L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre IX

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 89-98).


CHAPITRE IX.

UNE HISTOIRE DE REVENANT.


Si vous êtes brave, dit-elle, nous pouvons encore vous loger ici ; car la chambre où il revient des esprits est la plus belle de la maison. Ainsi donc, si votre courage ne s’émeut pas d’entendre le cliquetis des chaînes et de voir vos rideaux s’agiter ; si, lorsqu’un fantôme horrible s’approchera de votre lit, votre langue intrépide trouve la force de proférer des paroles et de l’interroger sur le motif qui lui fit quitter la tombe, parlez, et je vais préparer vos draps et vous conduire à la chambre.
Histoire véritable.


Ils arrivèrent à la salle où ils avaient dîné, et furent joyeusement accueillis par miss Oldbuck.

« Où est la jeune fille ? dit l’Antiquaire.

— Vraiment, mon frère, dans tout ce désordre Marie n’a pas voulu se laisser guider par moi ; il a fallu qu’elle partît aussi pour Halket Head[1] et je suis étonnée que vous ne l’y ayez pas vue.

— Eh, comment ! que dites-vous, ma sœur ? cette jeune fille, par un temps semblable, est allée à Halket Head ? Grand Dieu ! les malheurs de cette nuit ne sont donc pas encore à leur terme !

— Mais vous ne me laissez pas le temps de parler, Monkbarns ; vous êtes si impératif et si impatient.

— Trêve à vos sottises, ma sœur, dit l’Antiquaire agité : où est ma chère Marie ?

— Où vous devriez être vous-même, Monkbarns, là-haut dans son lit bien chaudement.

— Je l’aurais juré, dit l’Antiquaire en riant, mais évidemment fort soulagé ; je l’aurais juré. La petite paresseuse s’inquiétait fort peu si nous étions tous noyés là-bas ; mais pourquoi m’aviez-vous dit qu’elle était sortie ?

— Vous ne m’avez pas laissé achever, Monkbarns ; elle est sortie en effet, et n’est rentrée avec le jardinier que lorsqu’elle a été certaine qu’aucun de vous n’était tombé dans le précipice, et qu’elle a vu miss Wardour saine et sauve dans sa voiture. Il n’y a guère qu’un quart d’heure qu’elle est rentrée, car il est près de dix heures, et la pauvre enfant était si trempée, que je lui ai mêlé un verre de sherry[2] dans son gruau.

— Vous avez bien fait, Grizzel ; il faut s’en rapporter à vous autres femmes pour savoir vous soigner les unes les autres. Mais écoutez-moi, ma vénérable sœur, et que ce mot de vénérable ne vous fasse pas reculer, car il s’applique à plusieurs qualités recommandables indépendamment de l’âge, qui est fort honorable aussi, quoique ce soit le dernier titre pour lequel les femmes voulussent être honorées ; mais écoutez-moi, dis-je, faites-nous apporter sur-le-champ les restes du pâté de volaille et de la bouteille de Porto.

— Le pâté de volaille, le Porto, bon Dieu ! mon frère, il ne restait que les os dans le pâté, et à peine une goutte de vin dans la bouteille. »

Le front de l’Antiquaire s’obscurcit, quoiqu’il fût trop bien élevé pour exprimer en présence d’un étranger sa surprise désagréable à l’occasion des mets sur lesquels il avait si fermement compté pour souper. Mais sa sœur comprit ses regards courroucés. « Mon Dieu, Monkbarns, dit-elle, à quoi sert-il de faire du train ?

— Je ne fais pas de train, suivant votre expression.

— Non ; mais à quoi bon faire ainsi la mine pour quelques os décharnés ? Si vous voulez savoir la vérité, je vous dirai que le ministre est venu ce soir, le digne homme ! et il était plein d’inquiétude sur votre situation précaire, c’est là le mot dont il s’est servi, car vous savez que le ciel lui a donné le talent de la parole ; il n’a pas voulu partir d’ici qu’il ne sût avec certitude comment l’affaire allait tourner pour vous tous. Il m’a dit de si belles choses sur la résignation qu’on doit avoir aux volontés de la Providence, le digne homme ! »

Oldbuck répliqua du même ton : « Le digne homme ! j’ai l’idée qu’il n’aurait pas été fâché de voir le domaine de Monkbarns passer à mon héritière. Et est-ce tandis qu’il vous prodiguait ses consolations chrétiennes sur des maux futurs, que le pâté de volaille et le vin de Porto ont disparu ?

