L’Antoniade/La Muse et le Poète

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La Muse et le Poète.

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le poète.


Seul avec l’Idéal et seul avec la Muse,
Virginale ermitesse, extatique recluse,
Loin de la foule hostile, oh ! qu’il est doux d’errer !
Dans les forêts de Dieu, qu’il est doux de prier !
Qu’il est doux d’écouter la harpe universelle,
L’océan d’harmonie où chaque, voix ruisselle ;
La sainte mélopée, en ses accords divers,
S’élevant vers le ciel du sein de l’univers !
Qu’il est doux d’écouter le vent dans le feuillage,
La musique des flots expirant sur la plage !
Mais, au sein des cités, mais parmi les humains,
Les rires sont mêlés à d’horribles refrains ;
On n’entend que discords, redits sur chaque lyre,
Ou d’amère tristesse ou de sombre délire ! —
Le siècle est ballotté sur des flots désastreux ;
Comme son action, son repos est fiévreux ;
Plus il a pu jouir, et plus il est avide ;
Son cœur inassouvi s’agite dans le vide ! —
Ah ! je comprends mon siècle et je souffre avec lui ;
Sa plainte, au fond de moi, sans cesse a retenti ;
Ému de ses accents de doute et de souffrance,
Je veux chanter la foi, l’amour et l’espérance ;
Et par de saints concerts combattant ses discords,
Suivre l’âme affranchie en ses divins transports ! —
Ô Muse solitaire, épouse rayonnante,
Sois pour moi ce que fut Béatrix pour le Dante ;
De mon vol idéal sois le guide assuré ;
Trace-moi le chemin vers un monde éthéré !
Pour te suivre au séjour de céleste harmonie,
Que l’amour dans mon cœur, remplaçant le génie,
Fasse luire à mes yeux, dans un ciel toujours pur,
Et ta robe étoilée et ton manteau d’azur !


la muse.


Dieu ne t’a pas donné la force d’un athlète, —
Mais ton âme contemple et ton esprit reflète,
Sur la lyre éveillant un triple et doux écho, —
Le prisme harmonieux du Vrai, du Bon, du Beau !
Dieu ne t’a pas donné la force d’un Hercule,
Mais dans l’obscur désert, dans l’étroite cellule,
Tu prépares sans bruit, en priant en secret,
Une œuvre qui sur l’âme exerce un saint attrait !

Grave et lourd fantassin de la dialectique,
Tu n’as pu revêtir l’armure scholastique ;
Et d’un pas magistral, dans un cercle glacé,
Tramer tes arguments avec un front plissé :
Du syllogisme abstrait tu n’as pas le génie ;
Ta raison se traduit en notes d’harmonie ;
Et de l’Astre divin le rayon simple et vif
Illumine, en ton cœur, le sens intuitif !
L’amour dans le repos absorbe la lumière ;
La Contemplation plane au sein du mystère ;
Et le plus haut degré de la Mysticité,
C’est l’union passive et non l’activité !
Dieu ne t’appelle pas, dans l’âpre controverse,
À répondre aux défis de l’Hérésie adverse ;
Il ne t’appelle pas, sur le forum bruyant,
À faire retentir ton verbe foudroyant :
Il t’appelle à souffrir, à chanter, solitaire ;
Ta force est dans l’amour, armé de la prière :
La prière combat autant que l’action ;
Elle exerce en repos sa domination !
La controverse, hélas ! l’active polémique,
Les subtils arguments de l’ardente logique,
L’esprit moqueur qui blesse, ou le verbe hautain,
D’un cœur sec et superbe est le partage vain !
Le zèle impérieux, amer et sarcastique,
N’a jamais triomphé de l’orgueil hérétique ;
Et tout fier polémiste, au langage incisif,
Est mu par l’amour-propre en son zèle agressif !
  Laisse aux Docteurs la lutte et l’éclat d’une thèse ;
L’étude refroidit, la science enfle et pèse :
Suis, dans les flots d’amour du céleste océan,
Le vol de Saint Denys et l’essor de Saint Jean ;
Aux portes de tes sens place une austère garde ;
Ouvre les yeux de l’âme, interroge et regarde :
De l’âme, en son repos, l’invisible Soleil
Inonde de clartés l’extatique sommeil !
Reste donc inactif, frêle et rêveur poète ;
Reste dans le repos, reste dans la retraite !
Chante et plane, ô poète, en ce ciel lumineux,
Où ne monte jamais l’esprit vertigineux ! —
Souris, espère et crois, malgré le monde hostile,
Enfant né pour chanter l’esprit de l’Évangile ;
La Muse n’a pas fui tous les terrestres lieux,
Et les chantres aimés sont encor rois et dieux ;
Avant de les chasser des villes illettrées,
On daigne encor parer ces victimes sacrées ;
Et bannis des cités, pour eux, comme autrefois,
Un céleste pouvoir habite encor les bois.
Oui, nous avons encor des poètes fidèles

