L’Appel au Soldat/VIII

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Félix Juven, Éditeur (p. 197-214).

CHAPITRE VIII

LE POINT CULMINANT : LE 27 JANVIER 1889

Dans tout ce qu’on entreprend, il faut donner les deux tiers à la raison et l’autre tiers au hasard. Augmentez la première fraction, vous serez pusillanime. Augmentez la seconde, vous serez téméraire
(Propos de Napoléon Ier, cité par le prince Louis-Napoléon, en 1843).

Le 24 décembre, Sturel dînait en ville avec le Général et Rochefort. Dillon arriva en retard :

— Grave nouvelle ! Georges ! Rochefort ! Je suis donc mieux renseigné que le plus grand journaliste du monde ? Hude vient de mourir en Algérie.

Hude, c’était un marchand de vin, député de la Seine.

— Il faut vous présenter, Boulanger, dit aussitôt Rochefort.

Et ce joueur heureux, avec sa décision habituelle, avec sa confiance, justifiée par une suite de fortunes, répondait de Paris. Le Général n’hésita pas une seconde à risquer son va-tout politique :

— Ce sera une bonne réponse aux journaux des fonds secrets qui m’accusent de ne réussir que dans les départements réactionnaires.

Dillon, qui faisait sa cour au puissant pamphlétaire, lui disait en se frottant les mains, avec une bonhomie normande :

— Nous allons travailler ferme ; vous, votre monde ; moi, mes amis.

Rochefort calculait :

— On vend 180.000 Intransigeant a Paris. D’autre part, les 110.000 voix qu’a obtenues M. Hervé se porteront sur vous. C’est clair.

Avec ces joueurs audacieux, le sentiment public sur-le-champ décida de vider la question boulangiste par un appel au peuple dans Paris et sa banlieue.

Déjà l’on pourrait entendre le piétinement des partis qui se groupent pour se concerter. Les conservateurs auront-ils leur candidat ? Et les socialistes ? Voilà de quelles questions dépend le sort de Boulanger. Bouteiller, les gens de la Bible et les gens du Code comprennent que, dans ce moment où ils ont besoin des faubourgs, ils doivent différer de renverser le ministère radical. Et puis ils préfèrent lui laisser la responsabilité d’une élection pour laquelle on n’a pas le temps de recourir aux mesures d’exception entrevues.

Le 31 décembre, Laguerre donne une soirée, à laquelle assistent Suret-Lefort, Renaudin et Sturel. Nul boulangiste connu n’y manque, sauf Déroulède, empêché. Cette réunion de jeunes lieutenants fougueux autour d’un chef exhale la sorte de poésie qu’on est disposé à attribuer aux veilles de bataille. Boulanger s’impatiente de dépasser sa limite habituelle de onze heures, mais on a des projets. À minuit moins cinq, Mme  Laguerre le conduit au milieu du grand salon ; on l’entoure : Laguerre se place en face de lui et, d’une voix sèche que féminise presque son adoration d’un héros servi par la fortune, pendant que minuit sonne, il dit :

— Mon Général, l’année qui s’ouvre à cet instant précis est grosse d’événements. Au nom de tous ceux qui vous entourent, je fais des vœux pour l’élection du prochain député de Paris, pour le triomphe du parti national.

Puis, par délégation de Déroulède et des « Patriotes », il offre au chef une canne de Ligueur. Avec sa gentillesse, et dans cette atmosphère de confiance, le Général examine le bâton et réplique :

— Le cadeau est magnifique, mais quelque chose y manque, car il n’a pas de balai au bout.

Robert Mitchell fit une observation :

— Et dire que l’année prochaine, le compte rendu de ces réunions sera pour le Journal officiel !

Laguerre accompagna Boulanger dans une pièce où l’on avait placé son paletot pour lui éviter le vestiaire. Ils entendaient les verres qui se heurtaient, les vivats prolongés, tous les désordres d’une joie irréfléchie :

— Mon Général, lui dit-il, je voudrais causer dix minutes seul avec vous.

— Eh bien ! demain j’aurai beaucoup de monde, venez après-demain à neuf heures.

Le 1er  janvier, Laguerre porta simplement ses hommages de nouvelle année rue Dumont-d’Urville. Le 2, il revint.

