L’Appel au Soldat/XVI

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 443-460).

CHAPITRE XVI

LA PREMIÈRE RÉUNION DE JERSEY

À la fin d’octobre et dans cette période qui précède la rentrée, quand les nouveaux élus, enivrés et candides, s’en vont à la questure choisir leurs places de séance, Suret-Lefort, député radical de la Meuse, Renaudin et Sturel, députés boulangistes de Paris, se rencontrèrent au Palais-Bourbon. Le baron de Nelles, député conservateur de la Haute-Marne, les guidait à travers les salons : il leur indiquait les usages et nommait, au hasard des rencontres, les collègues et les journalistes. Sturel suivait sans amour ni curiosité. Il se jugeait délégué pour balayer tous ces gens-là ; il se fût défini un député pour coup d’État, pour « coup de chien » (car son vocabulaire déjà se gâtait de vulgarité) ; il vivait en esprit à Jersey.

Le Général Boulanger, toujours soumis a la légende hugolâtre, venait de s’installer dans cette île où sa diminution d’argent et de prestige se feraient moins sensibles, pensait-il, qu’à Londres. Il convoquait tous les élus du parti pour le 8 novembre. Sturel pensa que Suret-Lefort se rendrait à l’invitation.

— Tu badines, répondit l’autre. Intelligent comme je te connais, qu’espères-tu désormais de votre coalition hybride ? Tes braves électeurs parisiens manifestent toujours ? En quatre années tu les verras se calmer. Ce n’est pas que j’éprouve la moindre hostilité contre ce pauvre Général. Je persiste à croire que, nous autres radicaux, nous devions utiliser sa popularité et qu’en le lâchant Clemenceau nous a diminués. Mais enfin il a été rejeté aux aventuriers. Voilà pour quelle raison je n’ai jamais été boulangiste. Sturel montra un étonnement où le dégoût se mêlait à l’admiration. Quant à Nelles, il avouait une profonde désillusion. Décidément, il estimait peu Boulanger.

— Enfin, disait Sturel, on peut évaluer à cent cinquante le nombre des députés nommés simplement par Constans.

— Qu’est-ce que ça prouve ? répondaient-ils. Que Constans est le plus fort.

Ils admiraient infiniment Laguerre.

— Mais quoi ! il voudrait installer les boulangistes sur les bancs du centre pour les grouper de droite et de gauche ; les places manquent. Matériellement, vous êtes déjà disloqués.

Renaudin leur signala Bouteiller, qui s’avançait. Tous se turent. Le fameux député de Nancy, avec une redingote poudreuse, un pantalon qui marquait les genoux, une figure grave et verdâtre, traversa la salle Casimir-Périer. Rien qu’à le voir et d’après son regard, qui ne s’arrêtait pas plus sur ses collègues que sur les huissiers, on apprenait à ne pas confondre un homme d’État et de simples hommes d’arrondissement. Son élection, enlevée à force de talent, de pression officielle et d’énergie, avait passionné plus qu’aucune les deux partis ; elle le laissait tout meurtri de coups qu’il n’avouait pas et que depuis un an préparaient les terribles accusations de Renaudin. Celui-ci pourtant s’associa au salut profond que firent, en se rangeant, Suret-Lefort et Nelles. Ils blâmèrent Sturel d’avoir dévisagé avec indifférence son ancien professeur.

— Nous sommes ici en service commandé, disait Renaudin ; pourquoi mêler à nos rapports de représentants du peuple des querelles qui ne peuvent que gêner nos travaux communs ?

Dans cette première journée, Sturel parut absurde à ses amis parce que ni son succès personnel, ni l’insuccès du parti ne modifiaient ses idées. Quant à eux, leurs voix même muaient. Suret et Nelles naviguèrent pour aborder Bouteiller. Sturel rejoignit ses amis, les Déroulède, les Dumonteil, les Pierre Richard, les Ernest Roche, les Gabriel (de Nancy). Renaudin s’occupa de racoler des sympathies.

