc-maçon, ou de l’isoler à son désavantage, alla se mettre sur la sellette qu’on venait de lui préparer.

« Maintenant, mister Vénus, dit Wegg en ôtant sa redingote, lorsque je me serai emparé des bras et du corps de notre ami, de façon à le clouer au dos de sa chaise, vous pourrez lui montrer ce qu’il veut voir ; et si vous êtes assez bon pour tenir le papier d’une main, et la chandelle de l’autre, il en prendra lecture. »

Mister Boffin parut protester contre ces précautions ; mais saisi par le littérateur, il ne fit aucune résistance. Le papier fut produit par Vénus, et le malheureux Boffin l’épela lentement à haute voix, si lentement que le cher Wegg, qui dépensait toute sa force à le tenir, se sentait complètement épuisé.

« Dites-moi quand vous l’aurez remis à sa place, mister Vénus, balbutia-t-il avec peine ; car l’effort que je suis obligé de faire est quelque chose d’épouvantable. »

Enfin le précieux document fut sous clef, et mister Wegg, dont l’attitude pénible était celle d’un homme qui essaye en vain, mais avec persistance, de se poser sur la tête, prit un siège pour se remettre de ses fatigues. Quant au boueur doré, il ne songea même pas à quitter son perchoir.

« Eh ! bien, lui dit Wegg, aussitôt que celui-ci fut en état de parler, vous n’avez plus aucun doute ?

— Non, Silas.

— Fort bien ; vous savez nos conditions ; tâchez de vous en souvenir. Mister Vénus, si dans cette heureuse circonstance vous aviez quelque chose d’un peu moins doux que votre breuvage habituel, je vous en demanderais amicalement un petit échantillon. »

Rappelé ainsi aux devoirs de l’hospitalité, Vénus tira d’un coin une bouteille de rhum. « Voulez-vous un peu d’eau chaude, mister Wegg ?

— Je ne crois pas, répondit le littérateur, avec un aimable enjouement. Voulant fêter la circonstance, j’aime mieux le prendre sous forme de chatouille-palais. »

Toujours sur la sellette, le malheureux boueur semblait posé là pour être harangué ; ce fut pourquoi mister Wegg, après l’avoir regardé à loisir avec impudence, lui adressa la parole en ces termes : « Boffin !

— Oui, répondit le boueur en poussant un soupir, et comme réveillé en sursaut.

— Il est une chose que je ne vous ai pas dite, parce que c’est un détail qui tombe sous le sens : désormais vous serez gardé à vue.

— Je ne comprends pas, dit mister Boffin.

— Vous ne comprenez pas ? s’écria Silas d’un ton railleur, qu’avez-vous donc fait de votre esprit ? Avez-vous oublié que jusqu’à la sortie de la dernière charrette, vous êtes responsable de la richesse commune ? C’est à moi que vous en devrez compte. Mister Vénus étant à votre égard d’une douceur de lait coupé, n’est pas l’homme qui convient ; pour moi c’est différent.

— Je pense, dit mister Boffin d’un air abattu, qu’il faut cacher ça à ma vieille lady.

— Le partage ? demanda Wegg en se versant une troisième goutte de rhum.

— Oui ; ça fait que si elle mourait la première elle ne le saurait jamais ; elle croirait seulement que j’ai mis le reste de côté.

— Je soupçonne, répondit Wegg en hochant la tête d’un air sagace, et en adressant au boueur un clignement d’œil hautain, que vous avez entendu parler de quelque vieux drôle que l’on croyait avare, et qui se faisait passer pour être plus riche qu’il ne l’était réellement ; après tout, cela m’est égal.

— C’est que, voyez-vous, reprit mister Boffin d’une voix émue, ce serait pour elle, pauvre chère âme ! un coup bien rude.

— Je ne vois pas cela, répondit vertement Silas ; vous en aurez autant que moi ; et qui êtes-vous donc ?

— Et puis, objecta doucement mister Boffin, c’est que la vieille lady est d’une honnêteté…

— Qu’est-ce qu’elle est donc votre vieille lady, interrompit Wegg, pour avoir la prétention d’être plus honnête que moi ? »

Mister Boffin sembla moins patient sur ce point que sur tous les autres ; mais il sut se contenir, et dit avec assez de douceur, bien qu’avec fermeté : « Je crois cependant devoir le cacher à la vieille lady.

— Comme vous voudrez, répondit Wegg d’un air méprisant, bien que, peut-être, il ne fût pas sans inquiétude à l’égard de missis Boffin ; cachez-le-lui si bon vous semble ; ce n’est pas moi qui irai le lui dire. Mais il faut me recevoir ; je suis autant que vous, et même plus ; il faut m’inviter à dîner. Je valais assez pour vous autrefois, et pour votre vieille lady, quand je mangeais votre pâté de veau et de jambon. Est-ce qu’avant vous, il n’y avait pas là miss Élisabeth, maître Georges, tante Jane, et oncle Parker ?

— Plus de douceur, mister Wegg, plus de douceur, objecta Vénus.

— Du lait coupé, n’est-ce pas ? répondit Wegg d’une langue épaissie par la quantité de rhum qui l’avait chatouillée. Il est sous ma surveillance, et je le surveillerai jusque dans sa maison :

Sur toute la ligne le signal a couru ;
Et l’Angleterre attend
De l’homme ici présent
Qu’il veille à ce que Boffin dans le devoir soit maintenu.

Je vais vous reconduire, Boffin. »

Ce dernier quitta sa chaise, prit affectueusement congé de Vénus ; et cheminant côte à côte, surveillant et surveillé gagnèrent l’hôtel Boffin. Le vieux boueur souhaita le bonsoir à son gardien, tira sa clef, rentra chez lui et referma doucement la porte. Mais Silas avait besoin de s’affirmer de nouveau sa toute-puissance.

« Bof-fin ! dit-il par le trou de la serrure.

— Que voulez-vous, Silas ? fut-il répondu par le même canal.

— Vous voir encore une fois ; sortez. »

Le boueur obéit.

« Rentrez, dit Wegg en lui faisant la grimace ; et allez vous coucher. »

Il avait à peine refermé la porte que mister Wegg l’appelait encore : « Bof-fin !

— Que voulez-vous, Silas ? »

Cette fois Silas ne daigna pas répondre, mais se donna le plaisir de tourner une meule invisible devant le trou de la serrure, derrière lequel mister Boffin prêtait l’oreille. Puis il ricana tout bas, et reprit le chemin du Bower.