L’Amour absolu/VIII

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Mercure de France (p. 40-47).

VIII

Odin

Quand il eut quinze ans, madame Joseb (sa mémoire ne gardait pas d’image très précise de sa mère avant cette date), à ses vacances, l’alla voir par la forêt de fougères.

Comme il n’y avait pas dans la maison du notaire de chambre suffisante à Emmanuel jeune homme, Joseb avait offert aux deux mois libres du pensionnaire parisien le logis d’une de ses fermes, laquelle, ainsi que la plupart des fermes, était vaste à enceindre plusieurs châteaux.

Au centre de parcs, sur des coteaux.

Les coteaux cultivés et la vallée vers la mer étaient, classiquement, semblables à un pantalon de velours de travail, vernicolorement rapiécé, lequel, pour montrer ses pièces, aurait fait le chêne-fourchu.

Au fond de la fourche, le bois des châtaigniers qui voilent leurs racines de fougères.

Varia ne rencontra, dans son chemin descendant, que des plantes et ses bêtes.

Toutes redoutables.

Sur le plateau, avant le versant, les janiques dont les fleurs d’or sont montées, pierre pour métal, en épingles d’émeraude.

Les genêts plus bénins, mais artificiellement fortifiés d’abeilles.

Les épines émoussées par le soleil renouvelées par les grandes lances des feux aux cendres d’engrais.

Les cloportes méticuleusement cuirassés.

Les escarbots de deuil crachaient leur sang, comme une cervelle fraîche s’éclabousse.

Aux épines et aux flammes, la colline accentuant aigu sa chute, succédèrent les glaives des glaïeuls, des herbes tranchantes et les lacets de racines compliquées.

Il n’y avait pas de grenouilles visibles, elle n’entendait pas leurs chutés dans des flaques, il n’y avait pas encore d’eau.

Les herbes et la terre simulaient le coassement de bêtes.

Ainsi que grincerait une éponge, si l’eau, comme le chapelet enregistreur de la mort du prince Perviz, devenait un mal fluide caillot.

Varia marcha comme debout sur un grand vieux lit, qui délivre tous les craquements à cloche-pied, prisonniers du bois mural des armoires.

— Emmanuel n’est pas à la ferme, il est allé vers la mer.

Le paysan, ayant renseigné, rentra chez soi, et Varia dans le désert couvert.

… Puis les fougères, bouquets de sabres étalés dans les plans d’un herbier, classés par rang de taille ; comme des mains ouvertes, qui peuvent donc se fermer ; comme des chars armés de faux qui ne marcheraient pas, mais tapisseraient l’intérieur d’un couloir en nasse où l’on est forcé de marcher.

Et comme le gant tout en muscles qui est la pieuvre, fourrées de pustules.

Qui ne sont pas des pustules, mais des spores : techniquement, des sores indusiés.

Inoffensives.

Mais visibles.

La peur dont on ne peut se distraire est de l’inoffensif tout en décor.

Puis, aux coquetiers de la mousse, sous des chênes, les œufs bizarres des vesses-de-loup.

Varia aventura le pied sur une des petites outres de poison, plus molle qu’une paupière.

Doit-un casser l’œuf de la Mort-Rock par le gros bout ou le petit bout ?

Elle se souvint que le lycopode, dans les théâtres, déflagre pour les apparitions et disparitions par des trappes.

Loups.

Ils trottent assurément sur les feuilles sèches.

Il n’y a par terre que de la maison.

Mais s’il y avait des feuilles sèches on les entendrait trotter sur les feuilles sèches !

Le bois sans soleil laisse aussi mal évader la Peur qu’une maison fermée.

La fougère est la voûte à jour d’une cave, laissant voir tous les monstres des caves.

Les loups n’y feront point de coupures à leurs pattes, hérissonnées de poils bourrus.

Et leur gueule est beaucoup plus dentelée que toutes les fougères, quoiqu’elle manque de pustules aux dents.

Les plantes qui mordent ne se mangent pas entre elles.

Varia ne se retourne pas.

Elle sait si bien qu’ils sont là derrière elle.

Sous deux voûtes d’allées de taillis, leurs poils et leurs dents en avant de leur forme d’ombre.

Comme une paire de cils hors de deux grands yeux.

Elle court.

Mais elle est arrivée.

Emmanuel est dans une cahutte de douanier, à la crête de parapet de la falaise.

Divisée en deux loges, comme une chaudière de locomotive et sa cheminée verticale.

La petite guérite de pierres sans ciment, dont une est alvéole vide, meurtrière sur la mer.

Orbite que le douanier a expropriée pour y loger son regard, à l’imitation de bernard-l’hermite, lequel déménage des coquillages — pour y mettre autre chose.

L’autre case creuse et plate, un lit à draps de pierre, celui de dessous velu de varech.

Malgré l’exiguïté de la cahutte, Emmanuel apparaît à Varia debout, au dos le manteau d’une grande cheminée de granit rose.

Sous le manteau. Il est le feu.

Les chenets, à sa droite et à sa gauche, sont tout déchiquetés, le fer usé par le feu.

Ou plutôt il n’y a qu’un chenet, le loup bourru, de profil, assis, montrant bien ses dents séparées et ses entre-poils, et un seul œil comme un trou à travers les deux.

Trop symétrique pour être seul.

Son besson entre par la porte prodigieusement distante : il faut un réfectoire d’abbaye de Saint-Michel pour la proportion de la monumentale cheminée.

Le second loup introduit Varia par sa robe, la laine au page de ses dents.

Et Emmanuel, sortant du foyer, ce qui éclaire la salle, et avançant le premier loup comme le grondement d’une bergère en tonnerre, dit :

— Madame, asseyez-vous sur le camarade.

Varia, comme à un réveil, retrouve, avec quelque effroi, les deux loups de diamant noir, et qu’il n’y en a jamais eu d’autres, sous les deux sourcils d’Emmanuel.