L’attitude des journaux parlementaires annonçait de nombreuses invalidations. Élu à une faible majorité et pourchassé par d’innombrables rancunes, l’ancien reporter se jurait de se maintenir. Il n’admettait pas qu’une si furieuse bataille ne lui laissât aucun bénéfice, d’autant qu’il savait bien à quelles humbles besognes le rejetterait la perte de son mandat. Mais il fit vainement appel aux camaraderies de la presse ; par jalousie de sa réussite, on lui souhaitait le pire. Parmi les députés, il n’osait aborder que des comparses, quand la veille encore il insultait à bouche perdue les chefs avec des renseignements obtenus jadis dans leur familiarité.

Pendant quinze jours, il arriva dès une heure au Palais-Bourbon et il sortit le dernier ; il supporta que des individus missent plusieurs secondes à apercevoir sa main tendue ; il trouva naturel qu’à son approche des cercles se tussent et se dissipassent ; il n’entendit pas certains propos un peu vifs. Prenant tout avec sang-froid, tournant deux ou trois fois son cigare dans sa bouche avant de placer un mot, examinant toujours les choses de haut, comme un diplomate juge les querelles des nations, sans en blâmer ni ressentir les passions, il se fit enfin tolérer par quelques opportunistes. C’est avec un Bouteiller qu’il eût voulu renouer. Mais celui-ci, son ancien protecteur et qui l’avait introduit dans la presse, pouvait-il lui pardonner d’avoir, le premier, lancé des accusations de péculat qui s’accréditaient confusément ? Quand ses inquiétudes l’eussent engagé à acheter la paix par une poignée de main, sa dignité et surtout son instinct politique le lui déconseillaient. On se maintient dans son parti à condition de ne donner aucune prise de blâme ou de suspicion à des rivaux toujours jaloux et à des soldats toujours méfiants. Lui, le parlementarisme incarné, s’écarter quelques instants avec un boulangiste notoire ! Sa pureté en eût été ternie. D’une certaine manière, les attaques bruyantes d’un Renaudin font le titre républicain d’un Bouteiller. Le journaliste s’ouvrit à Suret-Lefort, à qui ces négociations donnaient de l’importance, et par son entremise il obtint une audience de Constans.

— Monsieur Renaudin, dit en substance le ministre, le parti républicain ne sera inexorable que pour des transfuges qui cherchèrent à lui porter les coups les plus dangereux en échange des faveurs dont ils avaient été comblés. On peut excuser jusqu’à un certain point des jeunes gens, des novices, qui ont eu le malheur, je dis le malheur — et votre présence ici n’autorise-t-elle pas à vos yeux mon appréciation ? — d’entrer dans la vie publique par cette porte du révisionnisme.

Renaudin se froissa surtout qu’on le dit « un novice », quand les cafés politiques savaient que, durant dix années, il avait rendu à divers ministres des services dont ceux-ci reconnaissaient le prix, non point en compliments, mais sur leurs fonds de cabinet. C’est par de telles vanités qu’un jeune homme toujours demeure un agent. Il pesa le poids lourd des opinions vaincues, et, assujettissant son monocle, il commença d’ânonner. Sa phrase s’en allait en boitant, comme le galérien classique s’avance avec des yeux vacillants et une jambe qui tire son boulet :

— La majorité, indiscutable, très honorable,… quel avantage voit-elle à m’invalider ? Je serais réélu. Si mon siège m’échappait, — c’est une hypothèse absurde — il passerait à un droitier, fort intelligent, capable de créer au ministère plus d’ennuis que moi, maintenant, je ne voudrais vous en causer.

Constans écarta la scène de cynisme où cet insulteur qui venait à merci se proposait de briller ; il se tint en homme politique que mène le seul souci de l’intérêt général. Renaudin dut cesser des sourires qui manquaient de sens ; il aborda ce qu’il croyait l’essentiel : il offrit de ne pas aller à Jersey. Quelle inintelligence de la situation ! Constans désirait adoucir les hostilités personnelles, mais l’existence même du boulangisme faisait le principe et assurait la durée de son ministère. De là cette réponse, prononcée avec un accent paternel et de si haut que le journaliste douta un instant si son interlocuteur avait assassiné Puig y Puig et dépouillé Norodom :

— Allez à Jersey, mon cher collègue. On devrait choisir son parti avec soin, mais, une fois fixé, il ne faut pas changer. Accompagnez vos amis. Je compte sur votre sagesse pour les convaincre que seule leur tranquillité peut maintenant atténuer leur tort vis-à-vis du pays. Venez à votre retour me donner des nouvelles de votre voyage. J’apprécierai certainement l’opinion d’un homme de votre valeur.

