L’Appel au Soldat/IX

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Félix Juven, Éditeur (p. 215-247).

CHAPITRE IX

LES DERNIERS FEUX, LES PLUS BEAUX,
D’UN SOLEIL QUI VA BIENTÔT PÂLIR

Le 28 janvier, au matin, rue Dumont-d’Urville le Général dit à ses visiteurs, parmi lesquels Sturel :

— J’ai, été élu parce que je représente l’ordre. Je tiens pour mon premier devoir d’éviter un conflit. J’irai à la Chambre quand personne ne m’attendra

Dès deux heures, la terrasse des Tuileries les quais et la place de la Concorde se couvrant de Parisiens vainement tournés vers l’Étoile, Sturel se rabattit rue de Prony.

Méoontent de ses négligences envers son amie et pour la distraire, il lui avait présenté Rœmerspacher et Suret-Lefort, qu’elle avait jadis entrevus à la Villa Coulonvaux. Elle apprécia le jeune historien. Pour l’entretenir de François, elle composa une certaine fable qui la faisait une compatriote, une amie d’enfance, devenue une sœur, sans aucune faiblesse amoureuse. Dans le petit salon où, parmi de gentilles vieilleries qui sont les joujoux des grandes personnes se mouraient perpétuellement des tulipes jaunes tachées de vert, de rouge et nommées d’une façon amusante « tulipes perroquet », ils étudiaient, une fois de plus, leurs raisons d’aimer Sturel, quand celui-ci entra. Son jeune visage apportait du dehors un tel bonheur que sa maîtresse immédiatement souffrit de jalousie contre Boulanger.

M. de Nelles revint de la Chambre avec ses poches bourrées des journaux du soir. Ils contenaient des atrocités : Renaudin, craignant de partager les bénéfices du succès avec tant de malins qui certainement allaient se rallier, jurait que les boulangistes seraient implacables dans la victoire et que « le peuple ne pardonnerait pas à l’oligarchie parlementaire ». Il signalait, à la date du 17 janvier, une pétition aux députés et une plainte au parquet tendant l’une et l’autre à obtenir le bilan des fonds encaissés par la Compagnie de Panama, et l’état des sommes utilement dépensées. Il demandait des poursuites contre les administrateurs et contre les corrompus.

— Une mauvaise action — disait Nelles de cet article. — Le Général a beaucoup d’amis, beaucoup plus qu’il ne croit… À la Chambre, cet après-midi, je voyais tout le monde, sauf quelques idéologues, disposé à accepter les volontés du pays, mais qu’il empêche les bêtises autour de lui !

— Tout de même, dit Sturel, des poursuites en corruption contre le Parlement ! quelle formidable machine de guerre !

Rœmerspacher fait d’autant plus le professeur que Mme de Nelles l’écoute :

— Prenez une grenouille avec un appât de drap rouge ; coupez-lui une patte : vous pouvez la rejeter à l’eau et lui présenter le même drap rouge, elle se laissera reprendre et vous lui couperez une seconde patte. La grenouille est incapable de profiter de ses expériences. Mais je ne puis admettre que le Parlement tombe dans le piège d’une nouvelle campagne de vertu, après l’affaire Wilson.

— Qu’on laisse donc cela. Qu’on laisse donc cela ! — répétait Nelles en geignant et du ton d’un homme qu’on excède. — Boulanger contre Lesseps ! Mais ce sont deux frères avec des moyens différents ! Ils donnent de la confiance. Des optimistes communicatifs, des empaumeurs. Il faut prendre ses précautions, se réserver une sortie, mais, avec cette sorte d’hommes, il y a beaucoup à gagner.

— Monsieur le baron, observa Suret-Lefort, il faut que Boulanger vienne se promener dans les Ardennes et la Haute-Marne.

Il s’exprimait avec déférence et autorité :

— Le parti ne peut pas se passer plus longtemps d’une politique religieuse. L’exposition en sera délicate, je partage l’opinion de Georges Thiébaud : le meilleur endroit pour s’expliquer, c’est la tombe d’un brave curé des Ardennes fusillé en 1870 par les Prussiens, aux lieu et place d’un de ses paroissiens, père de cinq enfants, pour qui généreusement il se dévoua… Lisez ce qu’en rapporte le journal de Busch. On va élever un modeste monument à ce héros. C’est là que le Général, entouré de nous tous, doit parler.

Cette idée, qui remuerait tout l’Est, séduisit le député de la Haute-Marne. Il en conçut beaucoup d’estime pour le jeune radical, et lui tapant dans la main, selon une manière qu’il s’était donnée depuis que de diplomate et cassant il était devenu représentant du peuple et bonhomme, il déclara :

— Entendu ! Nous marchons d’accord !

Puis à sa femme :

— Dites donc, Thérèse, si vous nous faisiez dîner tous ensemble avec le brave Général ? (Et se frottant les mains) Vous nous donnerez un bon dîner, hein ! Tant pis si ça coûte cher !

Il se sauva, convaincu d’avoir effacé les distances et bien incapable de comprendre que sa vulgarité écœurait tout ce petit monde.

Mme de Nelles fit d’abord une moue dégoûtée, puis elle pensa que cette réunion amuserait François.

— Enfin, disait Rœmerspacher, vous n’imaginez pas déposséder la bande gambettiste et substituer au parlementarisme une démocratie autoritaire par des voies de droit ? Que Boulanger ait été hier soir la sagesse même, parce que la province refuserait de ratifier un coup de main, ou qu’il ait sacrifié un succès certain à des considérations humanitaires, ses biographes l’éclairciront. Admirez, si vous voulez, dans son piétinement les caractères d’une haute moralité. Mais le boulangisme n’aboutit pas, et, pour apprécier une action, il n’y a qu’un point de vue : a-t-elle atteint son but ? Tout est là. Un échec à Paris tuerait Boulanger. Son succès ne l’avance que dans les imaginations. Que deviendrez-vous, une fois le scrutin de liste et les candidatures multiples supprimés ? Le Général obtenant une majorité en septembre trouverait toujours devant lui le Sénat et le Président. Et croit-il que les possédants vont le laisser continuer ?

— Il est le chef, nous, les soldats ; nous obéissons répondaient Sturel et Suret-Lefort.

Rœmerspacher s’irritait de ces métaphores politiciennes :

— Un chef d’armée dispose de forces qu’il connaît contre des forces qu’il peut estimer. Mais un homme populaire ! Sur quelles bases, quand tout flotte autour de lui, voulez-vous qu’il établisse des calculs sérieux et des plans un peu constants ? Boulanger n’a aucune doctrine ; il ignore la science politique ; ses amis ne se préoccupent pas de l’installer sur cinq ou six idées maîtresses. Il est le produit de circonstances. Qu’il se hâte de les utiliser ! Les Français attendent qu’il fasse crouler le parlementarisme ; s’il échoue, ils l’abandonneront. Un chef, Boulanger ! C’est un fétiche. Mettons, un drapeau.

