L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXVI

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 271-280).


CHAPITRE XXVI.

LA FAMILLE DU PÊCHEUR.


Allons ! que le petit canot vogue bien, et qu’il obtienne une meilleure pêche ! qu’il aille bien le canot ! c’est le gagne-pain des enfans. Le canot vogue, le canot vogue… et qu’elle soit toute joyeuse, la vie de ceux qui portent le poisson et le panier.
Vieille Ballade.


Nous allons maintenant introduire le lecteur dans l’intérieur de la chaumière du pêcheur dont il a été question dans le chapitre XIe de cette histoire édifiante. Je voudrais pouvoir dire que l’ordre et la propreté régnaient dans l’intérieur et qu’elle était décemment meublée, mais je suis au contraire forcé d’avouer que tout y était confusion, désordre et saleté, ce qui n’empêchait pas que ses habitans, c’est-à-dire Luckie Mucklebackit et sa famille, n’eussent un air d’aisance et même d’opulence qui semblait justifier un vieux proverbe écossais vulgaire dont le sens est : qu’on engraisse dans la fange. Quoiqu’on fût dans l’été, un grand feu brûlait dans le foyer et servait à la fois à éclairer, à chauffer et à préparer le repas. La pêche avait été bonne, et la famille, avec son imprévoyance ordinaire, ne cessait, depuis qu’elle avait déchargé la cargaison, de griller et de frire une assez grande quantité de poisson réservée pour la consommation du ménage, tandis que les arêtes et les écailles étaient restées amassées sur des assiettes en bois avec des morceaux de bannocks[1] au milieu de pots ébréchés à demi remplis de bière. La forme haute et athlétique de Maggie elle-même, se trémoussant parmi une bande de jeunes filles et d’enfans plus petits dont elle repoussait tantôt l’un, tantôt l’autre, avec cette exclamation caressante : « Débarrassez le plancher, vous autres petits mauvais sujets ! » formait un frappant contraste avec le regard fixe et l’air à moitié stupide de la mère de son mari. C’était une femme arrivée au dernier période de la vie humaine. Elle était assise sur sa chaise accoutumée, tout près du feu, dont elle recherchait la chaleur et à laquelle pourtant elle restait presque insensible. Tantôt elle semblait marmotter quelque chose entre les dents, tantôt elle souriait vaguement aux enfans qui tiraient en jouant les cordons de son bonnet ou les pans de son tablier à carreaux bleus. Sa quenouille dans son sein et son fuseau à la main, elle filait nonchalamment et comme par un mouvement machinal, suivant l’ancienne mode écossaise. Les plus jeunes enfans, marchant entre les jambes de leurs aînés, guettaient les mouvemens du fuseau de la grand’mère à mesure qu’il tournait, et de temps à autre s’aventuraient à interrompre sa marche, quand il lui arrivait de rouler sur le plancher, accident auquel les fileuses ne sont plus exposées depuis que l’usage du rouet a été si universellement adopté en Écosse, que la belle Princesse au bois dormant elle-même pourrait parcourir tout le pays sans courir le risque d’y trouver un fuseau pour se percer la main. Quoiqu’il fût plus de minuit, toute la famille était encore sur pied, et ne semblait pas disposée à se coucher. La ménagère était fort occupée à faire griller des gâteaux d’avoine ; et la fille aînée, cette naïade à moitié nue dont nous avons déjà parlé quelque part, préparait une pile de merluches séchées à la fumée du bois vert, pour être mangées avec ces galettes savoureuses.

Au milieu de ces occupations on entendit un petit coup à la porte, accompagné de cette question : « Êtes-vous encore debout ? » La réponse fut : « Sans doute, sans doute ; entrez, ma chère, » et, le loquet s’étant levé, on vit paraître Jenny Rintherout, servante de notre Antiquaire.

« Ah, bon Dieu ! s’écria la ménagère, est-ce bien vous, Jenny ? vous devenez bien rare, ma fille.

— Vraiment, nous avons été si occupés de la blessure du capitaine Hector chez nous, que je n’ai pas seulement pu mettre le nez dehors depuis quinze jours ; mais le voilà mieux maintenant, et le vieux Caxon couche dans sa chambre en cas qu’il ait besoin de quelque chose : si bien qu’aussitôt que nos gens ont été au lit, je n’ai fait que mettre ma coiffe, et laissant la porte fermée au loquet, en cas que quelqu’un voulût aller et venir pendant que je suis sortie, je m’en suis venu voir un peu s’il n’y avait pas du nouveau chez vous.