Pour qui tout n’est pas mort ; pour qui les choses belles
Ont un attrait si grand que, dans leur sainte ardeur,
Ils ont à les aimer consumé tout leur cœur !
Les temples sont déserts, mais la lyre est vibrante ;
Solitaire à l’autel, le barde prie et chante ;
Il sait qu’aucune main ne doit joncher de fleurs
Et d’immortels lauriers les sentiers de douleurs ;
Et qu’il lui faut passer, méconnu sur la terre,
Pour ses chants recueillant l’ingratitude amère. —
Non, les hommes n’ont plus de sublimes amours ;
Aux célestes accords ils sont devenus sourds ;
Brisant tous les autels, démolissant les temples,
Ils ont nié les temps d’héroïques exemples ;
L’âge où les harpes d’or, versant la vérité,
Faisaient parler la voix de la Divinité ;
Où la foule immobile, en extase ravie,
Aux pieds du chantre aimé, s’enivrait d’harmonie !
Plongés dans la matière et ne croyant qu’aux sens,
Aujourd’hui pour le barde ils manquent tous d’encens !
Ils ont calomnié le Moyen-Age épique,
L’âge heureux d’une foi si naïve et mystique :
L’âge de Saint Bernard et de Thomas d’Aquin,
L’Angélique docteur, l’aigle Dominicain ;
Ils ont osé nommer siècle de barbarie,
Le siècle illuminé de tant de poésie,
Où Saint François d’Assise, apôtre pèlerin,
Séraphique exilé brûlant d’amour divin,
Seul, évangélisait les peuples d’Italie,
Et leur communiquait sa sublime folie !…
 N’importe ! — le poète aura toujours des chants
Pour tout ce que ce monde a de charmes touchants ;
Pour l’arbre et les oiseaux, la mer et les étoiles,
Et tant d’objets divins encor couverts de voiles !
De la sphère invisible écartant le rideau,
D brûlera toujours de contempler le Beau ;
De remonter au type éternel et sans tache,
Que ce monde révèle et qui pourtant se cache ;
Il publira partout en ses accords divers,
Que l’homme n’est pas fait pour ce pâle univers ;
Qu’il est un monde heureux, par delà tous les mondes,
Où l’âme goûte enfin des voluptés profondes ;
Séjour plein de lumière, et qu’ont peint tour-à-tour
Les Sages qu’éclairait à peine un demi-jour.
Malgré l’âpre discord des paroles impies,
Le barde aura toujours de saintes mélodies !
 Homère, Camoëns, Dante, Milton, Gilbert,
Exilés ou sans pain, tous vous avez souffert ;
Vous l’avez éprouvé, la patrie est avare ;
L’éloge qu’elle donne est une perle rare ;

Pour de vulgaires fronts, de politiques nains,
Prodigues de trésors, s’ouvriront ses deux mains ;
Mais pour orner le front du barde et du prophète,
Elle manque de fleurs, quand vient le jour de fête !
Et si le barde, au ciel guidant son char de feu,
Quitte la terre ingrate et remonte vers Dieu ;
S’il meurt ! — et si son nom s’inscrit au nécrologe,
Sur le marbre funèbre, alors fleurit l’éloge, —
Dérisoire oraison, panégyrique amer,
Dans un champ désolé fleur éclose en hiver !…
 Pour que toutes les voix cessent d’être muettes,
Pour qu’on parle de vous, mourez donc, ô poètes !
Le jour de votre gloire est le jour des douleurs ;
C’est sur votre cercueil que l’on sème des fleurs ;
Vivants, on vous laissait dans un oubli morose ; —
Morts, vous aurez l’éloge avec l’apothéose !
Oui, voila votre sort, contemplateurs du Beau : —
La faim pendant la vie et la gloire au tombeau !  !
 Mais chantez, malgré tout ; chantez sans amertume ;
Que de vos pleurs secrets chaque vers se parfume :
Il est béni le barde, étranger en tout lieu,
Qui, fidèle à la Muse et fidèle à son Dieu,
Dans sa fidélité trouvant sa récompense,
À l’or, aux vains honneurs préfère la souffrance !
Il est digne d’envie, — : heureux en son malheur, —
L’apôtre mendiant, l’harmonieux chanteur,
Qui, partout accueilli comme un hôte inutile,
N’oppose que l’amour à la froideur hostile :
Quand vous plaisez au monde et qu’il vous applaudit,
Malheur, malheur à vous ! — c’est que Dieu vous maudit !
Malheur à qui reçoit, dans sa famille en fête,
Par les siens admiré, les honneurs du prophète !
Car jamais la famille, ou natale cité,
Ne souffre en ses enfants l’esprit de vérité ! —
Des Zoïles régnants pour éviter l’outrage,
Le poète attristé se voile dans notre âge ;
Son âme vibre, hélas ! en ces temps malheureux,
Dans un diapason trop élevé pour eux !
Autant que la vertu, le génie est mystère ;
On le craint, sans l’aimer ; — son culte est trop austère !


le poète.