— Non ! s’écria Mme de Nelles, voilà le mot juste, un fétiche ! Au fait, qu’a-t-il d’intéressant ?

— Il faut dire que jamais un individu n’intéresse Rœmerspacher, dit Sturel contrarié.

— Permettez ! Boulanger, c’est le monsieur qu’une femme amoureuse supplie de jouer du piano ; il se dit, elle le croit un grand musicien ; il se lève et se met au tabouret, c’est la dernière seconde avant son effondrement. Vous diminuez le Général en convainquant la France de demander une réforme politique à ce charmant et frivole Breton. J’aime autant qu’il reste dans son rôle d’excitateur. Toute activité que je sens parfaitement adaptée à son objet m’intéresse, dans quelque ordre que ce soit : par exemple un homme fait pour la passion et qui en éprouve une grande.

À cet instant, Mme de Nelles jeta sur Sturel un regard de reproche où il apprit à reconnaître l’expression d’un véritable sentiment. « Quelle belle créature, se dit-il, celle qui aime ainsi, et comme on serait heureux d’avoir envie de mourir pour une pareille maîtresse ! ».

Sturel reproche aux femmes de ne pas le dominer assez fortement : la saveur de l’amour ne lui semble pas déplaisante, certes, mais trop faible. Dans ses aventures, il conserve intacte sa vraie sensibilité que nulle n’a touchée à fond. Thérèse devine n’être pour lui que le plus joli des objets. Sans doute, elle connaît dans ses bras toute la suite des phénomènes que déterminent des lèvres passionnées, mais de ce composé impur, loin de se satisfaire, elle se trouve inquiète et même diminuée. Ce qu’il y a d’énergie dans son jeune corps l’emporte d’abord sur les protestations de sa délicatesse ; quand l’étreinte de son amant se délie, le tumulte de son cœur est plus fait des mouvements de son âme peinée que de son tempérament : elle sanglote.

Cependant, à les voir du dehors, si jeunes, si beaux, heureux de santé, de luxe et de succès parisiens, et qui vont passer la soirée dans le monde (où déjà l’on sait qu’il ne faut pas les séparer), Rœmerspacher prend une idée triste de son isolement. Ce laborieux doute maintenant qu’on puisse se placer en dehors de toute vie affective. De la rue de Prony jusqu’à la rive gauche, ce jour-là, Suret-Lefort l’accompagne et le détourne de ses rêveries. Il le questionne avec l’obstination d’un homme d’affaires à s’entourer de tous les renseignements.

— Alors, Rœmerspacher, tu ne crois pas au succès de Boulanger ?

C’est une grande marque de confiance dans l’autorité, dans la virilité de son camarade que donne l’avocat de consentir à penser, fût-ce devant un seul témoin, autrement qu’il ne ferait en public.

Le jeune historien, avec une complaisance un peu méprisante pour cet anxieux utilitarisme, développe sous toutes les formes son système :

— Je ne prédis pas l’avenir : j’ignore qui triomphera. Mais j’affirme qu’on ne restera plus longtemps dans la légalité. Que Boulanger s’y obstine, il en sera la dupe. Ses adversaires organiseront contre lui le coup de main qu’il pouvait tenter hier. Son unique ressource, c’est de les devancer, s’il en possède le moyen.

Et Suret-Lefort, en observant de côté son camarade, se dit : « Il croit à l’organisation opportuno-radicale ; voilà pourquoi il ne se déclare pas pour le Général. Peut-être veut-il entrer dans l’enseignement ? »

Après le 27 janvier, il y eut un silence dans le pays, que les cris triomphants des meneurs boulangistes et les injures de la presse gouverrnentale n’empêchèrent aucun homme sensé de percevoir, et fort analogue au tâtonnement qui dans un duel précède une attaque furieuse.

Tous ceux qui dépendent des mouvements électoraux montrent des visages pâles. Désormais sans troupes, rejoindront-ils Boulanger pour devenir ses lieutenants auprès des masses qu’ils ont commandées, ou bien s’effaceront-ils derrière les hommes vraiment conscients du régime, que Challemel-Lacour définit en les opposant à ceux qui vivent l’œil fixé sur l’électeur ?

Comme une balle rebondit sous le coup, Bouteiller a repris sa campagne de couloirs et cette fois avec une incroyable violence d’outrages. Grossièrement convaincu du caractère éternel et supérieur à toute critique des affirmations auxquelles il a lié son destin, il haïssait déjà Boulanger comme le syndic préposé à la faillite parlementaire. Et voici qu’à cette haine première se joint le plus sincère, le plus complet mépris.

Au début, il n’éprouvait qu’une méfiance de plébéien et d’intellectuel qui s’est toujours détourné des sports, pour le prétorien qui, vêtu de couleurs voyantes, fait l’insolent avec les bourgeois et se croit d’une élite quand il n’est que d’une livrée. De ce sentiment très profond en lui, Bouteiller, d’ailleurs, prenait mal conscience, car il se piquait d’une compétence particulière dans les choses de l’armée et se croyait un administrateur militaire, voire un homme de guerre en civil. Cette antipathie innée et professionnelle s’exagéra quand les deux hommes vécurent côte à côte. Chez l’un et chez l’autre, existait un fonds de vulgarité, une forte vie tout récemment issue du peuple, mais le milieu avait fait Boulanger plus aristocrate, à cause des chevaux, des camaraderies, des attitudes étudiées, et Bouteiller plus sacerdotal à la suite de tant de prêcheries sur le devoir philosophique. Les conversations légères du jeune ministre, si aimable, si fringant, offensaient Bouteiller qui, avec son teint pâle, sa redingote où l’on cherchait instinctivement des traces de craie, était incapable de se prêter à ces frivolités et s’irritait qu’un membre du gouvernement fumât et plaisantât avec des membres de l’opposition. « Il se croit toujours au Café de la Comédie », avait-il dit. « C’est un pion », répliquait l’autre. Ces propos rapportés, très vite oubliés par l’heureux Boulanger, à qui un Bouteiller semble un minus habens, avaient compliqué le débat d’une animosité personnelle, car l’ancien professeur souffrait de se sentir retardé dans sa carrière politique par son incapacité de plaire. Mais où le dédain de Bouteiller déborda, c’est quand il apprit au ministère de l’intérieur que l’élu du 27 janvier, pour se reposer, passait les premiers jours de février, incognito, chez la « belle meunière » à Royat, dans les bras de Mme de Bonnemains, et cependant suivait un régime tonique de kola. Certaines créatures irréprochables de mœurs sourient, se gaussent d’un homme qui, à l’occasion, montra une retenue trop vertueuse. Le sentiment des puissances de l’amour — précisons : la notion du véritable mâle — subsiste en elles, nullement affaibli par leur indiscutable chasteté et parfois la domine. Par une duplicité analogue, Bouteiller qui, tant de fois, avait affirmé dans sa chaire universitaire, à la tribune du Palais-Bourbon et même dans sa, conscience, la proposition du Phédon, que « la loi a un caractère éternel et qu’aucune circonstance n’autorise à y manquer », aimait trop le pouvoir pour admettre que, près de le saisir, on reculât. Il ne sut aucun gré au général Boulanger de s’être abstenu d’un coup de force le soir du 27 janvier. « C’est un lâche, disait-il, et, d’ailleurs, il savait bien que nous le fusillerions. » Même à la première minute où tant de politiciens, qui ne jugent jamais que par l’événement, s’émerveillaient de ce « diable d’homme », Bouteiller marqua une pitié dégoûtée.