— Oui, oui, répondit Luckie Mucklebackit. Je vois que vous êtes dans vos atours ; c’est Steenie que vous venez chercher, mais il n’est pas à la maison cette nuit ; et d’ailleurs vous n’êtes pas ce qu’il faut à Steenie, mon enfant ; une fille comme vous n’est pas dans le cas de maintenir un homme.

— Steenie n’est pas ce qu’il me faut non plus, répondit Jenny avec un tour de tête qui n’aurait pas été mal à une demoiselle d’une plus haute naissance ; je veux un mari qui puisse maintenir sa femme.

— Laissez donc, ma mie, ce sont là des idées que vous prenez dans vos villes et vos villages. Mais certes les femmes de pêcheurs ne sont pas si bêtes, elles sont maîtresses de l’homme, de la maison, et de la bourse par dessus le marché.

— Cela ne vous empêche pas de travailler comme des bêtes de somme, dit la nymphe de la terre à la nymphe des eaux. Dès que la barque a touché le rivage, votre fainéant de pêcheur n’est plus bon à rien, et c’est la femme qui doit aller barboter dans l’eau pour chercher le poisson et l’apporter à terre. Quant à l’homme, il ôte ses habits mouillés pour en mettre de secs, et s’assied auprès du feu, sa pipe à la bouche, sa pinte d’eau-de-vie à côté de lui, aussi tranquille qu’un vieux bourgeois, et ne s’inquiète de rien que la barque ne soit remise à flot. Mais la pauvre femme, il faut qu’elle rapporte les rames sur son dos à la maison, ensuite qu’elle s’en aille porter le poisson à la ville voisine, et qu’elle le crie, et se dispute avec chaque ménagère qui viendra le marchander, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à le vendre. Et voilà la vie des femmes de pêcheurs, elles ne sont que de pauvres esclaves.

— Des esclaves ! laissez-nous donc, ma mie ; on voit bien que vous ne savez guère ce que vous dites, quand vous appelez esclaves les maîtresses de la maison. Citez-moi donc un seul mot que mon Saunders ose dire, un seul pas qu’il ose faire dans la maison, si ce n’est pour boire et manger et se divertir un peu comme nos enfans. Il a bien trop de bon sens pour croire qu’il soit le maître de quelque chose ici, à compter du toit jusqu’à la petite assiette cassée sur ce banc là-bas. Il sait trop bien qui le nourrit, qui l’habille, qui tient tout en bon état et en bon ordre dans la maison, pendant que sa barque est ballottée dans le détroit. Le pauvre garçon ! Non, non, ma fille, celle qui vend la marchandise tient la bourse, et celle qui tient la bourse gouverne la maison. Montrez-moi un de vos fermiers qui veuille laisser aller sa femme conduire le bétail au marché et en recevoir l’argent. Non, non, pas de ça[2].

— Eh bien ! Masgie, chaque endroit a ses habitudes. Mais qu’est donc devenu Steenie cette nuit à l’heure où tout le monde est rentré et couché ? et où est aussi votre homme ?

— J’ai mis mon homme au lit, car il n’en pouvait plus, et Steenie est allé faire quelque expédition nocturne avec le vieux mendiant Édie. Ils ne tarderont pas à rentrer, vous pouvez vous asseoir.

— Ma foi, bonne mère, je n’ai guère le temps de m’arrêter : mais il faut que je vous raconte les nouvelles : vous avez sans doute entendu dire que sir Arthur avait trouvé une grande cassette remplie d’or là-bas à Saint-Ruth ; il sera plus fier que jamais maintenant ; il n’osera plus éternuer, de peur d’apercevoir ses souliers.

— Bon, bon, cela a couru tout le pays ; mais le vieil Édie prétend qu’on en met vingt fois plus qu’il n’y en a, et il l’a vu déterrer lui-même. Pardine, ce ne seraient pas de pauvres gens comme nous qui feraient une semblable trouvaille.

— Ah ! c’est bien vrai. Et vous avez sans doute su la mort de la comtesse de Glenallan, et comment elle a été exposée sur un lit de parade, et comme on doit l’enterrer cette nuit même à Saint-Ruth, à la clarté des torches ; et les domestiques papistes, et Ringan Aikwood, qui est papiste aussi, doivent tous y être. Cela fera le plus beau coup d’œil qu’on ait jamais vu.