— Mon cher frère, comment pouvez-vous penser à ces bagatelles après avoir échappé ainsi au gouffre !

— Plût à Dieu, ma chère Grizzie, que mon souper eût échappé de même au gouffre ou à la gloutonnerie du ministre ! Tout a été avalé, je suppose ?

— Fi, Monkbarns ! vous parlez comme si nous étions tout-à-fait au dépourvu de viande dans la maison. Pouvais-je faire autrement que d’offrir à cet honnête homme de se rafraîchir et de se restaurer après être venu du presbytère ici ? »

Oldbuck répéta, moitié en sifflant, moitié en chantant, ce vieux refrain écossais :

« De boudins blancs d’abord on s’était régalé ;

Les noirs y passèrent ensuite ;

Et l’on buvait et l’on mangeait si vite,

Que moi-même, je pense, on m’aurait avalé. »

Sa sœur se hâta d’apaiser ses murmures en proposant quelques autres restes du dîner. Il parla d’une autre bouteille de vin de Porto, mais recommanda de préférence un verre d’eau-de-vie, qui était réellement excellente. Comme aucune instance n’avait pu déterminer Lovel à endosser la robe de chambre à fleurs et le bonnet de velours, Oldbuck, qui prétendait à quelque connaissance de l’art médical, songea à s’aller coucher le plus tôt possible, et proposa d’envoyer le lendemain de bonne heure l’infatigable Caxon à Fairport pour lui chercher du linge et des vêtemens.

En entendant dire pour la première fois que le jeune étranger devait être leur hôte durant la nuit, miss Oldbuck fut frappée d’une telle surprise que, sans la prépondérance du poids qui encombrait sa tête et que nous avons déjà décrit, ses cheveux gris se seraient hérissés de manière à renverser tout l’édifice.

« Que Dieu ait pitié de nous ! dit la vieille fille confondue.

— Qu’avez-vous donc, Grizzel ?

— De quoi parliez-vous en ce moment, Monkbarns ?

— De quoi je parlais ? n’avez-vous pas entendu ? Je disais que j’avais besoin d’aller me coucher, ainsi que ce pauvre jeune homme, auquel il faut faire apprêter un lit sur-le-champ.

— Un lit ! Dieu nous garde ! s’écria de nouveau Grizzel.

— Eh bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? n’y a-t-il pas assez de chambres et de lits dans la maison ? N’était-ce pas anciennement un hospitium, dans lequel, j’ose le dire, on donnait à coucher tous les soirs à une vingtaine de pèlerins au moins ?

— Monkharns ! qui sait ce qu’on y faisait ! il y a si long-temps : mais de nos jours ! Ce n’est pas pourtant qu’il manque ici de lits, ni de chambres non plus ; mais vous savez bien qu’on n’y a pas couché depuis Dieu sait quel temps, et que les chambres n’ont pas même été ouvertes. Si nous avions su, miss Marie et moi, nous serions allées au presbytère ; nous sommes toujours sûres de faire plaisir à miss Beeckie, ainsi qu’au ministre, mon frère ; mais à présent Dieu nous préserve…

— Et n’y a-t-il pas la chambre verte, Grizzel ?

— Il est vrai, et celle-là est en bon ordre, quoique personne n’y ait couché depuis le docteur Heavy-Sterne ; mais…

— Mais… quoi ?

— Eh quoi ! vous devez vous rappeler vous-même la nuit qu’il y passa, et vous ne voudriez sans doute pas exposer ce jeune gentilhomme à en passer une semblable. »

Lovel en entendant cette discussion voulut la faire cesser en protestant qu’il aimait beaucoup mieux s’en retourner à pied chez lui que de leur causer la moindre incommodité. L’exercice, dit-il, lui ferait du bien ; il connaissait la route de Fairport parfaitement, et de nuit comme de jour ; l’orage d’ailleurs diminuait ; et il ajouta à ceci tout ce que la politesse put lui suggérer pour échapper à une hospitalité qui semblait devoir être plus gênante pour ses hôtes qu’il n’avait pu le prévoir. Mais le sifflement du vent et le bruit que faisait la pluie en fouettant contre les carreaux, joints à la pensée des fatigues auxquelles il avait été exposé toute la soirée, auraient empêché Oldbuck de consentir au départ de son jeune ami, quand bien même il lui eût inspiré moins d’intérêt. Outre cela, il tenait à honneur de montrer qu’il ne se laissait pas gouverner par des femmes.

