L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 260-270).


CHAPITRE XXV.

LA FOUILLE NOCTURNE.


Montre-moi les sacs enfouis par la cupidité des abbés ; rends la liberté aux anges[1] emprisonnés, et tu verras que les cloches, les livres et les cierges ne me repousseront pas, quand l’or et l’argent m’inviteront à m’approcher[2].
Le roi Jean.


La nuit s’annonça d’une manière orageuse, par du vent et des averses qui tombèrent à plusieurs reprises : « Il faut avouer, dit le vieux mendiant en venant se placer sous le vieux chêne pour y attendre son compagnon, il faut avouer que la nature humaine est maligne et entêtée. N’est-ce pas une grande avidité de gain qui peut conduire ce Dousterswivel dans un lieu aussi sauvage que celui-ci à l’heure de minuit, et par des coups de vent semblables, pour se livrer à des recherches sons des murs poudreux comme ceux-ci ? Et moi, de mon côté, ne suis-je pas encore plus fou de venir l’y attendre ? »

Tout en faisant ces sages réflexions il s’enveloppa bien dans son manteau, et se mit à contempler la lune qui se montrait et disparaissait tour à tour sous les nuages sombres et pluvieux que le vent chassait sur sa surface. Les rayons pâles et incertains qu’elle lançait chaque fois qu’elle parvenait à se dégager de l’ombre qui venait de l’obscurcir, tombaient en plein sur les voûtes lézardées et sur les croisées gothiques du vieux bâtiment, qui, à l’aide de cette clarté passagère, se montrait un instant visible dans son état de ruine, tandis que le moment d’après il n’offrait plus qu’une masse d’ombre noire et confuse. Le petit lac recevait aussi sa part de ses fugitifs rayons de lumière, et ses eaux tantôt blanchies par leur reflet, tantôt soulevées par le vent orageux, n’indiquaient plus leur existence lorsque les nuages revenaient envahir la lune, que par le bruit monotone qu’elles faisaient en venant mouiller la plage. Le petit vallon boisé, à chaque coup de vent qui venait s’engouffrer dans son étroite enceinte, répétait les différens gémissemens des arbres agités par la tempête, et qui, s’affaiblissant avec le tourbillon, dégénéraient en un murmure sourd et interrompu, semblable aux soupirs d’un criminel dont les forces viennent de s’épuiser dans les angoisses de la torture. Ces sons mélancoliques étaient de nature à servir d’aliment à la superstition, en excitant en elle les terreurs qu’elle redoute, et auxquelles pourtant elle se plaît. Mais le vieil Ochiltree n’était pas sujet à des sensations de ce genre, et son esprit lui retraçait en ce moment divers souvenirs de sa jeunesse.

« J’ai été de garde aux avant-postes tant en Allemagne qu’en Amérique, se disait-il, par des nuits pires que celle-ci, et quand je savais qu’il y avait peut-être dans le fourré devant moi une douzaine de leurs tirailleurs. Mais j’ai toujours été solide au poste ; personne n’a jamais pu dire qu’il eût attrapé Édie endormi. »

En se parlant ainsi à lui-même, il mit presque machinalement son fidèle bâton ferré sur son épaule, prit le maintien d’une sentinelle, et ayant entendu les pas d’un homme qui s’avançait vers l’arbre, il s’écria d’un ton plus en rapport avec ses souvenirs militaires qu’avec sa situation actuelle :

« Arrêtez ! qui va là ?

— Comment tiable, mon pon Édie, d’où fient que fous parlez aussi haut qu’un baurenhanter[3], ou ce que fous appelez un factionnaire ?

— C’est que je croyais l’être dans ce moment, répondit le mendiant. Voilà une nuit terrible : avez-vous apporté la lanterne, et un sac pour mettre l’argent ?

— Oui, oui, mon pon ami, dit l’Allemand, la foilà ; et buis foilà aussi une paire te pesaces, dont une sera pour fous et l’autre pour moi ; je les mettrai sur mon chefal bour fous ébargner la beine de borter la fôtre à cause de fotre âge avancé.

