L’Angleterre et la vie anglaise/21

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 658-690).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XX.
LES CHEMINS DE FER A TRAVERS LONDRES.
LE METROPOLITAN RAILWAY.



Il est un côté par lequel l’industrie moderne touche à la poésie, et ce côté est la grandeur de la réalité, souvent plus merveilleuse elle-même que la fiction. Les chemins de fer présentent au-delà du détroit ce caractère de positivisme superbe et gigantesque. Robert Stephenson avait calculé quelque temps avant sa mort que si toute la terre remuée pour la construction des lignes britanniques était transportée et entassée dans le même endroit, elle élèverait vers le ciel une montagne ayant plus d’un mille et demi de diamètre sur un mille et demi de hauteur. Tous les ans, cinq ou six mille acres de forêts doivent être éclaircis par la hache, et trois ou quatre cent mille grands arbres sont condamnés à tomber rien que pour fournir les traverses de bois, sleepers, qui relient et fixent les rails. À chaque minute, quatre ou cinq tonnes de charbon et vingt ou vingt-deux tonnes d’eau s’évanouissent en vapeur sur les routes ferrées du royaume-uni. À chaque seconde, un espace de trois milles et demi se trouve traversé, dévoré par des milliers de personnes courant à leurs affaires ou à leurs plaisirs. Des rapports officiels constatent en effet que, durant l’année 1861, quatre millions de trains ont parcouru, allant et revenant dans toutes les directions, 105,141,140 milles de railways. Sur ces 4 millions de trains, 1,902,069 trains de passagers en Angleterre, 275,825 en Écosse et 174,445 en Irlande ont transporté tous ensemble 173,721,139 voyageurs, — presque huit fois la population entière du royaume. Les autres étaient des trains de marchandises qui ont déplacé des chevaux, du bétail et toute sorte de denrées. À propos de ces chiffres étourdissans, il est naturel de rappeler que l’astre lumineux qui gouverne tout notre système céleste se trouve placé à 95 millions de milles de notre planète, quelques calculs récens tendent même à le rapprocher un peu plus de la terre, de telle sorte que les wagons anglais ont parcouru en une seule année plus que la distance qui nous sépare du soleil.

De tels résultats ne sont-ils point bien faits pour éblouir et pour confondre l’imagination ? Ce n’est pourtant point sur ces conquêtes épiques de l’industrie ni sur la richesse du réseau de fer britannique en général, que nous voudrions appeler cette fois l’attention des lecteurs de la Revue. Il se produit en ce moment, dans un cadre plus rétréci, un autre ensemble de faits qui mérite d’être signalé. Dans les premiers temps où la découverte de la vapeur fut d’abord appliquée au mouvement des voitures et des moyens de transport, on n’envisageait guère cette force que comme le lien de communication entre les villes et les villages. Qui présageait alors que les chemins de fer pussent enjamber de grands fleuves encombrés par la navigation d’une vaste cité de commerce ? Qui eût dit que la locomotive fût destinée un jour à remplacer le cheval, non-seulement dans les espaces libres où elle jouit en quelque sorte de la liberté de ses allures, mais aussi au milieu de ces réseaux de rues, de ces forêts d’édifices et de maisons qui semblaient défier le progrès des chemins de fer ? Qui eût imaginé, même en rêve, que le dragon de feu s’apprivoiserait au point de vous conduire d’un quartier de la ville à un autre quartier, de vous descendre en quelque sorte à votre porte et de prendre humblement l’heure de vos affaires et de vos visites ? Qui eût pensé, en un mot, que les wagons détrôneraient les omnibus après avoir détrôné les diligences ? Tel est néanmoins le problème que cherche à résoudre la capitale de l’Angleterre.


I

À la naissance des chemins de fer, le parlement anglais avait décrété qu’aucune locomotive n’entrerait dans les rues de Londres. Le North-Western-Railway devait se contenter de tirer ses wagons jusqu’au débarcadère de Chalk-Farm au moyen de cordes et d’une machine à vapeur fixe. Plus tard, et même après que les villages de la Grande-Bretagne eurent été reliés entre eux par des rubans de fer, pas une seule des grandes lignes n’avait encore le courage de pénétrer franchement dans la ville proprement dite. On eût dit qu’elles reculaient avec une sorte de terreur respectueuse devant les entassemens d’habitations qu’il leur faudrait abattre. L’obstacle le plus difficile à surmonter était la dépense : une fois dans l’enceinte de la ville, les chemins de fer devaient se frayer un passage à travers des maisons qu’on ne voulait céder qu’à des prix fabuleux ; mais c’était surtout les fabriques, les comptoirs et les bureaux d’affaires qui exigeaient des dédommagemens énormes. Un fait seul donnera une idée de la puissance de cet obstacle. Dans le voisinage de Saint-Paul, un très petit morceau de terrain fut évalué, il y a quelques années, à la somme effrayante de 66,000 livres sterling. En face de telles prétentions, les plus hardis entrepreneurs de railways durent se borner à longer les faubourgs de Londres sans entamer le cœur de la ville ni les grands centres du commerce. Et pourtant plus d’une considération les engageait de jour en jour à sortir des limites que leur avait d’abord prescrites la prudence.

Depuis plusieurs années, on se plaignait à Londres des engorgemens de la circulation. Ainsi que le flux et le reflux de l’océan, les grandes marées de la population dans les rues de la métropole anglaise se montrent réglées par le temps et l’heure de la journée. Ce n’est point la lune, mais c’est la pression des affaires qui fait ici déborder les flots d’hommes et de véhicules. Qui ne s’est arrêté quelquefois dix minutes dans King-William-street ou sur London-Bridge avant de pouvoir traverser le courant de voitures qui ébranle la chaussée ? J’ai vu des Anglaises réclamer aux heures affairées (busy hours) l’assistance d’un policeman pour trouver leur chemin entre les têtes de chevaux qui se pressent et se succèdent sans relâche[1] Pour l’observateur, cette foule est un spectacle, et ce n’est point lui qui se plaindra de voir défiler sous ses yeux, dans ce fleuve vivant (living stream), tous les rangs de la société bizarrement confondus, les tristes et hideuses apparitions de la misère à côté des vêtemens les plus splendides, la luxure drapée dans des haillons de soie, les haquetiers des brasseries, à la figure pleine, au teint rouge et fleuri, coudoyés par la faim au visage hâve. Tout le monde cependant n’est point Addison, et les hommes pratiques accusent ces embarras de voitures et ces ondulations de passans de retarder la marche des affaires. Décharger la ville de ces excès de circulation est le rêve de tous les Anglais qui se sont occupés de la voirie de Londres. Qui était d’ailleurs plus intéressé dans une telle question que les entrepreneurs de chemins de fer ? Ils se demandèrent naturellement s’il n’y aurait point pour eux quelque avantage à s’emparer d’une grande partie de la locomotion qui se trouve maintenant desservie par les cabs, les omnibus et les autres moyens de transport. N’y aurait-il pas, d’un autre côté, avantage pour le public ? Londres est une province, un monde, une ville qui ne commence et qui ne finit nulle part ; il en coûte plus de temps pour se rendre en omnibus de London-Bridge à Baysswater que pour voyager de Londres à Brighton (50 milles). Après avoir supprimé ou tout au moins réduit les distances dans les campagnes, on les sentait peser de tout le fardeau des heures, dans l’intérieur des grandes villes, sur les rapports d’un quartier avec un autre quartier. Ces considérations couvèrent quelque temps en silence dans l’esprit des ingénieurs, et enfin, il y a deux ou trois ans, la conquête de Londres par la vapeur fut décrétée.. Cette résolution donna lieu à deux ordres de travaux bien distincts : continuation dans l’intérieur de Londres des grandes lignes nationales et même internationales, établissement d’un chemin de fer métropolitain d’après un système tout nouveau. Occupons-nous d’abord des anciens railways qu’on est en train d’étendre et de conduire vers les districts du centre.

Au coin du pont de Londres, du côté du Surrey, s’élève un vaste débarcadère, London-Bridge station, où viennent aboutir tous les grands nerfs de communication avec la France et avec le continent. De là part aussi un gros tronc dont les rameaux de fer se détachent de distance en distance, et couvrent de mille branches secondaires toute l’étendue du Kent, du Surrey et du Sussex. Jusqu’ici pourtant cette ligne de jonction, vers laquelle rayonnent tant d’autres lignes, n’avait pas osé s’avancer dans Londres au-delà de l’entrée du Borough. Les entrepreneurs du railway croyaient avoir déjà beaucoup fait en perçant une route à travers les maisons d’un faubourg pauvre, mais industrieux. Quiconque voyage de London-Bridge à New-Cross peut se faire une idée de l’énorme masse de propriétés qu’il a fallu acheter et détruire. La voie de fer, d’une largeur très considérable, parcourt une longue distance portée sur des arcades de brique du haut desquelles on aperçoit, à une certaine profondeur, de riches jardins maraîchers, des rues, des maisons dont les toits de tuiles se groupent et s’allongent des deux côtés de la ligne sans même atteindre au niveau des parapets. On sera encore mieux à même de juger de l’importance des travaux en visitant à pied le quartier de la ville traversé par ce chemin de fer suspendu. Les anciennes rues qui communiquaient naturellement entre elles se trouvent maintenant reliées par des arcades et des tunnels. Eh bien ! après tant de sacrifices, ce puissant railway éprouve aujourd’hui le besoin de reculer encore ses colonnes d’Hercule. Jaloux de rattacher au service des wagons une partie de la circulation de Londres, il va s’élancer jusqu’au cœur de la ville, jusqu’à Charing-Gross, traversant trois fois la Tamise et poussant des1 branches d’une rive à l’autre. Ceux qui connaissent les quartiers populeux situés sur le parcours de cette ligne, les rues étroites qui s’embrouillent dans le Borough comme les fils d’un écheveau mêlé, les pâtés de maisons qui se serrent les uns contre les autres sur la rive du sud, se figureront aisément la masse compacte de murs et de maçonnerie qu’il à fallu trouer pour ouvrir un passage à la nouvelle voie ferrée. En Angleterre, la loi d’expropriation forcée pour cause d’utilité publique n’existe point, au moins sous la même forme. Les constructeurs de chemins de fer sont donc obligés d’obtenir de chaque propriétaire pour un prix débattu le consentement d’abattre les bâtimens qui se rencontrent sur le tracé de la ligne. Et pourtant quelle entreprise a jamais été entravée en Angleterre par l’absence d’une loi dont je n’entends point discuter ici les avantages ni les inconvéniens ? Toujours est-il que les projets les plus gigantesques n’ont point à souffrir de la liberté, et s’accomplissent chez nos voisins par des arrangemens à l’amiable tout aussi bien qu’ils s’exécuteraient ailleurs par la contrainte.