— En politique comme en escrime, professait-il, le premier principe, c’est de cacher ce que l’on va faire. Nous voyons clairement le jeu de Boulanger. Il prétend s’inscrire en septembre sur toutes les listes d’opposition et entraîner leur succès dans tous les départements. Eh bien ! substitution du scrutin d’arrondissement au scrutin de liste, interdiction des candidatures multiples, voilà notre riposte. Je suis sûr qu’il n’a pas de contre-riposte prête. Et nous lui réservons d’autres leçons.

Elles préoccupent Boulanger et ses lieutenants. On ressemble très vite à l’objet constant de sa surveillance. À suivre le parlementarisme sur son terrain, à s’accommoder avec ses moyens pour les déjouer, le boulangisme change d’âme. Et dans ce moment où il est amené à une guerre de duplicité, d’alliances, de procédures secrètes, pour laquelle de naissance il ne vaut pas grand’chose, il s’alourdit encore par l’accession de tous les intrigants qu’attire le succès ! Boulanger, toujours jeune, gai et le favori de la fortune, semble pourtant dépaysé. Il ne savait manier que les soldats et les foules : des simples, ou, pour mieux dire, des hommes sociaux, dont on règle les instincts et dont on touche les sentiments en bloc, par des moyens francs. Il lui faut aujourd’hui des compromissions et autant d’expédients que d’individus ! On est un héros, tout en cherchant la popularité ; on ne le demeure pas dans la diplomatie. Admirable par son instinct à créer la légende, il ne sait pas analyser. Magnifique image d’Épinal, il fait au Palais-Bourbon une médiocre figure.

L’élu de Paris, de la France, ne peut plus être un collègue qui fait sentir sa force, mais un homme d’État. Il doit congédier les passions qui l’ont déterminé, négocier avec tous et ne se donner à aucun. Dans ce rôle, Boulanger parait inférieur. Sous une affectation d’imperturbable confiance, il tâtonne. Il apporte dans la politique de l’esprit de décision plutôt qu’un esprit juste. Il se laisse compromettre par ses agents et mener par ses humeurs. Son homme de confiance, le comte Dillon, est dévoué aux intérêts monarchiques, moins par ses opinions que par ses vanités, ce qui constitue le plus étroit des liens. Les éclaboussures d’un journalisme qui chaque jour coule plus immonde et plus impétueux des fonds secrets lui irritent la peau et plus profondément même. Dès lors sa propre personnalité contrarie, dessert les heureuses circonstances qui se succèdent. Pour se consoler du scrutin d’arrondissement qu’il n’a pu empêcher, il favorise la chute de Floquet, que souhaitent précisément Bouteiller et les grands chefs parlementaires (14 février 1889). Par là, il installe Constans au pouvoir (22 février).

Avec un Constans, fort délié, sans scrupules, on ne doit pas créer d’irrémédiable. Cet homme de nuances accepterait de ne pas aggraver d’hostilité personnelle son opposition politique. Le premier des parlementaires, il a distingué le jeune et obscur général Boulanger ; à certain banquet, désignant Georges Laguerre, il a bu aux « continuateurs de notre tâche démocratique » ; cette semaine où Carnot lui confie le ministère de l’intérieur, il suivait des pourparlers avec Lalou pour dîner avec le Général. Sans doute, le nouveau régime ne lui apporterait rien de positif qu’il ne possède déjà du système parlementaire, mais, s’il a confiance dans les chances du révisionnisme, il peut les favoriser pour obtenir de la considération.

C’était l’inquiétude de Bouteiller. Aussi de quelle joie puissante l’emplit une scène décisive dont il suivit et propagea le jour même les détails !

Il se promenait avec le nouveau ministre dans le long couloir, éclairé par la cour d’honneur du Palais, qui joint, à travers la salle Casimir-Perier, le salon des Sténographes à la bibliothèque. Georges Laguerre, sortant d’un vestiaire, se trouva venir à eux directement, avec sa serviette sous le bras, et de son air fameux de jeunesse heureuse et impertinente. Quand ils ne furent plus qu’à deux pas, Constans, avec ce ton bonhomme et cet air de maraîcher qui a des économies, l’arrêta d’un : « Bonjour, Laguerre, » en lui tendant la main. Laguerre, plus sec que jamais, considérant le personnage, dit de sa voix de tête, si prodigieusement insolente :

— Dois-je serrer cette main-là ?

— Ah ! — dit l’autre, en la secouant en l’air, cette main énorme et poilue, aux doigts carrés, outil d’étrangleur célèbre, — serrez-la ou non, je vous promets qu’elle vous serrera, elle !

À Constans trop habile, suspect, Bouteiller eût préféré Waldeck-Rousseau. Quand il vit son homme insulté et qui insultait, il espéra beaucoup. Des actes immédiatement confirmèrent ses prévisions optimistes. Le ministre entreprit de poursuivre la Ligue des Patriotes comme société secrète, devant la correctionnelle, avec le désir de rendre inéligibles MM. Déroulède et Pierre Richard, les députés Laguerre, Turquet, Laisant et le sénateur Naquet, et tout au fond, pour voir si l’opinion pourrait l’empêcher d’oser davantage. Le 7 mars, un décret termina l’exil qui désolait le duc d’Aumale depuis 1880 : on donnait un gage aux conservateurs, et puis le duc gênerait la propagande boulangiste dans les salons royalistes. Enfin on parlait chaque jour davantage de constituer le Sénat en Haute Cour. Mais sa plus grande satisfaction, Bouteiller la reçut de Mouchefrin.