— Vous avez donc là un cheval ? demanda Édie Ochiltree.

— Oh oui, mon pon ami ! répondit l’adepte ; il est là attaché à la haie.

— En ce cas, j’ai un mot à vous dire avant de conclure notre marché ; c’est que ma part d’argent n’ira pas sur le dos de votre bête.

— Et te quoi auriez-fous peur ? dit l’étranger.

— Seulement de perdre de vue le cheval, l’homme et l’argent, répondit le vieux pauvre.

— Safez-fous que fous prenez un chentilhomme pour un grand coquin !

— Ce ne serait pas le premier gentilhomme qui se serait montré tel, répondit Ochiltree. Mais à quoi bon se quereller ? si vous avez envie de continuer, marchons ; sinon je m’en vais retourner dans la grange de Ringan, sur cette bonne paille d’avoine que j’ai eu tant de peine à quitter, et je remettrai la pioche et la bêche où je les ai prises. »

Dousterswivel réfléchit un moment s’il ne ferait pas mieux de laisser partir Édie, afin de s’assurer exclusivement la totalité des richesses qu’il s’attendait à trouver : mais le manque d’outils pour creuser la terre, et l’incertitude de savoir s’il pourrait fouiller la tombe sans aide à la profondeur nécessaire, surtout la répugnance qu’il éprouvait à braver tout seul la terreur que lui inspirait la tombe de Misticot, depuis la nuit affreuse qu’il y avait passée ; toutes ces considérations, dis-je, le convainquirent qu’il serait hasardeux de risquer seul cette entreprise. Cherchant donc à reprendre le ton de cajolerie qui lui était ordinaire, quoique fort irrité en secret contre le mendiant, il pria son bon ami Édie Ochiltree de marcher devant, et l’assura de son adhésion à tout ce qu’un aussi excellent ami pourrait proposer.

« Allons, c’est bon, dit Édie, marchons, et prenez garde à vos pieds au milieu de l’herbe qui est si haute et de tous ces décombres. Je souhaite que nous puissions conserver notre lumière par ce terrible vent… heureusement que nous avons de temps en temps quelques rayons de lune. »

En parlant ainsi, le vieil Édie, suivi de près par l’adepte, marchait du côté des ruines. Cependant il s’arrêta tout d’un coup, quand il fut arrivé devant.

« Vous qui êtes un savant, monsieur Dousterswivel, et qui savez tant de choses sur les œuvres merveilleuses de la nature, pourriez-vous me répondre sur une question ? Croyez-vous aux revenans et aux apparitions des esprits qui marchent sur la terre ? Voyons, y croyez-vous, oui ou non ?

— Mon bon monsir Édien dit à voix basse et d’un ton suppliant Dousterswivel, est-ce, je vous prie, le lieu et l’heure de faire de pareilles questions ?

— Sans doute que c’est l’un et l’autre, monsieur Dousterswivel ; car je me crois obligé de vous dire qu’il court le bruit que le vieux Misticot revient. Or, ce serait une mauvaise rencontre pour nous cette nuit ; et qui sait à quel point il serait content de notre intention de visiter ses trésors ?

Alle gute geister[4], murmura l’adepte, le reste de l’exorcisme étant rendu indistinct par le tremblement de sa voix… Je tois fous brier, monsier Édie, de ne bas barler ainsi, car d’abrès tout ce que ch’ai entendu l’autre nuit, j’ai raison de croire…

— Quant à moi, dit Édie en entrant dans la nef et agitant son bras en signe de défi et faisant claquer ses doigts, je ne me soucierais pas plus que de cela, de le voir paraître en ce moment ; car, après tout, c’est un esprit sans corps, tandis que nous sommes des esprits qui en avons un.

— Pour l’amour du ciel ! dit Doustesrwivel, ne barlez ainsi ni des esbrits ni des corps.