— Et vous êtes sûr que la Chambre me validera ? interrogeait le pauvre garçon, obligé lui aussi de se lever, mais qui ne se décidait pas à accepter ce congé courtois.

— Sûr ? monsieur Renaudin, je ne dis pas cela. Nul ne dispose des volontés d’un Parlement. Et puis votre talent ajoute aux difficultés. Par votre mérite même, votre nom est un des plus signalés à la prudence légitime du parti républicain. Je ne cacherai pas, si l’on m’interroge, que vous vous êtes assagi. Mais, dans les journaux, vous avez des relations, des camaraderies, usez-en. Tenez, si je pouvais répandre ce que me répétait votre ami Suret-Lefort, et qui vous fait grand honneur : votre indignation quand vous avez vu les boulangistes livrés par leurs chefs aux réactionnaires, cela pèserait dans les décisions de la Chambre. Je ne vous demande pas de m’écrire à moi-même, mais vous êtes un homme d’esprit, donnez-moi le moyen de vous être utile.

Sur ces mots, et sans écouter de réponse, Constans congédia son « cher collègue ».

Dès la cour et quand il avait encore dans l’oreille les accents ministériels, Renaudin sentit qu’il était lié, qu’il n’échangerait cette lettre, s’il la donnait, contre aucune garantie, mais que, s’il la refusait, son invalidation devenait certaine.

Pour la première fois, ce roué prit conscience de son enfantillage. Il continua d’ignorer que c’était sa mauvaise éducation qui annulait sa finesse naturelle, mais il vit son cynisme tout démonté par la manière du vieux procédurier qui, à travers ses diverses entreprises de vidange publique et privée, gardait la dignité d’un vieux professeur de droit. Ces pleines antichambres, ces escaliers interminables, cette forte vie d’une grande administration, lui suggérèrent qu’au demeurant le ministre pourrait bien se désintéresser du tout et laisser la validation tourner au bon plaisir de la Chambre. Pris dans la souricière, il se résigna. Il écrivit à Suret-Lefort en termes médités ses inquiétudes, sa désillusion des « alliances suspectes » où Boulanger avait engagé tant de « fermes républicains ». Cet acte de contrition alla grossir les dossiers privés, les riches collections de M. Constans.

Dans la nuit du 7 au 8 novembre, le bateau des boulangistes quitta Granville, chargé d’élus et de candidats malheureux.

Le « bateau boulangiste ! » Dans l’argot le plus récent, cela s’entend de deux façons. Un « bateau », c’est une équipe ; les équipes, les générations se succèdent comme les bateaux de la Compagnie sur la Seine. Celui-ci flottera sur l’histoire pendant quelques années ; même il pourrait la commander. C’est ce qu’espèrent encore la plupart de ces fidèles qui voguent vers Jersey, sans quoi ils ne se feraient pas secouer par cette mer écœurante et, d’une façon plus générale, par la presse, par la magistrature et par toute l’administration de Constans. Mais il y a un second sens. « C’est un bateau » se dit encore pour signifier un batelage, une chose d’escamoteur. L’énervant de cette grande situation qui n’aboutit pas pourrait amener beaucoup des plus fervents à qualifier ainsi le boulangisme ; et, même dans le Comité national, cette acception paraît s’accréditer ; seulement on restreint sa portée, en déclarant que le « bateleur », l’escamoteur, c’est le comte Dillon. Boulanger ne veut plus le connaître ; puisqu’on écarte cette mauvaise influence, tout va se dérouler pour le mieux.