« Asseyez-vous, asseyez-vous, jeune homme, lui répéta-t-il plusieurs fois ; je consens à ne jamais déboucher une bouteille si vous et moi nous nous séparons ainsi, et en voici justement une d’excellente ale, véritable anno Domini,… rien qui ressemble à vos perfides décoctions, mais la liqueur naturelle, brassée avec de l’orge de Monkbarns. John de Girnel n’ouvrit jamais un meilleur flacon pour aucun ménestrel errant ou pèlerin apportant les nouvelles les plus fraîches de la Palestine. Et pour dissiper sans retour de votre esprit le moindre désir de partir, sachez que si vous le faites, votre réputation de brave chevalier est à jamais perdue. Comment ! mais c’est une véritable aventure que de coucher dans la chambre verte à Moukbarns. Ma sœur, veillez à ce qu’on la prépare, et quoique l’aventureux docteur Heavy-Sterne n’ait rêvé que peine et douleur dans cet appartement enchanté, ce n’est pas une raison pour qu’un brave champion comme vous, deux fois aussi grand et la moitié moins lourd que le docteur, ne puisse affronter l’enchantement et le détruire ?

— Comment ! c’est donc une chambre à revenans ?

— Justement… Chaque maison de ce pays qui peut se vanter de la moindre antiquité a ses revenans, et il ne faut pas croire que nous soyons moins favorisés que nos voisins. Ils commencent, à la vérité, à passer un peu de mode. Je me rappelle le temps où, si vous vous fussiez permis de douter de la réalité d’un spectre dans un vieux manoir, vous couriez le risque, comme dit Hamlet, de devenir un spectre vous-même. Oui, si vous aviez contesté l’existence du capuchon rouge dans le château de Glenstirym, le vieux sir Pater Pepperbrand vous aurait appelé dans sa cour, vous aurait forcé de recourir à votre arme, et si vous n’aviez pas été le plus adroit dans le combat, il vous eût attaché comme un cadenas à la grille de sa résidence baroniale. J’ai moi-même échappé de près à un pareil défi ; mais je me suis humilié devant le capuchon rouge, et lui ai fait des excuses : car, même dans mon jeune temps, je n’ai jamais été partisan de la monomachie ou du duel, et j’ai mieux aimé tenir compagnie au prêtre qu’au chevalier ; et je ne me soucie plus de faire preuve de bravoure. Mais, Dieu merci, me voilà vieux maintenant, et je puis me livrer à mes vivacités sans être obligé de les soutenir à la pointe de l’épée. »

En ce moment miss Oldbuck rentra avec une contenance singulièrement grave. « Le lit de monsieur Lovel, dit-elle, est prêt, mon frère, on vient d’y mettre des draps blancs et bien secs, un fagot brûle dans la cheminée… Et je vous assure, monsieur Lovel, que je ne regrette pas la peine, et que je vous souhaite, de tout mon cœur, une bonne nuit ; mais…

— Mais en attendant, dit l’Antiquaire, vous êtes décidée à faire tout ce que vous pourrez pour le troubler.

— Moi ? je vous assure que je n’ai rien dit, Monkbarns.

— Ma chère dame, dit Lovel, permettez-moi de vous demander la cause de l’obligeante inquiétude que vous éprouvez sur mon compte.