— Eh bien, dit le mendiant, voilà toujours la pierre ; et qu’il y ait un esprit ou non, je ne m’en mettrai pas moins à creuser un peu plus cette tombe. » Il sauta alors dans la fosse d’où l’on avait retiré le matin la précieuse cassette. Après avoir donné quelques coups de pioche, il feignit d’être fatigué, et dit à son compagnon : « Je suis vieux et faible maintenant, et je ne puis travailler long-temps de suite ; d’ailleurs il est juste que chacun ait son tour ; il faut que vous vous mettiez à ma place et que vous preniez la bêche pour enlever toute cette terre ; puis je reprendrai après vous. »

Dousterswivel prit donc la place du mendiant, et travailla avec le zèle que pouvait exciter dans une âme cupide, soupçonneuse et lâche comme la sienne, le puissant intérêt de l’avarice joint au désir ardent de terminer son entreprise, pour quitter le plus tôt possible un lieu qui lui inspirait tant d’effroi.

Édie, fort à son aise à côté du trou, se contentait d’exhorter son associé à travailler ferme. « Ma foi, peu de gens ont travaillé pour un si bon gage ; la boîte que nous espérons de trouver ne fût-elle que la dixième partie de la cassette n° 1, elle vaudrait encore le double, étant remplie d’or au lieu d’argent. Diable ! vous travaillez comme si vous aviez été élevé pour la pioche et la bêche ! savez-vous qui vous pourriez gagner par jour votre demi-couronne[5] toute ronde ! Prenez, garde à cette pierre, rangez vos pieds, » dit-il en poussant du pied une large pierre que l’adepte avait eu de la peine à soulever, et qu’Édie repoussa dans le trou sans pitié pour les jambes de son associé.

Ainsi exhorté par le mendiant, Dousterswivel suait et piochait au milieu des pierres et de la terre glaise, travaillant comme un cheval et blasphémant intérieurement en allemand. Lorsque quelqu’une de ces exclamations sacrilèges s’échappait de ses lèvres, Édie changeant de batterie, s’écriait :

« Oh ! ne jurez pas, ne jurez pas, on ne peut savoir qui nous écoute… Eh ! Dieu nous assiste ! que vois-je là-bas ? ah ! ce n’est rien qu’une branche de lierre qui s’agite contre le mur. Lorsque la lune donnait dessus, on aurait dit le bras d’un mort qui tenait un flambeau. J’ai cru que c’était Misticot lui-même. Mais que cela ne vous inquiète pas, continuez de travailler, jetez bien la terre hors du chemin, là… Du diable si vous n’entendez pas le métier de fossoyeur aussi bien que Will Winnet lui-même. Eh bien, pourquoi vous arrêtez-vous donc ? vous êtes justement au bon moment maintenant.

— Pourquoi je m’arrête ? dit l’Allemand d’un ton de colère et de désappointement. Parbleu, che suis arrivé au roc sur lequel ces maudites ruines (que Dieu me pardonne) sont bâties.

— Eh bien, dit le mendiant, c’est là justement l’endroit le plus probable ce n’est sans doute qu’une grosse pierre qui a été posée là pour couvrir l’or. Redoublez de force, mon camarade ; allons, ferme, un bon coup de pioche vous la fendra, je vous en réponds… Bon, c’est cela : parbleu, vous avez le bras aussi vigoureux que Wallace. »

En effet l’adepte, animé par les exhortations d’Édie, avait porté deux ou trois coups désespérés qui réussirent non pas à fendre l’objet sur lequel ils étaient dirigés, et qui était bien réellement le roc vif comme il l’avait conjecturé d’abord, mais à briser son outil en lui faisant éprouver aux deux bras une secousse qui retentit jusqu’à l’épaule.

« Bravo ! mon garçon ! voilà la pioche de Ringan cassée ; c’est une honte à ces gens de Fairport de fabriquer des outils si faibles ; essayez la bêche, ne vous rebutez pas, monsieur Dousterswivel. »

L’adepte, sans faire de réponse, remonta hors du fossé, qui pouvait avoir six pieds de profondeur, et s’adressant à son compagnon d’une voix tremblante de colère : « Safez-vous, monsier Édie Ochiltree, de qui vous vous chouez, et connaissez-vous celui à qui fous adressez ces mauvaises blaisanteries ?