Le parcours du chemin de fer en voie de construction a été annoncé longtemps d’avance à travers Londres par une ligne de ruines et de décombres. En général les bâtimens qui se trouvaient dans les quartiers entamés par les travaux de démolition et sur cette longue traînée de débris sont, il faut le reconnaître, peu regrettables[2]. Peut-être même cette œuvre de destruction est-elle un bien pour certains habitans de Londres. Le percement introduira de l’air et de la lumière dans des masses impénétrables de maisons, il éclaircira des ruelles et des allées qui ressemblent aux profondeurs malsaines d’une forêt vierge et marécageuse, il forcera quelques propriétaires des rues limitrophes à modifier l’ordonnance des habitations qu’ils louent à la classe ouvrière. J’en juge par ce que me racontait un jour un Anglais possédant une maison sur le parcours du chemin de fer de Blackwall. « Tant que ma bicoque, disait-il, ressemblait, ou peu s’en faut, à celles du voisinage, elle faisait encore assez bonne contenance ; mais du jour où, le chemin de fer ayant été construit, elle se trouva exposée au grand jour, découverte et observée de haut en bas par les wagons qui passaient de moment en moment, elle eut si honte de sa mauvaise mine qu’elle menaça peu à peu de s’écrouler, et que je fus obligé de la démolir pour en élever une autre à la même place. » Au milieu des scènes de bouleversement que présentait tout le tracé de la ligne, continuée du pont de Londres jusqu’à Charing-Cross, se faisait surtout remarquer, il y a deux ou trois mois, un grand théâtre de ruines : je parle du marché de Hungerford (Hungerford market). On eût dit qu’un tremblement de terre avait passé par là, tant l’aspect des lieux était singulier avec des fragmens de murailles déchirées, des caves entr’ouvertes, des débris d’escalier de pierre qui ne conduisaient plus à rien, des piliers renversés et d’anciens sanctuaires de la vie domestique violés par la pioche des démolisseurs. Hungerford market, ouvert en 1833, succédait sur le même emplacement à un autre marché bâti en 1680 par sir Edouard Hungerford. Il se partageait en deux ailes ou galeries latérales occupées par des marchands de poisson, de volaille, de légumes et de fruits. Au centre s’élevait une grande salle où les habitans de Londres, mais surtout les étrangers, se rendaient pour prendre des glaces et du café. Aujourd’hui ce marché n’est plus qu’un souvenir ; le terrain a été presque entièrement déblayé, et aux travaux de nettoyage ont succédé d’énormes travaux de construction. Des arcades de brique s’enfonçant sous des passages caverneux recouverts par de puissantes voûtes marquent déjà l’endroit où s’étendra la tête de la nouvelle gare. À la place de l’ancien marché doit s’élever bientôt un débarcadère auquel on a déjà appliqué l’épithète d’universel, parce qu’on se propose d’y rattacher plus ou moins les autres grandes lignes qui sillonnent déjà ou sillonneront avant peu la ville de Londres. Le Charing-Cross terminus se montrera de la sorte le centre du réseau de fer anglais, de cette vaste toile d’araignée qui communique par d’innombrables fils avec toute la Grande-Bretagne et l’Europe.

Je mentirais sans doute si je disais que ces grands travaux d’utilité publique contribuent à l’embellissement de la ville de Londres. Les terribles voies ferrées ne respectent rien sur leur passage ; elles enlèvent à un édifice, en le coudoyant, une partie de sa symétrie ; elles lui dérobent, sans même le toucher, l’air, l’espace et l’entourage dont il avait besoin pour faire bonne figure. Ces grands murs à pic sur lesquels reposent les terrassemens, ces tunnels, ces passages, ces voûtes sombres et humides qui forcent les voitures et les piétons humiliés à passer sous les fourches caudines de l’industrie, ces ponts de bois, ces planches toutes noires de goudron qui, à la hauteur du toit des maisons basses, coupent, traversent brutalement la rue, tout cela peut affliger les artistes ; mais qu’y faire ? Notre siècle veut aller vite ; les affaires pressent (time is money), et les Anglais n’hésitent nullement sur la nature des moyens qui peuvent les conduire au but. Laissons donc passer ces nouvelles voies, qui, sans souci de l’élégance, sans s’inquiéter de ce qui se rencontre devant elles, courent d’un lieu à l’autre avec la résolution implacable de la ligne droite. Peut-être ces sacrifices faits à la belle ordonnance des villes trouveront-ils d’ailleurs une compensation dans la structure des débarcadères, seuls édifices modernes sur lesquels les architectes anglais aient vraiment empreint le génie de leur race. Quelle grandeur dans ces voûtes épaisses, qui semblent avoir été courbées par la main des géans ! Quelle hardiesse dans ces toits de verre abritant des gares d’une largeur et d’une longueur prodigieuses ! Quel sentiment de la force associé à une certaine richesse d’architecture dans ces vestibules d’un aspect colossal, qu’on prendrait pour l’antichambre d’un palais babylonien ! Par une association de faits historiques dont il est facile d’expliquer l’influence, n’avons-nous pas le tort de restreindre l’idée de monumens aux palais et aux églises ? Ainsi que les autres arts, l’architecture ne doit-elle point subir la pression des temps ? Pourquoi, dans un âge d’industrie, les débarcadères et les stations de chemin de fer, quoique sans alliance aucune avec le style grec et avec les fantaisies de l’art gothique, n’exprimeraient-ils point par un ensemble de traits caractéristiques la puissance des intérêts qui transforment les hommes et les cités ?

Une des nouveautés que présente le système aujourd’hui appliqué au mouvement des wagons dans la ville de Londres est la construction des ponts de chemin de fer (railway bridges) sur la Tamise. Traverser les rivières à vol de vapeur n’est point, je l’avoue, un fait extraordinaire ; durant un quart de siècle, les Anglais ont bâti chez eux des ponts de chemin de fer à raison de mille par année, et quelques-uns parmi ces derniers sont des chefs-d’œuvre d’audace qui ont fait la gloire de plus d’un ingénieur. Si l’on regarde à la grandeur de la difficulté vaincue, les viaducs jetés sur la Tamise ne pourront jamais soutenir la comparaison avec le Menai tubular bridge, dans la principauté de Galles[3], qui a immortalisé le nom de Stephenson. Ce qu’il y a de particulier dans l’ordre de faits qui nous occupe est de conduire de fougueuses locomotives et des trains d’une interminable longueur à travers un fleuve large et orageux, gros de trafic et encore assez près de son embouchure pour être soumis à la fureur des ouragans et des marées. Il fut un temps où les ponts de Londres excitaient la surprise et l’admiration des étrangers. Encore aujourd’hui qui ne passe en sleamboat (bateau à vapeur) sous London-Bridge sans être saisi par la hardiesse et la noble courbure de ces longues arches de pierre appuyées vaillamment sur de rares et massifs piliers ? Eh bien ! le triomphe de la force matérielle éclate d’une manière encore bien plus visible dans la construction des nouveaux railway bridges destinés à porter non plus des voitures, mais des wagons. Trois ponts doivent traverser la Tamise dans toute sa largeur pour relier la Cité, Holborn et Charing-Cross au système de chemins de fer en vigueur sur la rive du sud ; de ces trois viaducs un seul, celui de Hungerford, se montre assez avancé pour qu’on puisse se faire une idée exacte du caractère des travaux[4].

Il y avait jusqu’ici à Hungerford un pont suspendu élevé en 1832 par J.-K. Brunel ; il était maintenu, par des chaînes de fer et s’appuyait aux deux extrémités sur deux tourelles de brique d’un effet assez original. Aujourd’hui cet ancien pont n’a point entièrement disparu, mais on peut dire qu’il a été saisi, dévoré, absorbé par une autre construction d’une forme bien différente qui croissait et se développait sous lui depuis des mois. Encore quelques semaines, et les tourelles qui le surmontent doivent être abattues ; les chaînes de fer qui le suspendaient en l’air doivent être détachées et envoyées à Clifton, tout près de Bristol, où elles soutiendront un autre pont construit sur le même modèle, présent d’une ville à une autre ville. Si le caractère du premier Hungerford-bridge était la grâce un peu prétentieuse, le caractère du second, avec lequel le pont suspendu a fini par se confondre, est au contraire une énergie de résistance formidable. Ce dernier s’appuie sur de mornes et robustes colonnes de fer, soutenu qu’il est d’ailleurs dans toute sa longueur par de monstrueux supports (struts) en lames de fer forgé. À cette construction cyclopéenne" il ne faut point trop demander l’élégance ; mais on éprouve, à la vue de ces grands ouvrages, un sentiment de stupeur et comme, une confiance hautaine dans la puissance de l’homme. La rudesse sévère de cette forêt de colonnes et l’imposante nudité du noir métal s’harmonisent du reste assez bien avec la sombre et orageuse couleur du fleuve. Le nouveau viaduc se recommande par d’autres qualités : c’est, malgré son apparence massive, le plus léger, le plus solide et le moins coûteux qui ait encore été construit si l’on regarde aux conditions et aux difficultés de l’entreprise. Les vastes colonnes, composées d’énormes cylindres de fonte ajoutés pièce à pièce et superposés les uns aux autres en forme de tubes, reposent bravement sur le lit argileux de la Tamise, où elles s’enfoncent à quelques pieds de profondeur. Ces tubes creux ont été ensuite remplis à l’intérieur par des travaux de maçonnerie, des ouvrages de brique et des masses de ferraille, de manière à leur donner l’inébranlable fermeté d’un roc. De tels appuis seront en effet soumis à de rudes épreuves ; la charge que le pont doit être à même de supporter a été évaluée par les ingénieurs à 1,500 tonnes. Le colossal viaduc sera en même temps un pont de chemin de fer (railway bridge) double en largeur de tous ceux qui existent dans le royaume-uni, et un chemin sur l’eau pour les piétons trois fois plus étendu que n’était l’ancien suspension bridge. Un tiers environ de cette vaste surface sera en outre occupé par la tête de la gare. Il était difficile de montrer avec plus d’éclat à quel point la science des ingénieurs anglais se joue des élémens et des obstacles. O fleuve ! où est ta victoire ?

Le viaduc de Charing-Cross est encore à l’état de construction -.pour trouver un railway bridge terminé et ouvert dans Londres au système de circulation par la vapeur, il faut nous avancer en amont de la Tamise jusqu’aux abords de Chelsea ; là nous rencontrerons un railway bridge qui relie déjà le débarcadère de Victoria et la ligne du Great-Western au chemin de fer du Palais de Cristal. La situation par elle-même est pittoresque : à droite et un peu plus haut s’étendent les jardins de Chelsea-Hospital, qui forment en été une agréable masse de verdure ; à gauche se développe le charmant parc de Battersea avec tous les ornemens naturels d’un vrai parc anglais. Les rives du fleuve, découvertes et égayées d’herbe, conservent encore dans cet endroit-là un certain air champêtre. La Tamise elle-même n’est point du tout la sombre et travailleuse rivière qu’elle sera bientôt en pénétrant dans le cœur de Londres. On dirait un robuste campagnard qui, tout en entrant dans la ville où il va se mettre vaillamment à l’ouvrage, retient encore quelque traits de sa simplicité rustique. Le fleuve, à la hauteur de Chelsea, se souvient encore des bords tranquilles, des riches pâturages, des grands arbres, des groupes de bœufs ou de moutons qu’il a vus en passant depuis sa source, mais surtout des troupeaux de cygnes blancs qu’il a rencontrés depuis Richmond, et qui, captivés par la douceur de ces rives enchantées, nagent bravement entre les bateaux à vapeur. Le nouveau viaduc n’enlève rien à la poésie des lieux, il y ajoute au contraire le sentiment qui manque à la nature, celui de la force matérielle vaincue par l’esprit. Ce railway bridge se compose de cinq grandes arches symétriques construites entièrement en fer, auxquelles il faut ajouter sur la terre ferme d’un côté quatre et de l’autre côté six moyennes arches de brique, formant tout ensemble une longueur de près d’un quart de mille. La première fois que je visitai ce léger et hardi monument de la puissance de l’homme, le ciel était nuageux, comme il l’est si souvent à Londres, sans pour cela annoncer la pluie ; de grandes raies de lumière blanchâtre tombaient d’un soleil caché par la brume sur les toits et les clochers de la ville, qui se perdait à distance. Tout à coup une locomotive, traînant toute une chaîne de wagons, déboucha sur l’extrémité opposée du pont, et déploya dans l’air son panache de fumée. Je la regardais s’avancer en droite ligne avec la régularité majestueuse d’une force qui dévore l’espace, quand sous le même pont vint à passer un steamboat, les deux jets de vapeur et de fumée se confondirent dans un nuage fraternel qui, chassé par le vent, porta sur la rive gauche le glorieux témoignage des conquêtes de l’industrie. — Plus loin vers l’ouest, mais toujours dans Londres, s’élève encore un autre pont de chemin de fer qui doit très prochainement réunir Walham-Green et Kensington aux lignes du South- Western. Où s’arrêtera ce mouvement ? Nul ne saurait le dire. Le parlement anglais est assiégé chaque jour de nouveaux plans et de nouvelles demandes de concessions. Avant peu, le nombre des railway bridges égalera et même dépassera peut-être le nombre des ponts ordinaires sur la Tamise[5].