— Je serai bref. Mon Général, vous avez les plus grandes chances d’être élu le 27.

— Oui, Tous mes renseignements le confirment. Ça y est.

Alors, le regardant bien en face, le jeune député dit :

— Qu’est-ce qui se passera ? Coucherez-vous à l’Élysée ? ou ferez-vous envahir la Chambre le lendemain ?

— Êtes-vous fou ? dit Boulanger. Pourquoi serais-je si pressé ? Le 2 décembre a pesé continuellement sur l’Empire. Je ne veux pas faire couler de sang. Je refuse de répondre à de pareilles invites. Je ne ferai rien en dehors des élections.

Des mots qui découragent ! mais enfin des mots ! Les événements peuvent contraindre et porter les hommes. Laguerre retourne au plus épais de la mêlée.

Parmi les conservateurs, les amoureux de la tribune ont le dessous. Le comte de Paris a décidé qu’on n’aura pas de candidat. Les révolutionnaires présentent un ouvrier, Boulé. La France parlementaire, aiguillée par Floquet, marche toute au combat derrière Jacques, candidat de la République.

Bien que conseiller municipal de Paris, Président du Conseil général de la Seine, et de son état distillateur, le personnage parut obscur. C’était un galant homme, de taille moyenne, avec d’agréables cheveux blancs, un vieillard d’aspect soigné. Peut-être ne prisait-il pas et ignorait-il le latin, mais on l’imagine une tabatière à la main et un doigt dans Horace. Ce n’était pas l’homme des foules. Le voyant encadré de MM. Clemenceau, Ranc et Joffrin, elles se rappelèrent une boutique célèbre intitulée : « Au pauvre Jacques ».

Rochefort donnait le ton à cette lutte quiftut charmante par la passion, les grandes dépenses et les réunions belles comme des batailles rangées. Le tout d’une excellente verve parisienne. M. Clemenceau ayant rédigé une affiche « Pas de Sedan ! » les boulevards et les faubourgs portèrent aux nues la répartie de l’Intransigeant : « Vous l’aurez donc en drap d’Elbœuf ! » Fatigué d’entendre parler du parlementaire Baudin, qui mourut pour vingt-cinq francs par jour, on répliquait que les soldats meurent pour un sou.

Les troupes étaient excellentes, révolutionnaires blanquistes, patriotes de Déroulède, bonapartistes des ligues plébiscitaires : des gens pleins d’esprit et de cœur. De telles secousses soulèvent toujours la lie d’une capitale. Mais cette fange, mise en contact dans toutes ses parties avec l’atmosphère boulangiste, se purifia. Cette cohue ralliée au cri de « Vive Boulanger ! » qui lui semblait confusément un moyen révolutionnaire, fut bien obligée d’accepter les « Vive la Patrie ! » et les « Vive l’armée ! » qu’il contenait. C’est un rude homme : il a été blessé pour son pays, ses soldats l’aimaient, les Prussiens le détestent ! Ces idées nécessaires pour réfuter le parti gouvernemental, en pénétrant les pires cerveaux, les ennoblirent. Les attroupements, les clameurs, le tapage, bien faits pour libérer toutes les forces anarchistes, avaient cette fois pour centre un général patriote de qui tout ce désordre recevait l’état d’esprit national d’une levée en masse.