— Oui, je vous connais bien, monsieur Dousterswivel, et ce n’est pas d’aujourd’hui encore ; mais il n’y a aucune plaisanterie de ma part. Je suis là à attendre impatiemment nos trésors ; nous devrions déjà en avoir rempli les deux besaces ; j’espère qu’elles sont assez grandes pour contenir toutes nos richesses ?

— Brenez garte, vieux rustre, dit le philosophe irrité ; si fous osez fous permettre encore une raillerie, brenez garte que je ne vous fende le crâne avec cette pêche !

— Et où seraient alors mes mains et mon bâton ferré ? répliqua Édie d’un ton qui n’indiquait aucune crainte. Non, non, monsieur Dousterswivel, je n’ai pas vécu si long-temps dans ce monde pour m’en laisser mettre à la porte de cette manière. Mais qui diable, mon camarade, vous met ainsi en colère contre vos amis ? Je gage que je vais trouver le trésor dans une minute, moi. » Et sautant dans la fosse, il reprit la bêche.

« Je fous chure, dit l’adepte, dont les soupçons étaient tout-à-fait éveillés, que, si fous afez eu l’audace de me chouer un bareil dour, vous me le baierez d’un manière terrible.

— Écoutez-le donc, dit Ochiltree ; il sait comment s’y prendre au moins pour faire trouver aux gens des trésors ! Parbleu ! cela me ferait croire que quelqu’un a déjà employé ce moyen-là avec lui. »

En entendant cette allusion très claire à la scène qui s’était passée entre sir Arthur et lui, le philosophe acheva de perdre toute patience, et, s’abandonnant à la violence naturelle de ses passions, leva le manche de la pioche cassée pour le faire retomber sur la tête du vieillard. Le coup, selon toute apparence, aurait été fatal si celui qu’il menaçait ne s’était écrié d’une voix mâle et ferme : « Honte à vous, méchant homme ! croyez-vous que le ciel et la terre vous laisseront assassiner un vieillard qui pourrait être votre père ? Regardez derrière vous. «

Dousterswivel se retourna machinalement, et vit, à son extrême surprise, une haute et sombre figure qui se tenait debout derrière lui. L’apparition, sans lui donner le temps d’avoir recours à l’exorcisme ou à la fuite, employa immédiatement les voies de fait et prit deux ou trois fois la mesure des épaules de l’adepte avec des coups si substantiels qu’il tomba et resta quelques minutes privé de sentiment, par suite de sa consternation et de sa terreur. Quand il revint à lui, il se trouva seul dans l’église ruinée, couché sur la terre molle et humide qui avait été retirée du tombeau de Misticol. Il se releva à demi avec une sensation confuse de colère, de douleur et d’effroi ; et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il put arranger assez clairement ses idées pour se rappeler comment il était tenu là, et dans quel but. À mesure que la mémoire lui revint, il ne put concevoir de doute que l’appât que lui avait présenté Ochiltree pour l’attirer dans un lieu aussi solitaire, les sarcasmes par lesquels il l’avait provoqué à une querelle, et le prompt secours qui s’était trouvé là si à propos pour la terminer, ne fussent autant de combinaisons d’un plan concerté pour attirer honte et dommage sur la personne d’Herman Dousterswivel. Il lui parut peu probable qu’il eût l’obligation de la fatigue, de la peur et des coups qu’il lui avait fallu endurer, à la malice du seul Ochiltree, et conclut que le mendiant n’avait joué que le rôle qui lui avait été assigné par un personnage plus important. Il balançait dans ses soupçons entre Oldbuck et sir Arthur Wardour. Le premier n’avait jamais cherché à cacher l’aversion qu’il avait pour lui ; mais il avait fait tant de mal au dernier, que, quoiqu’il ne pensât pas que toute l’étendue lui en fût encore connue, il pouvait facilement supposer qu’il en avait appris assez pour être animé du désir de vengeance. Ochiltree aussi avait fait allusion à une circonstance que l’adepte avait lieu de croire particulière à sir Arthur et à lui, et que le mendiant n’avait pu apprendre que du premier. Il se rappelait aussi que le langage qu’Oldbuck lui avait tenu annonçait une conviction de sa friponnerie, et que sir Arthur l’avait entendu sans mettre aucune vivacité à le défendre. Enfin, la manière dont Dousterswivel supposait que le baronnet avait exercé sa vengeance, n’était nullement incompatible avec les usages des pays étrangers, que l’adepte connaissait mieux que ceux du nord de la Grande-Bretagne. Chez lui, comme chez la plupart des méchans, le soupçon d’une injure était toujours accompagné de projets de vengeance ; et Dousterswivel n’eut pas plus tôt recouvré l’usage de ses jambes, qu’il jura la ruine de son bienfaiteur, événement que malheureusement il n’avait que trop le moyen d’accélérer.

