L’Amour absolu/VI

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Mercure de France (p. 30-34).

VI

Monsieur Rakir

C’est dans l’étude de Me Joseb ou sa salle à manger que s’ébaucha l’éducation du petit Emmanuel.

Le premier maître d’Emmanuel est semblable au disque de la lune.

Il est tout en face ou mieux tout en nimbe.

Sa couronne, scribe de légende, est celle du Précurseur, qui ne s’en parait point, comme Hérodiade, à la partie supérieure de la tête.

La section de pourpre, vite livide, d’un cou.

Emmanuel s’offrit à soi-même sa jeune cervelle, pour l’assaisonner d’intelligence, in disco.

Il est multiple.

Ce sont douze assiettes bordées du double zodiaque de l’alphabet.

La science y déferle autour, sans source et sans fin, comme l’Océan d’un bouclier d’Achille.

Ces alphabets pouvaient se lire de n’importe quelle lettre, et par des chutes et des heurts Emmanuel les rendait à une simplicité plus brève.

La classe du maître était antique et noire.

L’astre docteur, à l’heure où la lune et les phanlènes entrent par les fenêtres pour fondre ou brûler leur gel aux bougies, descendait du haut dressoir, sa chair vitrée, pour la communion d’un entretien familier.

La formule de présentation de l’élève au maître et du maître à Monsieur Dieu fut assurément :

Ecce corpus Domini

Domine, non sum dignus

— Je n’en ferai rien.

— Après vous, Monsieur.

Emmanuel fut, avec des êtres trop falots pour s’éjouir au tambour exagéré de tympans de chair, son seul auditeur.

La leçon finie, il retournait sur la table, autour des vingt-quatre dents enseignantes de la bouche grande ouverte du maître, une petite maison de bois bâtie sur un navire, et du toit écroulé de l’arche sortaient le couple Noé et les paires domestiques diverses.

Le notaire, semblable au Démiurge, rangeait les files à son arbitre des bêtes éclatées, selon leur fil de Nuremberg, de la nébuleuse de sapin annulaire.

Et après avoir considéré les vaches et ours aux polygones de sustentation tous quadrangulaires, touchant jusqu’à l’oscillation la table leur sol, ouïes les faibles chutes successives, Emmanuel requérait de lui avec anxiété :

— Mets les bêtes debout !

Car le notaire ordonnait et ne créait point.

Du cataclysme naissaient des monstres trépieds, que Monsieur Dieu réluisait à l’accroupissement, rompant la jambe superfétatoire, pour leur stabilité.

Et de noms les distinguaient d’après leurs taches, les accidents de leur orthopédie, et leur mine résultante.

Rakirs et rastrons furent les plus beaux, dont Emmanuel lui-même oublia le sens, les seconds peut-être d’abord Ratatrompes, honorés de la préjonction de Monsieur.

Monsieur Dieu les voyait assez grands, les ayant créés, pour en avoir très peur.

Et ailleurs que cérébralement, une fois.


Comme un chien affamé, cuirassé, attelé à la cloche de la tour abandonnée, en hale l’effroi sédentaire vers sa proie, le tocsin du beffroi du vent sonnait à la porte du notaire.

Le Vent, c’était lui sans doute, retint de son gros sabot, tels ceux des images de Polichinelle, l’entrebâillement qu’à sa vue l’enfant voulait refermer.

Ce n’était pas le vent, maison visiteur un peu plus ordinaire.

C’est pourquoi Monsieur Dieu ne fut pas assez fort pour casser la noix.

Ce n’était pas Odin aux deux loups, il n’avait pas de corbeaux.

Et quatre loups éraflaient ses talons.

Dans la salle de l’Arche, il fit voir leur douceur pour des sous.

Et pour la prouver due à son enseignement, il retourna, lui aussi, une petite boîte sur la table dont les bêtes de bois paissaient la nappe.

La férocité des chiens bourrus, semblable à leurs dents, cliqueta hors des phalanges dégantées de chair de la petite main volée à leur maître.

L’image des bêtes hérissées dans les yeux, poils agglutinés avec ses cils, leur voix inarticulée à la gorge, le petit Emmanuel bégaya pendant deux jours.