Ce polisson lui fit passer une lettre à la Vraie République : « Mon cher maître, ma démarche vous surprendra parce que mon masque boulangiste est solidement fixé, et sans doute vous méconnaissez les traits réels de votre fidèle et reconnaissant disciple. Je suis en mesure de vous dévoiler, avec preuves, les mesures prises à l’égard de M. Constans par le général Boulanger. Monsieur le ministre, averti à temps, évitera de graves ennuis. Je me plais à penser que vous me pardonnerez cette importunité, qui m’est inspirée par mon dévouement à votre personne et à la République, et que vous ne refuserez pas mon concours aussi discret que dévoué. »

Bouteiller, pour l’ordinaire fort difficile à joindre, fit introduire immédiatement son ancien élève.

Le matin même, Boulanger avait invité le journaliste Ducret à se préparer pour un voyage à Nancy. On y annonçait un procès d’où ressortirait une concussion de Constans avec un sieur Baratte.

— Procurez-vous une copie du dossier, avait dit le Général à son agent, mais je ne vois jusqu’à cette heure rien d’irréparable avec Constans. S’il connaît votre mission, il nous dispensera peut-être de recourir aux moyens extrêmes. Vous l’avertirez, sans en avoir l’air, grâce à la jolie collection de mouchards qui décore mon escalier.

Ducret s’était ouvert à Mouchefrin, qu’il jugeait fort justement incapable de ne point le vendre. Bouteiller écouta avec délices ce malheureux qui sentait le linge sale. Il n’était pas tourné à s’émouvoir d’un concussionnaire ; il se réjouissait d’une lutte au poignard. Sans doute, l’avantage resterait à Constans défendant sa peau avec le concours de toutes les forces de l’État. Mais une telle attaque, alors même qu’elle acculerait le Parlement à se défaire de son ministre, réunira contre Boulanger une masse d’indécis qui, pour subvenir à leurs besoins, commercent de leur influence. Le député de Nancy, à la façon d’un chiffonnier dans un tas d’ordures, examina pendant une heure tout ce qu’il y avait dans Mouchefrin. Pour se donner de l’importance, celui-ci peignit un Suret-Lefort tout désabusé du boulangisme.

— Ce remords ne m’étonne pas d’un garçon intelligent, dit Bouteiller. La fin de cette farce approche. Le gouvernement mettra bientôt au violon ce général de café-concert. Nous sommes disposés — et il ne peut nous déplaire qu’on le sache rue Dumont-d’Urville — à écouter ceux qui, sans engagements préalables avec la République, ont écouté un soldat français. Nous ne rejetons que des malheureux comblés de nos faveurs et qui ont essayé de nous étrangler.

Il remit de sa poche cent francs à Mouchefrin et l’engagea à revenir.

Tandis que Bouteiller se gardait d’avertir Constans, Mouchefrin courait chez Renaudin, le « tapait » de dix francs et le mettait à même d’écrire sur le procès Baratte des articles inexacts, qui promettaient plus de scandale que l’affaire n’en pouvait fournir et qui, d’ailleurs, empêchaient le diplomatique chantage au silence entrevu par Boulanger. Puis l’affreux nain se présenta chez Suret-Lefort de la part de Bouteiller et s’offrit à les rapprocher.

Peu de jours après, Sturel confiant à Suret-Lefort des inquiétudes sur le scrutin d’arrondissement, sur les poursuites contre la Ligue et sur cette Haute Cour annoncée, l’avocat n’imagina pas qu’on pût être à la fois inquiet et fidèle ; il vanta Constans, « un homme habile, avec qui la série des combinaisons est infinie ».

— Oh ! Suret-Lefort ! dit Sturel, scandalisé. Ce n’est pas bien, tu admets de quitter Boulanger !

L’autre, élevant la question, se plaignit des cléricaux.

— Allons en parler à Naquet, dit Sturel, qui entraîna son ami rue de Moscou.

— Je comprends, je partage vos scrupules, mon cher Suret-Lefort — commença le philosophe, le chimiste peseur des appoints. — M. Jules Delahaye m’a dit : « Jusqu’où irez-vous dans vos concessions aux catholiques ? » — « Jusqu’à l’abrogation des décrets concernant les congrégations non autorisées. » — « Reviendrez-vous sur les lois scolaires ? » — « Non, je ne reviendrai pas sur les lois scolaires. » C’est dans ces termes que nous nous sommes accordés, et voilà le thème de deux discours que j’écris et que, Boulanger et moi, nous lirons dans un banquet, à Tours, le 17 mars.

Suret-Lefort demeurait sombre.

— Écoutez, lui dit Naquet, qui aime à contenter son interlocuteur, — voici un dernier trait qui vous rassérénera. Boulanger exige, vous m’entendez bien, exige que le Comité qui le recevra à Tours s’intitule « Comité républicain national ».

Il leva un doigt en l’air et répéta : « républicain. » Tout de même, Suret-Lefort, le long de la rue de Moscou, continuait de bougonner :

— Nous les avons déjà, les catholiques ; ce banquet ne vaut que pour rallier leurs états-majors qui nous embarrasseront. Ils obtiendront qu’on ne leur oppose pas de candidats. Nous sommes-nous compromis avec Boulanger pour qu’il soigne les cléricaux de Tours et se désintéresse de nos élections ?

Ce dernier trait expliquait son dépit. En transportant au banquet de Jules Delahaye les déclarations de politique religieuse qu’on avait songé à faire entendre sur la tombe d’un héroïque curé ardennois, on ruinait le moyen du jeune radical pour rallier les masses réactionnaires dans la Meuse. Suret-Lefort pouvait se plaindre d’un manque de parole. Dillon, qui aimait à promettre, l’avait assuré que le Général visiterait la région de l’Est. Affamé d’influence, il sentait l’injure ; anxieux de sa réussite, il prévoyait une diminution sur sa droite ; il rêva de la compenser par un appui ministériel.

Nelles, dont il appréciait l’esprit politique, le rassura sur leurs intérêts qui semblaient opposés, mais qu’ils avaient liés, cherchant tous deux leur élection dans « la marche parallèle » :

— Le 16 mars, le Général vient dîner rue de Prony. Vous êtes des nôtres. En fumant nous réglerons définitivement son voyage dans l’Est. Il n’y a pas de temps perdu. Pas de dépit, car je le crois très fort ; pas de zèle, car je le crois très menacé. La folie boulangiste augmente toujours ; croiriez-vous qu’il y a un mois, quand il a accepté mon invitation, il avait plus de trente-cinq soirées prises devant lui, et vous pensez bien qu’il ne va pas chez tout le monde. Je continue à parier pour lui. Mais autant réserver le plus longtemps possible de mettre dans le jeu nos circonscriptions.