Mais, quoique le dessein de se venger se fût présenté à son esprit, ce n’était pas le moment de se livrer à de semblables réflexions. L’heure, le lieu, l’état où il se trouvait, et peut-être la présence et le voisinage de ses assaillans, exigeaient d’abord qu’il s’occupât de sa propre sûreté. La lanterne avait été renversée et éteinte dans la bagarre. Le vent, qui gémissait auparavant avec tant de violence à travers les ailes du bâtiment ruiné, apaisé par la pluie, était presque entièrement tombé. La lune aussi, par la même cause, était complètement obscurcie ; et quoique Dousterswivel connût assez les ruines, et qu’il sût qu’il devait chercher à gagner la porte de l’est, ses idées étaient encore si confuses qu’il hésita quelque temps avant de s’assurer du côté où il devait se tourner pour la trouver. Dans cette perplexité, les terreurs de la superstition, auxquelles les ténèbres et une conscience coupable donnaient une nouvelle force, vinrent effrayer derechef son imagination troublée. « Bah ! se dit-il bravement à lui-même, ce ne sont que des sottises ; tout cela vient de cette maudite imposture. Comment diable ce baronnet écossais, à la tête épaisse, que je mène par le nez depuis cinq ans, a-t-il pu se jouer ainsi d’Herman Dousterswivel ? »

Il achevait cette réflexion, lorsque arriva un incident fait pour ébranler de nouveau son courage. Au milieu des derniers gémissemens du vent et du bruit mélancolique produit par la pluie qui tombait sur les feuilles et sur les ruines, il lui sembla entendre tout-à-coup, et non loin de lui, le chœur d’une musique vocale, si triste et si solennelle, qu’il paraissait être celui des plaintes des esprits qui avaient appartenu aux anciens propriétaires de ces ruines désertes, et qui pleuraient maintenant la solitude et l’abandon de leur enceinte sacrée. Dousterswivel, qui se trouvait encore une fois sur ses jambes et qui tâtonnait le long du mur de l’église, sentit ses pieds s’attacher à la terre par l’effroi que lui causa ce nouveau phénomène. Toutes les facultés de son âme semblèrent, pour un moment, concentrées dans le sens de l’ouïe, et toutes s’accordaient pour le convaincre que le chant lugubre et prolongé qu’il entendait était la musique consacrée à une des hymnes funèbres les plus solennelles de l’église de Rome. Mais pourquoi et par qui était-elle chantée au sein d’une telle solitude ? C’était une question que l’imagination frappée de l’adepte, en proie à mille terreurs et remplie de toutes les superstitions allemandes, n’osait pas même se faire.

Un autre de ses sens vint bientôt prendre part à cet examen. À l’une des extrémités de l’église, au bas d’un escalier de quelques marches, était une petite porte de fer grillée, qui ouvrait, autant qu’il pouvait s’en souvenir, sur une espèce de salle voûtée ou de sacristie. En portant les yeux du côté d’où partaient les chants, il remarqua le relief d’une lueur rougeâtre à travers la grille et sur les degrés qui y descendaient. Dousterswivel resta un moment incertain sur ce qu’il devait faire ; puis tout-à-coup, prenant une résolution désespérée, il se mit à marcher vers le lieu d’où venait la lumière.