— Ma fille, mon enfant, répondit la néréide, s’il n’y va que des papistes, il n’y aura pas foule dans ce pays ; car, comme le dit l’honnête M. Blattergowl en parlant de l’église catholique, la vieille prostituée n’a pas grand monde qui boive à sa coupe d’enchantement sur ce coin de terre d’élus. Mais quelle idée ont-ils donc d’enterrer la vieille dame (et c’était une rude maîtresse) ainsi de nuit ? Il y a à parier que la grand’mère saura cela. »

Ici, élevant la voix, elle appela deux ou trois fois : « Grand’mère ! grand’mère ! » mais, plongée dans l’apathie de la vieillesse et affligée de surdité, la vieille sibylle à laquelle elle s’adressait continuait de tourner son fuseau, sans entendre l’appel qui lui était fait.

« Parlez à votre grand’mère, Jenny. Quant à moi, j’aimerais mieux héler la barque à un demi-mille d’ici avec un vent nord-ouest qui me soufflerait dans la figure.

— Bonne maman, dit la petite naïade d’une voix plus familière à la vieille femme, ma mère demande pourquoi les Glenallan enterrent toujours les leurs à la lueur des torches dans les ruines de Saint-Ruth. »

La vieille femme s’arrêta au moment où elle tournait son fuseau ; elle se retourna vers le reste de la famille, leva sa main jaune, tremblante et desséchée, et montra un visage terreux et ridé, qui ne différait de celui d’un cadavre que par le mouvement assez vif de deux yeux d’un bleu clair ; et comme si un point de contact l’eût associée de nouveau au monde des vivans, elle répondit : « L’enfant ne demande-t-elle pas pourquoi les Glenallan enterrent leurs morts à la lueur des torches ? est-il donc mort depuis peu un Glenallan ?

— Nous pourrions tous mourir et être enterrés, dit Maggie, que je crois que vous ne vous en apercevriez pas. » Puis, élevant la voix de manière à se faire entendre de sa belle-mère, elle ajouta : « C’est la vieille comtesse, bonne mère.

— Et a-t-elle enfin quitté ce monde ? » dit la vieille femme d’une voix qui indiquait plus d’agitation que son extrême vieillesse et l’apathie générale de son caractère n’en semblaient susceptibles. « Est-elle enfin appelée à rendre son dernier compte, après un si long cours d’orgueil et de tyrannie ? Dieu, daigne lui pardonner !

— Mais maman demandait, reprit la jeune fille, pourquoi la famille des Glenallan enterre toujours ses morts à la lueur des torches ?

— C’est leur coutume, dit la Grand’mère, depuis le temps où le puissant comte tomba dans la terrible bataille de Harlaw, où l’on dit que le coronach[3] fut entonné depuis l’embouchure du Tay jusqu’à celle du Cabrach, et où l’on n’entendait d’autre son que celui des plaintes et des lamentations sur la mort de tant d’illustres guerriers qui étaient tombés en combattant contre Donald des Îles. Mais la mère du grand comte vivait encore. Les femmes de la maison des Glenallan ont toujours été une race dure et orgueilleuse. Elle ne voulut pas qu’on chantât le coronach pour son fils ; mais dans le silence de la nuit, elle le fit déposer au lieu de repos sans aucun chant ou hymne funèbre, et sans la cérémonie du festin. Elle dit que le jour de sa mort il avait tué assez de monde pour que les veuves et les filles de ceux qui étaient tombés sous ses coups, en chantant le coronach en l’honneur de ceux qu’elles avaient perdus, le chantassent aussi pour son fils. C’est un mot dont la famille fut glorieuse, et depuis elle tint à honneur de s’y conformer, mais surtout dans les derniers temps, parce que de nuit ils célèbrent plus librement leurs cérémonies papistes et plus secrètement que dans le jour. Au moins cela était ainsi de mon temps. Ils auraient alors été troublés pendant le jour par les autorités de Fairport. Il peut se faire maintenant, comme je l’ai entendu dire, qu’on les laisse tranquilles ; le monde est bien changé ; souvent je sais à peine moi-même si je suis assise ou debout, morte ou vivante. »

Et regardant autour du feu avec cet air vague et confus qui semblait indiquer l’incertitude dont elle se plaignait, la vieille Elspeth recommença, suivant son habitude, à tourner machinalement son fuseau.

