L’Antoniade/Le jeune Chactas et le Poète

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Le jeune Chactas et le Poète.

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le jeune chactas.


Viens, nakfè taloa, viens dans mon Territoire,
Dans l’Ultima Thulé, construire un oratoire ;
Parmi les Chérokis, les Criks, les Chîkassas,
Au milieu des Chactas qui bordent l’Arkansas,
Viens nakfé taloa ; chantre au pâle visage,
Pour nous civiliser, viens te faire Sauvage !
Viens marcher sur les pas du peintre aventureux,
Du créole Audubon, l’artiste merveilleux :
Dès l’enfance, épousant l’austère solitude,
Du grand désert il fit son cabinet d’étude,
Seul errant dans les bois, seul voguant sur les eaux,
Et nous léguant enfin son « Poème d’Oiseaux. »
Dans son rustique abri se levant dès l’aurore,
Dès le premier rayon dont le ciel se colore,
Le rude enfant revêt son costume de peau ;
Il est prêt, tout le jour, à poursuivre l’oiseau ;
Rien n’arrête sa course et rien ne le fatigue ;
Sans s’épuiser jamais sa force se prodigue ;
Insoucieux du temps, de l’espace oublieux,
D’arbre en arbre, il épie un oiseau gracieux. —
Imite, en l’admirant, Bas-de-Cuir, le poète,
Variant son bonheur en changeant de retraite :
Libre enfant des forêts, inculte Américain,
Il n’a qu’un chien fidèle et son Tueur-de-daim,
Sa longue carabine, à la voix redoutable ;
Et son canot léger, fait d’écorce d’érable.
Bas-de-Cuir, ce héros, ce philosophe heureux,
Ce Sage, des forêts et des lacs amoureux ;
Cet ermite instinctif, prophétique figure
D’une réalité plus mystique et plus pure ! —

Imite le Vieux Boon, au bord du Missouri,
Solitaire émigré des bois du Kentucky,
Loin des hommes ingrats trouvant la paix divine ;
Et riche de sa Bible et de sa carabine,
S’écriant librement : « Gloire à la Blanche-peau,
« Qui peut vers l’Occident suivre le buffalo ;
« Qui marche en des sentiers, où seul l’Indien passe :
« Que je plains tous les cœurs à qui manque l’espace !
« Que je plains des cités les tristes prisonniers !
« Heureux seuls les trappeurs, les libres pionniers ! »
  Imite avec amour cette jeune Indienne,
Que voulait retenir la terre Italienne :
Élevée au milieu de séraphiques sœurs,
Qui du cloître béni lui versaient les douceurs,
Malgré les tendres soins, malgré l’amitié" sainte,
L’Indienne étouffait dans leur étroite enceinte !
Dans la douce prison, malgré sa piété,
Des bois son cœur rêvait l’espace illimité ;
Sous le toit des palais ou de marbre ou de brique,
Elle rêvait le ciel de l’inculte Amérique ;
Dans Saint-Pierre-de-Rome ou près du Vatican,
Triste, elle s’écriait : « Ô mon lac Michigan !
« Qui me rendra mon lac, mes déserts, mes savanes,
« Le village natal et ses pauvres cabanes ?....
« J’étouffe ici ! J’étouffe ! Oui, mon âme, à l’étroit,
« Languit dans son exil sous un ciel pâle et froid !....
« Rendez-moi l’Amérique et ses lacs et ses fleuves :
« L’Europe a pour mon cœur de trop rudes épreuves !
« Malgré vos soins, mes sœurs, cette grande maison,
« Pour la fille des bois, n’a qu’un sombre horizon !
« Je pars, mes sœurs ; adieu !.... Donnez-moi ma couverte,
« Et ma cabane au bord de la savane verte ;
« Donnez-moi, loin d’ici, dans ma sauvageté,
« Les fruits, la folle-avoine et la sagamité !
« Le désert a pour moi le charme monastique ;
« J’y trouve, écrit de Dieu, l’Évangile mystique ;
« Tout m’y parle de foi, d’espérance et d’amour ;
« Après le ciel, pour moi c’est le plus doux séjour !
« Que je comprends l’ermite au désert de Nitrie ;
« Pour y vivre avec Dieu rendez-moi ma patrie !
« Que je comprends Saint Paul, en son isolement :
« Le livre du désert est le plus éloquent ! »
  Imite, en la chantant, la « Bonne Catherine, »
Érémitique fleur de la tige Algonquine.
Viens l’entendre invoquer, rangés près de la Croix,
Par les pieux enfants des guerriers Iroquois :
Parcourant tous les lieux qu’a parcourus la Sainte,
Tu croiras de ses pieds découvrir chaque empreinte ;
Et des vieux Chefs conteurs écoutant les récits,