Suret-Lefort, Sturel et le journaliste Renaudin, chaque soir, dans deux ou trois réunions, connurent la joie de fraterniser avec des milliers d’inconnus qu’exaltaient la lutte et les signes de la victoire. Chaque jour un mot d’ordre courait : « A huit heures, on enlève le XIIe arrondissement !… il faut déloger Jacques de la salle des Mille Colonnes… » Paris soulevé portait les orateurs au succès. Le boulangisme réquisitionnait tout ce qui parlait un peu ; il ne fallait qu’une petite crânerie de sous-lieutenant. Seuls venaient dans les réunions des gens de parti pris. Pouvait-on se faire entendre, il s’agissait de leur formuler, dans les termes les plus saisissants, les haines et les amours dont ils étaient remplis. Suret-Lefort y excellait, admirable d’impertinence, impérieux et séduisant, avec son buste svelte, ses yeux pâles de métaphysicien. Quel plus constant abstracteur vit-on jamais que ce jeune homme ! Ni les grands fleuves, ni les montagnes, ni la mer, ni les plaines, ni les fleurs, ni les couchers de soleil, ni les bons animaux, n’existaient dans son Univers. Seuls les électeurs, et le jeu des forces électorales où dominait le démiurge Boulanger, distrayaient cet avocat. Ce qu’il avait de vulgarité n’apparaissait pas dans ces halles immenses où, pour faire effet, il faut sacrifier toutes nuances au grossissement théâtral. Il exaltait les volontaires de la cause nationale, il irritait les haines, et promettait, après la victoire certaine, la reconnaissance du Chef. Myope et maladroit de son corps, comme les gens de basoche, il se tenait sous les injures, sous les agressions même, intrépide. Son orgueil lui donnait du style. Pour l’observateur désintéressé, cette tranquillité de soldat lorrain dans les bagarres, et tandis qu’on se dispute corps à corps le bureau, compense ce qu’a d’ignoble l’abondance avocassière.

Renaudin, déconcerté s’il s’agissait de discourir et d’ailleurs antipathique, fit une campagne atroce d’injures, de dénonciations contre les chefs possibilistes qui tenaient pour Jacques. Naturellement cruel, il assumait avec plaisir des lâches nécessaires mais dangereuses. Ce que la prudence eut évité, son goût voluptueux des basses besognes le recherchait. Par là grossissaient formidablement les haines personnelles qu’il avait commencé d’amasser dans sa campagne contre les dépositaires d’objets manufacturés à l’étranger. Les personnes, comme il y en a toujours, affamées de conciliation, se disaient les unes aux autres : « Oh ! celui-là, je vous l’abandonne ; c’est une simple canaille. » En outre, l’argent, qu’il appelait fâcheusement « de la bonne galette », tenait une grande place dans ses propos, parfois pittoresques et toujours cyniques. Pour passer du rôle d’agent à celui d’homme politique, il manquait de la chose essentielle : les bonnes apparences.

Sturel jouissait jusqu’à l’ivresse de ces agitations. Il servait son parti comme un jeune soldat son drapeau. Un amour fraternel l’emplissait pour tous ces inconnus qui, chaque soir, se ralliaient au cri de « Vive Boulanger ! » Sans ambition déterminée, pour le plaisir de se mêler à un sentiment collectif et de respirer au centre de l’énergie nationale, il se donnait en toute bonne volonté au Chef et à ses lieutenants. Rien d’autre que cette forte tragédie ne pouvait alors posséder ses esprits. Auprès de sa jolie maîtresse, il semblait un jeune colonel de l’Empire entre deux campagnes. Il croyait entendre son cheval piaffer à la porte.

— À quoi penses-tu ? — lui dit, un des premiers jours de janvier, Mme  de Nelles qui le voyait distrait.

Et après un léger silence :

— Je calculais — répondit-il en lui baisant la main — ce que peuvent représenter de voix les blanquistes dissidents.

Il souffrit de la tristesse qui passa sur les traits de sa maîtresse et chassa la joie d’enfant qu’elle montrait à le voir, mais il désirait s’évader. Quand elle entendit la porte de l’hôtel retomber, elle eut un grand trouble, sentit la solitude de la vie. Sturel courait chez la grande Léontine où Fanfournot sorti de prison venait d’organiser un service d’embauchage. Le jeune libéré menait des bandes, dans les réunions, contre les révolutionnaires de gouvernement : ce qu’on appelle assurer les services d’ordre. Ses hommes se faisaient assommer pour quarante sous, pour leur sombre plaisir et pour « la République des honnêtes gens ». La passion boulangiste enflammait la Léontine, originaire de Verdun et chez qui parlaient des instincts de vieille haridelle militaire. Elle la motivait par son expérience des misères de la vie, et l’exprimait dans des apostrophes au froid, à la mauvaise nourriture, à la maladie, cependant qu’elle posait des compresses fétides sur les contusions de Fanfournot, rentré au milieu de la nuit, livide, frénétique, idiot, vaniteux et idéaliste.