« Bon Dieu, dit à demi-voix Jenny Rintherout à sa voisine, c’est effrayant de voir votre vieille mère quand elle se met à déclamer de la sorte : c’est comme un mort qui parlerait à des vivans.

— Vous ne vous trompez guère ; elle ne sait rien du tout de ce qui se passe autour d’elle ; mais mettez-la sur ses vieilles histoires, elle ne se fait pas prier pour parler. Elle en sait plus que bien d’autres sur cette famille Glenallan. Le père de mon homme était leur pêcheur il y a bien long-temps. Il faut que vous sachiez que les papistes tiennent beaucoup à manger du poisson ; il y a cela de bon au moins dans leur religion, quelle qu’elle soit du reste. J’étais toujours sûre de vendre le plus beau poisson, et au plus haut prix, pour la table de la comtesse, le vendredi surtout. Mais regardez comme la vieille mère remue les mains et les lèvres : sa tête fermente à présent comme du levain ; elle parlera peut-être toute la nuit, tandis qu’elle est quelquefois tout une semaine sans dire un mot, à moins que ce ne soit aux enfans.

— Sur ma foi, mistriss Mucklebackit, répliqua Jenny, c’est une femme qui a quelque chose d’extraordinaire ; elle me fait peur. Pensez-vous qu’elle soit ce qu’elle devrait être ? Il y a des gens qui disent qu’elle ne va pas à l’église et n’approche jamais du ministre, et que c’était autrefois une papiste, mais que depuis que son mari est mort, personne ne sait plus ce qu’elle est. Croyez-vous vous-même qu’elle ne soit pas un peu sorcière ?

— Sorcière ? folle que vous êtes ! Pour être une vieille femme ; est-on une sorcière ? Si vous vouliez parler d’Alison Breck pourtant, en conscience, je ne pourrais pas répondre pour celle-là ; je lui ai vu ses paniers remplis de poissons lorsque…

— Chut, chut, Maggie ! dit tout bas Jenny ; je crois que votre vieille mère va encore parler.

— Quelqu’un de vous n’a-t-il pas dit, demanda la vieille sibylle, à moins que je ne l’aie rêvé, ou que cela m’ait été révélé d’en haut, que Joscelinde, dame de Glenallan, est décédée et a été enterrée cette nuit ?

— Oui, bonne mère ! s’écria sa belle-fille, c’est la vérité.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit la vieille Elspeth ; elle a fait plus d’un malheureux de son temps ! oui, jusqu’à son propre fils même… Vit-il encore ?

— Oui, il vit encore ; mais qui peut dire s’il en a pour long-temps ? Ne vous rappelez-vous pas qu’il est venu vous demander ce printemps, et qu’il vous a laissé de l’argent ?

— Cela peut être, Maggie, je l’avais oublié. C’était un bel homme autrefois, et son père l’avait été avant lui ; et s’il eût vécu plus long-temps, ils auraient pu être tous heureux. Mais il mourut, et la comtesse s’empara de l’esprit de son fils, et lui fit croire ce qu’il n’aurait jamais dû croire, et faire une action dont il n’a cessé de se repentir, et qu’il ne cessera de regretter, dût sa vie être aussi longue, aussi fatigante que la mienne.

— Oh ! qu’est-ce que c’est, grand’mère ? — qu’est-ce que c’est, bonne mère ? — qu’est-ce que c’est, Luckie Elspeth ? s’écrièrent à la fois les enfans, la mère et Jenny Rintherout.

— Ne me le demandez pas, et priez Dieu qu’il ne vous abandonne jamais à l’orgueil et à l’obstination de vos cœurs. Il y a des passions aussi puissantes dans la chaumière que dans le château ; j’en puis rendre un triste témoignage. Oh ! cette triste et effrayante nuit ne sortira-t-elle donc jamais de ma vieille tête ? La verrai-je toujours étendue sur le plancher, avec ses longs cheveux tout dégouttans d’eau salée. Le ciel en tirera vengeance quelque jour sur tous ceux qui y prirent part. Mon Dieu ! mon fils serait-il en mer par cette nuit orageuse ?

— Non, non, ma mère, il n’y a pas de barque qui puisse tenir par le vent qu’il fait. Il est là qui dort dans son lit.

— Et Steenie est-il en mer donc ?

— Non, grand’mère ; Steenie est avec le vieil Édie Ochiltree le mendiant. Peut-être sont-ils allés voir les funérailles.