Cette certitude a fait le thème des boulangistes depuis Paris, d’abord dans le wagon-salon offert par la Compagnie de l’Ouest, puis à l’hôtel de Granville, où ils attendirent le milieu de la nuit pour s’embarquer, et enfin sur la Manche, quand le roulis ne les rappelait pas à de plus humbles soucis. Ils ignorent comment ils organiseront le succès, mais précisément c’est ce qu’ils décideront à Jersey, et ils ne doutent pas d’eux-mêmes. Ne viennent-ils pas de se témoigner par leur réussite électorale ? Ah ! ils méritent bien cette belle excursion de vacances ! C’est affaire aux Naquet, aux Laguerre, aux Déroulède, de former à l’écart un petit conseil de guerre. Le reste, une joyeuse chambrée de soldats. Dans cette nuit qui les rassemble pour la première fois, ces êtres, issus de toutes les provinces, ne se disent pas, ce qui serait pourtant intéressant, la façon dont chaque région se représente le boulangisme, mais ils racontent les meilleures histoires de terroir, de bien bonnes histoires, grasses et vulgaires, comme en savent les représentants de commerce. Sturel, un peu dégoûté, ferme les yeux, s’écarte d’imagination, et pourtant ce n’est pas Thérèse de Nelles qu’il évoque, mais Mme  de Bonnemains et Boulanger avec qui il voudrait vivre.

À six heures du matin, on atterrit. Beaucoup n’ont jamais vu le Général. S’ils quittent avec une telle précipitation le bateau, c’est moins à cause du mal de mer que pour connaître plus vite celui qu’ils firent tant de fois acclamer, au nom de qui ils reçurent et distribuèrent tant d’insultes. Quelle bousculade sur la passerelle ! Presque le piétinement des forts sur les faibles, comme dans une cohue d’inconnus. En vérité, c’est bien Boulanger tout seul qui met quelque discipline et quelque amitié entre ces rudes lutteurs, puisque Déroulède ne se prive pas d’un mot cruel qui les amuse tous, criant à l’un de ses compagnons, le plus victime par la basse presse parlementaire :

— Du calme, Vergoin ! ou l’on va vous rejeter à la mer.

Quand ils apparaissent, ces Français, les plus aimés et les plus exécrés de France, personne ne les montre. Sur cette terre étrangère, ils n’occupent que l’hôtelier de la Pomme d’Or, qui compte « un, deux, trois… vingt-neuf touristes » ! Quelle fortune, dans la morte-saison.

Ce qu’aura de plus hautement caractéristique ce voyage se révèle à l’observateur dans cette demi-nuit sur le quai où les fidèles trébuchent : le Général ne s’est point dérangé, mais seulement son secrétaire, qui guide vers des voitures.

Beaucoup en sont déconcertés, non pas froissés. — sans doute, ce devait être ainsi, — mais désorientés dans leurs gestes, parce qu’ils pensaient tout de suite l’acclamer, se faire reconnaître de lui, recevoir ses félicitations, conquérir ses préférences, lui développer leurs encouragements patriotiques. En s’abstenant, le Général montre, une fois de plus, un sens très juste de sa mise en valeur : ce brouillard du matin, cette nuit d’insomnie et les incommodités d’une traversée conviennent mal pour recevoir des recrues, qu’il s’agit de plier tout de suite à la discipline du parti.

À midi seulement, quand tous, bien reposés, sont réunis dans la salle à manger de la Pomme d’Or, il descend de ce même pas assuré et confiant qu’on lui vit ministre, dans son cabinet de la Guerre, et puis, triomphateur, dans le salon des vingt-cinq couverts chez Durand. Et les nouveaux venus, spontanément, comprennent qu’il n’est pas leur ami, mais leur chef.

L’aimable Français ! Tous ses mouvements, son regard, révèlent de la résolution et, en même temps, le plaisir de séduire. Il éprouve à émouvoir une foule ou le plus simple des hommes le contentement, l’allégresse de celui qui emploie ses dons naturels. Plus encore que d’un chef sur ses lieutenants, son prestige paraît d’un type national auquel nul de nous, à quelque classe qu’il appartienne, ne peut demeurer indifférent. Dans l’ancienne société, cette manière de Boulanger s’appelait « courtoisie », et c’était un mélange de bravoure, de décision, de finesse et de gentillesse, un ensemble de galantes qualités sociales qui n’excluent pas, certes, un joli savoir-faire.

