L’Appel au Soldat/XV

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Félix Juven, Éditeur (p. 436-442).

CHAPITRE XV

BOULANGER DEVANT SON DÉSASTRE

230 gouvernementaux, 86 royalistes, 52 bonapartistes et 22 boulangistes, voilà les 390 résultats définitifs du premier tour de scrutin.

Sturel, député de Paris, le mardi débarqua dans Londres. Quel beau spectacle tragique l’attendait ! Sa curiosité cruelle ne fut pas trompée. Aux escaliers déjà il respira un air nouveau. C’était toujours les visages, les voix, les claquements de porte et cette agitation qu’à son dernier voyage pendant toute une journée il avait entendue, mais aujourd’hui de la sorte qui suit immédiatement une mort. Dans cette antichambre de la victoire, on venait de poser un cercueil.

Le mardi, au débarquer, le Général, seul dans son cabinet, reçut Sturel avec un corps tout mol, avec les yeux rouges d’un homme qui a pleuré. Et lui tendant les mains :

— Nous sommes f… ! moi, du moins.

Ainsi Boulanger a pleuré les 23 et 24 septembre, lundi et mardi après le scrutin. Même dans la nuit du lundi au mardi, il voulut se tuer. Les dépêches, l’une pire que l’autre, pendant vingt-quatre heures lui furent une suite d’assommades en plein front. Pas une minute il n’avait admis l’insuccès ! Vingt-deux élus, après un tel effort de millions et de dévouements, et quand il a sacrifié tous les fruits de sa vie ! Le peuple passe au camp des adversaires féroces dont la joie crucifie ce vaincu. Un chef militaire, du moins, se distrait violemment dans un effort pour pallier le désastre et couvrir la retraite. Depuis qu’à six heures du soir, le dimanche 22, sur toute la France, le scrutin a été clos, Boulanger ne peut plus que récriminer.

Sturel, lisant cette douleur et cette impuissance sur le visage du Général, regretta de n’avoir rien préparé pour nourrir celle pénible entrevue. Il parla de fidélité et assura, fort à la légère, qu’aucun partisan ne se détacherait. Le Général le félicita de sa réussite et prétendit, avec une grande amertume contre Dillon, qu’un meilleur choix des candidats eût détourné le désastre. Sturel gardait les yeux fichés à terre, pendant que le chef se rangeait ainsi à des vues sur lesquelles, deux mois auparavant, il le traitait d’oiseau de malheur. Le jeune homme dénonça les escamotages de M. Constans : de nombreux députés gouvernementaux n’obtenaient que deux ou cinq voix de majorité. Il passa ainsi une demi-heure dans l’état du monde le plus pénible, incertain de demeurer ou de s’en aller. Enfin il dit son embarras et que le Général sans doute voudrait quelques jours de recueillement, mais qu’il ne quitterait pas Londres sans lui en demander l’autorisation. Boulanger l’invita à déjeuner pour le lendemain mercredi, puis, après un petit silence, lui tendit la main et l’accompagna jusqu’au couloir.

Le Général était mobile, ou bien, avec toutes les apparences d’un homme qui se livre et n’a rien à cacher, savait se surmonter. Le mercredi, au déjeuner où il rassembla Laguerre, Naquet, Sturel et Renaudin arrivé dans la nuit, on put presque plaisanter de la déception momentanée. C’était parfois dans ses goûts de philosopher en fumant un cigare ; dans l’angle de la fenêtre de Portland Place, tout en tournant sa cuiller dans sa tasse de café, il dit à Laguerre :

— Je me rappelle notre conversation du 2 janvier dans mon cabinet ; les événements vous donnent effroyablement raison. Je pensais qu’on ne doit pas sortir de la légalité, mais eux, elle ne les a pas arrêtés. Eh bien ! supposez que, selon votre conseil, j’eusse fait envahir la Chambre le lendemain : j’avais huit chances sur dix de réussir. En cas d’échec, tout le monde aurait dit : « Sont-ils absurdes d’avoir perdu par trop de hâte une partie assurée ! »

Boulanger, que l’attente de tous ces fidèles invitait, fit alors connaître le plus étrange des projets : avec un sentiment très sûr des effets de théâtre et de sa mise en valeur, il rêvait de rompre ce terrible silence où l’univers le voyait et de dire sans préparation : « J’aspirais à servir mon pays ; je refuse de le troubler. Il convient aux Français de prolonger une situation que je juge antinationale ; plaise au destin qu’elles soient douces, les circonstances qui attesteront bientôt la justesse de mes prévisions ! » Et là-dessus, quitter l’Europe, passer en Amérique, où quelque imprésario lui offrait un million pour une série de conférences.

Cette résolution, qui rappelle sa première manière, peut lui assurer l’immense armée des imaginatifs. Vaincu dans l’empire du fait, il réservait tout, par cette brusquerie, dans le domaine sentimental. À continuer la lutte sur un terrain qu’il touche de ses deux épaules, qu’est Boulanger ? Pas même un prétendant exilé. Au contraire, s’il s’efface, des scandales nouveaux dégoûteront la nation, et l’on entrevoit des circonstances où les parlementaires eux-mêmes pourraient chercher un homme à qui résilier de plein gré leurs pouvoirs.