— Oh ! Monkbarns n’aime pas à entendre parler de cela… cependant il sait bien lui-même que la chambre a un mauvais renom. On n’a pas oublié que c’était là que dormait le vieux Rab Tull, le greffier de la ville, lorsqu’il eut cette communication merveilleuse relativement au grand procès alors pendant entre nous et les feudataires de Mussel Craig. Il en a coûté des monceaux d’argent, monsieur Lovel, car les procès, alors comme aujourd’hui, ne se poursuivaient pas sans cela, et le Monkbarns de ce temps, notre digne aïeul, monsieur Lovel, était sur le point de perdre en justice, faute d’un certain papier, Monkbarns sait bien quel était le papier dont je parle, quoiqu’il ne veuille pas m’aider à le dire… n’importe ! c’était un papier d’une grande importance pour le procès, et sans lequel nous étions perdus ! Eh bien, la cause était appelée pour venir avant le quinze… comme on dit, je crois, et le vieux Rab Tull, le greffier qui suivait cette affaire, vint se livrer à une dernière recherche de ce papier qu’il fallait avant que mon grand-père partît pour Édimbourg, afin de terminer ce procès ; il ne lui restait donc que bien peu de temps devant lui… Ce Rab n’était qu’un assez pauvre homme, à ce que j’ai entendu dire ; mais il était greffier de la ville de Fairport, et les héritiers de Monkbarns l’avaient toujours employé à cause de leurs relations avec la ville, comme vous savez.

— Ceci devient insupportable, sœur Grizzel, dit l’Antiquaire en l’interrompant ; je déclare que vous auriez eu le temps d’évoquer l’ombre de tous les abbés de Trotcosey, à compter de Waldimir, depuis que vous entamez votre introduction à l’histoire d’un seul misérable spectre. Apprenez donc à mettre de la concision dans vos récits, imitez le laconisme du vieil Aubrey, fort expérimenté sur ce sujet, et qui en relatait les exemples sur son journal, du style bref et précis d’un négociant, exempli gratia. — « À Cirenscester, le 5 mars 1670, il y a eu une apparition : sur la demande si c’était un bon ou malin esprit, aucune réponse n’a été faite, mais tout a disparu, laissant un singulier parfum et une vibration harmonieuse. » Voyez ses Mélanges, page 18, autant que je puis me le rappeler, vers le milieu de la page[3].

— Mon Dieu, Monkbarns, croyez-vous que tout le monde soit aussi savant que vous ? mais votre plaisir est de faire faire de sottes figures aux gens : cela vous arrive souvent avec sir Arthur, et même avec le ministre.

— La nature m’a devancé dans ces deux cas, Grizzel, et dans un troisième dont je ne parlerai pas ; mais prenez un verre d’ale, sœur Grizzel, et finissez votre histoire, car il se fait tard.

— Jenny bassine votre lit, Monkbarns, et il faut que vous attendiez qu’elle ait fini… Eh bien, j’en étais donc à la recherche que notre digne aïeul, le Monkbarns d’alors, faisait avec l’aide du vieux Rab Tull. ]Mais ils eurent beau chercher, ils ne purent rien trouver qui leur servît, et ainsi, après qu’ils eurent fouillé dans plus d’un vieux portefeuille de cuir, et avalé beaucoup de poussière, Rab prit sa goutte de punch pour se rincer le gosier : il n’y a jamais eu de grands buveurs dans cette maison, monsieur Lovel ; mais cet homme était si habitué à aller boire avec les baillis et les doyens, quand ils se réunissaient pour les intérêts du pays (et c’était presque tous les soirs), qu’il ne pouvait plus s’endormir sans cela. Bref, il but son punch et alla se coucher : au milieu de la nuit il eut un réveil terrible, si terrible, que depuis, dit-on, il ne fut plus le même homme, et mourut d’une paralysie quatre ans après, jour pour jour. Il crut donc entendre, au milieu de la nuit, le froissement de ses rideaux, monsieur Lovel, et se mit à regarder, pensant, le pauvre homme, que c’était peut-être le chat… Mais il vit, Dieu de bonté ! j’en ai toujours la chair de poule, quoique j’aie raconté cette histoire au moins vingt fois ; il vit, dis-je, à la lueur du clair de lune, un vieux gentilhomme de bonne mine, debout auprès de son lit, habillé singulièrement, avec beaucoup de boutons et d’aiguillettes sur son habit, et cette partie de ses vêtemens qu’il ne convient pas à une dame de nommer[4], était ample et longue et aussi large qu’en portent les marins hollandais. Il avait aussi de la barbe et des moustaches sur la lèvre supérieure, relevées de chaque coin, et d’une longueur terrible. Rab donna encore bien d’autres détails, mais ils sont oubliés maintenant, car c’est une vieille histoire… Or, Rab était un honnête homme, quoique procureur de province, et il fut moins effrayé qu’on n’aurait pu s’y attendre ; il demanda au spectre ce qu’il pouvait lui vouloir, mais celui-ci répondit dans une langue inconnue ; ensuite Rab dit qu’il essaya de lui parler erse, car il était venu dès sa jeunesse du pays de Glenlivat ; mais il ne se fit pas mieux comprendre ; alors il se souvint de deux ou trois mots latins qu’il avait appris dans les actes de la ville, et il n’eut pas plus tôt essayé de les dire à l’esprit, que tout-à-coup il l’inonda d’un tel déluge de latin que le pauvre Rab Tull, qui n’était pas bien fort sur ce chapitre, en fut tout confondu. Cependant il ne perdit pas la tête, et il se souvint du nom latin de l’acte qu’il cherchait, à force d’entendre le spectre crier toujours carter, carter.