Pour éviter de choisir entre tant de rivaux, il a mis Sturel à sa droite ; il l’interroge familièrement sur leurs amis de Paris et s’inquiète de Gyp et d’Anatole France, en qui il montre la plus affectueuse confiance. Parmi les convives de cette vaste salle en fer à cheval, il y a des hommes dont les tendances l’inquiètent ; d’autres, avec leurs appétits insatiables, le pressent jusqu’à l’irriter, mais il semble jouir de vérifier une fois de plus, après ses premières solitudes d’exilé, cette familiarité, cette humanité qu’il introduit dans tous les milieux par les mêmes moyens, agréables et un peu vulgaires.

Enfin, après le déjeuner, dans l’immense salon du rez-de-chaussée, où l’on sert le café, voici le moment de la discussion, l’heure importante sans doute du voyage… Dans le wagon, pendant la veillée de Granville, sur le bateau, ils ne songeaient qu’à prendre leurs vacances, mais tout à l’heure, au moment des toasts, par quoi ils se rappelaient éloquemment leur raison d’être commune, ils ont commencé de se regarder avec le plus noble sérieux. Ne portent-ils pas quelque grande destinée ? Ce n’est pas déraisonnable qu’ils le supposent, puisqu’ils sont l’expression politique de l’énergie nationale.

Si le boulangisme s’incarne maintenant dans un groupe parlementaire, il y a lieu d’examiner et de fixer sa doctrine. Des députés ne peuvent pas s’en tenir à agiter un homme-drapeau ; ils doivent le porter, le faire parler à la tribune. Les circonstances ayant changé, il s’agit de concilier et d’épurer les conceptions diverses qui se confondaient sous la formule, des temps héroïques, « Dissolution, Révision, Constituante. » On est d’accord pour rêver toujours Boulanger chef élu de la démocratie. Mais au service de quelle âme se propose cette autorité ? et quel esprit souffler à cette nouvelle république ? Il faudrait doubler d’une thèse économique le nationalisme généreux de la Ligue des Patriotes ; sinon le parti ne pourra prétendre qu’à une action intermittente sur une population travaillée de besoins, de misères et d’espérances. Laur, avec ses dénonciations contre les accapareurs, semble proposer un point d’appui sur la petite bourgeoisie, sur la petite propriété, sur le petit commerce. De vigoureux agitateurs blanquistes n’admettent pas qu’on en cherche ailleurs que dans le prolétariat. — Voilà les données du problème et sans doute ce concile boulangiste n’a pas d’objet plus pressant que de le résoudre.

C’est un grand malheur d’être éloquent. Par un tel don, une assemblée est amenée à déplacer le centre de ses préoccupations et à s’émouvoir de bonne foi, durant quelques heures, sur un objet indifférent à ses intérêts réels. Les éloquents orateurs épars, qui sur un pouf, qui sur un canapé de ce parloir anglo-français, prononcèrent, dans une fumée dont l’épaisseur paraissait croître en même temps que la brume autour de la discussion, des discours allusionnistes où chacun d’eux anéantissait la solution favorable à l’activité d’un rival.

Un bon nombre de ces messieurs paraissent mieux doués de naissance pour répandre des principes que pour les élaborer ; mais surtout, si l’on s’attache à bien saisir le sens de leurs paroles, on distingue qu’ils se désintéressent d’éclairer la situation et qu’ils se préoccupent d’assurer leur autorité ou simplement de satisfaire leur vanité. Encore à cette constatation stérile n’arrive-t-on qu’après trois heures de débat.