Toutes ces annexes ajoutées dans l’intérieur de la ville aux anciens chemins de fer tendent évidemment à réaliser un double dessein. On veut d’abord rejoindre plus intimement les provinces et les pays étrangers à la métropole britannique. Le voyageur parti de Paris ne viendra plus seulement à Londres par la voie ferrée, mais encore il désignera d’avance le quartier de Londres et pour ainsi dire l’hôtel où il lui plaira de s’arrêter. Dans le cas où il choisirait le débarcadère de Charing-Cross, à deux pas de Haymarket, il pourra le même jour déjeuner au Palais-Royal, à Paris, et passer la soirée, si bon lui semble, au Théâtre de sa Majesté, her Majesty’s Theatre. L’autre but que les entrepreneurs de chemins de fer anglais se proposent d’atteindre est d’alléger à leur profit le fardeau de la circulation dans les rues de Londres. On a calculé déjà que le débarcadère de Charing-Cross, en donnant accès immédiat à toutes les grandes lignes continentales, déchargerait à lui seul le Strand et les rues de la Cité de sept ou huit millions par année sur les treize millions de passans qui les traversent aujourd’hui pour se rendre de l’ouest vers London-Bridge ou au-delà. L’extension du réseau de fer métropolitain offrira d’ailleurs plus d’un avantage à ceux qui vivent dans les environs de la ville. Londres est le grand laboratoire de l’Angleterre ; on y transforme tout en or, mais on y séjourne le moins qu’on peut. Les marchands de la Cité, les légistes de Grays-inn-Lane et de Lincoln’s-inn-Fields, les employés du gouvernement dans Whitehall, quoique venant tous les jours à Londres, s’échappent de cette atmosphère fumeuse dès que l’heure des affaires est écoulée, et se hâtent de se réfugier sous leurs ombrages. Les chemins de fer ont puissamment contribué, on le devine, à dédoubler ainsi la vie des Anglais. Si doux et si parfumés cependant que puissent être les soirs d’été dans les villas qui s’éloignent de la capitale, si fraîches que soient les brises dans ces nids de fleurs et de feuillages, les hommes et les femmes surtout n’entendaient point pour cela renoncer absolument aux plaisirs de Londres. Plusieurs administrations de chemin de fer ont bien compris ce besoin, et ont établi un train partant de Londres à minuit et demi. Le seul obstacle était jusqu’ici la distance qui séparait des débarcadères le centre des théâtres, des concerts et des autres divertissemens nocturnes. Cet obstacle va être surmonté, et les habitans de la campagne passeront en un trait de vapeur des quartiers de Londres, qui ne sommeillent jamais, au repos solennel de la nature endormie.

On peut déjà se demander quel spectacle offriront aux voyageurs ces chemins ou pour mieux dire ces rues de fer suspendues au-dessus des rues pavées. Londres vu à vol d’oiseau ou de vapeur ne nous permettra-t-il pas de découvrir quelques nouveaux côtés, de la vie anglaise ? Le vœu exprimé par plus d’un romancier de la Grande-Bretagne serait de pouvoir enlever, au moyen d’un procédé magique, la devanture des maisons, houses with the front off. Ce souhait n’est nulle part mieux explicable que chez nos voisins. En Italie et même dans quelques parties méridionales de la France, la vie privée, tout aussi bien que la vie publique, court pour ainsi dire les rues ; on travaille, on souffre, on se réjouit comme on respire à ciel ouvert. Il ne faut pas avoir demeuré longtemps à Londres pour savoir qu’il en est ici tout autrement ; la société anglaise, avec ses vertus et ses défauts, ses ombres et ses lumières, ses faiblesses et ses grandeurs, se cache soigneusement sous le mystère du toit domestique. Le voile que les habitans de l’Asie jettent sur la figure des femmes, l’Anglais l’étend sur la vie de famille. Qu’on regarde la forme et l’économie architecturale des maisons ; à première vue, on reconnaîtra qu’elles ont été surtout construites pour défendre le for intérieur contre l’indiscrète curiosité des étrangers. En général, l’Anglais ne veut point de voisins, c’est-à-dire de colocataires ; il hait, comme il le dit lui-même, les antipodes dans sa maison, et il ne veut point qu’on marche au-dessus de sa tête. Il en résulte que tous ceux qui en ont le moyen louent ou possèdent une maison à eux dans laquelle ils renferment leurs pénates. La physionomie de ces demeures, presque toutes construites d’après le même modèle, indique assez le but que s’est proposé l’architecte. Dans certains quartiers de la ville, ces habitations se trouvent masquées sur le devant par un jardin (front-garden) qui les isole complètement derrière un rideau de feuillage. Le plus souvent elles ne se montrent toutefois séparées du trottoir que par une grille ; mais cette grille est la limite sacrée qui protège l’enceinte de la propriété individuelle. Derrière cette barrière s’ouvre dans la pierre une sorte de fosse ou de tranchée qui découvre le bas de la maison ; ce rez-de-chaussée, placé au-dessous du niveau de la rue (underground floor), respire en quelque sorte par des fenêtres le plus ordinairement garnies de barreaux de fer. Là sont placés les cuisines, les offices et la chambre à manger des servantes. Le charbon de terre et les autres provisions descendent par un escalier indépendant qui communique d’ordinaire avec ces lieux bas d’où l’on ne voit les passans dans la rue que jusqu’à mi-corps ; il y en a même d’où l’on ne distingue que des pieds marchant sur la dalle des trottoirs. L’architecte a eu évidemment l’intention de séparer le service inférieur des autres fonctions de la vie domestique. Un autre escalier ou perron de pierres blanches, lavé, frotté chaque jour avec un soin minutieux, et jeté comme un pont-levis sur le fossé où se trouvent les offices, conduit à la porte des maîtres de la maison. À partir de là s’élèvent en général trois étages ; au premier se trouvent le salon et la salle à manger, au second les chambres à coucher, au troisième ou sous les combles les chambres des servantes. Toutes les fenêtres se montrent voilées à l’intérieur par de grands rideaux qui s’embrassent étroitement, ne laissant apercevoir de temps en temps, entre leurs plis, qu’une petite table sur laquelle rayonne une grosse Bible dorée sur tranche. Je trace ici le portrait de ce qu’on pourrait appeler les maisons bourgeoises : les maisons d’ouvriers sont un peu construites sur un autre modèle ; mais dans tous les cas elles dérobent beaucoup plus qu’ailleurs le secret de leurs joies ou de leurs misères.

En murant ainsi leur intérieur, les Anglais avaient compté jusqu’à ce jour sans les chemins de fer et sans les wagons. Les maisons, bâties d’après un plan qui s’adapte merveilleusement aux mœurs du pays, opposaient des barrières victorieuses à ceux qui les examinent de bas en haut et sur le devant de la rue ; en sera-t-il de même quand elles se trouveront exposées sous toutes les faces aux regards des curieux, les envisageant de haut en bas ? Asmodée, le diable boiteux si souvent invoqué par les novelists anglais, aurait-il enfin apparu sous la forme de la locomotive, ce monstre de feu à l’odeur de soufre et de charbon de terre ? Pour répondre à cette question, il suffit de consulter les faits : on peut juger de ce que sera un voyage à travers Londres dans des voitures passant à la hauteur du toit des maisons par ce qui se voit déjà sur quelques chemins de fer. Prenons pour exemple celui de Blackwall, qui traverse Whitechapel. On peut dire qu’avant l’établissement du railway, ce quartier était en quelque sorte inconnu des Anglais eux-mêmes ; il fut découvert il y a quelques années seulement par les voyageurs de la ligne, et la vue des habitations démasquées tout à coup par le parcours de la voie de fer contribua, sans aucun doute, à appeler l’attention des économistes sur un des districts de Londres les plus malheureux. Les faubourgs de la métropole anglaise, considérés du haut des railways qui les traversent déjà, ne présentent à la vue, dans certains endroits, qu’un océan de tuiles noircies par la fumée qui s’abaisse et se soulève, dominé de distance en distance par des flèches d’église, ainsi que par de grands mâts. Ailleurs le train passe à la hauteur d’une fenêtre, Où une pauvre jeune fille relève négligemment sa chevelure. Un des ornemens de ces fenêtres, même dans les quartiers les plus misérables, est très souvent une rangée de pots de fleurs. Une société s’est dernièrement formée à Londres pour encourager un nouveau genre d’horticulture appliquée à ces jardins suspendus. Elle ouvre deux ou trois fois par an un concours et décerne des prix non aux fleurs les plus rares et les plus somptueuses, mais à celles qui peuvent le mieux consoler la tristesse et la nudité des intérieurs dégarnis. Ces fleurs de fenêtres, window fîowers, qui ne coûtent guère de soins et se montrent belles sans frais, ressemblent un peu aux familles qui les cultivent. Quelques pouces de terre, un rayon de soleil, une goutte d’eau, en voilà assez pour les entretenir vivantes, quand la vapeur et la fumée du charbon de terre ne les étouffent point. Même dans leur pâleur maladive, elles conservent des grâces touchantes et simples comme les ouvrières qui les arrosent. Plus loin, la voie ferrée s’abaisse lentement, et le regard plonge alors dans des cours de maison, des allées, où, surtout durant la belle saison, s’étalent les diverses scènes du travail domestique. Même en Angleterre, le pauvre vit peu chez lui ; il semble que l’étroite demeure et le caractère maussade des chambres qu’il habite le poussent vers la lumière et le grand air. Dans ces cours, les femmes lavent ou étendent le linge, obscurcissant ainsi par des haillons humides le peu de place qui leur a été laissé au soleil. Les enfans abondent, bercés, grondés ou caressés par les parens, car ici l’extrême misère ne relâche point les liens de famille. On voit même quelquefois une de ces pauvres mères montrer du doigt à un enfant indocile la locomotive, ce croquemitaine qui jette du feu et emporte tout dans sa courbe menaçante.