Un jour, tu chanteras cet Ange du pays.
Pour son front virginal tressant une guirlande,
Aux hommes des cités tu diras sa légende ;
Oui, tu raconteras ce que tu vis, — errant
De cabane en cabane, au bord du Saint-Laurent ;
Ivre encor des parfums de son île bénie,
Ton âme, en débordant de sauvage harmonie,
À l’Europe lettrée, en d’incultes concerts,
Chantera sa louange, en chantant-les déserts ;
Oui, tu diras son vœu, ses épreuves, sa fuite,
D’infidèles parents la lointaine poursuite,
Et sa vie angélique, et sa tranquille mort,
Son doux sommeil d’amour, — extatique transport !…

 Heureux Daniel Boon, en ses rapides courses,
Rencontrant sur ses pas de faciles ressources !
Heureux l’Artiste errant, le nomade Audubon,
Changeant, avec le jour, de hutte et d’horizon !
Heureuse l’Indienne, en sa forêt natale,
Retrouvant l’élément de la force vitale !
Heureux en ses instincts le sage Bas-de-Cuir,
Qui voulut dans les bois vivre ainsi que mourir !
Heureux donc, mille fois, celui dont l’âme forte
Peut fuir des froids humains l’incrédule cohorte !
Heureux qui peut briser, libre enfin de ses fers,
La prison des cités, pour voler aux déserts !
Que la nature est belle, et que le monde est triste !
Que la nature est bonne, et le monde égoïste !
Que la nature, en tout, est pleine de son Dieu ;
De ce Dieu que le monde aime et connaît si peu !


le poète.


L’Amérique a des bois, des forêts primitives ;
Poétiques abris, solitudes plaintives ;
Sous le dôme ogival des cèdres, des cyprès,
Des sonores sapins, aux feuillages épais ;
Sur les monts, les rochers, et sur toutes les plages,
Pour l’âme solitaire, elle a des ermitages !
L’Amérique a son Nil, traversant les déserts ;
Ses vertes oasis, sous des climats divers ;
Elle a d’obscurs recoins, de profondes retraites,
Des grottes où cacher d’humbles anachorètes ;
Elle a tout ce que rêve, en fuyant l’Orient,
Le poète exalté, l’extatique croyant !
Oh ! qui n’a pas rêvé, dans les villes troublées,
Ces tranquilles abris, ces grèves isolées,
Ces déserts inconnus, où l’homme, enseveli,
En n’aimant que Dieu seul, vit calme et recueilli ?
Oh ! qui n’a pas rêvé, dans les villes fiévreuses,

Ces savanes en fleurs, ces plaines onduleuses,
Ces temples verdoyants, où Dieu nous parle encor,
Et d’où l’âme, en repos, prend un sublime essor ?
Pour fuir des froids salons l’énervant esclavage,
Quel homme n’a rêvé de se faire Sauvage ?
Oui, j’irai me bâtir, dans un coin reculé,
Dans les vierges forêts de l’Ultima Thulé,
Au milieu des Tribus de ton Grand Territoire,
J’irai, pour y rester, construire un oratoire !

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