L’Anaphylaxie/Chapitre XV

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Félix Alcan (p. 213-225).

XV

ANAPHYLAXIE ALIMENTAIRE.

Les premiers, Rosenau et Anderson ont établi qu’il peut y avoir une anaphylaxie par ingestion alimentaire. Ils expérimentèrent sur des cobayes, et virent que le sérum de cheval, à dose non toxique pour des animaux normaux, développe des accidents anaphylactiques chez des cobayes auxquels on avait fait ingérer de la viande de cheval. Mais souvent l’expérience échoue, et en tout cas la quantité de viande donnée en ingestion doit être considérable.

Même certains auteurs n’ont pas pu reproduire cette expérience d’anaphylaxie alimentaire du cobaye. D’autre part, avec certains aliments (lait, œufs), qui en injection intraveineuse déterminent fatalement l’état anaphylactique, on ne peut jamais ou presque jamais obtenir l’anaphylaxie par ingestion alimentaire.

Ed. Lesné et L. Dreyfus ont cherché à savoir si par injection directe dans la veine-porte on obtiendrait l’anaphylaxie, et ils ont pu constater ce fait très intéressant que l’injection par la veine-porte équivaut à l’injection par une veine quelconque de l’organisme, pour la production de l’état anaphylactique. En injectant de l’actinocongestine dans la veine-porte, ils ont anaphylactisé des chiens aussi sûrement qu’en l’injectant par la veine saphène tibiale. De même pour la veine mésentérique ; ce qui semble prouver que ni le foie ni l’intestin n’agissent sur les matières protéiques pour les rendre non anaphylactisantes.

Il s’ensuit que, si l’ingestion ne provoque pas l’état anaphylactique, ce n’est pas parce que les glandes hépatiques et intestinales, et les organes lymphoïdes ont transformé l’albumine, mais uniquement parce qu’il s’est fait dans la cavité intestinale, pendant les digestions stomacale et entérique, quelques transformations des matières ingérées qui les ont rendues inoffensives. Et en effet, Ed. Lesné et L. Dreyfus ont montré que l’injection dans l’estomac ou dans l’intestin grêle de blanc d’œuf chez le lapin ou d’actino-congestine chez le chien ne permet pas d’obtenir l’anaphylaxie qui est, au contraire, réalisée quand la première injection a été pratiquée dans le gros intestin.

On a donc été conduit à chercher les effets des digestions artificielles sur les albumines considérées comme substances anaphylactisantes.

Malgré beaucoup de recherches, les résultats sont encore un peu confus. Pourtant on devra retenir surtout ces deux faits qui paraissent contradictoires :

1o Jamais ou presque jamais les ingestions alimentaires ne déterminent l’état anaphylactique.

2o Les produits de la digestion tryptique ou de la digestion peptique sont très toxiques et un peu anaphylactisants, encore que la digestion normale n’entraîne ni intoxication ni anaphylaxie.

En somme, les effets des albuminoïdes digérés artificiellement sont encore mal connus et diversement interprétés.

Comme la digestion varie, quant à sa durée et quant à la formation de tels ou tels produits ultimes, chez les diverses espèces et les divers individus, l’ingestion des mêmes albuminoïdes selon les espèces et selon les individus peut avoir des résultats très différents.

J’ai expérimenté sur neuf chiens de la manière suivante :

Trois chiens étaient alimentés avec de la viande crue de cheval ; trois avec du lait et trois avec des œufs. Au bout de 40 jours j’ai cherché à voir s’ils étaient anaphylactisés à la viande de cheval, au lait, et aux œufs. Sur un des chiens de chaque série, l’alimentation spéciale avait été suspendue pendant les 30 derniers jours (afin d’éliminer la possibilité d’une anti-anaphylaxie). Les trois chiens nourris au lait et injectés en injection déchaînante avec du lait, n’ont présenté aucun phénomène. Sur trois chiens nourris d’abord à l’albumine d’œuf, puis injectés à l’albumine d’œuf, l’un d’eux a eu des symptômes passagers et légers de prurit. Sur les trois chiens nourris à la viande de cheval, puis injectés au sérum musculaire de viande de cheval, un a présenté des symptômes très nets d’anaphylaxie (Thalessa) ; fatigue extrême, avec prostration, et à peine la possibilité de marcher. En outre l’animal a donné ce phénomène qui est bien caractéristique de l’anaphylaxie, c’est que, pendant l’injection même, il s’est rétabli. L’intensité des phénomènes n’a pas augmenté avec la dose. Dès la dose extrêmement faible de 0,5 cm³ de sérum musculaire par kilo, les phénomènes de prostration ont apparu pour s’amender graduellement, même quand la dose finale a été poussée jusqu’à 2 centimètres cubes par kilogramme.