Ce spectacle des divers quartiers de Londres vus du haut d’un chemin de fer est d’ailleurs, comme on peut s’y attendre, plein de contrastes. Dans les faubourgs plus opulens, les maisons cherchent à se défendre par d’épais rideaux et des jalousies contre le chemin de fer, cet indiscret voisin. Il n’en est pas moins vrai que les wagons anglais m’ont souvent rappelé cet animal imaginaire dont on attribue la création à un disciple de Charles Fourier, et qui devait épier de la rue l’intérieur des maisons à l’aide de sa grande taille et d’un œil perfidement situé. Plus d’un voyageur échange avec la main des signaux en passant devant telle fenêtre qu’il connaît. À la vitre apparaît une figure de jeune fille, attirée sans doute par le bruit de ce tonnerre roulant, mais qui regarde longtemps d’un air rêveur le train s’éloigner : on dirait que ses pensées s’en vont du côté où s’envole la fumée. Il est surtout curieux de voir à l’étage supérieur de quelques maisons entourées de jardins une chambre que les Anglais désignent sous le nom de nursery. Cette pièce, exposée au soleil et dans la partie la plus saine de la maison, est celle où se tiennent les enfans. Le plus souvent la nursery est la seule chambre dont les croisées n’aient point de rideaux ; l’innocence n’a rien à cacher. Par une mesure de précaution facile à expliquer, les fenêtres se montrent seulement garnies à l’extérieur de quelques barreaux de fer. À travers ces barreaux de la plus douce prison qui soit au monde, gardée et surveillée du matin au soir par l’amour maternel, se distingue un groupe de têtes blondes ; les yeux ouverts et comme agrandis par la curiosité, se soulevant les uns les autres à la hauteur de la fenêtre, ces enfans regardent gravement passer le grand ours (the great bear) non sans contrefaire eux-mêmes le bruit du monstre qui souffle et reprend haleine après chaque station. Mais quelle est cette maison sans habitans, sans rideaux, sans écriteau annonçant qu’elle soit à louer, sans cheminée qui fume ? Si vous interrogez dans le wagon un habitant de la campagne, il vous dira que c’est une maison hantée par les esprits ; si vous vous adressez à un légiste, il vous répondra que c’est une maison en chancellerie (house in chancery). Tel est le nom qu’on donne à certaines propriétés anglaises frappées d’une sorte d’interdit par suite de difficultés litigieuses. Ces maisons, excommuniées par la loi, se rencontrent quelquefois à Londres dans les quartiers les plus populeux, où elles forment un morne contraste avec les scènes animées qui les entourent. De temps en temps, le wagon passe devant des fabriques, des brasseries et divers chantiers de travail qui, vus à travers cet ouragan de vitesse, ressemblent à des fourmilières ; le soir, ces grandes usines se transforment, si noires qu’elles soient, en un palais de lumières. Ce qu’on aperçoit des rues est encore plus singulier : çà et là des chevaux qui font semblant de courir, une foule où les piétons se croisent et s’entre-croisent sur deux lignes, par certains jours une forêt de parapluies. Tous ces détails s’effacent d’ailleurs dans la grandeur de l’ensemble, dans cette immense cité qui détache en vigueur les trois lignes superposées des toits, des clochers et des agrès de vaisseaux. Ces derniers se succèdent et s’allongent dans la direction de la Tamise pendant des milles et des milles. Qu’un incendie vienne à éclater, et le voyage revêt une sorte d’attrait lugubre. Je me souviens d’être parti de London-Bridge station il y a plus d’un an, vers huit heures du soir, au moment où le feu dévorait quelques grands magasins situés du côté du Surrey, sur le bord de la rivière. Le chemin de fer lui-même avait été un instant menacé par le fléau. L’incendie, quoique déjà maîtrisé, continuait encore avec une rage qui a valu à cet événement le nom de great fire (grand feu) ; le chef des pompiers y perdit la vie. Nous traversâmes en sortant de la station un ciel sanglant, et sur la gauche éclatait une tempête de flammes dans laquelle les hommes s’agitaient comme des ombres. Sur les maisons qui avoisinent la voie ferrée se voyait distinctement la réverbération de la Tamise en feu, car des flots d’huile, de suif et de résine ardente, en courant dans le fleuve, l’avaient en quelque sorte embrasé. La locomotive, traversant avec l’indifférence de la force aveugle et soumise ce théâtre de ruine, de confusion et de calamité, s’éloigna bientôt pour se plonger dans la nuit, éclairée et rougie à une longue distance par le reflet violent de l’incendie.

Ces chemins de fer qui se construisent de jour en jour à travers Londres, renversant les maisons et même les édifices sur leur passage, coupant par mille tronçons cette province de brique et jetant des viaducs sur le fleuve humilié, ne sauraient pourtant être considérés comme une entreprise toute nouvelle. C’est bien plutôt la continuation et l’achèvement d’un ancien système qui, après avoir hésité longtemps, par des raisons d’économie, à prendre la ville d’assaut, a fini par l’attaquer vigoureusement départ en part. La méthode employée pour construire ces voies ferrées, très bonne dans les campagnes, soulève dans l’intérieur des villes plus d’une objection. Les antiquaires lui reprochent d’effacer les souvenirs, et les artistes de défigurer les promenades. Les esprits positifs n’envisagent point sans crainte les sommes énormes qui s’engloutissent dans les travaux de démolition. Ces considérations très graves donnèrent lieu, il y a quelques années, à deux ordres de projets. Le premier était celui des chemins de fer aériens qui devaient passer par-dessus le toit des maisons ; pour supporter les lignes de rails, il eût fallu d’énormes ouvrages de maçonnerie qui auraient transformé les rues de Londres en une série de sombres et grandes arcades. Ce plan n’a jamais été réalisé, il ne le sera jamais ; mais on peut juger de l’effet qu’il produirait par ce qui se passe déjà dans certains endroits sur la ligne que parcourent les anciens railways. Un tel système, en facilitant d’un côté la circulation, ne lui oppose-t-il point de l’autre de nombreux obstacles ? Il bloque les rues par des piliers, d’obscurs passages et de massifs viaducs. À côté du plan des chemins de fer aériens, rejeté comme impraticable, se développa un autre projet tout contraire. À propos d’un être fabuleux, la mythologie indienne raconte que la nature indécise se demanda un jour s’il devait voler ou plonger ; toutes réflexions faites, elle créa un dragon destiné à voler dans les lieux bas de la terre. C’est l’histoire de la locomotive condamnée par le Metropolitan railway à suivre les rails d’un chemin de fer souterrain, underground railway, qui passe sous les rues au lieu de passer au-dessus des rues de Londres.


II

Il existe une filiation pour les entreprises de l’industrie aussi bien que pour les œuvres de l’art. De même que les connaisseurs rapportent aisément tel édifice, telle statue ou tel tableau à un prototype, ainsi les ingénieurs établissent des liens de famille entre les grands ouvrages d’utilité publique. À ce point de vue, le Metropolitan railway a un ancêtre dans les annales de l’architecture appliquée au génie civil, et cet ancêtre est le Thames tunnel. Quel étranger n’a visité à Londres cette huitième merveille du monde ? Qui ne s’est donné le plaisir de passer sous la Tamise entre Wapping et Rotherhithe ? L’ingénieur Isambard Brunel, que les Français revendiquent à bon droit comme un de leurs compatriotes, mais qu’un long séjour en Angleterre avait identifié au caractère et aux ressources de la nation qu’il se proposait de servir, commença ce tunnel en 1825. L’idée et la méthode des travaux lui furent suggérées par un mollusque, le teredo navalis, dont il avait étudié les mœurs, et que Linné appelait la calamité des mers, calamitas marium. À l’exemple de ce taret, qui s’avance couvert d’une coquille cylindrique et qui dévore sa voie dans l’épaisseur du bois le plus dur, Brunel construisit un énorme bouclier sous lequel certains ouvriers enlevaient la terre, tandis que d’autres doublaient de murs les cavités. On n’ignore point les obstacles et les accidens qui arrêtèrent à plusieurs reprises la marche de ces mineurs. Enfin le 25 mars 1843 la grande entreprise était terminée, et le fleuve vaincu sans le savoir donnait passage sous ses eaux à plus d’un habitant de Londres. Aujourd’hui le Thames tunnel est un objet de curiosité bien plutôt encore qu’un trait d’union entre les deux rives ; On y descend par deux puits (shafts) situés l’un à Wapping et l’autre à Rotherhithe, qui ont des escaliers en forme de spirale. Les murs se montrent couverts de peintures grossières, mais hardies et hautes en couleur, représentant des vues prises dans différentes parties de l’Angleterre et dans les colonies. Arrivé au bas d’un de ces puits où descend la lumière du jour, le visiteur entre dans la partie obscure du tunnel, et c’est à la lumière du gaz qu’il doit la traverser. À mesure qu’il avance dans cet intestin de pierre, le passant, sur la tête duquel flottent sans doute en ce moment-là des vaisseaux à voiles, perd de plus en plus la notion du monde extérieur, absorbé qu’il est par l’étrangeté de ces lieux humides et taciturnes. Le tunnel se compose dans toute sa longueur (1,200 pieds anglais) de deux passages juxtaposés comme les deux canons d’une carabine rayée, mais qui se réunissent de distance en distance par de petites arcades mitoyennes. Malgré de nombreux étalages destinés à égayer les ténèbres en attirant les curieux, ce triste tunnel reste une entreprise assez peu productive au point de vue financier ; il n’est même pas terminé. Les dépenses qu’il faudrait ajouter aux anciens frais de construction pour ménager aux deux extrémités une rampe aux voitures et aux charrettes ont jusqu’ici fait reculer les actionnaires de la compagnie. Jamais peut-être effort humain n’a mieux démontré la vanité dans certains cas des œuvres les plus sérieuses et les plus dignes d’admiration. Défiez les élémens, renversez les obstacles les plus formidables, commencez et recommencez vingt fois la lutte contre les eaux, contre les entrailles de la terre, contre la nuit, le tout pour construire un bazar où l’on vend des jouets d’enfant et où viennent s’extasier les oisifs, ut pueris placeas et declamatio fias !

L’idée du Metropolitan railway présente quelques traits d’analogie avec le Thames tunnel, et pourtant cette fois le but était bien différent. Il s’agissait d’ouvrir, non plus sous la Tamise, mais sous un fleuve de passans et de voitures, une large artère le long de laquelle pût circuler un courant perpétuel d’affaires, de trafic et de voyageurs. Cette idée remonte à 1852 ; elle fut d’abord proposée par M. Charles Pearsen. Vers 1854, divers plans furent mis à l’étude et rejetés ; on résolut enfin de construire un chemin de fer à travers Londres, ou pour mieux dire sous Londres, entre Farringdon-street et Paddington. En 1859, les difficultés d’argent inséparables de toute entreprise industrielle furent aplanies, et la société du Metropolitan railway se constitua par voie de souscriptions. Peu de temps après, les travaux commencèrent.. L’ingénieur était M. George Fowler, et le constructeur M. Jay. On creusa d’abord des puits (shafts) à diverses distances, sur le parcours de la ligne projetée. Un des premiers que j’aie vu ouvrir dans Londres débouchait sur une pièce de terrain inoccupée, non loin de la station du chemin de fer du nord. Ces hommes qui disparaissaient dans la fosse, ou qui en sortaient tout noirs de terre, donnaient une idée peu rassurante du sort réservé aux voyageurs. Quoi qu’il en soit, arrivés au fond du puits, les ouvriers se mirent à pratiquer des excavations et à construire d.es tunnels.. Le terrain se montra généralement favorable : c’était celui que les géologues désignent sous le nom de London clay (argile de Londres). Dans un ou deux endroits pourtant, au grand déplaisir des ingénieurs, on rencontra le sable, cet ennemi naturel des travaux souterrains. Quelques archéologues croyaient que ces fouilles feraient reparaître au jour certaines reliques du passé ; en cela du moins, leur espérance fut déçue, on ne trouva rien de remarquable. Comme il faut tout expliquer, les savans se dirent alors que les quartiers minés s’étendent sans doute au-delà des limites du Londres habité par les Romains, les Saxons et les Normands. Ce qui est certain, c’est qu’au lieu des monnaies romaines qu’on cherchait, on n’a trouvé que des coquilles, c’est-à-dire de simples médailles géologiques, souvenirs d’un temps où le bassin de Londres ressemblait au bassin de Paris ; mais les terrassiers accordaient peu d’attention à ces vestiges d’une création éteinte : un coup de pioche faisait écrouler des générations d’anciens mollusques.

