L’Antéchrist (Renan)/XIII. Mort de Néron

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Michel Lévy (p. 301-320).


CHAPITRE XIII.


MORT DE NÉRON.


Dès la première apparition du printemps de l’an 68, Vespasien reprit la campagne. Son plan, nous l’avons déjà dit, était d’écraser le judaïsme pas à pas, en procédant du nord et de l’ouest vers le sud et l’est, de forcer les fugitifs à se renfermer à Jérusalem, et là d’égorger sans merci cet amas de séditieux. Il s’avança ainsi jusqu’à Emmaüs[1] à sept lieues de Jérusalem, au pied de la grande montée qui mène de la plaine de Lydda à la ville sainte. Il ne jugea pas que le temps fût encore venu d’attaquer cette dernière ; il ravagea l’Idumée, puis la Samarie, et, le 3 juin, établit son quartier général à Jéricho, d’où il envoya massacrer les Juifs de la Pérée. Jérusalem était serrée de toutes parts ; un cercle d’extermination l’entourait. Vespasien revint à Césarée pour rassembler toutes ses forces. Là il apprit une nouvelle qui l’arrêta court, et dont l’effet fut de prolonger de deux ans la résistance et la révolution à Jérusalem[2].

Néron était mort le 9 juin. Pendant les grandes luttes de Judée que nous venons de raconter, il avait continué en Grèce sa vie d’artiste ; il ne rentra dans Rome que vers la fin de 67. Il n’avait jamais tant joui ; on fit coïncider pour lui tous les jeux, en une seule année ; toutes les villes lui envoyèrent les prix de leurs concours ; à chaque instant, des députations venaient le trouver pour le prier d’aller chanter chez elles. Le grand enfant, badaud (ou peut-être moqueur) comme on ne le fut jamais, était ravi de joie : « Les Grecs seuls savent écouter, disait-il ; les Grecs seuls sont dignes de moi et de mes efforts. » Il les combla de privilèges, proclama la liberté de la Grèce aux jeux Isthmiques, paya largement les oracles qui prophétisèrent à son gré, supprima ceux dont il ne fut pas content, fit, dit-on, étrangler un chanteur qui ne rabaissa pas sa voix comme il fallait pour faire valoir la sienne[3]. Hélius, un des misérables à qui, lors de son départ, il avait laissé les pleins pouvoirs sur Rome et le sénat, le pressait de revenir ; les symptômes politiques les plus graves commençaient à se manifester ; Néron répondit qu’il se devait avant tout à sa réputation, obligé qu’il était de se ménager des ressources pour le temps où il n’aurait plus l’empire. Sa constante préoccupation était, en effet, que, si la fortune le réduisait jamais à l’état de particulier, il pourrait très-bien se suffire avec son art[4] ; et quand on lui faisait remarquer qu’il se fatiguait trop, il disait que l’exercice qui n’était maintenant pour lui qu’un délassement de prince serait peut-être un jour son gagne-pain. Une des choses qui flattent le plus la vanité des gens du monde qui s’occupent un peu d’art ou de littérature est de s’imaginer que, s’ils étaient pauvres, ils vivraient de leur talent. Avec cela, il avait la voix faible et sourde, quoiqu’il observât pour la conserver les ridicules prescriptions de la médecine d’alors ; son phonasque ne le quittait pas, et lui commandait à chaque instant les précautions les plus puériles. On rougit de songer que la Grèce fut souillée par cette ignoble mascarade. Quelques villes cependant se tinrent assez bien ; le scélérat n’osa pas entrer dans Athènes ; il n’y fut pas invité[5].