Ah ! j’ai vu l’égoïste, armé d’un lourd niveau,
Le promener partout, sur l’âme et le cerveau ;
La loi d’égalité, c’est la loi qu’il proclame ;
De son souffle de glace il éteint toute flamme ;
Stérile en son esprit, autant qu’il est étroit,
Son langage est un glaive aussi tranchant que froid ;
Applaudi par la foule, et par elle célèbre,

Son règne est aussi faux qu’uniforme et funèbre ! —
L’esprit le plus facile et le plus arrogant,
L’esprit le plus commun, c’est un esprit méchant :
Pour faire au cœur timide une large blessure,
Que faut-il ? — il ne faut que suivre la nature ;
L’instinct du mal en nous, l’instinct malicieux,
C’est l’instinct qu’en naissant porte un cœur vicieux : —
Pour aimer la vertu, comprendre le génie,
Et des dons les plus saints admirer l’harmonie,
Il faut de la bonté les généreux instincts ;
Il faut le noble esprit des hommes enfantins !
Pour l’égoïste étroit, l’héroïsme est mystère ;
Le génie insulté souffre et meurt sur la terre ! —
Mais la vertu martyre est pleine de splendeurs ;
Plus beau s’épanouit le lys trempé de pleurs ;
L’œil humide et voilé, c’est l’œil qui nous fascine :
Des pleurs, qui n’a senti l’attraction divine ?
  Le génie, en sa force, épargne l’envieux,
Qui se fait un appui de son cœur généreux ;
Et jouissant en paix de sa longue clémence,
Ose à l’ingratitude ajouter l’insolence ! —
Le lion, dans sa force et dans sa majesté,
Par le dard de l’insecte est longtemps irrité ;
Le frêle essaim pénètre au fond de son asile,
Et chassant de son front le rêve au vol tranquille —
Le doux rêve qu’enfante un sommeil de géant, —
Il trouble le repos du monstre patient : —
Mais, s’il s’éveille enfin, d’un flot de sa crinière
L’essaim est balayé dans l’obscure atmosphère ;
Et le désert sonore, au loin saisi d’effroi,
Par mille échos vibrants a proclamé son roi !
  Ainsi, plus d’un poète, en leur grande colère,
Du choc de leur génie ont ébranlé la terre ! —
Et pourtant, le vrai barde, humble, doux et pieux,
D’une candeur d’enfant a le front radieux ;
Et toujours, en ses chants, épris d’un saint délire,
D’accord avec le Dogme, il fait vibrer sa lyre ! —
  Ah ! j’ai vu le génie, au cœur mélodieux ;
Je l’ai vu poursuivi, combattu, malheureux ;
Je l’ai vu harcelé par un essaim vulgaire ;
Et j’ai dit au génie, en cette épreuve amère ; —
  « Toute sainte pensée enfante un grand martyr ;
Le sort de tout héros, c’est d’aimer et souffrir !
S’armant des préjugés et de la calomnie,
La médiocrité se venge du génie ;
Dans leur antre inconnu, les hiboux ténébreux,
Effrayés du soleil, se consultent entr’eux ;
S’unissant contre un seul, de l’ombre de leurs ailes
Ils voudraient de son œil voiler les étincelles ;

Et ne pouvant monter au niveau de son front,
Du fond de leur bassesse ils lui jettent l’affront :
Mais il a dans son Dieu le témoin qui le juge,
Le témoin qui l’écoute et lui sert de refuge.
Par le mensonge, en vain, l’habile iniquité
Pense ternir l’éclat dont luit la vérité ;
En vain, pour obscurcir sa radieuse route,
Elle pense amasser les nuages du doute :
La gloire brillera, dans toute sa splendeur,
Sur le front du génie orné de la candeur !
Le peuple a dans son cœur cet instinct qui devine,
Et la voix populaire est une voix divine !
 Sois tranquille, ô génie, enfant nourri de pleurs ;
La gloire suit de près d’homériques douleurs ;
Le laurier veut un front que le sort persécute ;
Le malheur nous épure et prévient notre chute ;
Et toujours la patrie, — oublieuse un moment, —
Comme une mère en deuil, réclame son enfant ;
Et dans les doux transports d’une sainte allégresse,
Lui donne autant de fleurs qu’en prodiguait la Grèce !…
Et nous tous, qui t’aimons, nous parlerons un jour :
La haine a moins de fiel que nous n’avons d’amour !
Et la vertu toujours, en sa féconde vie,
Trouva le dévoûment à côté de l’envie ! » —


la muse.


