L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/04

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IV

Le principe de la « non-résistance au mal par la violence », comme le conçoit le comte Tolstoï, constituait plutôt le fondement de ces vieilles religions païennes panthéistes, tel le brahmanisme, prescrivant à l’homme de ne faire de mal à aucun être vivant, car dans toute la nature il ne voit que soi-même — tat twam asi — ; et quiconque maltraitait ou tuait une bête, un oiseau, un insecte même, était destiné, après sa mort, à voir son âme enfermée tour à tour dans le corps de ces êtres inférieurs qu’il avait maltraités et tués pendant sa vie. Mais ces religions-là ne pouvaient durer, car justement il leur manquait ce principe chrétien qu’il faut tout sacrifier dans notre lutte avec le péché, avec le mal, qu’il faut même arracher l’œil et couper la main qui nous font tomber dans le péché !…

Ce qu’il importe de retenir, c’est que ces religions panthéistes qui défendaient de faire violence à qui que ce soit du monde vivant, n’assignaient d’autre but à leurs fidèles que de s’abîmer dans le Nirvana, la non-existence absolue ; et le comte Tolstoï, qui se pose en apôtre de la « non-résistance au mal par la violence », n’a qu’un espoir : c’est de trouver le règne de Dieu ici-bas, parce qu’il ne croit pas à la vie d’outre-tombe.

Et cela est logique et naturel ; car dès que les hommes n’ont rien à espérer après leur mort, ils doivent naturellement chercher à rendre leur vie terrestre aussi paisible et facile que possible, et par conséquent il ne leur faut ni science, ni art, ni aspirations vers l’idéal ; il ne leur faut rien de tout cela, car tout cela est impossible sans la lutte infinie et infatigable. Ces misérables âmes perdues, qui n’ont rien à attendre que la mort aveugle et muette, cherchent instinctivement à se créer ici-bas une vie aussi tranquille que possible, une vie passive, sans espoir, sans lutte, sans aspirations vers l’idéal, vers la vérité, vers la beauté.

Un autre trait caractéristique de ces pauvres esprits égarés, qui n’ont rien à espérer que la mort certaine et définitive, c’est leur propension admirable à l’hypocrisie involontaire, car, par exemple, le brahmanisme, tout en défendant de faire violence à tout être vivant, parce que dans toute la nature vivante il ne voyait que l’épanouissement du même principe qui régissait l’humanité entière, ne trouvait en même temps rien d’impossible et d’injuste dans l’existence des castes, quoique par cette organisation de castes différentes et héréditaires des générations successives d’êtres humains fussent vouées à la souffrance et au malheur sans fin. Et, d’un autre côté, le comte Tolstoï, tout en reniant l’art, ne s’oppose pas à la vente de ses romans, ne juge pas nécessaire de vivre conformément à ses principes si hautement proclamés dans toutes les langues européennes.

Mais ce n’est même pas tout. La propension à l’hypocrisie involontaire et presque inconsciente est si grande chez les hommes de cette trempe, que le comte Tolstoï, en finissant son livre, « le Salut est en vous » nous déclare franchement qu’il n’est pas même nécessaire d’agir selon les principes qu’on a reconnus pour vrais, c’est-à-dire, par exemple, de rendre aux pauvres le capital ou la terre qu’on possède ou de quitter le service gouvernemental qu’on a reconnu immoral et impossible, etc. Non, tout cela n’est pas nécessaire : il suffit de reconnaître l’immoralité de ses propres actes, et l’on peut ensuite agir comme auparavant ! C’est là une hypocrisie naïve à un tel degré, que cette naïveté a presque une teinte d’héroïsme brutal !

Je ne me serais jamais permise de toucher à ce côté tout personnel et privé de la question, c’est-à-dire à la non-conformité de la vie du comte Tolstoï avec les principes qu’il proclame partout, s’il ne s’était pas permis lui-même de traiter tous les savants, tous les artistes, tous les nobles, les militaires, les prêtres, en un mot tout le monde, sauf lui-même et ceux qui se sont refusés à prêter serment, à payer les impôts et à servir dans l’armée, s’il ne s’était, dis-je, permis de les traiter d’hypocrites, d’hommes immoraux, qui interprètent faussement le christianisme, en vue de s’assurer différents privilèges, tout en se posant lui-même en vrai chrétien. Malheureusement il ne prend dans l’Évangile que ce qui lui convient et ne se gêne pas pour laisser de côté ce qui va contre lui et ses principes. Et cependant, dans le même Sermon sur la montagne (Saint Mathieu, vii, 1, 2, 4, 5), qu’il cite si souvent, Jésus-Christ a dit :

« Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés ; — car on vous jugera du même jugement que vous aurez jugé ; et on vous mesurera de la même mesure que vous aurez mesuré les autres. » — « Comment oses-tu dire à ton frère : « Permets que j’ôte cette paille de ton œil », toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite ! ôte premièrement de ton œil la poutre et alors tu penseras à ôter la paille de l’œil de ton frère. »