Ailleurs les chemins de fer commandent plus ou moins aux circonstances extérieures et aux conditions du terrain qu’ils traversent. Ici, au contraire, le Metropolitan railway dut s’accommoder et se soumettre entièrement à l’étrange milieu sous lequel il allait se développer. Il fallut prendre le niveau de chaque rue et y conformer le niveau de la voie ténébreuse. Il était aussi nécessaire d’éviter les maisons. En Angleterre, la loi sur la propriété est inflexible : toute maison, ou du moins le terrain sur lequel elle repose, appartient à son maître jusqu’au centre du globe. Le plan économique du nouveau chemin de fer était d’acheter le moins de terrains qu’il pourrait à ciel ouvert ; il devait donc aussi s’interdire le passage sous les habitations particulières, pour lequel il eût été contraint d’offrir un dédommagement. Les travaux rencontrèrent un autre genre d’obstacles encore bien plus sérieux dans les égouts, les tuyaux de gaz, les conduits d’eau, et même çà et là dans les tubes de fils électriques, dont le réseau s’étend sous les rues de Londres. Jusqu’ici on ne se représentait guère les villes que comme une agglomération d’édifices et de maisons, un système de rues et de ponts, un ensemble de services publics exposés au grand jour ; les faits sur lesquels le nouveau chemin de fer vient d’appeler l’attention des Anglais nous indiquent un nouvel aspect des cités modernes. Toute ville à l’air libre se trouve doublée d’une autre ville souterraine, l’une communiquant en quelque sorte la vie à l’autre par une multitude d’appareils invisibles. Toute grande cité a, comme disent les anatomistes, ses organes intérieurs et ses organes extérieurs. Pour se faire une idée des obstacles qui attendaient sous terre les ouvriers du Metropolitan railway, il faut savoir que chaque maison de Londres a chez elle l’eau et très souvent le gaz. Il existe dans la capitale britannique huit monstrueux réservoirs (waterworks), fournissant chaque jour 88 millions de gallons d’eau[6], conduite à travers toute la ville par des tuyaux de fonte qui s’étendent en se ramifiant sur un espace de 2,530 milles. On a calculé que le géant London épuisait par jour un lac de 60 acres de surface sur six pieds de profondeur. La consommation du gaz n’est pas moins énorme : la longueur totale des gros tuyaux posés sous terre par treize compagnies est de 1,750 milles, auxquels il faut ajouter de 4 à 500 milles pour les tuyaux d’embranchement. Dans quelques endroits, ces divers conduits se croisent, se touchent et se serrent les uns contre les autres au point de ne pas laisser entre eux l’épaisseur d’un rat. Avant de pratiquer les grandes coupures (cuttings), les ouvriers eurent naturellement à détourner ces organes souterrains, à peu près comme dans certaines incisions la main savante et délicate du chirurgien écarte avec soin les nerfs et les artères qui se rencontrent sur le passage du scalpel. Il n’y a guère de chemin de fer qui ait présenté plus de difficultés, malgré le peu d’étendue de la ligne, — moins de 4 milles.

Quelle entreprise de ce genre se montre exempte d’accidens ? Le Metropolitan railway en rencontra de plus d’une sorte, depuis le jour où une locomotive, ayant pris, si l’on peut ainsi dire, le mors aux dents, vint se plonger dans un tas de décombres jusqu’au jour, plus triste encore, où les travaux intérieurs fuient envahis par les eaux. La voie souterraine avait un voisin dangereux, et ce voisin était l’égout de la Fleet (Fleet sewer). Avant d’être un égout, la Fleet avait été anciennement une rivière, et même une rivière navigable. Non loin de l’endroit où était jadis Fleet market se trouve encore Sea-coal lane[7], une ruelle ainsi nommée en souvenir des barques qui venaient décharger là du charbon de terre. Une autre ruelle est appelée Turn-again-lane (retournez), parce que le passant assez étourdi pour s’y aventurer rencontrait au bout un cours d’eau, et était ainsi obligé de revenir sur ses pas. Avec le temps, la Fleet devint un fossé, un cloaque, une sorte d’égout à ciel ouvert, Fleet ditch. Tout immonde qu’il fût, ce fossé a eu l’honneur d’être chanté par Ben Jonson, Gay, Pope et Swift. Combien de clairs ruisseaux ne rencontrent point une telle bonne fortune ! Le fétide souvenir de Fleet ditch a passé à la postérité comme ces vices et ces crimes historiques souvent mieux conservés que les bonnes actions dans les annales de la poésie. Non-seulement un tel fléau a existé durant des siècles dans le cœur de Londres, mais encore au voisinage de Fleet ditch se rattache dans le passé plus d’une scène de la vie anglaise. Sur son chemin, le cours d’eau sale et paresseux rencontrait Fleet prison, une célèbre prison pour dettes qui existait encore il y a quelques années, et que Charles Dickens a merveilleusement décrite dans son roman de Pickwick. À la porte de cette prison se tenaient des hommes qui invitaient les jeunes gens et les jeunes filles à entrer pour être mariés. La cérémonie se célébrait dans l’intérieur de la prison ; c’était le Gretna-Green de Londres. Ceci fait, les mariés se rendaient dans une gin shop (boutique de gin), pour régaler le ministre (clergyman). À l’entrée de ces tavernes était d’ordinaire suspendue une enseigne représentant une main d’homme et une main de femme jointes ensemble avec cette inscription : « Ici on fait des mariages. » C’était en effet dans de telles maisons que se conservaient les registres matrimoniaux. Quel était le sort de ces unions si légèrement conclues ? Il est difficile de le savoir. Dans tous les cas, le quartier était sinistre ; non loin du fangeux Fleet ditch, sur lequel couraient de mauvais bruits, s’élevait la sombre prison de Newgate, devant laquelle on pend les condamnés à mort. Si j’en crois les moralistes du dernier siècle, plusieurs des jeunes couples qui n’avaient point su éviter un nœud tombaient tête baissée dans un autre encore plus fatal. Ces abus furent enfin réprimés par le grand-chancelier, et plus tard par un acte du parlement. En 1734, on commença, l’eau devenant de plus en plus noire, à enfermer l’odieux fossé lui-même sous une voûte qui, continuée ensuite de distance en distance, finit par convertir tout à fait l’ancienne rivière en un égout de Londres.

Couvrir un mal n’est point le guérir, et la Fleet, après avoir été un ruisseau incommode, devint un des égouts de la ville les plus récalcitrans. En 1846, il fit éclater sa ceinture de pierre, ravagea quelques maisons et se répandit dans les rues voisines. Depuis lors pourtant, sa prison ayant été raffermie, les habitans de Londres se souciaient assez peu des sourdes colères et des menaces comprimées que roulait sous terre cette rivière enterrée vivante. Le nom seul de la Fleet évoquait plus d’un souvenir dans les annales du crime : Jonathan Wild et Jack Sheppard, deux fameux brigands anglais, avaient hanté, dit-on, ce noir repaire. Les travaux du chemin de fer métropolitain rencontrèrent par trois fois le redoutable égout : les deux premières il se laissa détourner pour faire place à la voie souterraine ; mais la troisième fois, indignée sans doute des libertés qu’on prenait avec elle, la Fleet rompit ses digues et inonda une assez grande partie du chemin de fer. Ce fut un déluge, une tempête de boue. L’accident ayant éclaté dans la nuit du samedi au dimanche, très peu d’ouvriers se trouvaient sur le théâtre des excavations, et l’alarme se répandit dans la ville. Les antiques superstitions n’auraient pas manqué de voir dans cette catastrophe une sourde protestation de la mère Tellus contre ceux qui avaient violé ses mystères et ses ténèbres sacrées. Au point de vue des religions de la nature, la race anglo-saxonne est la plus impie des races ; elle ne respecte rien des sombres et violentes majestés de l’abîme. À toutes les forces de l’univers divinisées par les anciens elle oppose l’intraitable énergie de sa volonté ; aux résistances et aux révoltes de la matière, elle répond stoïquement : « Je ne veux point être vaincue (I do not like to be conquered). » Ayant enlevé la couronne de l’égout, on finit en effet par se rendre maître de la force du courant. Les sacs de terre, les pompes, les pilotis, tout fut mis en usage, et le dégât se réduisit en somme à deux cents pieds de murailles de brique qu’il fallut rebâtir. Il n’y avait plus désormais aucune confiance à placer dans le caractère sournois et tempétueux d’un tel voisin ; on résolut de traiter avec lui de puissance à puissance, et le noir Styx de Londres, emprisonné dans un vaste tube de fer, fut hardiment conduit au-dessus de la voûte du railway. Il fallut en agir de même avec un second égout, le King’s scholars pond sewer, connu, lui aussi, pour son humeur exigeante et acariâtre. Les travaux, délivrés de ces deux grands ennemis, purent soumettre les autres cours d’eau souterrains par des moyens beaucoup moins coûteux. Une commission visita plus tard à la lueur des torches les parties du Fleet sewer qui n’avaient point été remaniées, et s’assura par ses yeux qu’il n’y avait plus de dangers à craindre.

De tous les obstacles, les plus difficiles à surmonter étaient encore les intérêts. Quoique l’ensemble des travaux se poursuivît sous terre, certaines rues de Londres se trouvèrent barrées pendant des semaines et des mois pour ouvrir des tranchées et des communications avec l’intérieur des tunnels en voie de progrès. Plusieurs quartiers de la ville apprirent bien à contre-cœur comment se construit un chemin de fer. D’abord parurent en plein air, le longues mes et des voies interceptées, de petites maisons de bois portées sur des roues, puis arrivèrent des camions chargés de poutres et de planchés ; enfin se montrèrent les machines à vapeur, les chevaux, les charpentiers, et toute une armée de terrassiers armés de pelles et de pioches. Un bruit de voix, de marteaux, de pics, qui ne s’arrêtait ni jour ni nuit, troubla plus d’une paisible retraite. De distance en distance s’élevaient d’énormes constructions en bois destinées à marquer l’ouverture des fosses (shaft holes), et où des seaux et des chaînes de fer ramenaient à la surface la terre arrachée des profondeurs de la caverne. À peine sortie de ces bouches noires, la même terre était traînée dans des chariots sur les tramways, puis précipitée dans un autre puits, avec un bruit de tonnerre lointain, pour être conduite dans la campagne à travers les branches déjà terminées de l’underground railway. Au milieu de tout ce bouleversement, les maisons voisines eurent naturellement à souffrir. Une loi de tous les grands travaux publics est le sacrifice de quelques intérêts particuliers au bien-être général ; mais quel est celui qui aime à être la victime désignée par le sort ou par le choix des ingénieurs ? La plupart des maisons de New-Road par exemple ont sur le devant des jardins auxquels les Anglais, je l’ai dit, donnent le nom de front-gardens ; je laisse à penser les dégâts commis involontairement par ce tremblement de terre, les palissades enlevées ou meurtries, le sable des allées confondu, les fleurs et les arbustes baissant la tête de tristesse, la blancheur du seuil et des marches de pierre dont les servantes anglaises se montrent si jalouses indignement souillée par une boue argileuse, l’intérieur des appartemens dévoré par la poussière. Tout cela n’était rien encore auprès du tort fait aux magasins et aux boutiques dans les rues obstruées par les travaux. Les intérêts froissés s’abritent volontiers en pareil cas derrière les craintes hypocrites et les fantômes. On fit courir le bruit que les locomotives, en roulant sous terre, ébranleraient les fondations des maisons voisines, peut-être même le pavé des rues, et que Londres, ainsi miné, secoué, se trouverait sous la menace perpétuelle d’un écroulement. Le bon sens public fit aisément justice de ces rêveries ; mais les quartiers qui se croyaient injuriés ne se rendirent point si vite à l’évidence, et signèrent contre la compagnie du chemin de fer des pétitions qui, Dieu merci, ne furent point écoutées.