Carta, reprit Oldbuck, s’il vous plaît de ne pas dénaturer la langue ! car si mon aïeul n’en avait pas appris d’autres dans l’autre monde, au moins est-il probable qu’il n’avait pas oublié le latin pour lequel il avait été si célèbre dans celui-ci.

— Eh bien, carta soit ; mais ceux qui m’ont raconté l’histoire m’ont dit carter. Il criait donc toujours carta, puisque carta il y a, et fit signe à Rab de le suivre. Rab avait l’intrépidité d’un montagnard ; il sauta du lit, prit les premiers vêtemens qu’il trouva, et suivit l’apparition par haut et par bas, jusqu’à l’endroit que nous appelons le colombier. C’est une espèce de petite tour, au coin de la vieille maison, où il y avait une quantité de vieilles malles et de vieux coffres ; là le spectre jeta Rab à coups de pied sur cette vieille armoire gothique, que mon frère a dans son cabinet auprès de sa bibliothèque, et puis disparut comme la fumée d’une pipe de tabac, laissant le pauvre Rab dans un très pitoyable état.

Tenues secessit in auras[5], répliqua Oldbuck. Vraiment, monsieur, mansit odor[6] mais ce qui est certain, c’est que l’acte fut trouvé dans un tiroir de ce meuble oublié, qui contenait plusieurs vieux papiers fort curieux, soigneusement étiquetés et mis en ordre, et qui semblent avoir appartenu à mon aïeul, le premier propriétaire de Monkbarns. L’acte qui fut retrouvé d’une aussi étrange manière était la charte originale de l’érection de l’abbaye de Trotcosey, des terres abbatiales, et ainsi de suite, en une seigneurie souveraine en faveur du premier comte de Glengibber, favori de Jacques VI. Elle portait la signature du roi et la date de Westminster, le 17e jour de janvier, anno Domini, ou l’an de grâce 1612 ou 13. Il est inutile de répéter les noms des témoins.

— J’aimerais mieux, dit Lovel, dont la curiosité commençait à être excitée, connaître votre opinion sur la manière dont cet acte fut découvert.

— Mais, si j’avais besoin d’un appui pour ma légende, j’en trouverais un non moins respectable que saint Augustin lui-même, lequel raconte l’histoire d’un personnage défunt qui apparut à son fils, poursuivi pour une dette déjà payée, et lui indiqua où il en trouverait le reçu[7] ; mais j’avoue que je suis plutôt de l’opinion de lord Bacon, qui dit que l’imagination a beaucoup de part à la foi que nous donnons à ces miracles. Il y a toujours eu quelque conte en l’air sur cette chambre où l’on prétendait que revenait l’esprit de mon trisaïeul Aldobrand Oldenbuck ; mon trisaïeul ou mon trois fois grand-père. Il est honteux que dans la langue anglaise nous n’ayons pas une manière moins ridicule d’exprimer cette relation de parenté dont nous avons si fréquemment occasion de parler[8]. Il était étranger, et portait le costume national dont la tradition nous a conservé une description exacte ; il y a même une gravure d’après lui, attribuée à Reginald Elstracke, où on le représente tirant de sa propre main la presse d’où sortirent les feuilles de sa rare édition de la Confession d’Augsbourg. Il était aussi bon chimiste que mécanicien, et chacune de ces qualités était alors suffisante pour être convaincu de magie blanche. Ce vieux procureur superstitieux savait tout cela et probablement le croyait, et pendant son sommeil l’image et la pensée de mon aïeul rappela celle de sa vieille armoire, dont on s’était débarrassé en la reléguant au pigeonnier, avec le mépris qu’on ne montre que trop souvent pour les antiquités et la mémoire de nos pères. Ajoutez à tout ceci quantum sufficit[9] d’exagération, et vous aurez la clef de tout le mystère.

