L’Animale/04

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Mercvre de France (p. 45-54).
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IV

Laure, que l’on cessa d’appeler petite et dont on allongea les jupes, demeura près d’une année tranquille. Sa mère lui avait révélé certaines choses en un langage louche qui l’avait fait trembler. Elle s’imagina même un instant qu’on savait tout.

Madame Lordès lui répétait, avec des mines de compassion, qu’une demoiselle, sur ses treize ans, ne doit pas courir les rues. Il y a des maladies pas méchantes qui vous arrivent vers le quinzième printemps, des fois plus tôt, dans les pays du Midi ; il est convenable de baisser les yeux devant un jeune homme. Rien de plus naturel, par exemple, que de jouer à la poupée, car on se mariera, on aura des enfants. Mais, avant le mariage, il faut être prudente, éviter les occasions de coquetteries, ne pas sauter sur les genoux des messieurs pour les câliner, comme Laure avait la déplorable coutume de le faire. En général, les mères, déjà trop âgées pour se rapprocher de leur fille dans l’intimité de ces époques solennelles, excellent à fabriquer ces sortes de pots-pourris du sentiment. Elles disent ce qui est inutile, quand il vaudrait mieux taire tout à fait ou éclaircir brutalement. Madame Lordès ne manqua point d’entortiller ses discours d’un triple voile, comme il sied ; elle eut des physionomies apitoyées et railleuses, des signes d’intelligence à l’adresse de leur bonne, des rires en dessous, et Laure, ne songeant qu’à ses polissonneries, se tourmenta longtemps de l’idée qu’on l’avait surprise derrière les angéliques. Comment ? Qui avait parlé ? Elle se livra aux enquêtes les plus minutieuses, questionna même, d’un air naïf, le clerc penché sur son papier. Il tourna vers elle son œil rouge, et eut une expression vraiment effrayante pour lui répondre :

— Eh bien, quoi ? Vous m’embêtez !

Non, le clerc, pas plus que les autres dans la maison, n’était au courant de ses mœurs. Alors, que signifiaient les phrases à double entente de sa mère ? Elle ruminait cela pendant des nuits, à l’ombre pure de ses rideaux en percale. S’exacerbant le cerveau pour deviner le fameux mystère qu’on lui cachait, elle ne dormait plus, ne mangeait plus, prenait les pâles couleurs. Enfin, elle découvrit, dans sa monstrueuse logique de vicieuse, que ses gamineries, qu’elle croyait tout simplement des jeux défendus, devaient se produire entre grandes personnes, sous les vocables amour et mariage.

Partie de là, elle songea que la maternité pouvait bien ressortir de ces différents exercices, et elle faillit tomber malade tellement sa perplexité augmenta. Quel était l’exercice dangereux ? Elle passait son temps à fouiller les dictionnaires, se remémorait des détails, des conversations de femmes, interrogeait la bonne, les couturières venant en journées, créatures toujours prêtes à narrer des histoires malpropres. Elle ne fut un peu rassurée que par une vieille mendiante qui lui dit, moitié plaisantant, moitié se fâchant, qu’on ne faisait des petits que lorsqu’on avait l’âge. Les enfants ne pouvaient pas faire des enfants, c’était une évidence. Madame Lordès s’étonna du brusque changement de conduite de sa fille. Laure se cloîtrait, dépérissait, fuyant les occasions de coquetteries, selon le précepte, mais de coquetteries spéciales, insoupçonnées chez elle. La pauvre chérie, pensait la mère, prenait trop de raison ; elle allait d’un extrême à l’autre, comme toutes les belles natures, s’enthousiasmant pour la vertu ; bientôt elle leur parlerait, sans doute, de se faire religieuse. Que de fois la mère, émue, avait contemplé sa fille récitant sa dizaine de chapelet, le matin, et que de fois, attendrie par de vieux souvenirs de lecture, la mère avait attaché des ailes blanches, d’une blancheur argentée, au dos de la petite dévote, pendant que Laure se demandait, interrompant sa prière, le regard vague :

« Suis-je oui ou non enceinte ? »