Qu’augurer, en effet, des mesures annoncées par le gouvernement ? Sur le procès de sa Ligue, Déroulède disait : « Tout dépend de l’âge des magistrats. S’ils ont encore des chances d’avancement, nous serons condamnés. » On perquisitionnait de tous côtés dans Paris, et pourtant au siège des « Patriotes » on enregistrait des adhésions toute la journée. Les deux partis s’accusaient de troubler les préparatifs de l’Exposition. Turquet, Laguerre, Déroulède bouclaient leurs valises, non pour la fuite, mais pour la prison. Le 13, après la séance où le Sénat venait d’autoriser les poursuites contre Naquet, le Général passa chez Mme d’Uzès, et, parlant des bruits d’arrestation qui couraient, il montra une gaieté exagérée. Le 14, à dix heures du matin, le comte Dillon arriva chez Naquet :

— Mon cher sénateur, le procès de la Ligue n’est qu’un premier pas sur nous. Le Général va être arrêté. Il faut le mettre à l’abri. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que le Général doit tout braver. S’il part, nous sommes perdus.

Dillon conduisit Naquet rue Dumont-d’Urville. Boulanger arpentait à grands pas son cabinet de travail. Il écouta l’un qui disait : « La prison, ce sera un redoublement de popularité ; le départ, l’anéantissement d’une légende de crânerie », et l’autre qui soutenait « l’impossibilité pour des soldats de vaincre sans chef ». Il prit enfin la parole. Les raisons pour et contre lui paraissaient graves. Il différait de décider. Mais s’il était amené à l’acte politique de se soustraire à ses ennemis, les conseillers du parti devaient le couvrir de leur responsabilité. Le vice-président du Comité national ne pouvait pas lui refuser une lettre où il l’engagerait à s’éloigner.

Naquet l’écrivit et fut embrassé avec une émotion sincère par le Général. À la Chambre, l’après-midi, tandis qu’on discutait violemment la demande en autorisation de poursuites contre les députés ligueurs, Boulanger obtint de Laguerre et de Laisant deux lettres analogues, puis, sans attendre le vote, il quitta le Palais-Bourbon À neuf heures du soir, il prenait le train pour Bruxelles.

Dès quatre heures, en grand secret, le comte Dillon avait averti M. Arthur Meyer, pour connaître l’effet que le départ produirait à droite. Il s’excusa, disant :

— Je suis désolé comme vous ; j’obéis à mes ordres.

Dans la soirée, à Neuilly, tout en brûlant ses papiers, il promit de s’employer à ramener le Général, qu’il devait rejoindre à Bruxelles par le train de six heures du matin.

Cependant vingt patriotes dînaient avec Déroulède et Naquet, avec Laisant, Laguerre et Turquet. Tous prévoyaient leur arrestation et voulaient que le commissaire les trouvât en train de rompre gaiement le pain avec leurs amis.

Le lendemain, 15, Mme d’Uzès, Laguerre, Laisant, Arthur Meyer s’occupèrent de parer à cette disparition que seuls encore ils connaissaient. Nelles, passant rue Dumont-d’Urville pour s’assurer que Boulanger n’oubliait pas son dîner du 16, trouva le capitaine Guiraud assis sur une banquette devant le cabinet de travail et qui disait à la foule des visiteurs :

— Le Général ne peut pas recevoir ; il s’est enfermé pour préparer l’important discours qu’il prononcera après-demain dimanche, à Tours.

Le Hérissé venait de partir à Bruxelles supplier le fugitif, quand, vers minuit, celui-ci apparut aux bureaux de la Presse. Rassuré par la lecture des journaux qui ne mentionnaient aucune arrestation, il jugeait bon de différer son exil.

Le 16, à midi, Dillon, Rochefort et Laguerre déjeunèrent rue Dumont-d’Urville. Mis en possession des documents de l’affaire Baratte, le député de Vaucluse exprima ses répugnances très vives à les porter devant la Chambre. Dillon voulait encore négocier. Boulanger insista durement. Informé par ses officieux de son arrestation imminente, il renonçait à intimider Constans et n’espérait plus que le briser. Enfin, Laguerre dit le grand mot boulangiste :

— Est-ce un ordre, mon Général ?

— C’est un ordre.

Le jeune député s’inclina. Jamais on ne le vit plus impertinent, plus âpre, plus dédaigneux que dans cette séance où sa main promenée sèchement de haut en bas, par un geste monotone qu’il avait gardé de son premier culte pour Saint-Just, semblait annoncer que le parti serait implacable, comme le couteau de la guillotine. Quand le ministre gravit la tribune pour répondre, il croisa dans l’étroit escalier son accusateur, et les deux adversaires se défiant, visage contre visage, demeurèrent un moment immobiles au milieu des sentiments tragiques de toute la salle. Constans mis à nu, réduit à bouffonner, ne perdit pourtant que l’honneur. Cette assemblée, où chacun à part soi le condamnait, l’amnistia dans un coup d’apothéose, terrifiée par la cruauté du boulangiste, et exaltée par le sentiment que tout le parlementarisme, honnêtes gens et coquins, fraternisait dans ce sauvetage.

Au sortir de ce duel, et sans avoir le temps de s’habiller, Laguerre se rendit en redingote au grand dîner de Nelles. Il aurait bien pu venir en veston ; Paris pour « ses lieutenants » avait alors toutes les indulgences. Sous le concert de félicitations, de curiosités qui l’accueillirent :

— Ah ! dit-il, c’était affreux, cet homme ! Cela m’a beaucoup coûté.

— Il le fallait ! répondit Boulanger, qui ne laissa voir aucune déception de l’ordre du jour pur et simple voté par la Chambre.

À table, il y avait une seule femme, la maîtresse de maison, et puis des membres du Comité national, quelques députés de la droite, disposés comme Nelles à profiter du boulangisme, un sculpteur, un peintre, un médecin, un écrivain à la mode, des millionnaires aux noms exotiques, mi-juifs, mi-honorables, très Parisiens, nullement Français, qui viennent d’obscures régions voltiger, ou, plus brièvement, voler autour de nos bougies. On parla des violences de la lutte. Quelqu’un cita d’atroces articles de Mermeix sur le cancer de Joffrin, et l’épithète de « voleur » jetée par Renaudin à des hommes comme Bouteiller. C’était toujours revenir au fond du débat. Fallait-il souhaiter une guerre au couteau ? Boulanger estimait sans doute qu’on ne la pouvait pas éviter, puisqu’il avait exigé de Laguerre la terrible besogne de cet après-midi. Pourtant, au nom de Renaudin, il fronça le sourcil ; il commençait à moins bien dominer ses impressions, et les compromettantes chevauchées de celui-là l’avaient trente fois embarrassé.

— N’est-ce pas, mon Général, lui dit un membre du Comité, Renaudin a choisi un beau rôle : vengeur de la morale publique ?