Tous pensèrent tomber à la renverse ; et, jugeant sur leurs visages décomposés que seul le vice-président du Comité national connaissait le plan, ils le soupçonnèrent de vouloir désarmer le boulangisme pour faire sa paix personnelle.

L’ignorance où le chef les avait toujours laissés de ses moyens financiers les débarrassait de réflexions compliquées ; ils se bornèrent à exprimer avec violence leur désir, leur besoin que le parti se maintînt. Le beau raisonnement de dire qu’à la longue et de lui-même le parlementarisme s’effritera ! En attendant. que deviendront-ils ?

Le sage Naquet, s’il croit vraiment utile de céder à l’indication des événements, pourrait leur rappeler qu’une effroyable impopularité succède souventefois aux ovations enthousiastes ; qu’un parti, la première ardeur passée, s’aigrit contre son chef vaincu, et que le dévouement d’une minorité ne sert de rien. Ce sont des vérités, mais peu fécondes à semer chez des partisans, et l’altération de leurs figures, où se trahissent leurs âmes, montre assez que la défaite ne les a pas déliés du Général.

Ils le pressent d’arguments :

— Nelles et Suret-Lefort, qui viennent de réussir, et bien d’autres que Constans s’attribue comptent en réalité parmi vos amis. Et puis, en mai prochain, par ses élections municipales, Paris nous fournira une glorieuse revanche ; les chiffres de dimanche démontrent que le boulangisme s’installera en maître à l’Hôtel-de-Ville.

L’intérêt, l’honneur même, interdisent au chef cette désertion. Pensez que Renaudin, ici présent, s’effondrerait ! L’affreuse agitation de ce vieux camarade touche Sturel, qui collectionne les occasions d’écouter la voix impérative de son cœur. Boulanger ne se soustrait pas davantage à cette fraternité des fortunes diverses supportées en commun. Il accepte le nouveau bail de loyalisme que tous s’empressent à souscrire. La psychologie d’un vaincu ressemble beaucoup à celle d’un malade. Les incurables de ces deux catégories accueillent avec crédulité toutes les affirmations.

Sturel, préoccupé de comprendre s’il venait d’assister à une défaillance ou bien à une habileté du chef, descendit avec un secrétaire du Général. Ils croisèrent dans le vestibule une femme qui entrait, encore jeune, évidemment malade, à la fois impérieuse et douce, séduisante surtout par les gestes gracieux et précis d’une personne élevée parmi les choses de bon goût. Elle dit au compagnon de Sturel quelques mots brefs, dont le ton seul marquait son autorité dans la maison. Sturel, cédant au charme et à la curiosité, crut pouvoir demander au secrétaire de le nommer.

— J’ai eu le regret, cet été, de ne pas accepter une invitation du Général, qui voulait bien me présenter à Madame de Bonnemains.

La mystérieuse amie du Général félicita le jeune député sur son élection. Il démêla qu’elle ne confondait pas, comme ils faisaient tous, son attachement pour Boulanger avec ses vœux pour le parti. Elle exprima le désir de le revoir un jour prochain chez le Général, mais ajouta :

— Je vous préviens, monsieur, qu’ici nous nous entendons pour ne pas lui parler politique.

Elle eut une quinte de toux, appuya son mouchoir sur ses lèvres et, sans s’attarder davantage, monta l’escalier avec des mouvements aussi secs que son accueil avait été mollement gracieux.

— Quelle femme intéressante ! dit Sturel, charmé de la séduction et de la volonté qu’il entrevoyait unies dans cette maîtresse autour de qui son imagination se plaisait.

Le secrétaire ne cacha pas une véritable haine pour Mme de Bonnemains, allant jusqu’à l’accuser d’être venue au ministère de la Guerre auprès de Boulanger pour le compte d’un grand pays étranger.

Le jeune homme comprit quelle lutte d’influences domestiques se livrait autour du chef, et, sans y attacher une importance politique, il ne mit pas en doute l’influence décisive de cette grande amoureuse sur un soldat malheureux.

En vain interdit-elle qu’on parle des journaux, du Comité, du ministère ! Ce sont de courts répits qu’habile ou passionnée elle ménage à son amant. Il ne peut pas fermer sa porte aux innombrables messagers du désastre. Tout le jour, les consolations et les récriminations, les demandes d’argent et les offres de conseils, voilà ce qu’il doit supporter vaillamment, avec des mots d’espoir. Et puis un coureur qui a passé le but, vainqueur ou vaincu, doit encore, pendant quelques instants, obéir à son élan et accomplir des mouvements désormais sans objet. Boulanger n’est pas libre de décliner des invitations aujourd’hui bien vaines, mais acceptées de longtemps. À la tombée du jour, il se fait voir dans les salons, au théâtre ; il essaye de convaincre la société anglaise qu’il n’y a dans cette surprise électorale qu’un incident réparable. Mais vienne la nuit, comme les pauvres malades, c’est à l’opium, dans les bras de sa maîtresse, qu’il demande le sommeil.

L’opium et l’ivresse des sens, versés l’un et l’autre par Mme de Bonnemains, voilà les ressources de celui qui, dès le mercredi, donne à ses secrétaires le nouveau cliché à expédier sous mille et mille enveloppes à tous ses correspondants : « J’attends avec sécurité le jour de la revanche, qui est plus proche que vous ne croyez. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous. »

Et des milliers de Français répondent : « Fidèles jusqu’à la mort. »