Les nouvelles les plus alarmantes cependant lui arrivaient ; il y avait près d’un an qu’il avait quitté Rome[6] ; il donna l’ordre de revenir. Ce retour fut à l’avenant du voyage[7]. Dans chaque ville, on lui rendit les honneurs du triomphe ; on démolissait les murs pour le laisser entrer. À Rome, ce fut un carnaval inouï. Il montait le char sur lequel Auguste avait triomphé ; à côté de lui était assis le musicien Diodore ; sur la tête, il avait la couronne olympique ; dans sa droite, la couronne pythique ; devant lui, on portait les autres couronnes et, sur des écriteaux, l’indication de ses victoires, les noms de ceux qu’il avait vaincus, les titres des pièces où il avait joué ; les claqueurs, disciplinés aux trois genres de claque qu’il avait inventés, et les chevaliers d’Auguste suivaient ; on abattit l’arc du Grand Cirque pour le laisser entrer. On n’entendait que les cris ; « Vive l’olympionice ! le pythionice ! Auguste ! Auguste ! À Néron-Hercule ! À Néron-Apollon[8] ! Seul périodonice ! seul qui l’ait jamais été ! Auguste ! Auguste ! O voix sacrée ! heureux qui peut t’entendre ! » Les mille huit cent huit couronnes qu’il avait remportées furent étalées dans le Grand Cirque et attachées à l’obélisque égyptien qu’Auguste y avait placé pour servir de meta[9].

Enfin la conscience des parties nobles du genre humain se souleva. L’Orient, à l’exception de la Judée, supportait sans rougir cette honteuse tyrannie, et s’en trouvait même assez bien ; mais le sentiment de l’honneur vivait encore dans l’Occident. C’est une des gloires de la Gaule que le renversement d’un pareil tyran ait été son ouvrage[10]. Pendant que les soldats germains, pleins de haine contre les républicains et esclaves de leur principe de fidélité, jouaient auprès de Néron, comme auprès de tous les empereurs, le rôle de bons suisses et de gardes du corps[11], le cri de révolte fut poussé par un Aquitain, descendant des anciens rois du pays. Le mouvement fut vraiment gaulois[12] ; sans en calculer les conséquences, les légions gallicanes se jetèrent dans la révolution avec entraînement. Le signal fut donné par Vindex aux environs du 15 mars 68. La nouvelle en arriva vite à Rome. Les murs furent bientôt charbonnés d’inscriptions injurieuses : « À force de chanter, dirent les mauvais plaisants, il a réveillé les coqs (gallos)[13]. » Néron ne fit d’abord qu’en rire ; il témoigna même être bien aise qu’on lui fournît l’occasion de s’enrichir du pillage des Gaules. Il continua de chanter et de se divertir jusqu’au moment où Vindex fit afficher des proclamations où on le traitait d’artiste pitoyable. L’histrion écrivit alors, de Naples, où il était, au sénat pour demander justice, et se mit en route pour Rome. Il affectait cependant de ne s’occuper que de certains instruments de musique, nouvellement inventés, et en particulier d’une espèce d’orgue hydraulique sur lequel il consulta sérieusement le sénat et les chevaliers.