Les convives de cette table excellente goûtèrent le plaisir délicat de renier entre eux les exécuteurs de leurs basses œuvres.

Sans esprit, mais avec une cruauté d’écorcheur, Renaudin contentait peut-être les passions de Paris, mais il désobligeait l’état-major du parti, en déterminant de gênantes ripostes et en contrariant des conversions. Seul, Sturel le défendit. Celui-ci n’apportait pas dans cette bataille pour la patrie le goût des luttes courtoises et un idéal d’avocat. Comme tous les purs, qui n’ont rien à ménager, chez qui l’idée ne trouve pas de cloison et envahit tous les compartiments de l’être, ce noble jeune homme, pour la cause, aurait froidement brisé tout et soi-même. Dans cette guerre civile, l’abject Renaudin, qui risque sa peau sur leur barricade commune, est son frère. Il reproche seulement aux attaques des violents d’être successives et peu méthodiques. Il ne lui plairait pas qu’on harcelât les parlementaires, mais, toutes digues rompues, il faudrait les noyer sous l’océan général de leurs infamies.

Les chemins de fer du Sud, le renouvellement des Conventions, le Crédit Foncier dissipant son argent à des subventions, voilà des affaires à instruire. La Compagnie de Panama vient de suspendre ses paiements. Sturel a vu rue Caumartin des hommes qui pleuraient, tandis que les femmes en fureur tapageaient. Il demanda la permission de lire une lettre d’un ami comme témoignage sur l’état d’esprit dans l’Est :

« Vous voyez mal le boulangisme, à le voir de trop près, lui écrivait Saint-Phlin. Je voudrais que tu vinsses ici écouter mon fermier, ses valets, les paysans, un tas de braves gens. Le Général a l’appui tantôt des chevau-légers de la monarchie, tantôt des ennemis de la société ; dans ce rôle, il n’est pas conforme à l’image que se font de lui ses admirateurs réfléchis et le peuple, son inventeur. Il lui appartient de faire pour le parti conservateur quelque chose d’analogue à ce que fait en Angleterre lord Randolph Churchill… Garder les traditions nationales et prendre en main, non pas les intérêts des privilégiés, mais de la nation même. Assez de déclarations dans les journaux que des millions de Français ne lisent guère : un acte parviendrait jusqu’ici. Boulanger au pouvoir devrait immédiatement entamer le procès des hommes, quels qu’ils soient, qui ont collaboré à l’escroquerie de Panama. Il peut au moins demander la lumière. L’objection, c’est qu’il collaborerait à l’œuvre révolutionnaire en dénonçant comment notre société fait les affaires. J’appelle cela de la bonne conservation sociale. Qu’il prenne en main les intérêts de onze cent mille petits prêteurs portés sur ce radeau en détresse et que suivent quelques douzaine de requins. »

Personne ne donna de prise à Sturel.

— Vraiment, il y a eu des corruptions ?…

— Vous avez raison, ce serait très beau de retrouver un peu de l’argent gaspillé.

— Mais retrouve-t-on jamais un argent égaré ?

Laguerre, plus libre, prit la parole et fut immédiatement écouté avec une profonde attention :

— En août 1888, j’ai fait la connaissance d’un nommé Arton. Il m’a raconté qu’au moment de l’élection du Nord il fut l’intermédiaire de la Compagnie de Panama pour verser 300.000 francs au gouvernement. Le 14 décembre 1888, on nomma un administrateur provisoire à la Compagnie. Je puis bien dire, n’est-ce pas, mon Général, qu’à cette date nous discutâmes si nous parlerions dans la presse des libéralités exigées par le ministère Floquet. Plusieurs administrateurs de la Compagnie nous étaient favorables. Ils remirent au Général la liste de leurs actionnaires et obligataires, à qui nous fîmes tenir une circulaire spéciale. On décida de ne pas desservir la Compagnie. Je raconte cette histoire au point de vue anecdotique, puisque désormais elle n’a plus d’intérêt.

Ils glissèrent à d’autres sujets, le Général, ce qui est l’art du chef, loin de les départager, les ayant tous approuvés. Si expansif d’ordinaire, il paraissait inquiet, préoccupé ; par instant, son œil bleu se perdait dans le vague.

Mme de Nelles se sentait seule dans ce dîner et souffrait du goût de Sturel pour Boulanger et pour tous ces hommes. Elle l’aimait d’être si jeune, si différent des autres, si grave, et quand il requérait contre le Panama, elle voulait qu’il possédât comme elle une petite âme fine et froissée par ces grossières histoires de politique. Son regard cherchait Rœmerspacher, qui, seul, n’avait pas mis à sa boutonnière l’œillet rouge préparé pour chaque convive, et tous deux sans paroles échangeaient des pensées d’aînés sur un cadet étourdi, charmant et ingrat.

Au sortir de la salle à manger, en homme d’action bronzé par les nécessités de la vie et qui parle avec une mélancolie affectueuse à un ingénu, à un poète tel qu’il fut lui-même, Nelles mettait sa main, son bras tout entier sur les épaules de Sturel ; il l’appelait François et, l’attirant près du chef, il cherchait à le prémunir contre les dangers de mêler la vertu et la politique. Il croyait pour sa part au succès du Général ; il le souhaitait comme une délivrance nationale, mais il défendait à un grand parti d’inquiéter le pays par des crises financières. Qu’est-ce que cette pétition déposée à la Chambre contre les administrateurs de Panama ?

— Ah ! continuait-il, qu’on vienne comme Cassagnac reprocher au gouvernement de n’avoir pas soutenu la Compagnie, cela est habile ! Et sur ce terrain, vous serez appuyé par des hommes tels que Bouteiller, un adversaire dont personne ne peut nier la grande valeur. Hors cette juste récrimination, le vrai politique ne trouvera comme armes dans cette triste affaire que des cancans. On demande autre chose au Parti national. Plus de réformes que de poursuites, et plus de progrès que de scandales, voilà ce qu’on attend de vous, mon Général.

Et il obtenait enfin de Boulanger cette déclaration : — Je ne suis pas un moraliste, mais un homme de gouvernement. Il est possible que des fautes lourdes aient été commises. Je les ignore. Les connaîtrai-je, je ne suis pas en mesure de faire rendre gorge.

Voilà qui contente Nelles. Animé par ses vins, par le succès de sa réception, convaincu que leurs anciennes difficultés sont aplanies et qu’il possède en Sturel un ami de sa maison, un associé, il l’attire sur un canapé et lui dit :

— En admettant qu’il y ait eu des ventes d’influence, comment les prouver ? Croyez-vous que les corrupteurs bavardent ? Ainsi, moi qui vous parle (et il se mettait l’index dans le creux de l’estomac) j’ai été chargé d’une mission près d’un Parlement étranger par une société d’appareils électriques français, Certain pays avait voté un tarif douanier qui majorait nos charges de 50 pour 100. Nous avons décidé de sacrifier 25 pour 100 de nos bénéfices pendant trois ans et nous avons obtenu qu’on réduisît les droits. Ah ça ! espérez-vous que je dise jamais avec qui je me suis mis en rapport ?