Pour louer et insulter le général Boulanger, on dépensa dans cette courte campagne un million. Son nom tapissait et assourdissait Paris. Il était lui seul l’opposition entière. Les circonstances l’avaient mis de niveau avec le gouvernement. On choisissait entre Boulanger et la République parlementaire. La France entière, penchée par-dessus les joueurs, suivait avec anxiété les cartes, et posait la question de Laguerre. « Ensuite, mon Général, que ferons-nous ? »

Tout cet immense Paris passa la soirée du samedi 26 janvier et la journée du dimanche dans l’état des professionnels qui attendent sur un vélodrome les coureurs partis de Bordeaux. C’était une fête, car les rues, les quais, les brasseries et les énormes faubourgs, tout travail suspendu, bavardaient, mais la crainte, l’espoir, la colère, l’incertitude, tant d’ambitions surexcitées déterminaient des battements de cœur qui palissaient les visages. Dès les premières heures du 27, quand les masses anonymes gravirent les lieux de vote, les connaisseurs discernèrent que Boulanger avait sorti de leur indifférence les plus obstinés abstentionnistes.

— Moi, monsieur, — dit à Sturel son concierge qui avait à l’état constant une expression réfléchie, — j’étais pour le petit Prince Impérial !

Et il partit confondre son bulletin avec les bulletins des blanquistes, catholiques, monarchistes, républicains et incolores, dans un parti simplement national.

Cependant vers six heures du soir, à Bouteiller qui, assiégé de pressentiments, lui parlait de précautions à prendre, le président du Conseil répondait, comme un radical doit parler à un opportuniste :

— Dans une heure, monsieur, vous me demanderez pardon d’avoir douté de Paris.

Une heure plus tard, les premiers résultats parvenaient aux bureaux presque déserts de la Justice, et Clemenceau jetait cette interrogation :

— Dites donc, un tel, vous qui êtes allé à Nouméa, racontez-nous la vie là-bas.

Pensait-il que mieux vaut se poser en martyr qu’en blackboulé, ou bien cet audacieux, qui ne sentait plus d’objection à l’expédient révolutionnaire d’une Haute Cour, supposait-il à Boulanger la même hardiesse d’âme ?

Chaque quartier, en connaissant par les chiffres que sa majorité était boulangiste, le devint unanimement et attendit quelque chose. Un frémissement nerveux exaltait non seulement les fidèles enrégimentés mais tout le Paris romanesque, cette foule immense de curieux, d’imaginatifs et de mécontents qui, dès leur dîner, se dirigèrent sur les boulevards, les obstruant, les enfiévrant d’un même désir d’acclamer le vainqueur et de prendre son mot d’ordre.

Autour de Floquet atterré, ses collaborateurs estimaient n’avoir pas les moyens de se défendre. On savait qu’à l’Élysée le poste livrerait les portes ; que les soldats, sortis de leur caserne, acclameraient Boulanger ; que la garde républicaine, colonel en tête, s’offrait pour un coup de main.

Au premier étage du restaurant Durand s’achevait dans le plus grand désordre un dîner de vingt-cinq couverts, présidé par Déroulède. Dans la salle du rez-de-chaussée, dans les escaliers et dans les couloirs, c’était une cohue de dévouements bruyants qui, à travers les rues, noires au loin d’une foule pressée, avaient couru en se déchirant pour apporter les chiffres de la victoire. Chaque résultat partiel augmentait la majorité du chef et faisait déborder la joie dont était comblé, depuis les premiers chiffres, le cœur des grands lieutenants. Joie légitime, exagérée encore chez les agents secondaires, chez des hommes de cercles, vaguement rastaquouères, par la forfanterie et l’irréflexion habituelles aux anonymes sans responsabilité. Ils discutaient bruyamment et de la manière la plus compromettante l’opportunité d’un coup de main. Faisant le but de tous ces vivats, de tous ces bras tendus, de tous ces yeux noyés de plaisir, le Général en habit, heureux, et calme, usait fort joliment de son beau sang-froid, pour être le moins étonné, le moins ému de son triomphe, que ses mots, ses gestes, les battements de son cœur n’avaient pas un instant mis en doute.