Cette hideuse crainte de la maternité, pesant de tout son poids sur ce jeune corps d’adolescente, le pliait, le brisait, et la mère, admirant béatement ce prodige de la raison s’incarnant dans une écolière de treize ans, répétait au père : « Notre fille est déjà tout mon portrait. » Le malheur c’est que les filles de treize ans ne sont jamais tout le portrait de leur mère de quarante-cinq ans. De la sveltesse de Laure nul courant électrique n’allait à l’épaisseur de madame Lordès. Qu’est-ce que les sens rassis pourront bien apprendre aux sens très nouvellement émoustillés ? Et d’ailleurs, en considérant sans parti pris les nombreuses étapes de la maternité affectueuse, qu’y trouverait-on qui pût mettre une âme fraîche en garde contre les hontes du corps ?… Quand la fille a trois mois et qu’elle ne représente qu’un paquet de chair en panade, les femmes ne se rassasient pas de couvrir de caresses ce petit objet inerte ; quand la fille a douze ans et que la tendresse effective serait pour elle un dérivatif, la mère, la plupart du temps, la sèvre de caresses, d’abord parce que ce n’est pas l’usage, ensuite et surtout parce que l’objet, déjà trop connu, manifestant des volontés, les mères n’ont plus pour lui de goût aussi vif. Or, ce n’est pas quand il ne ressent rien que l’enfant a besoin de caresses et de bruyants témoignages d’affection, c’est quand il éprouverait du plaisir, mon Dieu oui, le mot peut se lâcher, du plaisir à être caressé qu’il faudrait se sacrifier à lui et l’entourer de soins amoureux. Mais les mères appellent cet âge l’âge ingrat : elles n’ont pas vu, dans ce crépuscule qui descend sur la face de leurs enfants et les fait grimacer, elles n’ont pas vu s’estomper la ride affreuse du désir inassouvi ; les mères sont des bêtes, elles tiennent de la bête avant de tenir de l’ange, et leur vanité, pourtant, leur montre leur portrait réduit sous la seule forme de l’ange. Donc, pauvre petit ange, tu deviens laid, tu deviens volontaire, capricieux : mes baisers n’ont plus le même plaisir à parcourir ta dégingandée petite personne ; si tes lèvres ont des faims de femelles qui désirent préluder aux jeux de l’amour par des jeux innocents, va dans les jolis ruisseaux, à l’ombre des trottoirs ou des menthes, avec des bottines ou des pieds nus, et, cherchant des anges d’un autre sexe, les voyous des villes ou les galopins des villages, développez ensemble soit vos appétits normaux, soit vos idées contre nature ! Caressez ! Caressez ! Il en sortira toujours quelque chose, ne fut-ce que l’incrédulité en la matière virginale ! Nous, les mères honnêtes, nous ne devons pas savoir, puisque nous sommes réservées à présent si nous ne l’avons pas été jadis !…

Laure, toute remplie des troubles de l’âge ingrat, finit par s’aliter. Le médecin conseilla aux parents un changement d’air, et M. Lordès se rappela, très à-propos, que leur ferme, du côté du hameau de Pivasse, était située dans d’excellents pâturages.

On y mit la jeune cavale au vert. Et ce fut là que la fillette retrouva son premier joujou sérieux : Marcou Pauvinel, le gars de ses fermiers, Marcou, devenu vraiment, grâce à elle, une brute bien spéciale.

Un matin les adolescents se rencontrèrent dans le jardin potager de la terme ; Marcou arrachait des mauvaises herbes, Laure savourait une tartine de beurre frais :

— On n’est plus des enfants, hein, Marcou ? dit-elle d’un ton bienveillant et n’ayant en somme rien de mieux à faire dans ce pays perdu que de renouer l’ancienne conversation.

Il s’accroupit sur ses talons, les bras tombés.

— Non, c’est sûr, on n’est plus des enfants.

Ils n’osaient pas se rire encore, très gênés. Autour d’eux s’épanouissaient des roses, si fraîches qu’elles semblaient lancer chacune un rayon de leur cœur, et il pleuvait une lumière toute rose sur les salades. Laure ajouta :

— On ne peut plus jouer, quand on a notre âge.

Elle songeait aux cris perçants des femmes en couches dans ce coin de nature candide. À Estérac, dernièrement, la mercière avait mis au monde un enfant, et on l’avait entendue chez tous les voisins. Un silence plana, et les roses paraissaient plus muettes que d’autres fleurs. Par-dessus le jardin, le ciel était clair comme une soie.

— On s’amusait bien !… dit Marcou levant les yeux.

Laure eut envie d’appeler au secours. Ah ! il n’y a jamais que le premier péché qui compte… et elle avait fait son premier péché avec Marcou. Cela pourrait les reprendre, ce mal de se frotter l’un à l’autre… et il était laid, ce paysan, il était homme. Sans lui, elle ignorerait les honteuses démangeaisons de sa chair, et les cris des accouchées la laisseraient froide.

— Non, Marcou, ce n’est pas possible, je ne veux plus, déclara-t-elle fiévreusement.

Le garçon n’avait rien sollicité, mais il tressaillit. Dans les obscurités de son âme, il comprit qu’elle y pensait pourtant au petit jeu des angéliques. Il ricana d’un rire niais :

— Quoi que vous ne voulez pas, mademoiselle Laure ?

