L’Amour absolu/III
III
Ô sommeil, singe de la mort
Joseph de sa varlope fait germer les copeaux, comme de petites cornes.
— Dodo, dit une voix, très bas.
Et tout ce qui se dit Joseph ne l’entend pas, parce qu’il ne faut pas qu’il l’entende.
— Dodo, l’enfant.
L’Enfant ne dort pas, mais Miriam.
Et de la crèche ou du lit nuptial, si haut ou si bas — mais Joseph ne l’entend pas — s’élève une voix formidable, en réponse à celle de la petite Miriam, qui soupire :
— Maître…
Avec un temps très long entre chaque syllabe de ses paroles, intuition de parler à l’Éternité, inconscience de la durée, ou le temps de les remonter du puits des morts.
— Voulez-vous m’ordonner de replier mon bras ? Je suis couchée sur mon bras, et j’aurai des fourmis.
— Mère, pourquoi me parles-tu avec un respect infini ? Tu m’as mis cette nuit au monde. Je suis ton tout petit enfant, quoique engendré par Dieu. Femme, il y a un seul Dieu en trois personnes, je suis un seul Dieu en trois personnes, j’ai huit cent sextillions de siècles, avec tout ce qu’il y a dedans, parce que c’est moi qui les ai faits, et j’avais l’éterité quand j’ai créé le premier siècle ! Je suis le Fils, je suis ton fils, je suis l’Esprit, je suis ton mari de toute éternité, ton mari et ton fils, très pure Jocaste !
Mais je suis le tout jeune époux dans le lit de ma bien-aimée ; c’est parce que je m’aperçois que tu es vierge, ô ma mère, ma petite épouse, que je commence à être sûr que c’est bien moi, Dieu.
M’entends-tu tout endormie, Miriam ?
— Si vous m’ordonnez d’entendre, j’ai entendu, Maître.
— Maman, explique-moi…
— Vous me parlez comme les gestes de mon nouveau-né à la vivante. Quand je suis vivante, je n’entends pas bien. Je suis votre mère, alors, Maître, et l’épouse du charpentier.
— Et maintenant… ?
— Oh ! maintenant… il faut que vous soyez bien Dieu pour comprendre tout le rayonnement de mon sourire… maintenant, je suis LA VIERGE.
Faites-moi dormir plus profondément… Maintenant je suis… je suis ce que vous voulez. Ne m’interrogez pas, vous savez bien que je ne dirai que ce que vous voulez. Je suis Votre servante, je suis…
— Quoi, Femme ?
— Je suis la volonté de DIEU.
Son silence laisse retomber l’or fabuleux de toutes les traînes.
Miriam dort calmement.
Le petit Ieschou-ben-Joseph est immobile, nu et muet.
Les gestes, cris, langes du nouveau-né n’ont aucune sens, ou le sens qu’on prête, puisqu’ils en auront quand il sera grand.
Il est l’Idole.
Les Mages ont annoncé les trois oblations :
— L’or, Roi.
— L’encens, Dieu.
— La myrrhe, mort.
La myrrhe s’est refroidie aux pieds de Miriam.
De son sommeil s’éloignent le vrombissement des platagés au cou des chameaux, et le vol de vampire, au-dessus du sable qui feutre leurs ongles, des cous houlants des chameaux.
La digue offensive de la varlope de Joseph refoule les copeaux, comme de petites cornes.
Les mages disparus vers leur montagne, l’Enfant-Dieu reparle :
— Dors-tu ?
— Oui, souffle la voix très lointaine.
— Es-tu bien ?
— Oui.
— Tu es bien !
— Oui ! oui !
Sourires.
— Quand j’étais vivante, j’étouffais dans une tombe de sable. Maintenant je suis bien. Non ! je revis ! Ma gorge… Ordonnez-moi de dormir, vite, vite, plus profondément…
Je vis, je meurs !
Emmanuel ! —
Le linceul d’une taie sur les yeux.
— Ca… ta… lepsie, dit-elle
Les Mages sont si loin que nous sommes à dix-neuf cents ans du temps des Mages.
— Veux-tu dormir !
— Je dors. Elle dort.
Elle est morte.
Faut vous défier d’elle.
Enfin, elle n’est plus là.
C’est une sale femme… celle qui est vivante.
Elle vous fichera un coup de couteau par derrière.
— M’aimes-tu ?
— Je n’ai pas de volonté.
Je suis votre volonté.
— M’aime-t-elle ?
— Immensément…
Aïe ! ordonnez-moi de retirer mon bras !
— Et Joseph ?
— Si vous voulez que je le tue, vous n’avez qu’à ordonner.
Vous n’avez pas besoin de parler.
Un petit reflet de votre volonté sur le petit bouton du petit mandarin qui est dans votre tête.
— Ce ne serait pas assez bien fait. Je n’ai pas assez de confiance. Elle ne l’aime donc pas, Joseph ?
— Elle le méprise, parce qu’il est très vieux.
Mais ils font des choses, quoiqu’il soit très vieux.
Pourvu qu’on fasse ça avec elle, ça lui est bien égal qu’on soit beau ou laid.
Il ne m’a jamais connue, moi.
Il ne connaît que l’autre.
Elle n’est pas avec lui comme avec toi.
Le ridicule d’un vieux est plus obscène.
Hier, elle t’a dit qu’il ne couchait plus avec elle.
Ils venaient de s’aimer dans la cuisine.
Il est très amoureux d’elle.
Mais elle ne l’aime pas.
Ce qu’elle le trompe.
Tu es son premier amant, après soixante autres.
— À elle. Mais à toi ?
— Moi, personne ne m’a jamais connue.
Même elle.
Je me souviens d’elle et je lui suis invisible.
— L’autre, pourquoi a-t-elle embrassé le vieux douanier sur la bouche ?
— C’était bien réfléchi.
Parce que tu la voyais.
C’est une sale rosse, je te dis.
Mais elle t’aime bien.
Après, elle n’osait plus regarder de ton côté.
Mais elle s’oriente toujours au plus laid.
— Et toi ?
— Moi, je suis ta volonté.
Fais de moi ce que tu veux.
L’autre n’en saura rien.
— Il est vrai que tu es plus belle que sera l’autre à ton réveil.
Mais, à son réveil ?
— Sa chair gardera peut-être le souvenir…
Il ne faut pas !
Elle ne te pardonnerait jamais.
Si elle savait que nous la trompons, elle s’en irait sur la pointe des pieds.
— Tu peux la décider à rester. Et lui dire en même temps que je lui défends les blagues grotesques avec des douaniers…
Mais comment faire pour les lui défendre ?
— Tes défenses, par mon intermédiaire, sont à bien courte échéance.
Je peux t’avertir de ce qu’elle fait, et nous aviserons.
Mais qu’elle ne le sache jamais.
— Traité conclu… Que fais-tu donc ? Qu’est-ce que tu veux ?
— Ma récompense. Embrasse-moi. Et… pourquoi n’es-tu pas mon amant tout à fait, comme de l’autre ?
— Qu’est-ce qu’elle dirait ? Mais je t’ordonne de t’imaginer que je le suis…
Eh ! assez ! L’autre croirait que c’est arrivé. Et maintenant, ma petite Miriam, Myrrhe plutôt, toi qui es morte, ressuscite à la vie des notaires.
— Je ne veux pas !
— Réveille-toi ! Pas quoi ? dis-le encore ?
— Pas… pas…
… Papillon.