Cependant l’ouvrage avançait, quoique lentement. Les Anglais aiment à braver par des fêtes l’horreur des lieux lugubres. L’année dernière (1862), j’avais reçu d’un ami un billet m’annonçant qu’il m’attendait vers une heure de l’après-midi à la station de Deptford, et qu’il me conduirait dans un lieu de divertissement (entertainment). Chemin faisant, nous rencontrâmes un trou et une échelle qui s’enfonçait sous terre. Il m’invita poliment à descendre. « Après vous, lui dis-je ; mais je voudrais bien savoir où. nous allons. — Nous allons dîner, » reprit-il avec son flegme britannique. Ayant atteint le bas de l’échelle, qui me sembla fort longue, nous nous trouvâmes sous une immense arcade de brique dans une galerie éclairée de chaque côté, à près d’un mille de distance, par des béas de gaz. Des tables abondamment servies étalaient toute sorte de rafraîchissemens. La musique des volontaires exécutait des airs guerriers, et cinq cents personnes venues de Greenwich se livraient aux éclats bruyans d’une joie à peine assombrie par l’étrange caractère de la salle du festin. Nous étions dans le grand égout, tout nouvellement construit, qui doit conduire les eaux immondes de Londres jusqu’à Erith[8]. J’avais vu creuser cet égout quelques mois auparavant, et j’avais même plus d’une fois traversé la chaussée le long des ponts de planches jetés sur l’embouchure des profondes cavernes. Les habitans de Greenwich se proposaient de fêter, en se réunissant sous terre, l’achèvement des travaux, et d’offrir un témoignage de gratitude au constructeur, M. Webster. En août 1862, le tronçon du chemin de fer entre Paddington et Cower-street étant terminé, les constructeurs du Metropolitan railway résolurent aussi de célébrer cet événement par un banquet. Cette fois, la salle de divertissement était encore, à vrai dire, sous terre, si l’on consulte le niveau de la rue, mais du moins il y faisait à peu près jour, grâce à un système ingénieux d’éclairage. C’était une des stations du futur railway. Une plate-forme en bois avait été jetée d’un côté à l’autre de la station, et sur cette plate-forme s’élevaient les tables. Un orchestre, monté sur une estrade qui masquait l’embouchure d’un des tunnels, égayait le silence de ces lieux, naturellement taciturnes. Des drapeaux aux armes de la Grande-Bretagne et toute sorte de bannières tapissaient les épaisses murailles. Six cents hommes, tous employés dans les travaux, des dames et des gentlemen, s’assirent. autour des tables, éclairées de distance en distance, à la tombée du jour, par des tuyaux de gaz. Quand l’appétit des rudes convives eut fait honneur aux viandes, on but toute sorte de toasts accompagnés par la musique et par de vigoureux hourras. La réunion se sépara tard dans la nuit au milieu des accens d’une joie tumultueuse. Ces banquets ont en Angleterre un caractère grandiose et touchant ; ils servent d’ailleurs à resserrer les liens de la confiance entre les entrepreneurs de travaux et les ouvriers.

Le Metropolitan railway avait employé les meilleurs ouvriers de l’Angleterre, et par conséquent, ajoutait avec orgueil un des orateurs du banquet, « les meilleurs ouvriers du monde. » Les terrassiers anglais, navvies, forment, une des corporations de travailleurs les plus vigoureusement trempées, et leurs mœurs sont frappées d’un cachet tout particulier. Solidement bâtis, rudes, rouges, hérissés, ils représentent bien la race saxonne telle qu’on la trouve figurée dans les anciens monumens historiques. Leurs vêtemens ont la couleur du sable ou de l’argile ; ils se montrent partout les mêmes et défient en quelque sorte la terre de laisser aucune empreinte sur leurs habits. Il y a encore des châteaux et des villages du nord de l’Angleterre ou de l’Ecosse où l’on redoute leur arrivée pour l’ouverture d’un chemin de fer, tant est accrédité le bruit populaire qui les présente comme de robustes aventuriers bouleversant tout sur leur passage. Leur conduite se trouve pourtant très éloignée de justifier ces alarmes. En général ils se montrent exemplaires dans leurs rapports avec les paysans. Ne sont-ils point de la même famille ? Enfans de la terre, les uns la cultivent à la surface pour la nourriture de l’homme, les autres la coupent, la remuent ou la percent sous les montagnes pour ouvrir des voies de communication aux produits de l’agriculture. Il est bien vrai, car je ne veux rien cacher, que les navvies se querellent et même se battent quelquefois entre eux ; cela tient sans doute à un excès de forces qu’ils éprouvent le besoin d’exercer en dehors des travaux. Après tout, ce sont de braves cœurs, et bien souvent ces chevaliers du poing protègent ainsi à leur manière la veuve et l’orphelin. L’accès de colère passé, ils se montrent généreux envers leurs confrères battus et les aident volontiers dans l’occasion. En certains endroits, ils habitent durant quelque temps des huttes élevées à la hâte et bâties de leurs propres mains dans le voisinage des travaux. Des femmes accoutumées à les suivre de comté en comté partagent joyeusement cette rude manière de vivre. Si quelques orages troublent çà et là le repos du toit domestique, c’est le plus souvent la faute de l’intempérance. Le navvy n’est guère économe ; il dépense ou, pour mieux dire, boit volontiers le gain de la semaine. Cette imprévoyance tient chez lui au sentiment de sa force et de sa valeur personnelle ; il sait bien que, tant qu’il aura des bras, il trouvera du travail et des moyens d’existence. On le déterminerait très difficilement à placer son argent ; mais il est possible qu’il assure sa vie, seul capital dont il tienne compte et dont la perte puisse mettre en danger sa famille. Les terrassiers anglais se distinguent en outre par un brusque et vraiment incommensurable patriotisme. Ils aiment avec passion cette vieille Angleterre à la grandeur et à la prospérité de laquelle ils concourent par leurs énergiques travaux ; on pourrait même dire que pour eux il n’y a que l’Angleterre au monde. J’ai vu à Nivelles, en Belgique, des navvies qui étaient venus pour construire un chemin de fer local, entrepris par d’habiles constructeurs anglais, MM. Waring ; ces bons ouvriers se montrèrent tout étonnés quand ils apprirent qu’ils n’étaient plus sous les drapeaux de la Grande-Bretagne. Suivant leurs idées, la Belgique devait appartenir aux Anglais, puisqu’on y remuait de la terre et que la côte d’Anvers était baignée par l’eau salée.

L’immense développement des chemins de fer à travers le sol ou le sous-sol trouve chez nos voisins un point d’appui merveilleux dans l’opinion publique. Les Anglais font encore mieux que d’encourager les ingénieurs, ils les honorent. Il fallait voir l’année dernière, pour s’en convaincre, l’inauguration du monument élevé à Robert Stephenson dans la ville de Newcastle-on-Tyne. Jamais je n’avais assisté à une cérémonie plus émouvante ; c’était la fête de l’industrie, le triomphe du travail et des travailleurs. Toutes les boutiques de la ville étaient fermées ; des drapeaux et des bannières flottaient à toutes les fenêtres. Les ouvriers de toutes les grandes fabriques, musique en tête et couleurs déployées, défilaient par bandes dans les principales rues. Au milieu de ces emblèmes et de ces enseignes vaillamment portés par de robustes mains, une petite bannière attirait surtout les regards de la multitude ; sur les plis de cette bannière, qui s’avançait en tête des mineurs (pitmen), on lisait ces simples mots : « Il fut un des nôtres ! » Après avoir été dans son enfance gardeur de vaches, Stephenson avait en effet travaillé plus tard dans une mine de charbon de terre. À la base de sa statue, qui fut découverte au milieu des acclamations de la foule, s’élèvent quatre figures : un ingénieur, un forgeron, un terrassier et un mineur. C’est grâce au concours de ces quatre corps d’état que George Stephenson a soumis l’espace, abrégé les distances et défié les obstacles de la nature. Tout autre monument élevé à la gloire militaire m’eût trouvé froid, surtout dans un pays étranger ; celui-ci s’adressait à l’avenir et à toute l’humanité, sans distinction de races : les conquêtes qu’il célébrait n’avaient humilié personne, n’avaient coûté ni larmes ni sang, et tendaient à rapprocher les peuples. Au moment où cet hommage était rendu à l’homme qui personnifie le mieux en Angleterre les progrès des chemins de fer durant les vingt dernières années, le Metropolitan underground railway touchait à la fin des travaux.

L’attente du public avait été plusieurs fois trompée ; depuis trois ans, on le sait, la ligne était commencée, mais divers accidens, on le sait aussi, avaient retardé la marche des ouvriers dans l’intérieur de la terre. Au dernier moment, des difficultés s’élevèrent entre la compagnie et le gouvernement à propos des signaux. L’imagination se représente aisément ce qu’aurait d’horrible un choc de locomotive contre locomotive dans ces tunnels où règne une éternelle nuit. La nature de cette voie ferrée et les idées qui s’attachent involontairement à un chemin de fer souterrain n’étaient point faites après tout pour inspirer une confiance illimitée. On ne saurait donc trop louer l’inspecteur du gouvernement, M. le colonel Yolland, d’avoir exigé de minutieuses précautions contre les moindres chances de collision. D’après ses ordres, on ajouta des indicateurs électriques aux signaux de distance. La construction de la ligne fut d’ailleurs jugée excellente. Un des avantages de ce système est l’économie : on estime que toutes les dépenses ne s’élèvent point au-delà de 1,300,000 liv. sterling. Un viaduc parcourant la même distance et frayant un passage en plein air à travers les propriétés et les maisons aurait coûté quatre fois autant. Une autre circonstance qui me réjouissait plus encore, c’est qu’au milieu de ces dangereux travaux il n’y avait point eu à déplorer la perte d’un seul homme. Enfin, tous les obstacles étant surmontés, ce chemin, sur lequel les wagons devaient courir le 1er mai 1862, s’ouvrit au public le 9 janvier 1863.