Que conclure de ces expériences, sinon que quelquefois il y a anaphylaxie par ingestion alimentaire ? En d’autres termes le chimisme intestinal, lequel transforme les albuminoïdes et, quand tout est normal, les rend inoffensifs, n’est pas également parfait chez tous les individus.

Il faut rattacher à l’anaphylaxie les accidents divers qu’on a observés après ingestion de telle ou telle substance alimentaire. Sans entrer dans les détails, nous devons cependant les mentionner ici.

On sait que certaines personnes, à la suite d’ingestion d’un aliment déterminé, très rapidement sont atteintes de troubles assez sérieux, parfois de gravité extrême, en apparence au moins ; urticaire, œdème, prurit, fièvre, nausées, vomissements, diarrhée, prostration, état lipothymique, etc. Or tous ces symptômes sont précisément ceux qu’on observe dans la maladie du sérum, lors de l’injection d’une seconde dose de sérum.

Cette anaphylaxie alimentaire s’observe quelquefois pour les œufs. Quoique l’œuf soit certes un aliment excellent, il détermine parfois des phénomènes d’anaphylaxie individuelle très remarquables. Je puis citer à cet égard mon observation personnelle. Même en très faible quantité, le jaune d’œuf peu cuit provoque chez moi des douleurs gastriques violentes, parfois des vomissements. Shofield (cité par Dœrr) rapporte un cas extraordinaire de susceptibilité analogue pour l’œuf chez un jeune garçon de 13 ans ; les plus faibles quantités d’œuf ingéré déterminent chez lui de l’urticaire et des crises d’asthme. Dœrr a la même susceptibilité personnelle (p. 865). (Voir aussi Horwitz.) Ed. Lesné a cité le cas très intéressant d’une petite fille de 8 ans, qui, après que l’alimentation par les œufs eut été supprimée (car ils étaient mal tolérés) pendant quatre mois, au bout de ce temps prit une crème où se trouvait une petite quantité d’œufs. Immédiatement après elle fut prise d’accidents très graves, qui parurent mettre sa vie en danger. Castaigne et Gouraud citent le cas d’un petit garçon de 5 ans, chez qui le jaune d’œuf (4 à 5 gouttes seulement !) provoquait des crises terribles de coliques avec diarrhée.

Et cependant, dans l’immense majorité des cas, l’œuf est absolument bien digéré.

Deux hypothèses pour expliquer cette disposition individuelle se présentent : les individus sont sensibles, ou bien parce que les produits normaux de la digestion, quand ils pénètrent par absorption dans le sang, trouvent un individu sensibilisé et possédant des toxogénines spéciales ; ou bien parce que la digestion n’est pas normale, et que des substances spéciales se produisent, qui, lorsqu’elles pénètrent dans le sang, étant toxiques, développent certains accidents.

À la rigueur encore pourrait-on admettre une opinion mixte, d’après laquelle il y aurait à la fois sensibilité spéciale de l’individu, ayant certaines toxogénines dans le sang ; et d’autre part, simultanément, chez ce même individu, un processus digestif imparfait qui permet la formation de certaines substances aptes, quand elles passent dans le sang, à réagir sur les toxogénines de ce sang.