La nouvelle de la défection de Galba (3 avril) et de la jonction de l’Espagne à la Gaule, qu’il reçut pendant son dîner, fut pour lui un coup de foudre. Il renversa la table où il mangeait, déchira la lettre, brisa de colère deux vases ciselés d’un grand prix, où il avait accoutumé de boire. Dans les préparatifs ridicules qu’il commença, son principal souci fut pour ses instruments, pour son bagage de théâtre[14], pour ses femmes, qu’il fit habiller en amazones, avec des peltes, des haches et des cheveux coupés ras. C’étaient des alternatives étranges d’abattement et de bouffonnerie lugubre, qu’on hésite également à prendre au sérieux et à traiter de folie, tous les actes de Néron flottant entre la noire méchanceté d’un nigaud cruel et l’ironie d’un blasé. Il n’avait pas une idée qui ne fût puérile[15]. Le prétendu monde d’art où il vivait l’avait rendu complètement niais. Parfois, il songeait moins à combattre qu’à aller pleurer sans armes devant ses ennemis, s’imaginant les toucher ; il composait déjà l’epinicium qu’il devait chanter avec eux le lendemain de la réconciliation ; d’autres fois, il voulait faire massacrer tout le sénat, brûler Rome une seconde fois, et pendant l’incendie lâcher les bêtes de l’amphithéâtre sur la ville. Les Gaulois surtout étaient l’objet de sa rage ; il parlait de faire égorger ceux qui étaient à Rome, comme fauteurs de leurs compatriotes et comme suspects de vouloir se joindre à eux[16]. Par intervalles, il avait la pensée de changer le siège de son empire[17], de se retirer à Alexandrie ; il se rappelait que des prophètes lui avaient promis l’empire de l’Orient et en particulier le royaume de Jérusalem ; il songeait que son talent musical le ferait vivre, et cette possibilité, qui serait la meilleure preuve de son mérite, lui causait une secrète joie. Puis il se consolait par la littérature ; il faisait remarquer ce que sa situation avait de particulier : tout ce qui lui arrivait était inouï ; jamais prince n’avait perdu vivant un si grand empire. Même aux jours de la plus vive angoisse, il ne changea rien à ses habitudes ; il parlait plus de littérature que de l’affaire des Gaules ; il chantait, faisait de l’esprit, allait au théâtre incognito, écrivait sous main à un acteur qui lui plaisait : « Retenir un homme si occupé ! C’est mal[18]. »

Le peu d’accord des armées de la Gaule, la mort de Vindex, la faiblesse de Galba eussent peut-être ajourné la délivrance du monde, si l’armée de Rome à son tour ne se fût prononcée. Les prétoriens se révoltèrent et proclamèrent Galba dans la soirée du 8 juin. Néron vit que tout était perdu. Son esprit faux ne lui suggérait que des idées grotesques : se revêtir d’habits de deuil, aller haranguer le peuple en cet accoutrement, employer toute sa puissance scénique pour exciter la compassion, et obtenir ainsi le pardon du passé ou, faute de mieux, la préfecture de l’Égypte. Il écrivit son discours[19] ; on lui fit remarquer qu’avant d’arriver au forum, il serait mis en pièces. Il se coucha : se réveillant au milieu de la nuit, il se trouva sans gardes ; on pillait déjà sa chambre. Il sort, frappe à diverses portes, personne ne répond. Il rentre, veut mourir, demande le myrmillon Spiculus, brillant tueur, une des célébrités de l’amphithéâtre. Tout le monde s’écarte. Il sort de nouveau, erre seul dans les rues, va pour se jeter dans le Tibre, revient sur ses pas. Le monde semblait faire le vide autour de lui. Phaon, son affranchi, lui offrit alors pour asile sa villa située entre la voie Salaria et la voie Nomentane, vers la quatrième borne milliaire[20]. Le malheureux, à peine vêtu, couvert d’un méchant manteau, monté sur un cheval misérable, le visage enveloppé pour n’être pas reconnu, partit accompagné de trois ou quatre de ses affranchis, parmi lesquels étaient Phaon, Sporus, Épaphrodite, son secrétaire. Il ne faisait pas encore jour ; en sortant par la porte Colline, il entendit au camp des prétoriens, près duquel il passait, les cris des soldats qui le maudissaient et proclamaient Galba. Un écart de son cheval, amené par la puanteur d’un cadavre jeté sur le chemin, le fit reconnaître. Il put cependant atteindre la villa de Phaon, en se glissant à plat ventre sous les broussailles et en se cachant derrière les roseaux.