Fortifié par un signe de croix, et par autant d’exorcismes que put lui en fournir sa mémoire, il s’avança vers la grille, à travers laquelle il pouvait sans être vu, regarder tout ce qui se passait dans l’intérieur de la salle basse. Pendant qu’il s’approchait à pas incertains et tremblans, le chant, après deux ou trois cadences bizarres et prolongées, cessa, et fut tout-à-coup remplacé par un profond silence. En s’approchant de la grille, l’intérieur de la sacristie lui offrit un singulier spectacle : il vit un tombeau ouvert, aux quatre coins duquel étaient quatre flambeaux d’environ six pieds de hauteur, un cercueil dans lequel était un mort enveloppé du linceul, et les bras croisés sur sa poitrine, posé sur des tréteaux, à côté de la tombe, comme s’il eût été près d’y être enseveli. Un prêtre, revêtu de la chape et de l’étole, tenait un livre d’office ouvert ; un autre ecclésiastique en habits sacerdotaux portait un bénitier, et deux enfans en surplis blancs tenaient des encensoirs avec de l’encens. Un homme en grand deuil, d’une taille haute et imposante jadis, mais à présent courbée par l’âge ou les infirmités, était seul auprès de la bière. Telles étaient les figures les plus remarquables de ce groupe. À quelque distance étaient deux ou trois personnes des deux sexes, couvertes de manteaux et de grands capuchons noirs, et cinq ou six autres dans le même costume funèbre, encore plus éloignées du corps, étaient rangées immobiles le long du mur de la salle voûtée, portant chacune à la main une grande torche de cire noire. La lumière et la fumée qui s’échappaient de tant de flambeaux remplissaient l’atmosphère d’une vapeur rougeâtre qui donnait un aspect incertain, mystérieux et fantastique à cette singulière apparition. La voix du prêtre, haute, claire et sonore, commença alors à lire, dans le bréviaire qu’il tenait à la main, ces paroles solennelles que le rite de l’Église catholique a voulu consacrer au moment où la poussière est rendue à la poussière. Pendant ce temps, Dousterswivel restait encore incertain (et on peut à peine s’en étonner en se rappelant l’heure, le lieu et la soudaineté de ce spectacle) si ce qu’il voyait était une représentation véritable ou surnaturelle de ces cérémonies autrefois si familières à ces murs, mais qui sont maintenant devenues fort rares dans les pays protestans, et qu’on ne voyait presque plus en Écosse. Il hésitait s’il devait attendre la fin de celle-ci, ou s’il chercherait à regagner la nef, quand un changement de position le fit apercevoir à travers la grille par une des personnes en deuil. Celle-ci indiqua par un signe cette découverte à l’individu qui se tenait à part tout près de la bière, et qui répondit par un autre signe auquel deux personnes, se détachant du groupe et se glissant dehors sans bruit et comme craignant d’interrompre le service, vinrent ouvrir la grille qui les séparait de l’adepte ; chacune le prit par un bras, et, exerçant un degré de force auquel il aurait été incapable de résister, quand bien même la peur lui eût permis de l’essayer, le mirent sur le pavé de l’église, et s’assirent chacune à côté de lui comme pour le retenir. Convaincu qu’il était entre les mains de mortels semblables à lui, l’adepte aurait bien voulu leur faire quelques questions ; mais tandis que l’un étendait la main vers la voûte, d’où la voix du prêtre se faisait distinctement entendre, l’autre plaçait son doigt sur ses lèvres, en signe de silence, recommandation à laquelle l’Allemand jugea que le plus prudent était d’obéir. Ils le retinrent ainsi jusqu’à ce qu’un sonore alléluia, résonnant sous les arceaux déserts de Saint-Ruth, fût venu terminer la singulière cérémonie dont le hasard avait voulu qu’il fût témoin.

Quand l’hymne eut cessé de retentir, un de ses noirs gardiens lui dit d’une voix et dans un dialecte qui lui étaient familiers : « Eh ! bon Dieu, monsieur Dousterswivel, est-ce vous ? ne pouviez-vous pas nous faire savoir que vous désiriez assister à la cérémonie ? Milord n’a pas pu être content que vous y soyez venu en cachette de cette manière.

— Au nom du ciel, je fous en conjure ! dites-moi qui fous êtes ? demanda l’Allemand à son tour.