En l’état actuel de la science, il est difficile de se prononcer en toute certitude pour telle ou telle hypothèse. Mais, étant donné tout ce qu’on sait sur les réactions différentes des différents individus à l’injection sous-cutanée (dans laquelle il n’y a pas de transformation digestive enjeu) on peut admettre comme plus vraisemblable qu’il s’agit d’un état anaphylactique, spécial à tels ou tels individus.

Cette hypothèse est rendue plus vraisemblable encore par une expérience de Bruck (qui mériterait d’être répétée). Ayant pris le sérum d’un individu qui ne pouvait ingérer de viande de porc sans présenter des accidents d’intolérance, il l’injecte à des cobayes qui furent de ce fait anaphylactisés contre la viande de porc.

Les substances alimentaires les plus diverses peuvent, chez certains individus prédisposés, provoquer des accidents d’intolérance, que nous pouvons provisoirement appeler anaphylactiques.

Le lait mérite une mention spéciale. On a vu plus haut que le lait, par ses matières protéiques, injecté dans les veines, dans le péritoine ou sous la peau, peut amener l’état anaphylactique. Il agit de même, lorsqu’il est ingéré, dans des cas tout à fait exceptionnels et rarissimes. Quelquefois ce sont des enfants, qui, supportant bien l’allaitement au sein, sont pris d’accidents graves quand le lait de vache remplace le lait de femme. Finkelstein (cité par Castaigne et Gouraud) en rapporte même un cas suivi de mort. Hutinel a signalé des cas d’intolérance absolue pour le lait. Certains adultes ne peuvent prendre de lait sans avoir aussitôt des accidents (vomissements et diarrhée).

C’est surtout la viande de poissons, de mollusques et de crustacés qui détermine chez certaines personnes prédisposées une véritable intoxication (fièvre, urticaire, œdème, douleurs rhumatoïdes, diarrhée, vomissements, état syncopal). La spécificité est parfois très rigoureuse. L. Landouzy m’a cité un cas remarquable comme spécificité : la personne en question est malade à la suite d’ingestion d’une seule crevette (même très fraîche) et cependant n’est incommodée ni par les homards, les langoustes et autres crustacés.

En général ce sont les moules qui sont le plus mal supportées. Il est certain que la mytilo-congestine, que j’ai extraite des moules, possède des propriétés anaphylactiques remarquables. Donc là encore, il est probable qu’il s’agit plutôt d’intoxication anaphylactique, que d’une insuffisance digestive permettant le passage dans le sang de substances insuffisamment transformées par les sucs digestifs.

La chair de poisson produit aussi quelquefois des accidents analogues. Mais il faut distinguer les poissons qui sont toujours toxiques ; ceux qui le sont quelquefois ; ceux qui ne le sont presque jamais. Les poissons toujours toxiques contiennent évidemment des toxines, que les sucs digestifs ne transforment pas, et qui, par conséquent, lorsqu’elles pénètrent dans le sang, provoquent des phénomènes d’intoxication. Il n’y a là rien qui se puisse rapporter à l’anaphylaxie. Quant aux autres poissons qui sont, soit quelquefois, soit très exceptionnellement, toxiques, il semble que l’explication par l’état anaphylactique soit la plus rationnelle, encore que nous n’ayons à l’appui aucune preuve expérimentale.

Avec les fruits (sauf les fraises), et avec les légumes, on n’a jamais observé encore l’anaphylaxie alimentaire.

Toutes ces questions trouveront probablement dans peu de temps une solution, et selon toute vraisemblance, on démontrera que le sang des divers individus est différent, en général ne contenant pas de toxogénine, mais, dans certains cas exceptionnels, contenant une toxogénine capable de réagir contre les œufs, ou le lait, ou les fraises, ou les moules, ou d’autres aliments encore[1].


  1. Pendant que je revoyais les épreuves de ce livre, j’ai pu prouver (par des expériences encore inédites) que l’ingestion stomacale de certaines toxines (crépitine) amène une anaphylaxie éclatante ; et, d’autre part, que les chiens injectés à la crépitine ne peuvent en ingérer (un mois après) par l’estomac une dose même faible, sans être pris d’accidents anaphylactiques.