Son esprit drolatique, son argot de gamin ne l’abandonnèrent pas. On voulut le blottir dans un trou à pouzzolane comme on en voit beaucoup en ces parages. Ce fut pour lui l’occasion d’un mot à effet ! « Quelle destinée ! dit-il ; aller vivant sous terre ! » Ses réflexions étaient comme un feu roulant de citations classiques, entremêlées des lourdes plaisanteries d’un bobèche aux abois. Il avait sur chaque circonstance une réminiscence littéraire, une froide antithèse : « Celui qui autrefois était fier de sa suite nombreuse n’a plus maintenant que trois affranchis. » Par moments, le souvenir de ses victimes lui revenait, mais n’aboutissait qu’à des figures de rhétorique, jamais à un acte moral de repentir. Le comédien survivait à tout. Sa situation n’était pour lui qu’un drame de plus, un drame qu’il avait répété. Se rappelant les rôles où il avait figuré des parricides, des princes réduits à l’état de mendiants, il remarquait que maintenant il jouait tout cela pour son compte, et chantonnait ce vers qu’un tragique avait mis dans la bouche d’Œdipe :


Ma femme, ma mère, mon père
Prononcent mon arrêt de mort[21].



Incapable d’une pensée sérieuse, il voulut qu’on creusât sa fosse à la taille de son corps, fit apporter des morceaux de marbre, de l’eau, du bois pour ses funérailles ; tout cela, pleurant et disant : « Quel artiste va mourir ! »

Le courrier de Phaon, cependant, apporte une dépêche ; Néron la lui arrache. Il lit que le sénat l’a déclaré ennemi public et l’a condamné à être puni « selon la vieille coutume ». — « Quelle est cette coutume ? » demande-t-il. On lui répond que la tête du patient tout nu est engagée dans une fourche, qu’alors on le frappe de verges jusqu’à ce que mort s’ensuive, puis que le corps est traîné par un croc et jeté dans le Tibre. Il frémit, prend deux poignards qu’il avait sur lui, en essaye la pointe, les resserre, disant que « l’heure fatale n’était pas encore venue ». Il engageait Sporus à commencer sa nénie funèbre, essayait de nouveau de se tuer, ne pouvait. Sa gaucherie, cette espèce de talent qu’il avait pour faire vibrer faux toutes les fibres de l’âme, ce rire à la fois bête et infernal, cette balourdise prétentieuse qui fait ressembler sa vie entière aux miaulements d’un sabbat grotesque, atteignaient au sublime de la fadeur. Il ne pouvait réussir à se tuer. « N’y aura-t-il donc personne ici, demanda-t-il, pour me donner l’exemple ? » Il redoublait de citations, se parlait en grec, faisait des bouts de vers. Tout à coup on entend le bruit du détachement de cavalerie qui vient pour le saisir vivant.


Le pas des lourds chevaux me frappe les oreilles[22],



dit-il. Épaphrodite alors pesa sur le poignard et le lui fit entrer dans la gorge. Le centurion arrive presque au même moment, veut arrêter le sang, cherche à faire croire qu’il vient le sauver. « Trop tard ! » dit le mourant, dont les yeux sortaient de la tête et glaçaient d’horreur. « Voilà où en est la fidélité ! » ajouta-t-il en expirant[23]. Ce fut son meilleur trait comique. Néron laissant tomber une plainte mélancolique sur la méchanceté de son siècle, sur la disparition de la bonne foi et de la vertu !… Applaudissons. Le drame est complet. Une seule fois, nature aux mille visages, tu as su trouver un acteur digne d’un pareil rôle.

Il avait beaucoup tenu à ce qu’on ne livrât pas sa tête aux insultes et qu’on le brûlât tout entier. Ses deux nourrices et Acté, qui l’aimait encore, l’ensevelirent secrètement, en un riche linceul blanc, broché d’or, avec le luxe qu’elles savaient qu’il eût aimé. On mit ses cendres dans le tombeau des Domitius. grand mausolée qui dominait la colline des Jardins (le Pincio), et faisait un bel effet du Champ de Mars[24]. De là son fantôme hanta le moyen âge comme un vampire ; pour conjurer les apparitions qui troublaient le quartier, on bâtit l’église Santa-Maria del popolo.

