L’Amour absolu/XI
XI
Et verbum caro factum est
Et nous avons vu sa gloire, qui est la gloire du Fils unique du Père, pleine de grâce et de vérité.
En fin, sans de bouche mot dire, firent beau bruit…
C’est ainsi que du notaire endormi, Monsieur Dieu avait tiré Miriam.
Ils revécurent les Mages et la crèche, jusqu’à ce qu’il la réveilla, de l’index entre les sourcils, si l’on peut dire que l’épingle, entre le velours de ses grandes ailes, « éveille » un papillon de sa vie de rêve à la vie selon l’étiquette.
Miriam évoqua son semblable-en- métamorphose :
— Je ne veux pas… pas… papillon !
Pour qu’il présidât à l’enfantement, par elle-même, de Madame Joseb.
Madame Joseb — Varia, l’Autre, la femme du notaire, ne ressemble pas du tout à Miriam.
Elle est moins jeune.
Elle a vingt-cinq ans, par acte de naissance.
Miriam en a quinze.
Mais Varia est moins vieille aussi.
Miriam raconte volontiers de ses aventures qui lui sont arrivées il y a soixante-douze mille ans.
Quand on est si vieille, ce n’est plus de l’âge.
C’est de l’art.
Monsieur Dieu, en créant Miriam, a été le sculpteur d’une Vénus qui est arrivée en l’an Premier de notre vingtième siècle sans cette infirmité, plus signe de vieillesse que la chute des cheveux, celle des bras.
Madame Joseb est moins toutes espèces de choses que Miriam.
Surtout moins belle.
Et ce moins, qui implique une comparaison, n’a pour Emmanuel aucun sens.
Car il remarque une seconde fois que ses deux maîtresses, plutôt sa maîtresse et sa femme, ne se ressemblent pas du tout.
Miriam est blonde.
Varia est brune.
Différence trop paradoxale pour n’être pas imaginée par sa cervelle.
Mais elle est réelle.
Joseb lui-même ne reconnaîtrait pas sa femme en Miriam.
Il s’applaudirait que l’or offert au Roi-Dieu brille sur la tête d’une femme qu’il ne connaît pas ; et non sur son propre front la bandelette bifide du safran conjugal.
Monsieur Joseb, voici pourquoi celle qui n’est pas votre femme — la femme de Dieu ! — est blonde.
Les paupières closes, telles des mains jointes, dérobent leurs cils.
Les cheveux se lissent et refluent devant le front par la rigidité de la nuque, qui les tire sur le drap.
Toute la face est un ovale très allongé de cire glabre.
Statue.
Et si vous souleviez ces paupières, vous n’y trouverez pas plus de prunelles qu’en ouvrant deux seins.
Le blanc — lait ou squelette — des yeux.
Les statues, épilées même là où il n’y avait point de poil par les siècles, ont laissé l’aumône de la verroterie sertie de leurs prunelles aux siècles.
Et voilà pourquoi votre ex-femme est blonde.
L’or offert au Roi sur la tête mortuaire de la Myrrhe.
Mais voici Madame Joseb qui se réveille.
Le nez se fronce comme un mufle renifle, on dirait qu’il se chatouille à des fourrures.
Les yeux, après des efforts d’élan des paupières, font irruption de nègres sur la face pâle de l’Autre — comme une pose de boutons de bottines mécaniques s’ils étaient moins beaux —, s’étalent et s’étonnent.
Les cils noir-bleu broussaillent.
Tant de végétation se fait saxifrage de la Vénus morte, que le marbre se différencie en cellules et le chef-d’œuvre n’est plus qu’une chair.
Ô le désespoir de Pygmalion, s’il n’eût pas été un fourneau, qui aurait pu créer une statue et qui ne fit qu’une femme !
Monsieur Dieu n’est point si poncif.
Ou ce ne serait plus Monsieur Dieu.
Il va rendre à Adam la côte qu’il lui a prise.
Le manche rongé, du moins.
C’est bien l’avis de Madame Joseb.
Le petit animal sur son séant (une femme, même grande, toute nue est toujours un petit animal), la face toute large par le geste de serrer les paupières lourdes, relevant ses touffes bleues comme une seconde paire de plus pesant damas, brièvement, sèchement dit :
— Ah ! mon Dieu !
Le sien.
Elle ne pense pas à un vocatif d’Emmanuel.
Elle dirait : Emmanuel, ou un nom d’oiseau.
Elle parle d’un Dieu à elle.
À Madame Joseb.
À toutes les Madame Joseb.
Comme elles disent :
— Mon chien, ma couturière.
Et
— Mon mari.
« Mon mari » toutefois en ouvrant plus honorablement la bouche.
Il contient, car il y subvient, le chien et la couturière.
Elles y « attachent plus d’importance », comme un gamin complique d’une casserole la queue d’un caniche. —
Ce n’est pas un Dieu intéressant.
— Que va dire ma bonne ?
Autre unité, de même espèce, qu’elle additionne.
— C’est ridicule de me faire perdre ainsi mon temps !
Emmanuel Dieu néglige de l’informer qu’on n’a pas usé de temps du tout, ni à elle ni à d’autres, mais quelques mètres cubes d’éternité.
— Quelle heure est-il ?
Puis, avec toutes les haines soudaines de la terre :
— Vous venez de me faire dormir !
Emmanuel se demande si elle est digne du récit ou non ; s’il doit inventer un miroir qui lui montre l’Autre — Miriam ! —, ou nier.
Il se décide au plus sûr mensonge vis-à-vis de l’inférieur, ou du Relatif.
Il lui avoue l’Absolu.
— Vous avez eu, je ne sais pourquoi, une crise nerveuse.
Vous avez voulu me donner, un coup de poignard — voici le talon — le petit triangle est bien net dans le drap.
J’ai l’habitude de prendre mes morts au copie de lettres…
Et comme c’est moi qui fais taire les enfants méchants, je vous ai dit de faire dodo !
— Vous avez fait cela, vous ! Mais vous êtes fou !
Ô je t’aime. Fais-moi dormir encore. Dodo, dis ?
Mais non ! Vous me contez des histoires.
On ne fait dormir les femmes que dans les romans et les hôpitaux.
La preuve…!
Qu’est-ce que nous faisions quand… car tu as rêvé cette histoire du coup de couteau.
— Ma chérie, nous…
— Tu vois bien ! Tu… n’as pas changé, et… vous voudriez me faire croire que je dors depuis deux heures !
Elle tient sa « preuve » et ne la lâchera plus, tant qu’elle sera en état de prouver quelque chose.
Elle a retrouvé un homme.
Ce lui est beaucoup plus agréable qu’un Dieu.
Emmanuel renonce à rien dire.
Il reprend sa côtelette à Adam, celui qui est notaire.
Et verbum caro factum est.
— Et habitavit ?
— Précisément.