Il se leva, ouvrit par trois fois la bouche en se penchant vers Sturel et de la façon d’un homme qui dit en bouffonnant : « Ça vous étonne, mon petit ! » Le jeune homme trouva que Thérèse de Nelles elle-même en était un peu dégradée, et il demeura quelques instants isolé pour laisser l’aveu de cet inconscient descendre dans sa conscience, où il allait devenir une de ces données de l’expérience d’après lesquelles nous jugeons le monde. Il se rapprocha de sa maîtresse et de Rœmerspacher pour leur confier que des gredins les entouraient. Sa figure, si fraîche dans ce milieu, et tout animée d’avoir vu un crapaud sous les fraisiers, fit dire à Rœmerspacher :

— Saviez-vous, madame, que notre Sturel était une jeune fille ?

Les deux amants se trahirent dans le plus gai regard, qui ne put échapper à Rœmerspacher. L’atmosphère, chargée de fièvres, d’appétits, d’espoirs, excusait toutes les passions. Il se félicitait de connaître une femme lui présentant le spectacle des mœurs à la mode ; il admirait Sturel d’être un poète et un enfant, désintéressé et absurde. Leur élégance, leur mollesse, leur faute, lui paraissaient très bien parce que de leur ordre : ce travailleur, de vie austère, pensait, en effet, qu’il n’y a pas une règle pour l’homme, mais des règles selon les hommes, et il se plaisait à voir les divers fruits mangés par ceux à qui ils conviennent. Il ne tombait pas dans l’erreur des pédants qui dédaignent ce qui n’est point encore de l’histoire. Quand Thérèse de Nelles lui montrait ses armoires de chapeaux et de lingerie enrubannée, sa forêt de cheveux, en causant avec ses femmes de chambre, il était intéressé, et intéressé encore ce soir, en la voyant souffrir des préférences de Sturel pour Boulanger. Il croyait, sans être fat, qu’elle trouvait un adoucissement dans les consolations que lui-même lui donnait, mais, en voyant la jolie bouche, les épaules, l’épanouissement de Thérèse, et les yeux brillants de François, il se disait (avec le minimum de la jalousie que tout homme eût ressentie à sa place) : « Elle ne sait pas, mais je devine bien le secret de certaines influences sur le cœur des femmes. »

Maintenant une foule immense remplit les salons, joyeuse et disparate, faite d’hommes qui s’étonnent les uns les autres de se rencontrer : « Vous ici ! Tout le monde, alors ! » C’est bien une nouvelle étape du parti. Il y eut le boulangisme primitif, pauvre, républicain, rêveur. Il s’agissait d’exciter le pays pour qu’il trouvât la force de briser les systèmes. On crut recevoir une nouvelle vie. Dans ces temps héroïques, le général Revanche fut beau par sa foi dans la nation ; il lui donnait l’armée pour base. Après cette première maigreur d’énergie, on vit une élite hardie qui donnait une voix politique à cette France enfiévrée ; elle pénétrait dans les salons réactionnaires pour y lever des troupes et de l’argent, elle risquait ainsi de transformer son tempérament, mais avec des éléments de premier choix. En moins d’une année, un nouvel état d’esprit vient d’apparaître ; on dirait d’une autre génération. Résultat fatal des victoires ! Après le 27 janvier, le malheur, comme un massage qui débarrasse le corps d’un homme mûr, rajeunit le parti parlementaire, restitue la prépondérance à ceux qui le fondèrent et qui gardent sa tradition ; cependant le boulangisme se charge. Les muscles du premier temps sont encombrés de graisse. Ainsi une armée se diminue par ses bagages trop enflés. Ces recrues font un parti à la fois riche et besogneux. Nulle d’elles ne sera jamais autre chose que son propre soldat. C’est au succès, non au principe, qu’elles se rallient. Elles attendent tant de choses qu’il faudra bien les mécontenter à l’heure des répartitions, et leurs concours ne la hâteront guère. Elles cherchent un appui, n’en apportent aucun. Elles ne se chargent pas de défendre ou d’organiser le boulangisme ; elles exigent d’en tirer profit. Au moindre fléchissement, elles se déroberaient, et ne fournissent même pas un peu de clairvoyance.

Les quinze cents invités que les trois étages et les escaliers de Nelles sont impuissants à contenir exagèrent les hommages au chef et prodiguent, jusqu’à le déprécier, le vocabulaire du parti ; ils manquent de l’essentiel, à savoir de la sensibilité boulangiste. Indifférents à l’ignominie du régime, bien qu’ils couvrent Constans des injures du jour, et à la réfection de la patrie, bien qu’ils crient : « Révision ! Révision ! » ils ne demandent aucun long projet, mais, comme des hommes sans foi réclament des miracles, ils veulent des preuves indéfiniment répétées de la force qui les rallie.

Le Général, si maître de soi au ministère de la Guerre, à Clermont, dans le Nord, et même au 27 janvier, subit d’un tel milieu des impressions nerveuses. Dans ce salon profondément anarchiste où l’unité est faite, non par le consentement à une doctrine, mais par la soumission au succès, et qui adhère au parti sans y collaborer, il sent des égoïsmes sur lesquels son action nationale n’a pas de prise. Ses agents, qui se conforment d’instinct aux nécessités, vont répétant à travers cette foule sans cesse accrue d’habits noirs :

— La Chambre peut bien repêcher Constans ; le pays demain l’aura jugé sur les textes authentiques du procès Baratte.

Un mouvement d’admiration rapproche de lui, dans un élan joyeux et rapide comme un geste de jeune homme, tout invité qui entre et demande : « Le Général, ou est le Général ? » Nelles, enfin, donne le signal, assemble, excite, organise le défilé, et présente chacun avec de grands éloges à Boulanger, qui serre et serre encore des mains.