Elle vaut vraiment comme symbole, l’épaisse fumée qui, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, enveloppe les groupes politiques ! Le plus humble comité municipal et le plus haut conseil de gouvernement ne fonctionnent jamais sans que les pipes, les cigares, les cigarettes ajoutent à la traditionnelle dissimulation des hommes d’État et créent ce nuage dans lequel la première loi fut promulguée sur le Sinaï. En séance publique, les parlementaires ne peuvent que priser, mais leur vraie besogne sort des couloirs et des commissions, qui sont des tabagies.

Enfin, de cette fumée boulangiste, après que la séance a été suspendue et reprise, après que tous ont parlé, voici que se dégage, à défaut d’un mot d’ordre, une vérité psychologique. Le Comité national se partage entre deux esprits : celui des élus et celui des blackboulés. Ceux-ci, partisans de l’agitation, et en dehors de la légalité, s’il le faut ; ceux-là, partisans d’une certaine agitation, sans doute, mais aussi d’une certaine « honorabilité ». Les blackboulés, des gens au bout de leurs ressources politiques, ne peuvent rien perdre ; impatients, ils veulent, dans le plus bref délai, vaincre ou périr avec le boulangisme. Voilà bien de la rudesse, et peu politique, au jugement des honorables députés qui jugent extrêmement utile de garder les quelques sièges du parti. Si l’on veut se faire valider, il ne convient pas d’irriter la Chambre par des manifestations de la rue. Naquet, tout comme un autre, en 1870, a pris d’assaut le Palais législatif ; il est prêt à se faire tuer de nouveau pour installer le chef au pouvoir ; mais une révolution, déjà difficile si l’on dispose de tout le peuple, devient impossible s’il se coupe par moitié. Le philosophe de l’antiparlementarisme voit la force du parti, non pas dans les violences impuissantes, mais dans un groupe démocratique et tolérant où se fondront les révisionnistes de droite et de gauche.

Dans un conseil militaire, les opinions exprimées ne doivent jamais dégénérer en une critique contradictoire ; il faut présenter des propositions précises. Mais quatre années dans le monde politique assouplissent un soldat. Boulanger laisse aux membres du Comité la satisfaction de bien parler, et, les écoutant avec un intérêt dont l’expression, pas une seconde, ne se dément sur son visage, il se préoccupe seulement de distinguer leurs motifs. Les belles phrases d’un parlementaire, quand elles vous arracheraient des larmes, prouvent seulement qu’il sait bien chanter. Tout l’intérêt gît dans les raisons de dessous.

Boulanger observe les attitudes, et s’instruit du ressort qu’il devra pousser chez chacun pour ramener aux décisions qu’il se réserve de prendre. Après cinq heures de cette éloquente séance, il se contente d’avoir su, par des silences, des sourires et de rares interrogations, persuader de sa préférence le groupe des honorables députés et en même temps le groupe des âpres blackboulés. Il ne semble préoccupé que d’avoir ses lieutenants en main. Cette indifférence à tout, hormis au loyalisme qu’il inspire, lui vient-elle de la discipline militaire ou des inquiétudes de l’exil ? Sturel croit que toutes les régions de la France capables de s’exalter pour un homme sont imbibées par les effluves boulangistes ; il voudrait que le Général trouvât dans un programme une nouvelle force de pénétration. Il se fie à la toute-puissance des idées servies avec continuité, mais peut-être un héros a-t-il le droit de dédaigner les cristallisations lentes. C’est Boulanger qui fournit la conclusion applaudie de ce long débat :

— Je vois, dit-il, votre volonté bien précise d’assurer le triomphe, d’ailleurs certain, de nos amis aux élections municipales de Paris.

Et voilà Une idée qui rallie les élus, parce que le parti en sera fortifié, et les blackboulés, parce qu’ils comptent se dédommager avec un mandat de conseiller.

Une telle séance, de si vains discours étourdissent Sturel, le diminuent légèrement, mais le laissent jeune et heureux. Parmi ces hommes optimistes et aventuriers, c’est-à-dire d’un commerce charmant, il fume, cause, se dépense, et tous, ces bons courtiers électoraux éprouvent un vrai bien-être de clore une discussion dont ils ne voient plus le but, et de se dérouiller un peu les jambes. Maintenant, ils s’empressent autour du chef aimé qui signe et distribue des photographies.