— Qui je suis ? et qui voulez-vous que je sois, si ce n’est Ringan Aikwood, le fermier de Knocwkinnock. Et que pouvez-vous faire ici, à cette heure de la nuit ? à moins que vous n’y soyez venu pour assister aux funérailles de la dame.

— Je fous déclare, mon pon monsier le fermier Aikwood, dit l’Allemand en se levant, que cette même nuit ch’ai été assassiné, folé et mis en béril de ma fie.

— Pour un homme assassiné, vous avez passablement l’usage de la parole ; et qui diable aurait pu vous voler ici, et mettre votre vie en péril, monsieur Dousterswivel ?

— Je fais fous le tire, monsier le fermier Aikwood Ringan ; ce n’est autre chose que ce fieux miséraple gueux de robe bleue, que vous abbelez Édie Ochiltree.

— Je ne puis croire cela, répondit Ringan ; Édie m’est connu, et il l’était de mon père avant moi, pour un homme franc, loyal, et incapable d’une action lâche. Tenez, précisément, il est à présent couché dans, notre grange, où il dort depuis dix heures du soir. Ainsi vous aura touché qui voudra, monsieur Dousterswivel, mais si tant est que quelqu’un vous ait touché, je garantis qu’Édie en est innocent.

— Monsier Ringan Aikwood le fermier, che ne sais ce que fous foulez dire bar innocent, mais che fous déclare, moi, que fotre franc et loyal ami Édie Ochiltree m’a folé 50 livres sterling, et qu’il n’est bas blus dans votre grange à présent que je ne suis dans le royaume du ciel.

— Eh bien ! monsieur, si vous voulez venir avec moi, comme les gens de l’enterrement se sont dispersés, nous vous ferons un lit à la maison, et nous verrons si Édie est dans la grange. Il y avait deux drôles de mauvaise mine qui quittaient la vieille église quand nous y arrivâmes avec le corps, c’est bien sûr ; et le prêtre, qui n’aime guère qu’aucun hérétique soit témoin de nos cérémonies religieuses, a envoyé après eux deux des gens à cheval ; ainsi nous en entendrons parler. »

Et parlant ainsi, l’obligeant fermier, aidé du personnage muet, qui était son fils, se débarrassa de son manteau noir, et se prépara à escorter Dousterswivel en un lieu où l’adepte pût trouver le repos dont il avait tant besoin.

« Che m’atresserai temain aux magistrats, dit l’adepte, et che ferai mettre la loi à exécution contre tous ces queux-là. »

Tout en jurant ainsi vengeance aux auteurs de sa disgrâce, il traversait les ruines d’un pas chancelant, appuyé sur Ringan et son fils, dont son état de faiblesse lui rendait le secours nécessaire.

Quand ils furent hors de l’abbaye et qu’ils eurent gagné la pelouse qui l’entourait, Dousterswivel put voir les torches qui lui avaient causé tant d’alarmes, sortir des ruines en procession irrégulière, et jeter leur clarté comme celle de l’ignis fatuus[6] sur les bords du lac. Après avoir éclairé le sentier pendant quelque temps d’une manière vacillante, les lumières s’éteignirent tout-à-coup.

« Nous éteignons toujours nos torches au puits de la Sainte-Croix dans ces sortes d’occasions, dit le fermier à l’alchimiste. Effectivement, aucune trace visible de la procession ne s’offrit plus aux yeux de Dousterswivel, quoique de temps en temps il pût entendre encore l’écho répéter le bruit éloigné et toujours décroissant des pieds des chevaux du côté où le cortège funèbre avait repris sa route.


  1. Nom donné anciennement à des pièces de monnaie d’or. a. m.
  2. Dans la cérémonie de l’excommunication, les prêtres font usage de ces trois choses, la cloche, le missel et le cierge. a. m.
  3. Mot allemand qui signifie factionnaire, comme le dit ensuite le texte. a. m.
  4. Gute et geister, mots allemands qui signifient bon esprit. a. m.
  5. Trois francs de France. a. m.
  6. feux follets. a. m.