— Ô mon frère, mon frère ! mais vous oubliez le docteur Heavy-Sterne, dont le sommeil a été si terriblement interrompu qu’il déclara qu’il ne passerait pas une autre nuit dans la chambre verte, quand il s’agirait de tout ce domaine de Monkbarns, si bien que Marie et moi nous fûmes obligées de lui céder notre…

— Il faut dire, Grizzel, que le docteur est un brave et honnête Allemand à tête pesante, quoique de beaucoup de mérite dans son genre, mais qui fut toujours amateur du mystique et du merveilleux, comme tous ses compatriotes. Vous et lui, n’aviez fait autre chose dans la soirée que de parler de ces sortes d’histoires, et il vous avait régalée de ses contes de Mesmer, de Shropefer et de Cagliostro, et autres qui prétendaient avoir le secret d’évoquer les esprits et de découvrir des trésors, en échange des légendes de la chambre verte qu’il avait apprises de vous. Or, considérant que l’illustrissime docteur avait mangé une livre et demie de hachis écossais à son souper, qu’il avait fumé six pipes et bu de l’ale et de l’eau-de-vie en proportion, il n’est pas très étonnant qu’il ait eu un accès de cauchemar. Mais tout est prêt maintenant ; permettez-moi de vous éclairer jusqu’à votre appartement, monsieur Lovel ; je suis sûr que vous avez besoin de sommeil, et j’espère que mon trisaïeul connut trop bien les devoirs de l’hospitalité pour troubler le repos que vous avez si bien mérité par votre brave et généreuse conduite.

En parlant ainsi, l’Antiquaire prit un bougeoir d’argent massif et de forme antique, lequel, fit-il observer, avait été forgé de l’argent trouvé dans les mines des montagnes de Hartz et avait appartenu au même personnage qui venait de faire le sujet de la conversation. En concluant ceci, il marcha en avant, traversa plusieurs passages sombres et tortueux, monta et descendit plusieurs fois avant d’arriver à l’appartement destiné à son jeune hôte.


  1. Halket-craig-head, dit le texte, mot à mot la Tête du rocher de Halket. Le mot halket, qui signifie proprement coupé ou haché, s’applique assez bien à un rocher escarpé. a. m.
  2. Les anglais disent Sherry au lieu de Xérès. a. m.
  3. Cet antiquaire, mort en 1700, a composé quelques Mélanges sur les apparitions magiques. a. m.
  4. Il s’agit ici du mot culotte ; et en effet le mot breeches, dont il est la traduction, effaroucherait singulièrement la pudeur d’une anglais si on le prononçait devant elle, quoique cette même pudeur, en d’autres occasions, telles que dans les débats judiciaires sur les accusations d’adultère, entende et lise sans s’indigner les choses souvent les moins gazées. a. m.
  5. Il s’évanouit dans l’air léger. a. m.
  6. L’odeur resta. a. m.
  7. La légende de miss Grizzel Oldbuck est en partie tirée d’une histoire fort extraordinaire qui arriva dans le midi de l’Écosse, et dont les circonstances tiennent du merveilleux. Il est vrai qu’il s’agit d’un rêve, et que dans un rêve on voit ou l’on entend des choses bien étranges. a. m.
  8. My great-great-great-grandfather, dit le texte. Ici le français est plus riche ; mais nous croyons devoir conserver la locution britannique. a. m.
  9. Autant qu’il suffit. a. m.