Il se taisait. Qu’attendait-il ? Et même attendait-il quelque chose ? Il ne s’en ouvrit à personne. Était-il donc obligé de penser tout haut ? Son silence intéresse plus notre imagination que ses phrases, rares et pauvres. Sa méditation en face des serviteurs de sa fortune, voilà ce qui nous ouvre un champ, et surtout quand il s’approche de la fenêtre et contemple cette multitude dont l’acclamation sans trêve le glorifie. Cris obstinés, appels au soldat, mais qui non plus ne précisent rien. Plus loin, par delà les regards, toute la France veille en permanence. Quel énigmatique suspens entre cet homme et ce peuple qui, l’un l’autre, s’interrogent !

Sur l’invitation de Déroulède, de Thiébaud et de Lenglé, le Général demanda quelques minutes de solitude. Demeuré avec ces intimes dans un cabinet, il subit leur assaut, leur instante prière de réaliser par un acte le vœu plébiscitaire de la Seine. Avec cette rapidité d’élocution, cette construction antithétique des phrases et cette ingéniosité d’images, saisissantes qui font son éloquence, Déroulède développa que tout homme a dans sa destinée deux courbes, une ascendante, une descendante.

— Vous êtes arrivé au point d’intersection, au sommet, mon Général !

À tous leurs plans d’action immédiate, Boulanger répondit :

— Et si j’échouais ? Je serais impardonnable d’avoir gâté par un caprice, qui ne rentre pas dans notre méthode, une campagne si magnifiquement conduite. Vous dites que je réussirais ; je le crois ; mais pourquoi voulez-vous que j’aille conquérir illégalement un pouvoir où je suis sûr d’être porté dans six mois par l’unanimité de la France ?

Les trois affirmèrent que cette crise, ces magnifiques moments ne pouvaient durer :

— Un grand pays comme la France ne s’offre pas davantage ; on le prend par un suprême effort, dans un risque.

Boulanger s’obstinait :

— Si le prince Louis-Napoléon avait eu la patience d’attendre un nouveau verdict populaire, il eût épargné à sa mémoire les massacres de Décembre. L’Empire est mort du Deux-Décembre.

« Il en a d’abord vécu pendant dix-huit ans ! » se dirent, les trois boulangistes.

Un trait principal de Déroulède, c’est de ne point admettre une volonté qui lui résiste. Il attaque de front, de flanc et s’acharne :

— Mon Général, je ne vous demande pas de marcher sur l’Élysée ; les actions de nuit sont dangereuses. Je vous dis : « Venez demain à la Chambre ; nous tenons encore nos cadres électoraux, nos comités ; nous aurons vingt mille hommes convoqués : il en viendra deux cent mille. Montez à la tribune. Demandez la Dissolution, la Révision. On vous les refusera. Sortez alors, et nous rentrerons… » Ceux qui connurent une fois les ivresses populaires ne peuvent rêver sans battements de cœur ce que serait une pareille journée ! La foule immense sur les quais, sur la place ; derrière les grilles fermées du Palais-Bourbon, les rares députés du parti saluant le peuple avec leurs mouchoirs, l’appelant à oser ; de maigres troupes un instant hésitantes et puis gagnées enfin par cet enthousiasme, comme des îlots par l’océan, et les fiers cavaliers penchés, fraternisant avec les patriotes, au milieu du délire de la délivrance : c’est alors qu’apparaîtrait, des couloirs au plein air, le chef, frappé peut-être, insulté par d’éloquents énergumènes, et qui vient se confier à l’ouragan. Souhaitons que, dès cette minute, les choses se concluent avec un minimum de brutalité et, par exemple, qu’on se contente de tremper à la Seine les parlementaires, comme des chiens qu’on veut épucer sans les noyer,

À chaque minute du grave colloque entre Boulanger et Déroulède, la porte est frappée, entr’ouverte par des fidèles, dont l’enthousiasme et la jalousie supportent mal l’accaparement du Général. Et lui-même souffre de toute son ardente clientèle. Son succès qu’il attribue à lui seul et à la foule, il craint qu’une intrigue l’exploite.