— Cela ne peut être, dit la ménagère, car nous n’en savions rien quand Jock Rand est entré et nous a dit que les Aikwood avaient reçu l’ordre de s’y rendre ; ils ont eu soin de tenir ces choses-là secrètes, et le corps a dû être amené du château, qui est à dix milles d’ici, au milieu des ténèbres de la nuit. Elle a été exposée en parade pendant dix jours dans une grande chambre tendue de noir, et éclairée par des bougies.

— Dieu veuille l’absoudre ! s’écria la vieille Elspeth, dont la tête semblait tout occupée de la mort de la comtesse ; c’était un cœur de femme bien dur ; mais elle est allée rendre compte de ses actions à celui dont la miséricorde est infinie… Dieu permette qu’elle l’éprouve aussi ! » Et elle retomba dans un silence qu’elle ne rompit plus du reste de la nuit.

« Je voudrais bien savoir ce que ce vieux fou de mendiant et notre fils Steenie peuvent faire à cette heure de nuit, dit Maggie Mucklebackit, dont l’exclamation de surprise fut répétée par Jenny. Qu’une de vous, petites filles, ajouta-t-elle, aille grimper sur le haut du rocher, et se mette à crier après eux, dans le cas où ils seraient à portée d’entendre : « Les gâteaux vont être réduits en cendres ! »

La petite fille partit ; mais quelques minutes après, elle revint en criant : « Ah, ma mère ! ah, grand’maman ! voilà un revenant blanc qui en précipite deux noirs du haut des rochers !… »

Cette singulière nouvelle n’était pas plus tôt annoncée, qu’on entendit le bruit de quelques pas, et le jeune Steenie Mucklebackit, suivi de très près par Édie Ochiltree, s’élança précipitamment dans la cabane. Tous deux étaient hors d’haleine. La première chose que fit Steenie fut de chercher la barre qui fermait la porte, et que sa mère lui rappela avoir été brûlée dans un hiver très dur, trois ans auparavant. » Et quel besoin, dit-elle, des gens comme nous ont-ils de barre ?

— Personne n’est après nous, dit le mendiant après avoir repris haleine : nous sommes précisément comme les méchans, qui fuient quand on ne songe pas à les poursuivre.

— Mais sur ma foi, quelqu’un était à nos trousses, dit Steenie ; c’était un esprit, où il ne valait guère mieux.

— C’était un homme en blanc, à cheval, dit Édie, et dont le cheval s’enfonçant dans la terre, trop molle pour le porter, jeta son cavalier de côté ; je me suis bien aperçu de cela. Vraiment, je n’aurais pas cru que mes vieilles jambes m’eussent porté si vite… J’ai couru presque aussi fort que si j’avais été à Preston-Pans[4].

— Pardi ! reprit Maggie Mucklebackit, vous êtes tous deux bien avisés, c’est sans doute un des cavaliers qui escortaient l’enterrement de la comtesse.

— Quoi ! dit Édie, la vieille comtesse a-t-elle été enterrée cette nuit à Saint-Ruth ? Parbleu ! c’est là le bruit et les lumières qui nous ont fait partir ; j’aurais voulu savoir cela, je les aurais attendus, et je n’aurais pas laissé cet homme là-bas ; mais ils en auront eu soin. Vous avez frappé trop fort, Steenie ; j’ai peur que vous ne l’ayez assommé.

— Pas du tout, dit Steenie en riant ; il a de bonnes épaules, bien larges, et je n’ai fait qu’en prendre la mesure avec le bâton. Diable ! si je n’étais pas arrivé à temps, il allait vous faire sauter la cervelle, mon vieux garçon.

— Eh bien ! puisque je me suis tiré sain et sauf de cette affaire, j’ai résolu de ne plus tenter la Providence ; mais je ne puis croire qu’il y ait du mal à jouer un tour de cette espèce à un fripon fieffé qui ne vit qu’en trompant les honnêtes gens.

— Mais qu’allons-nous faire de cela ? dit Steenie en montrant un petit portefeuille.

— Que Dieu nous protège ! dit Édie fort alarmé ; pourquoi donc avez-vous touché à cela ? Savez-vous qu’il suffit d’une seule feuille de ce livret pour nous faire pendre tous deux ?

— Je ne savais pas, répondit Steenie ; le petit livret sera sans doute tombé de sa poche, car je l’ai trouvé sous mes pieds, tandis que j’essayais de le remettre sur ses jambes, et je le serrai dans ma poche pour qu’il ne fût pas perdu ; puis nous entendîmes les pas des chevaux, et vous me criâtes de courir, de sorte que je ne pensai plus au portefeuille.