Ainsi périt à trente et un ans, après avoir régné treize ans et huit mois, le souverain, non le plus fou ni le plus méchant, mais le plus vain et le plus ridicule que jamais le hasard des événements ait porté aux premiers plans de l’histoire. Néron est avant tout une perversion littéraire. Il était loin d’être dépourvu de tout talent, de toute honnêteté, ce pauvre jeune homme, enivré de mauvaise littérature, grisé de déclamations, qui oubliait son empire auprès de Terpnos ; qui, recevant la nouvelle de la révolte des Gaules, ne se dérangea pas du spectacle auquel il assistait, témoigna sa faveur à l’athlète, ne pensa durant plusieurs jours qu’à sa lyre et à sa voix[25]. Le plus coupable en tout ceci fut le peuple avide de plaisirs, qui exigeait avant tout que son souverain l’amusât, et aussi le faux goût du temps, qui avait interverti les ordres de grandeur, et donnait trop de prix à la renommée de l’homme de lettres et de l’artiste. Le danger de l’éducation littéraire est d’inspirer un désir immodéré de la gloire, sans donner toujours le sérieux moral qui fixe le sens de la vraie gloire. Il était écrit qu’un naturel vaniteux, subtil, voulant l’immense, l’infini, mais sans nul jugement, ferait un déplorable naufrage. Même ses qualités, telles que son aversion pour la guerre, devinrent funestes, en ne lui laissant de goût que pour des manières de briller qui n’auraient pas dû être les siennes. À moins qu’on ne soit un Marc-Aurèle, il n’est pas bon d’être trop au-dessus des préjugés de sa caste et de son état. Un prince est un militaire ; un grand prince peut et doit protéger les lettres ; il ne doit pas être littérateur. Auguste, Louis XIV, présidant à un brillant développement de l’esprit, sont, après les villes de génie, comme Athènes et Florence, le plus beau spectacle de l’histoire ; Néron, Chilpéric, le roi Louis de Bavière, sont des caricatures. Dans le cas de Néron, l’énormité du pouvoir impérial et la dureté des mœurs romaines firent que la caricature sembla esquissée en traits de sang.

On répète souvent, pour montrer l’irrémédiable immoralité des foules, que Néron fut populaire à quelques égards. Le fait est qu’il y eut sur son compte deux courants d’opinion opposés[26]. Tout ce qu’il y avait de sérieux et d’honnête le détestait ; les gens du bas peuple l’aimèrent, les uns naïvement et par le sentiment vague qui porte le pauvre plébéien à aimer son prince, s’il a des dehors brillants[27] ; les autres, parce qu’il les enivrait de fêtes. Durant ces fêtes, on le voyait mêlé à la foule, dînant, mangeant au théâtre, au milieu de la canaille[28]. Ne haïssait-il pas, d’ailleurs, le sénat, la noblesse romaine, dont le caractère était si rude, si peu populaire ? Les viveurs qui l’entouraient étaient au moins aimables et polis. Les soldats des gardes conservèrent aussi toujours de l’affection pour lui. Longtemps on trouva son tombeau orné de fleurs fraîches, et ses images déposées aux Rostres par des mains inconnues[29]. L’origine de la fortune d’Othon fut qu’il avait été son confident, et qu’il imitait ses manières. Vitellius, pour se faire accepter à Rome, affecta aussi hautement de prendre Néron pour modèle et de suivre ses maximes de gouvernement. Trente ou quarante ans après, tout le monde désirait qu’il fût encore vivant et souhaitait son retour[30].