Ce n’était plus le petit goret rose apportant des œufs de pie à Estérac. Marcou avait des hanches pointant sous ses hardes comme deux échalas. Ses cheveux roux tombaient sur ses yeux verdâtres comme un roncier sur un précipice, et il tendait des pattes osseuses, terreuses, qui pouvaient vous bousculer d’importance, mais quand il relevait le front ses yeux s’éclairaient de convoitises, ses cils blonds étaient blancs comme une frange d’argent au soleil.

Flattée de ce titre : Mademoiselle, un rire aussi vint à Laure.

— Ce n’est pas la peine de s’expliquer, Marcou, tais-toi !

Il arracha une graminée, une espèce de folle avoine, qu’il suça.

— Moi, je ne dis rien, je travaille… Il faut travailler pour passer le temps, quand on s’ennuie.

Il bottela son paquet de mauvaises herbes, puis s’étendit en lézard sur le sentier, lui barrant la route. D’un geste lent, il s’amusait maintenant à promener sa folle avoine dans les jambes de Laure, s’arrêtant au genou et redescendant jusqu’à la cheville, ne soufflant mot. Pour se sauver, il fallait franchir ce corps étendu, elle n’en eut pas le courage.

— Marcou, laisse-moi donc tranquille. Si je le disais à mes parents.

Elle lui donna un léger coup de pied.

— Tu ne leur diras pas, Laure, répondit tout bas Marcou.

— Je suis trop une demoiselle, j’ai fait ma première communion.

Une brise s’éleva qui répandit les parfums du jardinet. Laure sentait son front s’alourdir. La tête de Marcou attirait la sienne. Dans ce pur silence des roses, au milieu de ce petit Eden, elle jeta cette phrase épouvantable comme on jetterait une ordure sur un encensoir :

— Non, vois-tu, Marcou, j’ai peur d’avoir un enfant.

— T’es bête, Laure, ce n’est pas à jouer que les enfants s’attrapent.

— Tu crois ?

— Bien sûr. Je connais tous les jeux. Si tu voulais, on s’aimerait comme des camarades.

Et il la chatouillait toujours avec son brin d’herbe folle.

— Oui, c’est une idée, deux garçons qui s’aimeraient d’amitié, murmura Laure les prunelles luisantes.

Tout de suite Marcou devint rouge, puis pâle. Il se redressa, la prit par la main.

— J’ai une cache, dit-il, allons-y. Pas de danger où je te mène…

Ils traversèrent le jardin, la cour, et Marcou dit à voix haute en passant devant la ferme :

— Venez donc voir nos bœufs, mademoiselle, ils ne sont pas méchants.

Une précaution bien superflue, car la mère Pauvinel, occupée à trier du linge pour la lessive, ne s’inquiétait pas de la demoiselle. Dans la vaste écurie des bœufs, ils hésitèrent un moment, se brûlant les paumes à frotter leurs mains encore indécises.

— Il fait bien noir, ici ! soupira Laure toute palpitante.

— C’est comme à l’église, il fait de la nuit… Montons au grenier, veux-tu, sur le foin ?

Ils gravirent un léger escalier de bois qui tremblait sous eux, et quand ils furent dans le foin sec, dans ce grand océan de vagues mortes, ils se trouvèrent tellement heureux qu’ils poussèrent, en même temps, un petit hurlement de joie. La lucarne du grenier formait une lune bleue que rayait le vol des hirondelles, et des colombes venaient se becqueter au bord de ce trou de ciel comme au bord d’un nid. Laure se précipita dans le foin la tête la première. Marcou la réjoignit, soulevant des brassées de fleurettes sèches, la recouvrant des jaillissements de ce grand bain de verdure fanée, se noyant avec elle dans un abîme de voluptés âpres qui leur cuisaient la peau.

Il voulut la dévêtir. Laure se défendit, la pudeur, pour elle, consistant dans les vêtements. Tout ce qu’on voudrait, mais pas cela. Ils se disputèrent, en grognant comme deux jeunes chiens, se montrant leurs dents blanchies à travers les herbages, mordant ou le foin, ou la chair, s’administrant des claques sonores et se baisant les joues avec des museaux grimaçants. Enfin, il la renversa, la dépouilla de son sarrau, la mit peu à peu toute nue. Laure, prise d’une terreur superstitieuse, pensait qu’elle serait punie à cause de sa nudité. Elle fit machinalement un signe de croix. Par ce trou bleu, Dieu la regardait, elle le sentait bien, Dieu qui voit tout, péché ou bonne action…

— Non ! non ! Je ne veux pas. Ça me fait honte à présent…

La vérité, c’est que ça lui faisait peur, et elle pleura la moitié du jour, blottie dans le foin, n’osant plus redescendre l’escalier sans lui ! Sans lui, car l’amoureux avait été obligé d’abandonner l’amoureuse pour aller soigner les bœufs !…