— Il faut trouver le moyen de le lui faire remettre d’une manière ou de l’autre ; peut-être sera-t-il mieux que vous le reportiez vous-même chez Ringan Aikwood, à la petite pointe du jour. Je ne voudrais pas pour 100 livres sterling qu’on le trouvât entre nos mains. »

Steenie promit de suivre ce conseil.

« Voilà une jolie nuit que vous venez de passer, monsieur Steenie, dit Jenny Rintherout, qui, ennuyée de n’avoir pas été plus tôt remarquée, vint se présenter devant le jeune pêcheur ; une jolie nuit, vraiment ! à courir avec des vagabonds et à vous faire poursuivre par les loups-garous, quand vous devriez être dans votre lit à dormir, comme votre honnête homme de père. »

Cette sortie lui attira une réponse du jeune pêcheur sur le même ton de raillerie ; après quoi on se mit à attaquer les gâteaux d’avoine et le poisson fumé, qui se trouvèrent fortifiés d’une ou deux pintes d’ale et d’une bouteille de genièvre. Le mendiant se retira ensuite sous un hangar voisin, où il s’étendit sur de la paille fraîche ; les enfans, l’un après l’autre, se glissèrent dans leur nid ; la vieille mère fut déposée dans son lit de bourre ; Steenie, malgré ses fatigues précédentes, eut la galanterie d’accompagner chez elle miss Jenny Rintherout, et l’histoire ne dit pas à quelle heure il rentra. Enfin la mère de famille, ayant couvert le feu et mis une espèce d’ordre dans la chambre, fut la dernière à s’aller coucher.


  1. Espèce de galette qu’on fait en Écosse avec de la farine d’avoine pétrie dans de l’eau et grillée sur les charbons. a. m.
  2. Dans les villages habités par des pêcheurs et situés sur les détroits du Forth et du Tay, aussi bien que dans le reste de l’Écosse, le gouvernement est tout féminin, comme le texte le décrit. Durant la dernière guerre, et pendant que l’on était livré aux craintes d’une invasion, une flotte de transports entra dans le détroit du Forth, escortée de quelques vaisseaux de guerre qui ne voulurent répondre à aucun signal. Une alarme générale se répandit, en conséquence de laquelle tous les pêcheurs, qui étaient enrôlés pour servir sur mer en cas d’attaque, montèrent à bord des chaloupes canonnières, qu’ils devaient faire manœuvrer selon que l’occasion le demanderait, et allèrent à la rencontre de cet ennemi supposé. Il se trouva que ces étrangers étaient des russes, avec lesquels on était alors en paix. Les propriétaires du district appelé le Mid-Lothian, satisfaits du zèle que ces pêcheurs avaient développé dans un moment si critique, passèrent un vote pour qu’il fût fait présent à leur communauté d’un bol à punch en argent, qui devait servir dans les grandes fêtes ; mais les femmes des pêcheurs, ayant appris ce que l’on se proposait de faire, réclamèrent leur part séparée dans la récompense honorable destinée à leurs maris. Ces hommes, dirent-elles, étant leurs maris, c’est elles qui auraient souffert de leur mort s’ils eussent été tués, et c’était avec leur permission et par leurs ordres qu’ils s’étaient embarqués à bord des chaloupes canonnières pour le service public : elles demandaient donc de partager la récompense qui devait distinguer le patriotisme féminin qu’elles avaient montré dans cette occasion. Les gentilshommes du comté accueillirent volontiers cette réclamation ; et, sans rien diminuer de la valeur du présent qui fut fait aux hommes, ils donnèrent aux femmes une agrafe de prix pour attacher l’écharpe de celle qui se trouvait à leur tête en ce moment, et qu’on eût pu appeler la reine des poissardes.

    On peut ajouter encore que ces néréides sont très pointilleuses entre elles, et observent différens degrés, suivant les marchandises qu’elles vendent. Une des plus expérimentées d’entre elles disait, en parlant d’une autre plus jeune, que c’était une pauvre imbécile qui n’avait pas d’ambition, et qui ne s’élèverait jamais, prédisait-elle, au dessus du commerce des moules.

  3. Chant funèbre écossais sur le corps d’un ami décédé. a. m.
  4. Ville près d’Édimbourg, et où se livra une bataille entre Charles-Édouard, fils de Jacques II, et les troupes royales, en 1745. a. m.