III

Farringdon-street station, qu’on peut considérer comme la tête du Metropolitan railway, s’élève sur une route percée à travers un ancien labyrinthe de ruelles et de maisons. L’état des lieux, quoique évidemment provisoire, n’a pas changé depuis une dizaine d’années ; la place qu’occupaient les maisons démolies est restée vide ; des terrains vagues entourés de planches ou de grossières balustrades, nus ou recouverts d’un chétif gazon, dominés par de vieux bâtimens, des murs lézardés, des débris de constructions qui avancent ou reculent au hasard, présentent tout à fait l’image d’un quartier dévasté. Le voisinage du nouveau chemin de fer contribuera, il faut l’espérer, à transformer l’aspect monotone et consterné de cette voie sans habitans. La station elle-même, comme pour se conformer au caractère général des lieux, est construite en bois ; on y descend par un double escalier, et l’on se trouve alors sur une plate-forme qui n’offre encore rien de remarquable. Là se rencontrent des trains tout prêts à partir de quart d’heure en quart d’heure. Les wagons, carriages, ressemblent, pour la forme, à tous les autres wagons, avec cette différence qu’ils sont plus larges, plus commodes, et dans l’intérieur libéralement éclairés au gaz. Un jour de noir brouillard, un Anglais, qui entrait dans l’une des voitures au moment où je m’y trouvais moi-même, me dit, frappé par l’éclat de cette lumière artificielle : « Je crois décidément qu’à Londres il faut descendre sous terre pour y voir clair. » Cependant la locomotive s’ébranle : elle (she), tel est le nom que donnent familièrement les mécaniciens et les chauffeurs anglais à cette puissante machine ; n’est-ce point ainsi que les poètes désignent la bien-aimée ? On voyage pendant quelques secondes à ciel ouvert, car il a fallu, faire respirer la ligne de distance en distance ; mais le train ne tarde point à s’engager sous le premier tunnel. Envisagé dans son ensemble, le Metropolitan railway ressemble assez bien à un serpent dont la tête et la queue seraient exposées à fleur de terre, et dont quelques anneaux se soulèveraient de distance en distance, tandis que toute la grande longueur du reptile plongerait ténébreusement sous le sol. À peine le voyageur a-t-il eu le temps de s’apercevoir de la nuit que le sifflet retentit aigrement sous les voûtes sombres et que le train s’arrête à la station de King’s-Cross. Ici le jour reparaît. La lumière descend dans ces lieux bas d’un toit de verre qui semble fort élevé, mais qui ne dépasse guère en réalité le niveau de la rue. Ce toit prend d’ailleurs toutes les formes qui peuvent le mieux aider à la transparence ; c’est ainsi qu’il se déploie à l’une des extrémités en un immense éventail. Sorti un instant de l’ombre, le train va rentrer sous terre pour continuer son voyage. D’après l’expérience que j’avais acquise dans les tunnels des autres chemins de fer, je m’attendais à être suffoqué par la vapeur et la fumée sous ces longues voûtes caverneuses. Quelle fut ma surprise de voir qu’il n’en était nullement ainsi ! Les locomotives du Metropolitan railway ont été construites sur un nouveau plan : elles consument elles-mêmes leur fumée et leur vapeur ; une des difficultés de l’application de ce système, m’a-t-on dit, a été d’adapter ces machines à la fois au service des tunnels et au service en plein air. À mesure que le passage s’étend sous les galeries ténébreuses, on commence à subir l’impression des lieux. Le phénomène de la nuit, qui semble devoir être partout le même, en ce sens qu’il est toujours la privation de la lumière, se montre néanmoins sous des traits bien différens, suivant qu’on l’observe à la surface ou dans les entrailles de la terre. Dans le premier cas, les endroits les plus obscurs se montrent toutefois pénétrés par les splendeurs glacées des espaces célestes, tandis que dans le second l’écrasante intensité des ténèbres, l’humidité des voûtes et les odeurs terreuses du milieu qu’on parcourt revêtent un air farouche. On dirait volontiers des ombres voyageant dans un tombeau. Avec ses intervalles de nuit et de clarté, le Metropolitan railway, encore mieux que tout autre chemin de fer, représente les alternatives de la vie humaine, les obscurcissemens et les éclaircies de l’âme. Post tenebras spero lucem, se dit le voyageur absorbé dans les flancs du serpent Averne. Cette lumière, la voici en effet qui s’annonce sous la forme croissante du crépuscule. Nous sommes à Cower-street station.

C’est ici surtout qu’on peut se faire une idée de ce gigantesque travail de taupe qui s’appelle le chemin de fer métropolitain de Londres. Aux deux extrémités de la station s’ouvrent deux cavernes béantes recouvertes d’une énorme voûte de brique avec une chaussée assez large pour admettre deux lignes de rails. Sous l’une de ces arches a déjà disparu la locomotive, cette force qui trouve son chemin sous terre et dans la nuit. Une autre va venir ; il est alors curieux de s’approcher du tunnel opposé, et au front duquel brille une étoile rouge ou bleue. Des cercles d’ombre s’enfoncent en se rétrécissant de plus en plus dans cette crypte, jusqu’à ce qu’ils se perdent entièrement au milieu d’un fond noir et uniforme. Si l’on écoute avec attention, on surprend quelquefois un bruit sourd et bourdonnant comme celui qu’entendent les enfans en collant l’oreille contre une conque de mer. Ce bruit peut être produit par une voiture roulant sur le pavé de la rue, mais le plus souvent c’est le sourd retentissement d’une locomotive qui s’avance ; bientôt vous distinguez dans les ténèbres son œil de feu comme celui d’une monstrueuse chauve-souris. Enfin la sanglante clarté du foyer ambulant se réverbère sur l’autre côté de la voûte, et les ombres des chauffeurs se dessinent avec des formes exagérées. La station de Cower-street, ainsi que celle de Baker-street, qui lui succède, se distingue par un système très remarquable d’éclairage et de ventilation. De chaque côté s’ouvrent dans l’épaisseur des voûtes quatorze fenêtres, si l’on peut donner le nom de fenêtres à des puits d’air et de lumière. La clarté du jour tombe en descendant du dehors sur un mur perpendiculaire, revêtu de tuiles blanches vernissées ; les quatorze croisées reçoivent cette lumière accrue par la réverbération, et la conduisent le long d’un canal également tapissé de tuiles brillantes, d’où elle se précipite en pente raide et en manière de cataracte. À l’extérieur, c’est-à-dire dans la rue, ce système de respiration et d’éclairage se montre représenté par deux pavillons de pierre d’un style assez maniéré qui semblent placés là pour l’ornement, mais qui ne sont en réalité que des bouches d’air avec toute sorte d’orifices et d’opercules. Malgré toutes ces précautions et tous ces artifices ingénieux, la lumière ainsi introduite est d’une couleur froide et d’un effet particulier, ainsi qu’une lumière de sépulcre. On pourrait dire qu’elle ne figure là que pour mémoire ; elle suffit seulement à nous rappeler qu’il y a quelque part au-dessus de nos têtes un soleil, du mouvement, de la vie. Le véritable soleil de l’underground railway est le gaz et le charbon de terre. Il est à remarquer que les civilisations de l’Asie semblent vivre sous la dépendance de l’astre du jour, qui a déterminé la forme et la situation des monumens, les usages, les cultes, tandis que les industrieuses sociétés du nord, mais surtout la race anglo-saxonne, vont en quelque sorte contre le soleil, et dans tous les cas se sont affranchies de son influence par la force de la volonté humaine. Je crains bien que ces images de silence et d’obscurité ne donnent point une idée très agréable du Metropolitan railway. Oui, par lui-même ce chemin de fer est triste ; mais l’intérieur des wagons est très gai. Il est assez rare que les Anglais engagent la conversation dans une voiture avec des personnes qu’ils ne connaissent point ; ici pourtant la nouveauté du spectacle, le besoin de narguer la nuit et la surprise de voyager sous terre rompent aisément la glace du caractère britannique. Le thème banal, mais toujours nouveau, des conquêtes de l’industrie fournit d’ailleurs un sujet d’entretiens enjoués qui intéressent l’amour-propre national.

Aujourd’hui le Metropolitan railway s’arrête à Bishop’s-Road ; il est évidemment destiné à s’étendre et à se ramifier. Un des prolongemens qu’on peut considérer déjà comme résolu en principe est la continuation de la ligne depuis la station de Farringdon-street jusqu’à Finsbury, un des quartiers les plus populeux de Londres. Il y a bien quelques obstacles suscités par les intérêts locaux ; mais ces obstacles céderont à la force de l’opinion publique, de plus en plus prévenue en faveur des chemins de fer. D’autres branches se répandront sans aucun doute dans d’autres directions, et l’on peut prévoir dès aujourd’hui le moment où la grande métropole aura dans presque toute son étendue deux systèmes de circulation par la vapeur, l’un à ciel ouvert et l’autre sous les rues. Le marchand de la Cité, sorti le matin de sa riche maison de Tyburnia, se plongera et s’engloutira durant quelques minutes dans l’intérieur de la terre ; puis, vers neuf ou dix heures du matin, il sera installé dans son comptoir à Cornhill. Les voies de fer aériennes ou souterraines qui doivent sillonner la ville de Londres auraient du reste peu de chances de succès matériel, si chacun de leurs tronçons ne se reliait à d’autres grandes voies de communication. C’est ainsi que le Metropolitan railway touche déjà dans son parcours aux nombreuses lignes du nord et de l’ouest ; quand le chemin de fer de Douvres et de Chatam aura passé la Tamise, lorsque la ligne sur Finsbury sera construite, il se reliera aux lignes du sud et de l’est. Comme ce chemin de fer est destiné à porter les voyageurs, mais surtout les bagages et les marchandises d’un débarcadère à l’autre, il doit recevoir la vie de l’ensemble du réseau, à peu près de même que les organes du corps humain se nourrissent et se développent, par une loi de solidarité, avec les autres appareils du mouvement et de la circulation.

Outre les trains ordinaires, qui s’arrêtent à toutes les stations, il y a des trains directs (express trains), qui partent d’heure en heure. Enfin une clause introduite dans l’acte de la compagnie l’oblige à lancer deux fois par jour, à six heures du matin et à six heures du soir, un train parlementaire destiné surtout aux ouvriers. Dans les wagons de troisième classe, ces derniers peuvent parcourir toute la distance (3 milles 3/4) pour la modique somme d’un penny. Est-il besoin de dire quel avantage ce moyen de transport à bon marché offre aux hommes de peine qui travaillent dans la Cité, mais qui ne peuvent point y demeurer à cause du prix élevé des loyers ? Voyager en wagon dans l’intérieur de Londres est d’ailleurs pour toutes les classes une économie de temps et d’argent. On a calculé que 111 millions de personnes faisant par an 12 milles en chemin de fer employaient à cela une demi-heure, tandis que, par les anciennes diligences, elles avaient dépensé sur la même distance une heure et demie. Le nombre d’heures épargnées par le nouveau système de locomotion représente ainsi un total de 38,000 années. Qu’on admette maintenant que ces voyageurs soient des hommes occupés, travaillant huit heures par jour à raison de 3 shillings par tête, et cette économie de temps se traduira chaque année par une économie de 2 millions de livres sterling. Ces chiffres ne sont point rigoureusement applicables à l’ordre de faits que nous avons ici en vue : je veux dire la différence entre les chemins de fer et les omnibus ; on ne saurait néanmoins douter que la substitution des uns aux autres dans les rues de Londres n’entraîne un grand bénéfice. Le vaste changement qui s’est introduit en Angleterre, depuis un demi-siècle, dans le système de locomotion artificielle a exercé une grande influence sur le caractère des habitans et sur la prospérité publique. Avant les chemins de fer, l’Anglais, — il le reconnaît lui-même, — était plus robuste que remuant ; la vapeur a en quelque sorte éperonné son activité physique et morale. Comment le réseau des railways, en s’étendant et en se ramifiant chaque jour dans la ville de Londres, où se pressent tant d’intérêts, ne stimulerait-il point encore l’esprit des affaires et l’énergie du travail ? Ici, plus même que dans les autres villes du royaume-uni, on apprécie la valeur du temps, et l’on sait que la condition du succès est de se hâter. « Les machines font honte aux indolens et aux paresseux, s’écriait un ouvrier de Londres dans un meeting ; les rapides locomotives réveillent les tortues de leur sommeil : elles nous apprennent que le monde "appartient à la force qui s’agite et qui court vers un noble but. »

