L’Amitié (Nemo)/III

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Nemo
Petrot-Garnier (p. 8-11).


CHAPITRE III

L’Amitié, seule généralement reconnue.


Plusieurs, remarque l’éloquent Tullius, méprisent la vertu et soutiennent qu’elle n’est qu’ostentation et charlatanisme.

D’autres, contents du simple nécessaire, ne font nul cas des richesses. Quelques-uns regardent les honneurs comme choses vaines et frivoles, tandis que l’ambition de beaucoup en est irritée.

De même de tout le reste.

Ce qui, aux yeux de celui-ci, est élévation et grandeur, n’est aux yeux de celui-là que petitesse et néant.

Touchant l’amitié, il n’est qu’une voix, qu’un sentiment : savants, philosophes, guerriers, hommes attachés au foyer domestique, hommes de plaisirs même, s’il leur reste quelque lueur de bon sens et d’honnêteté, tous conviennent que, sans l’amitié, nulle est la vie.

Apparaît-elle, reposant dans une âme élevée autant que belle, pure comme, aux premiers rayons du soleil, l’étincelante goutte de rosée dans le calice d’une fleur ; tantôt, dans l’ombre, une humble violette que trahit son suave parfum ; tantôt, une lampe voilée, répandant au dehors une lumière adoucie et tranquille.

Telle, à tous les temps, dans tous les lieux, chez tous les peuples et civilisés et incultes ou barbares, elle est ressentie, elle s’insinue et, comme au berceau du premier des humains, jusques au sein des hordes dérobées à nos horizons, venant en lumière, chacune à son heure.

C’est le gage de la paix des nations, le lien des familles, le lien des particuliers, le lien de l’univers.

En effet, à tous les points du globe, en toute condition, l’homme ne cherche donc pas un appui. Or, lequel plus doux, lequel plus fort, lequel comme l’amitié ?

Aux confins de notre occident, aujourd’hui livré aux pénitents du Démon, dans les cris de rage, les convulsions de la sauvagerie et tout le fracas d’effroyables tempêtes, entre la génération qui vient et la génération qui s’en va, qu’elle devrait être autrement ressentie, encore plus chère !

Dans l’étourdissement général cependant, qui comprend ? Qui regarde des yeux de l’âme ? Qui écoute des oreilles du cœur ? Qui a des idées ?

Ces hommes dont les meilleurs sont des ronces et les plus justes, des épines de haies, qui, abjurant tout le vrai, tiennent la sensibilité pour la faiblesse et croient faire honneur à leur raison de l’avoir étouffée ; dont l’intelligence pauvre, appesantie, n’est frappée par rien de grand ; qu’on dirait trouver dans les sales voluptés, objet digne des bêtes, toutes les satisfactions ; néanmoins secrètement jaloux de la vertu qu’ils ne veulent plus de mode ;

Ces autres, penchés jusqu’à terre, abominables dans leurs aspirations, ne sachant que nier, contester et détruire, ébranler, arracher toutes les bornes plantées par leurs ancêtres ; qui, trop matériels pour croire à l’amitié, la relèguent dans les fables de l’ancienne chevalerie, êtres moins que vulgaires, enfants de Memphis et de Taphenès, onocentaures qui se font gloire de ce qui les couvre de honte et dont la maxime est : corrompu et corrompre ;

Tous ces extravagants chercheurs enfin, tous ces farouches scientifiques, voués à l’on ne sait quelles doctrines bizarres autant que dévergondées, doctes équilibristes qui, dans l’homme n’entendent voir que des combinaisons de la matière ?

Oh ! non, n’est pas né pour l’amitié qui n’en connaît le prix, qui n’en sait avoir les éléments.

Il est un degré de goût que n’a jamais qui ne sent que la brute.

Qui donc ?

Une âme, pleine de sa valeur originelle, grande, généreuse autant qu’aimable dans son commerce et sa bienveillance ; un homme sur les lèvres de qui demeure la vérité avec le sourire de la bonté, dont tous les actes ne décèlent que bonne foi, qu’équité, que vraie noblesse.

Pour un monde abaissé, malsain, qui ne fut jamais trouvé sincère, monde, autant que patenté frivole et polichinelle, dissimulé, hypocrite, envieux, égoïste, qui lentement donne peu, s’il donne, et reprend vite et plus qu’il n’a donné, l’amitié est un trésor caché.

Ce monde de Gog et de Magog n’aime pas ; il convoite.