Les élus de la Muse, ainsi que ceux du ciel,
Sont enivrés souvent du calice de fiel ;
Ils cueillent, à l’écart, et la myrrhe et l’absinthe ;
Pour eux la Solitude ouvre sa vaste enceinte ;
On les voit, sans pitié chassés de chaque lieu,
N’avoir plus pour ami, dans ce monde, que Dieu ! —
De flots en flots amers, battus par la tempête,
Loin de la foule enfin, un dernier flot les jette !
Ainsi l’aigle, ce roi de l’océan des airs,
En lutte avec la foudre, et ruisselant d’éclairs,
Dans un suprême effort, tendant son envergure,
Tombe au plus haut rocher dénué de verdure !…
J’aime les cœurs en deuil et les fronts foudroyés ;
J’aime à les rencontrer, loin des sentiers frayés ;
J’aime l’enfant auquel la douleur virginale
Révèle par l’amour la splendeur Idéale !
Loin du monde toujours, je parle à mes élus ;
Je m’isole avec eux, sous les arbres touffus ;
Je les mène au désert, où l’âme s’illumine,
Où dans le cœur descend la vision divine ;
Où l’esprit plus tranquille, en son recueillement,
Reflète avec amour l’idéal firmament :
Tel un lac azuré, tranquille entre ses rives,

Des astres réfléchit les clartés les plus vives ;
Et ce firmament d’eau, limpide et lumineux,
Est le séjour aimé du cygne harmonieux !
 C’est au prix des douleurs et des larmes secrètes,
Des méditations dans les calmes retraites ;
C’est au prix de la faim et des privations,
De jours amers, remplis d’humiliations ;
C’est au prix de l’exil, et de la calomnie,
De tout ce qu’en raillant peut inventer l’envie,
C’est à ce prix que l’âme enfin trouve l’abri,
L’asile reculé par la Muse chéri, —
Sanctuaire interdit aux pas des multitudes,
Solitude profonde au sein des solitudes !


le poète.


En ta pâleur mystique et ta sérénité,
Tu sais, pour être à toi, tout ce que j’ai quitté !
Tu sais combien de fois, dans mon âpre délice,
Combien je fus blessé par la froide malice ;
De quel reproche amer, de quel glaive de feu
On a percé le cœur qui, fidèle à son vœu,
En pouvant être riche, aima mieux la misère ;
Et qui pouvant régner, s’humilie et préfère
L’heureuse dépendance où tu l’as mis toujours,
Sans que jamais du ciel lui manquât le secours !
Tu sais combien de fois, en butte à l’ironie,
Je fus l’objet du blâme et de la calomnie ;
Combien de fois aussi la folle activité
M’accusa de paresse et d’incapacité ;
Et dans sa triste ardeur et sa vaine importance,
Osa me reprocher ma stérile indolence !
Si je ne t’avais pas aimée insensément,
Aurais-je supporté son langage insolent,
Son orgueilleux outrage et sa lâche menace ;
Aurais-je, en me taisant, supporté son audace ?
Ah ! je t’ai donc aimée en sublime insensé ;
Et je t’aime encor plus, depuis qu’on m’a blessé !


la muse.


L’Art est un sacerdoce, et la Muse jalouse
Du barde chaste et pauvre est la divine épouse !
Quitte tout vil travail, tout vulgaire métier :
Pour me donner à toi, je te veux tout entier !
Eh ! qu’importe l’exil, l’abandon sur la terre :
L’Art est un dévoûment, l’Art est un culte austère ;
Et jamais l’Idéal, en toute sa splendeur,
Ne rayonne au profit d’un vil spéculateur !
Dès qu’en son atelier pénètre l’Industrie,

Sur son front d’apostat l’auréole est ternie !
Oui, l’Art est exclusif ! Oui, l’Art est exigeant !
Oui, l’inspiration fuit l’antre de l’argent !
Pour que brûle la flamme et que la lyre vibre,
Il faut, seul avec moi, que l’Artiste soit libre !
Semblable au lys des champs et semblable à l’oiseau,
Tout entier absorbé dans le culte du Beau. —
Il faut qu’avec ses pleurs coule son harmonie !
La Pauvreté divine est mère du génie ;
Elle guide les pas des conquérants de l’Art ;
Et sa cellule étroite est bâtie à l’écart !