De ses paroles hachées, on dégage nettement son état d’esprit en face de l’hypothèse, qu’il a souvent étudiée, d’un coup de main sur le Parlement. Depuis que, ministre de la Guerre, il a déjeuné avec Naquet dans ce même restaurant Durand, il a envisagé, comme le général Hoche, comme le général Bonaparte, l’épuration du gouvernement républicain par une épée républicaine. Il s’est fait une idée propre de la tactique à suivre. Il l’a indiquée, dans la nuit chez Laguerre, tandis qu’on discutait les moyens d’un coup de force, au bénéfice des radicaux, pour écarter M. Jules Ferry de la Présidence : « Il n’y a pas à donner des ordres aux troupes ; on les consigne. »

Le peuple marchant sur la Chambre, sur l’Élysée, et ne trouvant aucune résistance, est-ce donc là ce qu’il attend, silencieux et qui revient toujours à la fenêtre ? En vérité, que pourrait empêcher ce pauvre M. Clément qui se promène le long de la Madeleine porteur d’un mandat d’arrêt ?

Malgré ces acquiescements de son intelligence à la légitimité et à la possibilité d’une intervention de soldat, l’âme droite, honnête et naïve du général Boulanger garde des préjugés d’éducation. Il se rappelle que son père récitait les invectives de Victor Hugo contre l’Homme du Deux-Décembre. Il redoute le jugement des rédacteurs de l’histoire. Tout à fait ignorant du métier littéraire, il s’épouvante d’un bruit de plumes.

Moins honnête et poussé par des appétits, il aurait marché. Un sage aussi, un homme clairvoyant et soutenu par des idées maîtresses, eût mis, au nom de la science politique, son épée au service des volontés confuses de la France. Avec les pleins pouvoirs que lui donne Paris, le Général devrait être le cerveau de la nation et diriger ce que sollicite l’instinct national. Il défaille, faute d’une doctrine qui le soutienne, et qui l’autorise à commander ces mouvements de délivrance que les humbles tendent à exécuter. Autour de lui, l’inconscient se soulève en magnifique état, mais l’indigence des principes empêche qu’on aboutisse à un programme positif. Le général Boulanger, tout au net, manque d’une foi boulangiste qui se substitue dans sa conscience à l’évangile dont vit le parlementarisme.

Il rompt ce débat décisif, se dérobe aux obsessions de ces patriotes clairvoyants pour retourner aux fidèles qui veulent lui serrer la main. Enivrés par les grandes satisfactions théâtrales du jour, ceux-ci prolongent des occupations de candidat et ils distraient le Général avec l’expression de leurs dévouements individuels, quand son devoir, c’est maintenant de répondre au sentiment exprimé de Paris.

Parmi ce troupeau, Sturel, le cœur baigné dans du sublime, contemple son Général, écoute ces communards et ces « badingueusards » mêlés, qui gardent la tradition « des plus fortes journées du siècle ». Il n’est pas homme à se désillusionner au contact de ceux qui, à distance, l’ont intéressé ; sa puissante imagination se fixe sur cet état-major électoral et trouve des raisons réelles d’admirer. Eux sans doute, émoussés par les longs accidents de la vie, ne distinguent pas ce jeune homme. Dans son regard ardent, plein de désirs obscurs, ils discerneraient qu’on attend, qu’on exige, après tant de caresses, d’aboutir, et que ce patriote accourt pour voir se former, cette nuit, un organe, le cœur d’une France nouvelle.

Dans cet instant, Renaudin entre avec violence, les vêtements défaits. Il apporte les totaux du Général élu par 244.700 voix avec 81.550 voix de majorité. Ces chiffres, qu’il proclamait, ont soulevé sur son passage d’immenses acclamations. Il a vu les agents qui bousculaient, non pas les boulangistes, mais les rares protestataires. Il sait le ministère éperdu. Et se faisant l’interprète d’une fièvre qui bat son plein et veut tout emporter :

— Dites un mot, mon Général, nous marchons ; ordonnez.

Boulanger pour briser une vague, si forte que, d’une minute à l’autre, il pourrait perdre pied, regarde le reporter, et d’une voix nette :

— Floquet ne me parlerait pas autrement.