Malgré sa dispersion, Sturel presque involontairement enregistre des images. Il compare ce Général-ci au Général de la rue Dumont-d’Urville. Il voit l’œil voilé parfois et la tristesse si noble chez un homme de cinquante ans. Tandis que chaque mouvement de Boulanger, sa manière de marcher, ses jolies poses attentives gardent toujours quelque chose de sûr, son regard maintenant semble prendre moins fortement les objets. L’homme puissant, c’est celui dont le regard transforme un problème psychique en une réalité tangible, le soulève, le tourne hardiment en tous sens. Il s’agissait aujourd’hui de départager la plus grave querelle de principe : le boulangisme cherchera-t-il une agitation révolutionnaire, ou bien se confondra-t-il avec quelques idées maîtresses ? Boulanger s’esquive par une simple audace de joueur, disant : « Nous avons perdu la partie législative, eh bien, risquons maintenant la municipale. » Quant aux lieutenants, honorables élus, ou agitateurs qui veulent devenir d’honorables élus, ils se félicitent, les uns comme les autres, car le chef n’a pas approuvé leurs contradicteurs.

Ils ignorent donc qu’au-dessus d’eux Boulanger, dans cette minute, rejoint leur rivale à tous ? Déjà, une première fois, quand la séance fut suspendue, le Général a passé une demi-heure avec Mme  de Bonnemains, et maintenant qu’il remonte dans son appartement et que, jusqu’au dîner, il reçoit en audience privée, successivement, ses amis, la porte de son cabinet demeure ouverte sur une chambre d’où, invisible, elle écoute l’entretien. La plupart des femmes excellent à juger ; elles discernent sinon l’aptitude particulière, du moins la sincérité générale, avec un sens aigu, presque divinatoire. Sans doute, par ce stratagème équivoque, celle-ci sert son ami, se met à même de le conseiller, mais surtout elle se prête à l’exigence d’une passion, chaque jour grandissante, où ce soldat malheureux assouvit des besoins sentimentaux que laisse à peu près sans emploi un boulangisme, jadis tout de fougue et de générosité, aujourd’hui rétréci en intrigue parlementaire.

Le matin du départ, le Général accompagna jusqu’au bateau ses amis, puis il alla se placer sur la pointe extrême de la jetée. Immobile dans cet isolement, il leur laissait une puissante image de héros exilé. Quand, au sortir de la rade, ils passèrent à ses pieds, leurs acclamations couvrirent le bruit des vents et de la mer.

Le roulis apaisa peu à peu ces mémorables émotions. Les côtes de France se dessinèrent ; elles rappelaient à chacun la fin des vacances. On va retrouver chez soi cinq ou six questions demeurées en suspens, beaucoup de lettres d’arrondissement. Et dans le train, pendant l’insomnie, toutes conversations suspendues, les petites gens reviennent à la grande préoccupation : « Comment maintenir une situation électorale en province avec l’intelligente hostilité de l’administration ? » Les chefs, mieux liés à l’intérêt général du parti, se demandent : « Et si les élections municipales trompaient nos légitimes espérances ? » Renaudin se répète : « Il faut que je sois validé », et il analyse ce qui, dans ces délibérations, qu’on a juré de tenir secrètes, pourra intéresser Constans. Sturel s’inquiète d’ordonner ses journées et d’accorder les heures de la Chambre avec les heures de Mme  de Nelles. Ils trouvent tous ce voyage trop long et d’heure en heure appliquent leurs visages aux vitres.

Au clair de lune, pour un politicien à demi ensommeillé, ce territoire français présente des images bien particulières. Un instant ils l’avaient vu tout modifié : une multitude de ruisseaux, de torrents se précipitaient des montagnes, émergeaient des vallées, et l’on devait penser qu’une immense nappe modifierait l’état des choses. Mais très vite les sources s’épuisèrent et la masse d’eau s’absorba dans le sol, ne laissant que de rares vasques sur une France en désordre où réapparaissaient tant bien que mal les anciennes configurations politiques.