Que deviendront cependant les omnibus et les voitures de louage ? On raconte qu’un paysan anglais du bon vieux temps, voyant tomber autour de son village les forêts de chênes, demandait un jour sur un ton de tristesse prophétique : « Et comment l’avenir nourrira-t-il les cochons ? » Les arbres à gland ont disparu depuis ce temps-là du sol de la Grande-Bretagne sur une vaste étendue, et pourtant les expositions annuelles de l’agriculture sont là pour nous apprendre que les porcs jouissent encore chez nos voisins d’un embonpoint formidable. Cette leçon doit nous engager à être plus réservés que ce bon philosophe de la campagne dans nos craintes et nos jugemens sur l’avenir. Il y a sans doute plus d’un exemple d’intérêts complètement déplacés par les nouvelles conquêtes de l’industrie ; mais on a vu aussi d’anciens systèmes résister au choc des innovations rivales toutes les fois qu’ils avaient une raison d’être. Les omnibus sont-ils menacés dans Londres par le même sort qui supprima, il y a quelques années, les diligences sur les grandes routes ? Rien ne l’annonce encore. Les besoins d’une grande ville comme Londres sont assez nombreux et assez compliqués pour se prêter en même temps à différens services de voitures. Ceux des omnibus qui ne pourraient point soutenir la concurrence sur les mêmes lignes avec les voies ferrées se répandront dans d’autres quartiers de la capitale où ils n’ont guère pénétré jusqu’ici, et où ils seront les bienvenus. En attendant, le débarcadère du Metropolitan, railway se trouve assiégé du matin au soir par ces anciens véhicules, qui ne semblent point du tout avoir envie de mourir. Les omnibus ont même subi de leur côté des changemens utiles ; ils se montrent plus larges, plus commodes et plus ornés qu’autrefois. Ces vieilles puissances ébranlées semblent vouloir tenir tête à la fortune en faisant du bruit et en jetant de l’éclat. Je ne crois point qu’elles disparaissent encore de si tôt ; seulement elles seront obligées d’accroître leur vitesse et de réduire leurs prix. De toute façon, le public y gagnera, car le vœu général est aujourd’hui à Londres la circulation rapide et à bon marché.

Faire vite, aller vite, ce besoin ne s’applique pas seulement aux moyens de transport pour les voyageurs. Dès 1859, il s’était constitué à Londres une compagnie qui se proposait d’établir dans la ville des tubes pneumatiques chargés de transmettre les dépêches et les paquets avec une vélocité merveilleuse. Cette compagnie fut autorisée par un acte du parlement à creuser les rues et à commencer sous terre ses travaux. Après quelques expériences, elle résolut d’enfouir un tube permanent de 30 pouces de largeur entre le débarcadère d’Euston et le bureau de poste du North-Western, dans Eversholt-street. Au mois de février 1863 eut lieu l’inauguration, à laquelle assistaient plusieurs officiers de l’administration des postes. Trente sacs de dépêches furent placés dans de petits chariots d’une forme singulière, presque semblables à des berceaux d’enfant. On fit alors le vide dans la chambre longue, et le train, aspiré comme un pois dans un tube de verre, atteignit le lieu de destination en une minute. C’est à rendre jalouse la vapeur. L’étendue de ce chemin est jusqu’ici peu considérable, — un tiers de mille ; — mais le. succès a été si éclatant que la compagnie va ouvrir des travaux à Holborn pour développer la ligne principale et y rattacher de nombreuses ramifications. Il serait peut-être curieux d’étudier l’histoire des langues modernes au point de vue des découvertes de l’industrie. Certaines locutions qui ont eu dans le temps une raison d’être, comme par exemple courir la poste, ne présentent plus aujourd’hui qu’un sens douteux et suranné. L’ancienne malle-poste rampait, si on la compare à la locomotive, et la locomotive elle-même ne fait que trotter, si on lui oppose le service exécuté déjà par les agens atmosphériques.

En même temps qu’ils recherchent tous les moyens d’augmenter la facilité des communications, les Anglais se montrent préoccupés aussi, depuis quelques mois surtout, d’introduire une sorte d’unité dans leur système de chemin de fer. Ailleurs c’est par là qu’on eût commencé : dans la Grande-Bretagne, c’est presque toujours par là qu’on finit. Un naturaliste d’outre-mer, James Rennie, a écrit un livre pour démontrer que les abeilles jouissaient du self-government. À l’en croire, elles n’agiraient point dans la construction de leurs cellules en vertu d’un plan préconçu ; mais l’initiative personnelle, le libre arbitre de chaque ouvrière, présideraient à leurs opérations. Il est difficile de savoir au juste comment travaillent les abeilles ; mais il est certain que les Anglais suivent cette dernière méthode dans toutes leurs entreprises. Les lignes de chemin de fer ont été jetées d’abord un peu au hasard pour répondre à divers besoins du commerce, de l’industrie ou de l’agriculture. Ces lignes, plus ou moins indépendantes les unes des autres, se sont accrues et multipliées en un demi-siècle au point de former le réseau le plus vaste et le plus compliqué qu’il y ait en Europe ; mais, depuis que la circulation se trouve desservie dans toute la Grande-Bretagne par tant de grands troncs et d’embranchemens, une nouvelle tendance se développe : on voudrait relier entre eux ces organes du mouvement. Pour atteindre ce but, divers plans ont été proposés ; on parle beaucoup d’établir un conseil spécial (board) chargé de réunir les parties existantes ou en voie de construction et d’en former un tout. Quoi qu’il en soit des moyens, il est certain que l’ordre ne tardera point à surgir du sein des élémens si riches qui composent déjà le réseau de fer anglais. Il y a deux manières d’entendre la centralisation : on peut la prendre comme point de départ ; on peut aussi la perdre de vue à l’origine, laisser agir l’initiative et les forces personnelles, satisfaire les intérêts locaux, tout en attendant de la force même des choses le moment où ces diverses entreprises doivent naturellement se rejoindre et s’organiser en un système. C’est cette dernière méthode qu’ont choisie les Anglais, et quand je regarde à ce qu’ils ont fait depuis quelques années, aux échanges de produits qu’a développés dans le royaume-uni la puissance du mouvement par les voies de fer, je ne puis croire qu’ils se soient attachés à une erreur. Qui ne comprend d’ailleurs que les débarcadères, en s’avançant vers le centre de la métropole, doivent favoriser l’établissement du système d’unité, si désiré maintenant au-delà du détroit ?

Les grands travaux qui bouleversent en ce moment la ville de Londres tendent en définitive, on l’a vu, vers un but pratique. Les Anglais n’éventrent point les anciens quartiers afin de percer des voies stratégiques ; il ne veulent ni frapper leur capitale à l’effigie d’un règne, ni séduire les regards par une élégance oisive, ni chasser du centre de la ville les ouvriers et rejeter aux extrémités les industries utiles. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est ouvrir des voies aux affaires. ils ont le talent de ne point s’endetter pour la construction de ces gigantesques ouvrages, qui en facilitant les rapports des habitans entre eux, doivent au contraire enrichir chacun de la richesse de tous. De tels travaux contribueront-ils d’une manière certaine au bien-être de la classe la plus nombreuse ? Je répondrai résolument oui. Si j’en excepte l’extrême pauvreté, à laquelle, je l’avoue, tous ces changemens profitent assez peu, la masse recueille chaque jour le fruit des immenses sacrifices semés dans le champ de l’industrie. L’habitant de Londres a déjà sous ses ordres plus de chemins de fer qu’il n’en existe dans aucune capitale du monde, il commande à un réseau de fils électriques toujours prêts à transmettre d’un lieu à l’autre pour quelques sous ses messages et ses volontés. À plusieurs stations de railways sont attachées des fontaines à boire (drinking fountains) qui lui versent pour rien l’eau la plus limpide et la plus fraîche ; tout le long de la ligne il peut acheter pour un denier des journaux où l’on ose tout dire. Même avec une bourse légère, il est plus riche en réalité qu’un satrape d’Asie ou qu’un nabab de l’Inde, car la véritable richesse consiste dans le développement des moyens d’action. Dieu me préserve pourtant d’attacher à ces avantages matériels plus de valeur qu’il ne convient ! Tout cela ne serait rien encore, ou peu de chose, sans cette force morale qui chez nos voisins d’outre-mer surveille, contrôle et dirige même au besoin le gouvernement. De telles conquêtes industrielles et sociales se montrent à peine dignes de ce nom tant qu’un peuple n’a point conquis la liberté. C’est dans cette liberté surtout que la Grande-Bretagne puise, comme à une source féconde, la vigueur nécessaire pour accroître le prix du temps et pour renverser les barrières matérielles qui divisent les intérêts. Ses vastes entreprises ne doivent rien à l’état et ne se rattachent à aucun projet officiel ; elles proclament et fortifient au contraire de jour en jour le grand principe de la civilisation anglaise : se reposer sur soi-même, self reliance.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Ici encore la brutale éloquence des chiffres en dira plus que tous les discours. En dix années, le nombre des personnes qui passent, sur le pont de Londres s’est accru dans une proportion incroyable. Voici du reste un tableau qui indiquera le mouvement des voitures à certains jours sur différens points de Londres entre huit heures du matin et huit heures du soir :
    London-Bridge 18,179 par jour 1,841 par heure.
    Cheapside 13,512 — 1,361 —
    Ludgate-Hill 10,626 — 1,164 —
    Holborn-Hill 10,078 — 1,024 —
    Temple-Bar 9,883 — 1,103 —


    À cela il faut ajouter le mouvement des piétons. Le 16 mars 1859, M. Whittle Harvey, commissaire de police ne la Cité, fit surveiller le pont de Londres pendant vingt-quatre heures, et compta 107,074 passans. Il y avait en outre 60,836 personnes dans les voitures, dont le nombre s’éleva, durant les vingt-quatre heures, à 20,444.

  2. On doit pourtant excepter Saint-Thomas’s Hospital. Cet édifice, qu’il a fallu détruire, avait été fondé en 1213 par Richard, prieur de Bermondsey. Heureusement les riches institutions de charité ne périssent pas, elles se déplacent. Saint-Thomas’s Hospital va se relever dans un autre quartier de la ville, moins central, mais mieux aéré. Il jouit de revenus considérables, — plus de 226,000 livres sterling par an.
  3. Ce fameux pont de Menai, entre l’Angleterre et l’Ile d’Anglesey, traverse en quelque sorte la mer.
  4. Le railway bridge de Blackfriars ne s’annonce encore que par une forêt de pilotis, devant lesquels on allume durant la nuit des feux flottons pour avertir les bateaux.
  5. Tous ces viaducs jetés sur la Tamise reportent volontiers l’esprit a une époque où Londres n’avait qu’un seul pont, London-Bridge, et cet état de choses se prolongea durant plus de sept cents ans.
  6. Un gallon représente dans nos mesures françaises plus de 4 litres.
  7. Ruelle de la Houille.
  8. Londres poursuit en ce moment même d’immenses travaux de drainage qui coûteront au moins 3 millions de livres sterling.