Cette popularité, dont il n’y a pas trop lieu d’être surpris, eut, en effet, une singulière conséquence. Le bruit se répandit que l’objet de tant de regrets n’était pas réellement mort. Déjà du vivant de Néron, on avait vu poindre, dans l’entourage même de l’empereur, l’idée qu’il serait détrôné à Rome, mais qu’alors commencerait pour lui un nouveau règne, un règne oriental et presque messianique[31]. Le peuple a toujours de la peine à croire que les hommes qui ont occupé longtemps l’attention du monde sont définitivement disparus. La mort de Néron à la villa de Phaon, en présence d’un petit nombre de témoins[32], n’avait pas eu un caractère bien public ; tout ce qui concernait sa sépulture s’était passé entre trois femmes qui lui étaient dévouées ; Icélus presque seul avait vu le cadavre[33] ; il ne restait rien de sa personne qui fût reconnaissable. On pouvait croire à une substitution ; les uns affirmaient qu’on n’avait pas trouvé le corps ; d’autres disaient que la plaie qu’il s’était faite au cou avait été bandée et guérie[34]. Presque tous soutenaient que, à l’instigation de l’ambassadeur parthe à Rome, il s’était réfugié chez les Arsacides, ses alliés, ennemis éternels des Romains, ou auprès de ce roi d’Arménie, Tiridate, dont le voyage à Rome en 66 avait été accompagné de fêtes magnifiques, qui frappèrent le peuple[35]. Là, il tramait la ruine de l’empire. On allait bientôt le voir revenir à la tête des cavaliers de l’Orient, pour torturer ceux qui l’avaient trahi[36]. Ses partisans vivaient dans cette espérance ; déjà ils relevaient ses statues, et faisaient même courir des édits avec sa signature[37]. Les chrétiens, au contraire, qui le considéraient comme un monstre, en entendant de pareils bruits, auxquels ils croyaient en tant que gens du peuple, étaient frappés de terreur. Les imaginations dont il s’agit durèrent fort longtemps, et, conformément à ce qui arrive presque toujours en de semblables circonstances, il y eut plusieurs faux Néron[38]. Nous verrons bientôt le contre-coup de cette opinion dans l’Église chrétienne et la place qu’elle tient dans la littérature prophétique du temps.

L’étrangeté du spectacle auquel on assistait laissait peu d’âmes dans le droit sens. On avait poussé la nature humaine aux limites du possible ; il restait le vide au cerveau qui suit les accès de fièvre ; partout des spectres, des visions de sang. On racontait qu’au moment où Néron sortit de la porte Colline pour se réfugier à la villa de Phaon, un éclair lui donna dans les yeux, qu’en même temps la terre trembla, comme si elle se fût entr’ouverte et que les âmes de tous ceux qu’il avait tués fussent venues se précipiter sur lui[39]. Il y avait dans l’air comme une soif de vengeance. Bientôt nous assisterons à l’un des intermèdes du grand drame céleste, où les âmes des égorgés, serrées sous l’autel de Dieu, crient à haute voix : « Jusques à quand, Seigneur, ne redemanderas-tu pas notre sang à ceux qui habitent la terre[40] ? » Et il leur sera donné une robe blanche, pour qu’ils attendent encore un peu.