À ses côtés se pressent et l’assistent ceux de sa garde, Déroulède, Laguerre, Naquet, Laisant, Millevoye, Le Hérissé, Laur, toujours pareils à eux-mêmes, ceux-là, et le visage maigri par leurs terribles efforts d’agitateurs. Dans cet état-major, nulle jalousie qu’on sache. Tant que dure la bataille, il y a une série indéfinie de mérites ouverts à tous ; et autour du chef, un peu mystérieux comme sa popularité, si parfaitement aimable, quel agréable et animé mélange de déférence et de familiarité ! Ils lui obéissent, mais il n’y a pas de servage, car ils le protègent, ils reçoivent des coups pour lui. Ils l’ont accepté de plein gré, ils l’ont créé, et maintenant, à chaque minute, ils l’acceptent encore et le créent. De sa force, de son optimisme, ils jouissent comme de leur œuvre. Eux-mêmes, si clairvoyants, sont à demi grisés de leur fatigue. Derniers feux, les plus beaux, d’un soleil qui va bientôt pâlir ! C’est en même temps l’heure de la plus haute marée ; sur toute la France, le flot boulangiste fait son écume, et des espaces qui, depuis, redevinrent des grèves désertes, communiquent par cette nappe. Ils sont « la bande », cette flore et aventureuse bande, bien imparfaite elle-même, à qui l’on peut reprocher des tares comme à tous ceux qui sortent du parlementarisme, mais qui fut quelques jours l’arme de la nation.

Quant à ce boulangisme impur, solliciteur plutôt que soldat, de formation récente, et que Nelles a convoqué, son vrai centre n’est point Boulanger, mais Dillon. Ce personnage, dans cette minute, fortement congestionné et l’œil recouvert, approuve sans interruption Nelles, qui, flanqué de Suret-Lefort, fait une espèce de boniment.

— Quand vous voyez chez moi, mon cher comte, des membres de tous les partis, qui donc oserait soutenir que la fusion ne se fait pas ? Nos idées d’apaisement, ces hautes doctrines que le Général va porter demain à Tours, nous désirions qu’il les affirmât dans les Ardennes, sur la tombe d’un brave curé patriote… Nous nous inclinons devant d’autres convenances… Il ne faudrait pourtant pas négliger notre région. Voici une recrue précieuse, notre ami Suret-Lefort, qui se présente dans la Meuse, et à qui une visite du Général ferait du bien. Quant à moi, si vous venez parmi mes braves électeurs, je garantis à notre ami des ovations qui, tel que je vous connais, Dillon, vous arracheront des larmes.

Le grand confident leur offrit le concours de Laguerre, de Naquet. Ils protestèrent. Il se hâta de leur donner satisfaction.

Tous trois fendirent la cohue jusqu’à Boulanger :

— Vous savez, mon Général, c’est entendu avec Dillon, vous ne vous laissez pas arrêter avant que l’Est vous ait porté en triomphe.

— L’arrêter ! dit un invité. Paris se soulèverait.

— Vous devriez, mon Général, constituer autour de vous une garde du corps. Je sollicite l’honneur du poste le plus dangereux.

— Le danger, répondait le Général, j’entends l’assumer seul. Mais n’y croyez donc pas !

— Le duc de Guise aussi disait : « Ils n’oseront ! »

— Huit fois la France a été consultée et huit fois elle s’est prononcée pour la révision. Désormais, le parti national existe. Que le gouvernement me laisse ou non en liberté, il tombera aux élections, comme le fruit mûr se détache de l’arbre.

— Enfin, Général, qu’allez-vous faire ?

— Continuer à recevoir le mardi, le jeudi, le samedi, toute la matinée et tout l’après-midi. Les autres jours, monter à cheval, de neuf heures à onze heures, et recevoir seulement de trois à sept heures À huit heures, tous les jours, dîner en ville.

— Avouez, mon Général, que vous ne serez pas fâché de vous reposer en prison ?

— Vous avez raison. On me mettrait à Mazas… Et puis après ? Il faudra bien me juger. Or, la meilleure preuve qu’il n’y a rien contre moi, c’est qu’on n’a encore rien trouvé. Quel homme sain d’esprit peut déclarer qu’un candidat, par le seul fait d’exposer un programme anti-gouvernemental, attente à la sûreté de l’État ? Arrêtera-t-on tous les candidats non officiels ?

— Déroulède disait tout à l’heure qu’il écrirait en prison des chansons de lisière.

Naquet, cependant, très entouré, préparait à l’inévitable par une ingrate besogne de propagande.

— À mon avis, le Général doit préférer à la prison la Belgique. Les paysans et les ouvriers diront : « C’est un malin qui a joué le tour aux gendarmes ; il est plus fort que le gouvernement. »

Cette thèse soulevait des protestations presque unanimes.

— Boulanger n’est pas un homme à s’en aller !

Renaudin, de qui le vin de Champagne exagère encore la mauvaise éducation, embarrassait par ses arguments le sénateur. Un bonapartiste le prit à part, lui serra le bras, jeta quatre coups d’œil devant, derrière, à droite, à gauche, et, jugeant qu’un publiciste aussi violent devait être très sûr, s’ouvrit à lui sans précaution ;

— Il y a quelque chose qu’un homme capable d’agir sur notre public doit savoir, afin d’apprécier sainement la situation du Général. Quand il commandait le 13e corps, il est allé à Prangins visiter le prince Napoléon.

Renaudin prit la physionomie d’un politique qui a tout vu, tout entendu, tout excusé. Il apprit des détails qui ne laissaient pas douter.

— Notre ami se fit annoncer sous le nom de « commandant Solar ». Dans une vitrine du grand salon qui donne sur le lac, le prince lui fit voir des reliques napoléoniennes, et, prenant une épée : « Voilà l’épée d’Austerlitz. » — « En êtes-vous bien sûr ? » répondit assez platement Boulanger. — « Bien sûr, monsieur ! Croyez-vous donc que je l’ai achetée chez un marchand de bric-à-brac ? Elle me vient du roi mon père. » Puis se radoucissant, le prince ajouta : « Général, quand vous aurez délivré notre pays de la tourbe qui l’oppresse, elle vous appartiendra. »

— Lorsque nous publierons l’anecdote, beaucoup plus tard, répondit Renaudin, je vous propose une variante : « Général, quand vous aurez rendu Metz et Strasbourg à la France… »

L’observation déconcerta une seconde le bonapartiste qui reprit en conclusion :

— Croyez-vous que cela suffise à perdre le Général ?

— Il serait fusillé comme un lapin ! dit Renaudin, à qui cette idée donna un bon moment de gaieté.

Quand il eut fini de rire, il déclara de son plus bel air :

— Vous avez eu grande chance de tomber sur moi, cher monsieur. Plus un mot à personne : ici, les uns le lâcheraient, les autres le moucharderaient.

— Je savais bien ce que je faisais, répliqua l’autre. Naquet, avec un bel esprit de sacrifice, continuait sa propagande, et, s’il était trop pressé par des contradicteurs que l’idée de cette fuite irritait, il proposait un terrain de conciliation dans la phrase fameuse qu’acceptaient les plus réfractaires :

— Il est le chef ; c’est à lui de décider. Nous obéirons.

À onze heures, le chef s’en alla chez Mme de Bonnemains se soumettre à une force dont personne ne savait l’intensité ni les directions.