Sous cette parole assez dure pour transformer une âme, Renaudin, à demi chassé par l’entourage, quitta la pièce. Rochefort intervint, puisque les espoirs des solutionistes étaient ruinés, pour fournir la thèse de ralliement :

— C’est avec des bulletins de vote, des balles de papier, non de plomb, que nous voulons disperser nos ennemis.

Autour du célèbre pamphlétaire, indispensable et dont le journal formait la clef de la confiance du peuple, ce devait être un murmure d’adhésion.

Cette situation où les chefs, au milieu d’une telle ardeur, semblaient plonger dans la glace, ne pouvait s’éterniser. Pour ne pas compromettre son équilibre, le vainqueur voulait s’aller coucher.

— Mais par où ? dit quelqu’un.

— Par la sortie de tout le monde.

— Quelle folie ! cria-t-on, la foule emballée vous porterait à l’Élysée.

Plusieurs frémirent ; le Général objectait avec une légère humeur qu’il ne pouvait pourtant pas passer la nuit dans ce restaurant. Il rejeta vivement l’idée d’une issue secrète. On parvint, non sans peine, à faire avancer la voiture.

Thiébaud tira sa montre :

— Minuit cinq, messieurs ! Depuis cinq minutes le boulangisme est en baisse !

Le bruit courait que M. de Labruyère, avec cinquante sous-officiers d’Afrique, voulait cerner la voiture, l’entraîner vers l’Élysée. Le Général, en descendant l’escalier, répéta plusieurs fois à M. Feuillant, chargé de son service personnel dans cette journée : « Surveillez Labruyère. » Il entra précipitamment dans le landau. Des ligueurs soutiennent, maîtrisent les chevaux ; l’immense place de la Madeleine, la rue Royale, les boulevards, éclatent en cris furieux d’amour, de triomphe ; l’obstiné Déroulède domine tout sur le siège, auprès du cocher, et jusque dans la chambre du Général, il prêchera son idée d’un 4 septembre pour le lendemain.

La foule satisfaite se disperse en acclamant une suprême fois le chef du parti national. Tout de même, dans cette idée d’un chef, cette population se complaît trop. Tant de vie au dehors ! on voudrait plus de vie intérieure et que d’elle-même cette population assurât sa fortune : que ce parti obéit davantage à ses propres instincts. Cet homme n’ordonne pas à cette foule de se risquer gravement ? c’est à une volonté anonyme de tout compromettre et emporter. — Hélas ! le cerveau que Bouteiller prépare au parlementarisme, personne ne l’a donné au boulangisme, qui demeure rien qu’une fièvre.

Sturel s’éloigne de la place de la Madeleine, rapidement clairsemée, où les agents disent : « Circulez, messieurs, circulez ! » Il erre par les rues. La température refroidie met un léger verglas sur les trottoirs. Il va jusqu’à la place Beauvau, voit le ministère endormi, l’Elysée morne. Telle est sa confiance dans le Général qu’il ne s’inquiète de rien, mais il ressent la fatigue et la mélancolie qui suivent les grands excès de volupté.

Tandis que l’élu de Paris se hâte de rejoindre Mme  de Bonnemains et que, dans ce mois, chargé plus qu’aucun depuis vingt-huit ans des grandes vertus nationales, son âme inexplicable garde assez d’indépendance pour aimer un simple individu, une femme, le seul reflet pourtant de sa glorieuse popularité, détache les autres de leurs maîtresses. Sturel ne pense guère à Thérèse de Nelles. La jeune femme a tristement passé cette belle journée rayonnante d’un soleil d’Austerlitz. Dans ce grand mouvement de la France, elle ne voit qu’une sèche et grossière opération de politique. Elle souhaite le succès, puisqu’il réjouira son ami, mais elle souffre, se sentant jeune, précieuse à tous, de comprendre qu’elle ne suffirait pas à le consoler d’un échec.

Très tard dans la nuit, son mari rentra mécontent. Lui aussi était allé voir aux environs de l’Elysée si Boulanger agissait. Parmi les derniers badauds, il avait rencontré M. Constans, qui lui avait dit : E finita la comedia.

— Il fallait lancer cette canaille, fructidoriser — répétait Nelles.

Et lâchant enfin son vrai sentiment, il ajouta :

— Nous sortir de l’incertitude.