  1. Cet Emmaüs ou Ammaüs est certainement la ville qui s’appela plus tard Nicopolis, et qui répond au village actuel d’Amwas, non loin de la route de Jaffa à Jérusalem, à peu près à moitié chemin. Nous croyons qu’il y eut un autre Emmaüs, répondant au village actuel de Kulonié = Κολωνία, à une lieue et demie de Jérusalem, auquel se rapportent Luc, xxiv, 13 ; Josèphe, B. J., VII, vi, 6, et dont le nom viendrait de Hammoça, « la source » (Josué, xviii, 26 ; Talm. de Bab., Sukka, 45 a). Voir les Apôtres, p. 18-19, note, nonobstant Robinson, III, 146 et suiv. ; Guérin, Palest., I, p. 257 et suiv., 293 et suiv. ; Neubauer, Géogr. du Talm., p. 100-102. L’anecdote de Luc perd tout sens, si Emmaüs est à sept lieues de Jérusalem. Ἑκατὸν ἑξήκοντα du Sinaïticus est une correction apologétique. Kulonié ou Kulondié ne peut être le Κουλόν de Josué, xv, 60 (Septante) ; c’est sûrement un mot latin. Cf. Monatsschrift de Grætz, 1869, p. 117-121.
  2. Jos., B. J., IV, viii-ix, 2.
  3. Lucien, Nero, seu de isthmo, 9.
  4. Suétone, Néron, 40 ; Dion Cassius, LXIII, 27.
  5. Suétone, Néron, 20-25, 53-55 ; Dion Cassius, LXIII, 8-18 ; Eus., Chron., ann. 12 de Néron ; Carmina sibyllina, V, 136 et suiv. ; XII, 90-92 ; Philostrate, Apoll., IV, 39 ; V, 7, 8, 22, 23 ; Themistius, oratio xix, p. 276 (édit. G. Dindorf) ; Lucien, Nero ; Julien, Cæs., p. 310, Spanh.
  6. Tillemont, Hist. des emp., I, p. 320.
  7. Dion Cassius, LXIII, 19-21.
  8. Eckhel, D. n. v., t. VI, p. 275-276 ; Suét., Nér., 23. Musée du Vatican : buste (no 308), statue en Apollon citharède.
  9. On voudrait croire qu’il s’agit ici (Dion Cassius, LXIII, 21) du cirque et de l’obélisque qui, quatre ans auparavant, avaient vu les scènes d’horreur des Danaïdes, des Dircés et peut-être de Pierre crucifié. Mais le Circus maximus, qui possédait, comme celui du Vatican, un obélisque d’Héliopolis (c’est aujourd’hui l’obélisque de la place du Peuple), convenait mieux à l’exhibition de Néron. Si, pour les piacula d’août 64, Néron préféra son cirque du Vatican, c’est que le Circus maximus devait être à ce moment impraticable par suite de l’incendie.
  10. « Talem principem paulo minus quattuordecim annos perpessus terrarum orbis tandem destituit, initium facientibus Gallis. » Suétone, Néron, 40.
  11. Suétone, Caius, 43, 58 ; Galba, 12 ; Tacite, Hist., I, 31 ; III, 69 ; Plutarque, Galba, 5, 6, 18. Cf. Henzen, dans les Annales de l’Institut archéol. de Rome, t. XXII, p. 13 et suiv. Voir surtout les inscriptions, Orelli, nos 2909 et 3539 (à la Biblioth. nationale) ; Fabretti, Inscr., p. 687, nos 97 et 98.
  12. Tacite, Hist., I, 51 ; IV, 17 ; Suétone, Néron, 40, 43, 45 ; Dion Cassius, LXIII, 22. Comparez Josèphe, B. J., proœm., 2 ; IV, viii, 1.
  13. Suétone, Néron, 45.
  14. Suétone, Néron, 44 ; Dion Cassius, LXIII, 26.
  15. Suétone, Néron, 43, 47 ; Dion Cassius, LXIII, 27.
  16. Suétone, Néron, 43.
  17. Aurélius Victor, De Cæs., Nér., 14.
  18. Suétone, Néron, 40, 42.
  19. On trouva le brouillon après sa mort. Suétone, Néron, 47.
  20. Environ une lieue et demie. La villa de Phaon devait être un peu au delà de l’Anio, entre le ponte Nomentano et le ponte Salaro, sur la via Patinaria. Platner et Bunsen, Beschreibung der Stadt Rom, III, 2e partie, p. 455 ; cf. I, p. 675.
  21. Dion Cassius, LXIII, 28 (cf. Suét., Néron, 46).
  22. Iliade, X, 535.
  23. Suétone, Néron, 40-50 ; Dion Cassius, LXIII, 22-29 ; Zonaras, XI, 13 ; Pline, Hist. nat., XXXVII, ii (10).
  24. Pour que Lactance ne connût pas ce monument quand il écrivait son traité De mortibus persecutorum (chap.2 : « ut ne sepulturæ quidem locus in terra tam malæ bestiæ appareret » ), il fallait qu’il n’eût pas encore été à Rome. On croit voir de nos jours les traces de la villa des Domitius dans le mur de Rome à l’extrémité de la promenade du Pincio. (Platner et Bunsen, Beschreibung der Stadt Rom, III, 2e partie, p. 569-571.)
  25. Dion Cassius, LXIII, 26.
  26. Josèphe, Ant., XX, viii, 3.
  27. Suétone, Néron, 56.
  28. Suétone, Néron, 20, 22 ; Tacite, Hist., I, 4, 5, 16, 78 ; II, 95 ; Dion Cassius, LXIII, 10.
  29. Suétone, Néron, 57.
  30. Dion Chrysostome, Orat. xxi, 10 (édit. d’Emperius) : Ὅν γε καὶ νῦν ἔτι πάντες ἐπιθυμοῦσι ζῆν, οἱ δε πλεῖστοι καὶ οἴονται.
  31. Suétone, Néron, 40 ; cf. Tacite, Ann., XV, 36. Le faux Néron ne rêve que la Syrie et l’Égypte. Tacite, Hist., II, 9.
  32. Quatre, selon Suétone, Néron, 48-50.
  33. Plutarque, Vie de Galba, 7 ; Suétone, Nér., 49.
  34. Tacite, Hist., II, 8 ; Sulpice Sévère, Hist., l. II, c. 29 ; Lactance, De mort. pers., c. 2.
  35. Néron avait certainement eu l’idée de se sauver chez Vologèse ; et en effet les Parthes se montrent toujours néroniens. Suétone, Néron, 13, 30, 47, 57 ; Aurélius Victor, De Cæs., Néron, 14 ; Epit., Néron, 8 ; Carm. sib., V, 147. Tiridate avait justement visité les villes d’Asie (Dion Cassius, LXIII, 7, leçon à tort contestée). En tout cas, l’opinion à cet égard était si bien arrêtée, que tous les faux Nérons parurent chez les Parthes ou furent des agents des Parthes. Zonaras, XI, 18 ; Tac., Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57.
  36. Carmina sibyll., IV, 119 et suiv., 137 et suiv. ; V, 33-34, 93 et suiv., 100 et suiv., 137, 142, 146 et suiv., 215-223, 362 et suiv., 385 ; VIII, 70 et suiv., 146, 152 et suiv. ; XII, 93-94 ; Ascension d’Isaïe, iv, 2 et suiv. ; Commodien, Carmen, v. 820 et suiv., 862, 925 et suiv. (édit. Pitra). Comp. Suétone, Néron, 57 ; Tac., Hist., I, 2 ; Lactance, De mort. pers., 2 ; Zonaras, XI, 18.
  37. Suétone, Néron, 57 ; Tacite, Hist., II, 8.
  38. Il y en eut au moins deux : 1o celui qui fut tué à Cythnos et dont nous aurons beaucoup occasion de parler ; 2o celui qui parut sous Domitien, vers l’an 88 (Tacite, Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57). L’indication de Zonaras (XI, 18) sur un autre faux Néron, qui aurait paru sous Titus, semble provenir d’une erreur de date ; les données de Zonaras peuvent être rapportées au faux Néron de 88. Ceterorum de Tac., Hist., II, 8, supposerait, il est vrai, plus d’un faux Néron après celui de Cythnos ; mais il est peu probable que la politique parthe ait commis deux fois de suite la même faute, et ait été dupe à quelques années de distance de deux imposteurs jouant la même farce. Dion Chrysostome, sous Trajan, atteste que plusieurs croyaient encore fermement que Néron vivait (Orat. xxi, 10). L’auteur du quatrième livre sibyllin, qui écrit vers l’an 80, croit que Néron est chez les Parthes (vers 119-124, 137-139), et qu’il va bientôt venir. Τότε (vers 137) inviterait à placer un faux Néron sous Titus (cf. vers 130-136) ; mais le sibylliste semble parler ici d’un événement futur. S’il prophétisait post eventum, il verrait l’inanité de ce qu’il annonce comme un grand événement.
  39. Suétone, Néron, 48 ; Dion Cassius, LXIII, 28.
  40. Apoc., vi, 9 et suiv.